CHAPITRE III Dîner de têtes

N’exagérons rien : on se marre bien. Après le benedicite, Adèle nous raconte les plaies variqueuses de la chaisière et la gastrite de M. le curé. Elle nous apprend de même, et je lui en sais gré, que le fils aîné de sa voisine vient d’entrer à pieds joints dans les Contributions directes et qu’il s’est acheté une 2 CV Citroën. Bref, on s’amuse comme des petits fous, Félicie et moi. J’admire le cran de ma brave femme de mère. Elle écoute toutes les salades d’Adèle avec un courage exemplaire. Elle est très bien, m’man : elle ne s’endort pas, elle ne gifle pas Adèle, elle ne lui envoie pas le contenu de son verre au visage (toutes choses que je meurs d’envie de commettre), au contraire, quand Adèle s’arrête pour reprendre sa respiration ou du ris de veau (en définitive Félicie a fait du ris de veau Clamart) elle l’engage gentiment à poursuivre par un « oui ? » tellement interrogatif qu’il pourrait servir de portemanteau à un collègue.

— Dis-moi, Adèle, fais-je, profitant d’une suspension d’audience. Tu es à Paris pour longtemps ?

— Oh ! une huitaine, pas plus, s’excuse-t-elle. Avec mes œuvres, vous pensez, je ne peux pas rester absente trop longtemps.

M’man déclare sans défaillance que c’est fort dommage. Adèle répond qu’elle sait bien, qu’elle essaiera de rester dix jours en téléphonant chaque matin à m’sieur le curé, et San-Antonio, quant à lui, se demande s’il abat Adèle d’une balle dans la nuque ou s’il se la fait à la poudre à doryphore !

Là-dessus, Adèle me demande si je vais à la première messe le matin. Je lui réponds par l’affirmative et elle est toute rosissante de plaisir.

— Alors j’irai avec toi, décrète-t-elle.

Rassuré sur ce point, je gobe mon dessert et me lève pour retourner au charbon. Ça me fend le cœur de laisser Félicie dans les serres d’Adèle, mais le boulot commande.

Je file directo au labo. Poilancatre vient d’achever sa tâche. Il semble exténué.

— Alors ? je demande.

— Vous parlez d’un boulot. Tenez vos photos…

Il me présente trois clichés ruisselants sur une feuille de buvard. Je confronte ces épreuves avec celles qui sont épinglées aux fiches. Pas de doute : le Noir et le Jaune sont bien les disparus de Béjuis. En voici déjà deux d’identifiés. Allons ! ça ne carbure pas trop mal.

— Ensuite ? je demande.

Poilancatre lève les bras.

— Pour ce qui est des empreintes, ne soyez pas trop pressé. Il y en a tellement qui se superposent, se brouillent, se confondent… Franchement, mon cher, je crois que vous n’obtiendrez pas de résultats tangibles de ce côté. Vous pensez : une consigne de gare, tous les types qui…

— D’ac. Que pouvez-vous m’apprendre encore ?

— La nature des décollations. Celles-ci ont été effectuées par le même instrument, c’est-à-dire une lame extrêmement large et tranchante. Je verrais assez un cimeterre. Ces hommes ont été décapités alors qu’ils étaient vivants. On leur a en outre tranché la tête d’un seul coup, comme ferait un bourreau expérimenté.

— Très intéressant. Après ?

— Seigneur, ce que vous êtes exigeant !

— C’est mon métier qui veut ça…

Il sort d’un tiroir une enveloppe de papier kraft. Il cueille dans la pochette un second morceau de papier. C’est un bout de journal tout sanglant, de la grosseur d’un billet de cinq cents francs.

— Pour transporter ces têtes, l’assassin les avait enveloppées dans du papier-journal. Un morceau de ces journaux était demeuré collé au sang coagulé d’une section.

— Intéressant.

— D’autant plus qu’il s’agit d’un journal étranger, le « New York Herald Tribune ». Numéro du 18 septembre dernier.

— Magnifique, mon vieux !

— Trop aimable, San-Antonio.

Il y a un instant de silence.

Je m’offre une cigarette après en avoir proposé une à mon interlocuteur.

— Dites, donc, sortons un peu du positif et laissons vagabonder nos impressions. Maintenant que vous avez étudié tout ça au microscope, quel est votre avis sur cette affaire ?

Le toubib évacue une bouffée bleutée.

— Oh ! un déséquilibré, vraisemblablement !

Il fume un instant sans mot dire, puis il déballe son point de vue.

— Tenez, ce qu’il y a de plus démentiel dans cette histoire, ce n’est pas qu’on tue des hommes de couleur, ce n’est pas qu’on les décapite, ce n’est pas qu’on fourre leurs têtes dans des casiers de consigne, au point le plus populeux de Paris. Non, c’est qu’en les collant dans les casiers, le meurtrier les ait déballées, vous comprenez ? C’est ce détail qui est la marque démentielle la plus probante. Vous imaginez ce bonhomme qui arrive devant les consignes avec une valise lestée d’un tel chargement ? Il prend les têtes roulées dans des journaux, les glisse dans les consignes, et alors, au mépris de toute prudence, il les déballe !

— Oui, c’est fantastique…

— Ah ! autre chose, s’exclame Poilancatre. J’ai procédé à une enquête discrète.

Il me saisit le bras.

— Oh ! rassurez-vous ; sans empiéter sur vos prérogatives.

— Alors ?

— J’ai demandé au chef de gare si ce genre de consigne était très utilisé. Il m’a répondu par l’affirmative. Mais il a mentionné un détail curieux. Elles sont employées par des gens qui partent, beaucoup plus que par des gens qui arrivent. Saint-Lazare est une gare qui dessert la banlieue. Beaucoup d’employés remisent dans ces casiers des objets qu’ils ne veulent pas trimbaler jusque chez eux mais qui leur seront nécessaires le lendemain. Si bien qu’à la fermeture de la gare tous les casiers sont utilisés.

Je sursaute.

— Mais alors…

— Eh oui, sourit Poilancatre. On peut pratiquement affirmer que ces macabres dépôts ont été effectués ce matin, entre neuf heures et le moment où vous les avez découverts. Comme le criminel avait laissé les clés en place, s’il avait logé ces tristes débris dans les casiers avant ce matin, ils auraient été dénichés par les usagers de ces consignes.

— Bravo, doc !

Je lui pétris la dextre. Il est bien, ce nouveau. Il fera son chemin, comme disait un ingénieur des Ponts et Chaussées de mes relations.

Dans le couloir, je tombe sur l’ineffable.

Il est morose et mâchouille un mégot éventré.

— Tu as du nouveau, Pinuche ?

— Des clous ! Je me suis cogné la gare de Lyon, la gare d’Austerlitz, la gare Montparnasse, la gare du Nord, celle de l’Est. Plus des gares de Petite et de Grande Ceinture…

— Et la ceinture, c’est toi qui te l’es mise ?

— Exactement. Avec ça j’ai pas encore bouffé et ma femme, je me rappelle, m’avait recommandé d’être à l’heure vu qu’elle comptait faire un soufflé au fromage pour midi…

— Ça ne fait rien, Pinuche, tu mangeras des sardines. Y a rien de tel que l’huile d’olive pour les gars qui ont ta mine. Viens avec moi…

— Où ?

— À Saint-Lazare ! Il ne manque plus que cette gare à ta collection.

— Oh là là, quel métier ! pleurniche le fossile en reniflant. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse à Saint-Lazare ?

— Tu vas débuter dans le commerce !

— Hein ?

— Je vais te faire brader des billets de Loterie. Avec une frime comme la tienne, tu es forcé de vendre le billet gagnant. Ta bobine, Pinaud, sache-le une fois pour toutes, elle vaut tous les vendredis 13 passés et à venir, elle prédomine sur les fers à cheval et pulvérise les trèfles à quatre feuilles, ces petits monstres de nos vertes prairies !

« Quand on t’a regardé une fois, on peut passer la tête haute sous les échelles et souhaiter longue vie à sa belle-mère sans toucher du bois !

Furax, le dabuche reprend son mégot et le rallume, ce qui lui roussit les poils du nez, ceux de ses moustaches étant carbonisés.

— Encore un mot et je rentre chez moi ! décrète-t-il.

À quoi bon, le pousser à ses extrémités, lui qui est déjà en soi une extrémité !


De retour à la gare, j’ai un entretien avec le chef de gare, un homme cossu. J’admire son esprit coopératif et sa chevalière. Les deux sont de bon thon, comme disait un terre-neuvas.

Il fait placer une guitoune à biftons à l’angle du fameux couloir aux consignes et de la salle des pas perdus. Une demi-heure plus tard, le révérend Pinuche est installé dans la boîte à chance et propose aux passants des billets Gueules Cassées. De ce poste d’observation il va pouvoir surveiller les consignes. Notez qu’il s’agit là d’une très élémentaire précaution. Je n’espère pas que le meurtrier va s’annoncer avec un nouveau chargement de trombines, mais c’est néanmoins envisageable, surtout de la part d’un dingue, et le nécessaire devait être fait.

Il l’est. Le Pinuche possède un passe permettant de délourder absolument tous les casiers. Sitôt qu’il verra un quidam se délester de choses suspectes, il ira derrière lui vérifier la nature du dépôt. Vous pigez ?

Ce qui me botte, c’est que toutes ces dispositions ont été prises sans heurt, dans la discrétion la plus absolue. Si les journaleux savaient qu’il y a un patacaisse pareil in Paris, ils voudraient s’aliter avec de la glace sur la tête.

— Je suis z’en plein courant d’air, gémit Pinuche au moment où je m’apprête à le larguer.

— Remonte le col de ton lardeuss, Homme. Si tout va bien, dis-toi que tu auras droit à un grog et, qui sait ? peut-être à la Légion d’honneur ?

Comme je m’éloigne, j’entends la voix chevrotante de mon compère clamer aux échos de la gare :

— Tentez votre chance, m’sieurs-dames, tirage ce soir !

C’est San-Antonio qui la tente, sa chance !

Seulement, comme il faut l’aider, dit-on, le valeureux commissaire se rend rue de l’Échaudé, au domicile de feu Pat Chou Li.

Au dernier étage d’un immeuble plus ventru que l’aînée des Peter’s Sisters, je suis reçu par une fille blondasse, falote et désabusée. Elle a les salsifis becquetés par l’eau de Javel et la santé par les ennuis. C’est le genre manque-de-bol-sur-toute-la ligne. Quand il fait du vent, c’est sur sa frime que les pots de fleurs atterrissent ; et quand il y a des morpions quelque part, c’est elle qui se gratte en premier. Elle appartient à la catégorie des filles violées de bonne heure par un monsieur âgé, et qu’on opère souvent dans des hôpitaux à bon marché. Lorsqu’elles terminent leur pauvre vie, assez tard du reste, il leur manque un tas d’organes à première vue essentiels mais dont l’ablation leur gâche la vie sans pour autant la leur ôter.

Je lui dis que j’appartiens au Bourreman’s office et ça l’inquiète car les flicards n’ont pas l’habitude de se déplacer pour un oui ou pour un gnon.

— C’est au sujet de Pat ?

— Oui.

Elle me fait pénétrer dans sa coquette demeure d’une pièce, délicieusement meublée d’un sommier métallique, d’un paravent chinois et d’une photo de Tino Rossi.

— Je ne vous fais pas asseoir, murmure-t-elle.

Comme je n’aperçois pas de chaise alentour, je lui sais gré de cette abstention.

— Alors, vous avez du nouveau ?

Je secoue la tête.

— Non, madame, mais j’enquête. Je viens vous poser plusieurs questions.

Elle opine.

— À votre disposition.

Quand je vous le disais ! Cette fille est à la disposition de ses semblables jusqu’au délire. Elle n’a jamais goûté d’autre volupté que la soumission.

— Votre… heu… compagnon a disparu quel jour ?

— Mardi dernier.

— Vous travaillez au même restaurant ?

— Oui.

— Et vous y allez ensemble ?

— Non. Je commence avant lui. Je pars à huit heures, le matin, pour les épluchages. Lui, il vient vers dix heures. Mardi, il n’est pas venu. M. Bo Trou Du, le patron m’a demandé s’il était malade… J’ai dit que non. Au bout d’une heure on a téléphoné au commissariat pour si des fois qu’il aurait z’eu un n’accident. Mais rien. Oh ! je suis bien malheureuse.

Le dire constitue une espèce de pléonasme. Quand on possède le physique de Marie-Thérèse Écoucher, on porte sur le visage la raison sociale du malheur.

— Comment était-il, le matin, avant votre départ ?

— Très bien.

— Semblait-il soucieux ?

— Mais pas du tout !

— Il ne vous a pas parlé d’un rendez-vous qu’il aurait eu ?

— Non.

— A-t-il emporté quelque chose ?

Tout en posant cette question, j’enregistre le dénuement du logement et je me dis que s’il a emporté quelque chose, il a tout emporté.

— Rien, monsieur. Même qu’on avait un peu d’argent sous le matelas et que je l’ai trouvé en rentrant.

— Vous viviez ensemble depuis longtemps ?

— Cinq ans, monsieur…

— Et au cours de ces cinq années, il ne vous a jamais parlé d’un danger quelconque dont il se serait senti menacé ?

— Non.

— En dehors de son travail, fréquentait-il des compatriotes ?

— Personne. Il ne sortait jamais. On allait au cinéma, le jour de fermeture de Haï-Nan, c’est tout.

Elle a un élan. Elle me cramponne une aile.

— Vous croyez qu’il reviendra ?

Gênant comme question, non ? Bien sûr qu’il reviendra, Pat Chou Li, mais en pièces détachées.

— Dites-moi, il ne connaissait pas d’Américains ?

— D’Américains ? Pensez-vous ! À part ceux qui viennent au restaurant, mais on peut pas dire que ceux-là il les connaissait… Ce sont des clients, quoi ! Ils viennent une fois, deux fois, et puis ils rentrent chez eux…

— Merci.

Je prends congé et je mets le cap sur la rue Saint-Jacques puisque aussi bien je me trouve à promiscuité, comme dit si pertinemment Béru.

On tombe dans le négatif, les potes. Cette visite à la vierge et martyre du Chinetock, ça vraiment été une mesure pour rien !

Le restaurant est fermaga lorsque je m’annonce. Je frappe à la vitre car je vois de la lumière derrière les rideaux. Une face large et plate apparaît. La porte s’ouvre. Un petit monsieur qui aurait quarante ans s’il était français avec cette gueule-là, mais qui doit en avoir douze ou quatre-vingts vu qu’il est asiatique, délourde. Il n’a pas l’air commode. Sa tignasse brune, épaisse et huileuse, est gonflée sur le devant du crâne en un cran haut comme un raz de marée.

La voix est aigrelette. L’œil rond sous les paupières fendues.

— Vous désirez ?

Je lui déballe mon pedigree avec vue sur la mer. Ça ne l’impressionne pas, pourtant il m’invite à entrer. Dans son estanco flotte une odeur bizarre, éminemment chinoise. Une odeur surette et fade qui vous chope à la gorge et ne vous la lâche plus.

— Je viens au sujet de votre serveur disparu.

— Oui ?

Son oui est pareil au bruit que ferait la pointe d’un couteau rayant une plaque de marbre. Il me fait grincer des dents. Le rêve serait de lui poser des questions dont les réponses ne nécessiteraient que des consonnes. Hélas ! je n’ai pas le temps d’élaborer ce puzzle.

— Il était depuis longtemps à votre service ?

— Huit ans.

— Donc, vous étiez content de lui ?

— Très.

— Quel genre de garçon était-ce ?

— Très gentil !

Il se mouille pas, le patron du Haï-Nan. On dit que les Chinois sont d’une politesse exagérée, lui en tout cas fait mentir la règle. Il fait la tronche. Peut-être que je le dérange à la puissance mille, cet homme ?

Je l’ai importuné en pleins nids d’hirondelles. Ou alors c’était son jour de confitures de fleurs de lotus.

Il a un complet noir qui n’irait pas à un premier communiant, une chemise verte et une cravate à pois blancs et bleus. Un élégant !

— Avez-vous remarqué s’il se liait d’amitié avec certains clients ?

— Jamais.

— Vous avez beaucoup d’Américains ?

— Pourquoi ?

Inutile de lui parler du New York Herald Tribune adhérant à la tronche décapitée. Tout Chinois qu’il est, ça risquerait de lui faire perdre son flegme.

— Je vous pose une question.

— Nous en avons, oui.

— Des habitués ?

— Quelques-uns… Parmi les étudiants.

C’est vrai que nous sommes en plein quartier Latin.

— Beaucoup ?

— Deux ou trois. Il y a aussi, quelquefois, des touristes…

Je réfléchis. Le remugle montant du sous-sol où se trouvent les cuisines me chavire. J’ai hâte d’aller prendre l’air. Ça sent le jasmin, l’eau de vaisselle aussi.

— Dites-moi, cher monsieur, depuis la disparition de Pat Chou Li, avez-vous remarqué si l’un de vos habitués, américain ou non, s’abstient de venir ?

Il n’avait pas remarqué, mais ma question paraît lui faire découvrir une évidence. Sa bouche sans lèvres s’entrouvre. J’attends qu’il en sorte des révélations en lui examinant les amygdales.

— Peut-être, oui, en effet…

— Racontez…

— Je ne suis pas sûr, il faut que je songe…

— Songez, j’ai tout mon temps.

Il rêvasse un bout de moment, compte sur ses doigts, regarde une place, sous un éventail chinois.

— Oui, il y a un garçon américain qui ne vient plus depuis la semaine dernière. Il se mettait là… Toujours…

Il me désigne la chaise située sous l’éventail précédemment mentionné dans ce palpitant récit.

— Il s’agissait d’un habitué de longue date ?

— Il venait depuis la rentrée.

— Un étudiant ?

— Oui, il avait des livres et des cahiers sous le bras.

— Étudiant en quoi ?

— Je ne sais.

— Comment était-il, physiquement ?

— Grand, très grand. Très roux. Il avait des lunettes avec une monture en or… Beaucoup de taches de rousseur sur les joues.

— Et son habillement ?

— Oh ! ça changeait. Des fois blue-jean et pull-over. D’autres fois costume… Jamais de cravate…

— Quel âge environ ?

— Dix-huit ans, dix-neuf ? Je ne sais.

Je fais la grimace. Il me déplaît d’envisager un meurtrier de cet âge.

— Il venait tous les jours ?

— À midi, oui…

— Et le soir ?

— Non.

— Il était toujours seul ?

— Presque toujours…

— Et quand il ne l’était pas ? Une fille ?

— Non. Un monsieur. Son papa, je suppose. Ils se ressemblaient.

— C’était toujours Pat Chou Li qui le servait ?

— Non, le service tourne. J’ai trois serveurs.

— Ce jeune Américain parlait à Pat Chou Li ?

— Seulement pour commander et payer. À table il lisait ou il écrivait en mangeant. Il faisait très studieux. Pas du tout comme les autres qui parlent fort…

— Vous l’aperceviez quelquefois dans le quartier, en dehors de votre établissement ?

— Jamais.

— Il venait à pied ou en voiture ?

— À pied. Sauf quand il déjeunait avec le monsieur. Le monsieur avait une voiture américaine sombre.

— Vous n’avez pas remarqué la marque ?

— Non. C’est interdit de stationner devant mon restaurant, alors je ne l’ai jamais bien vue.

Il me semble que cette visite est plus productive que l’autre. Aussi, est-ce d’un pied ragaillardi que j’appuie sur le champignon de ma M.G.

Maintenant que j’ai défriché un peu le cas Pat Chou Li, occupons-nous du pauvre Saféglouglou.

Je bigle ma montrouze. Elle raconte seize plombes. Un peu jeune pour aller dans une boîte de notche. Je décide d’attendre la nuit et, comme un bourrin retourne à l’écurie, je regagne la Grande Turne.

Je ne suis pas fâché de faire mon rapport au Dabuche. Je vais lui en filer plein les carreaux, au Vieux. Car pour de la célérité et de la discrétion, c’en est, non ? De quoi faire la pige aux agences de police privée !

En quatre heures j’ai appris l’identité et l’adresse de deux des trois victimes. J’ai levé une piste et arrêté (en attendant mieux) des dispositions de première bourre (si je puis dire).

Le Tondu a beau être aussi flegmatique qu’une reine d’Angleterre à qui un diplomate étranger ferait de la galoche sous la table, je suis bien certain qu’il va me tirer un grand coup de bada, au risque d’ailleurs de s’enrhumer.

Je demande au standardiste de m’annoncer, mais il fait la grimace.

— Le Vieux a quelqu’un chez lui.

Pourtant, il fiche une fiche dans un trou à fiche, certain à l’avance que le Boss va demander qu’on lui fiche la paix, ce dont je me fiche pas mal.

— Je m’excuse, monsieur le directeur, le commissaire San-Antonio demande quand il pourra vous causer ?

Il écoute la brève réponse et retire vivement sa fiche comme il retirerait du four un gigot trop cuit.

— Dans un moment, fait-il.

— Dans un moment je serai en train d’écluser un double scotch au troquet d’en face, riposté-je en me dirigeant vers la sortie.

Comme je vais passer le seuil, le préposé (l’homme prépose et le Vieux dispose) me rappelle.

— Eh ! m’sieur le commissaire !

Je tourne dans sa direction ce visage avenant qui me vaut l’affection des dames et la considération des messieurs.

— Mon chéri ?

— Ça y est, vous pouvez monter ! Ça n’a pas z’été long !

Je remise mes accessoires pour mauvaise humeur. Ce sont des effets dont je me servirai une autre fois. Des effets à reporter, en somme.


Toc toc toc ! Comme faisait le petit chaperon rouquinos en allant coltiner une motte de butter chez sa grande vioque, sans savoir que la pauvre très chère avait servi de collation au loup pour son five o’clock tea.

— Entrez, San-Antonio.

J’obtempère.

Le Vioque est assis derrière son sous-main, souriant, aimable, massant son accordéon en peau de fesse d’une main délicate.

En face de lui, il y a un zig de l’espèce grossium, nonchalamment vautré dans un fauteuil.

Il côtoie les cinquante carats. Il est grisonnant, aristocratique. Il porte un lardeuss en système pileux de chameau. Le sien représente au moins une caravane complète tant il est ample. Dans sa cravate de soie est piquée une perlouse qu’il n’a pas achetée chez Burma, et, pour s’en débarrasser, il a jeté à terre son chouette bitos en taupé noir. Il fume un cigare gros comme ma cuisse en exhalant un nuage bleu-noir qui fait ressembler le bureau du Boss à la cité de Longwy.

— Tenez, je vous présente notre fameux commissaire San-Antonio !

J’en rosis d’émotion. Il s’avance, le Dabe. Comment sait-il que je suis fameux puisqu’il ne m’a (heureusement) jamais goûté.

Le fumeur de missile me virgule un sourire de dix-huit carats taillé dans la masse.

— M. Hyacinthe Lascène, récite le Dabuche en lorgnant la carte de visite du poil de chameau gisant dans un angle de son sous-main.

Le susnommé me tend une main blanche comme un moulage. Je la presse avec dévotion et la lui rends immédiatement car elle peut encore lui être utile.

— M. Lascène m’est adressé par M. le ministre des Emballages, annonce le Boss, afin de me confirmer que ce client-là n’est pas de la petite bière.

Moi, glacé d’admiration, j’incline le chef (le mien, je préfère vous le dire, est un chef-d’œuvre).

Le Daron poursuit, de son ton sucré :

— M. Lascène a une grosse contrariété.

Imperturbable, qu’il demeure votre San-A., mesdames. Il sait que dans la vie, tout est question de vocabulaire.

Lorsqu’un poivrot gifle un agent, c’est un délinquant.

Quand une huile bute sa maîtresse, il a une grosse contrariété.

J’attends que le Tondu m’annonce la couleur.

— Mme Lascène a disparu depuis hier du domicile conjugal, ce qui ne laisse pas que d’inquiéter M. Lascène…

Vachement Régence, le maire du Palais !

J’ai envie de me cintrer, les gars. Nous nous trouvons devant la fugue classique. La dame qui en a eu marre de son gagneur d’artiche en poil de chameau, en poil de chapeau. Elle s’est fait embarquer par un gigolpince qui n’a qu’un compte en banque à deux chiffres, mais qui possède par contre un appareil à distribuer de l’affection ultramoderne, avec cellule photo-électrique, double carburateur et pot d’échappement renforcé.

Le Vieux poursuit, tandis que son riche visiteur continue de faire autant de fumaga qu’un train de banlieue.

— Naturellement, dans sa situation, M. Lascène ne peut se permettre d’alerter officiellement la police, du moins pas encore.

Nature ! Ce sont les minables qui vont réclamer leur bergère envolée au commissariat. Les gros cavalent chez le ministre. Au lieu de prendre les choses par la base, ils les prennent par la tête… Seulement, comme on n’a encore jamais vu un ministre enquêter sur la disparition d’une gonzesse, c’est fatalement dans les étages inférieurs que ça se passe tout de même.

Je romps mon silence attentif.

— Bref, vous voudriez que je me charge de la question, monsieur le directeur ?

— Exactement.

— Vous savez qu’en ce moment j’ai une enquête terriblement délicate ?

— Je sais, mais vous pourriez mettre un de vos hommes sur ce petit mystère ?

J’acquiesce.

— Entendu.

Illico, je décide de brancher le gars Béru sur cet os. Dès qu’il aura marié Alfred, il se mettra en circuit dans la haute société. Il a tout ce qu’il faut pour côtoyer le beau linge, le Gros.

Le vieux me tend la carte de Lascène.

— Voici l’adresse du domicile parisien de Monsieur, ainsi que celle de sa compagne.

Le poil de bobosse me tend une photographie.

— Ma femme, présente-t-il.

— Enchanté, riposté-je automatiquement en matant le portrait.

Je louche sur le cliché. Le brancard du gars est nettement plus jeune que lui. À moins que ce portrait ne date de dix ans, cette souris n’a pas encore quarante berges. Elle est belle, blonde avec des yeux comme les oculistes n’aiment pas.

Je remise les documents dans mon porte-cartes.

— Je ferai le nécessaire, comptez sur moi.

— Trop aimable, fait Lascène d’un ton badin.

Il me présente un étui à cigares à deux places. La poche de cuir contient deux barreaux apparentés à celui qu’il fume. J’en tire un et, des yeux, je cherche la pièce d’artillerie dans laquelle le fourrer. N’en voyant pas, je le glisse dans ma poche supérieure.

Le Vieux se masse les poignets.

— Et alors, mon cher ami, vos premiers contacts avec cette affaire délicate ?

— Je suis de trop ? demande poliment le distributeur de fusées intersidérales.

— Voyons, minaude le Dabuche, du tout ! Du tout ! Figurez-vous qu’on a découvert des têtes coupées dans les consignes automatiques de la gare Saint-Lazare. Mais n’en parlez pas, nous gardons ça secret pour la commodité de l’enquête.

— Voyons ! s’indigne M. Poildechameau-chapeau en défaisant son pardingue.

Il porte en dessous un costar en soie sauvage, pas si sauvage que ça puisque moyennant une façon de cent sacs on l’a transformé en un croisé impec.

Le Daron lui raconte l’historiette. Ensuite il me questionne, et je lui fais le point de la situation, d’assez mauvais gré, je l’avoue, car j’ai horreur de parler turbin devant des tiers.

— Passionnant, fait M. Lascène quand j’ai fini. Vous faites un métier captivant, cher commissaire, croyez-en un vieil industriel.

Il se lève là-dessus, boutonne sa caravane, ramasse son bitos, l’essuie d’un coude aisé et nous distribue des poignées de phalanges.

— Si j’ai du nouveau je vous préviens, fait-il ; et si vous en avez vous me prévenez.

Bye-bye !

Lorsqu’il est parti, le sourire du Vioque dégringole de son visage glabre. Il prend une mine maussade.

— Comme si nous n’avions pas d’autres chats à fouetter que de rechercher les femmes adultères ! bougonne-t-il.

Ce qui indiquerait qu’il est de mon avis.

Il continue de fulminer, avec d’autant plus de rancœur qu’il s’est longtemps contenu.

— Périodiquement un haut personnage m’envoie un de ses amis en difficulté. Tenez, le mois dernier c’était une dame qui croyait que sa bonne la volait mais qui ne voulait pas porter plainte. Vous vous rendez compte, mon bon ami !

Il marche nerveusement dans sa turne, puis il vient à moi et me donne une tape amicale sur l’épaule.

— Bravo pour votre démarrage ! j’ai l’impression que vous irez très vite en besogne…

Traduit du mondain ça veut dire « Taille-toi, gars, j’ai assez vu ta frite ».

San-Antonio ne fait jamais répéter deux fois ce qu’on ne lui a pas dit une première.

Il prend congé, un peu déçu par cette visite. Dans la vie, c’est toujours commak. On escompte du plaisir et on ne récolte que de l’amertume.

Tiens, je vais aller voir Pinuche.


— Tirage ce soir ! continue de bêler le Vestige dans sa boîte à sucre.

Je décide de le baronner un peu et je m’approche du guichet.

— Un billet, fais-je.

Il n’a même pas levé les yeux, Pinaud.

Embusqué dans son mirador, il ne mate que les consignes. D’un mouvement automatique il me file un bifton et rafle mes trois balles.

— Tu ne peux donc pas faire attention, pommade ! lui mugis-je, tu me refiles un billet qui ne sera même pas remboursé !

Il sursaute.

— Oh ! c’est toi !

— Alors, comment ça se passe ?

— Jusqu’à présent calme plat. Y a juste eu une dame qu’est venue. Elle a mis cent balles, elle a ouvert un casier et puis elle s’est aperçue que sa valise était trop grande pour rentrer dedans et elle est repartie en rouscaillant.

— Bon.

— Qu’est-ce que je fais ?

— Fais comme le nègre, rigolé-je : continue !

Il en pleurerait, Pinaud.

— Écoute, San-A. du temps que tu es là, j’aurais pas la possibilité de m’occuper de ma vessie ? Et puis j’aimerais aussi manger un sandwich et boire un muscadet.

— D’ac, dis-je. Mais remue-toi et ne bois pas trop de muscadet parce qu’avec ta vessie tout serait à recommencer, ça créerait un cercle vicieux !

Il sort de son emballage et fonce vers les quais. Je prends la place du Pinuchet dans la boîte. Le plancher est jonché de vieux clops innommables. Et le local exigu sent très fort la ménagerie pas balayée.

De cet angle du couloir on voit admirablement les consignes. À ce moment de la journée, la gare commence à vivre ses heures de fièvre. Ça déferle à plein tube. Toute une humanité pressée se bouscule, s’entrecroise, grouille comme des microbes sur la lamelle d’un microscope.

— Je voudrais un dixième, s’il vous plaît.

Je lève les yeux et je découvre une adorable petite bonne femme qui, si elle a dépassé dix-huit ans, a oublié de mettre son clignotant.

Sa mère, en l’espérant, a dû potasser les mensurations idéales de la femme nouvelle vague car elle a une taille dont je ferais le tour (avec plaisir) avec mon pouce et mon index, une poitrine qui servirait de flotteurs en cas de naufrage, un arrière-train sur lequel huit Anglaises pourraient prendre le thé, une bouche qui convaincrait un végétarien, un regard vif et fripon, des cheveux châtain ardent coupés court et le plus joli nez qu’on ait jamais flanqué au milieu d’un visage.

La voix est gouailleuse. La fille sourit.

— J’en voudrais un qui se termine par un 8, fait-elle.

Je potasse les collections de Pinaud.

— Les autres chiffres ont de l’importance ? je demande.

— Au moment du tirage, oui. Mais pour l’instant…

Tiens ! elle n’est pas bête, cette souris. C’est rare de trouver une petite môme qui soit à la fois jolie et bien calibrée du bulbe. Je lui vote mon expression éloquente 46 ter, celle que je n’emploie qu’avec les mineures averties, mademoiselle l’enregistre et me délivre un reçu. Moi je lui délivre son billet. Elle m’annonce le portrait de Richelieu. Mais je refoule l’Éminence.

— Laissez, je vous l’offre.

Son coupe-circuit se met en sécurité.

Qu’est-ce à dire ? Un marchand de biftons qui vous cloque sa marchandise gratis ? C’est louche, ça. C’est même suspect. C’est comme si le Frère cadet de chez Lissac bradait ses binocles, comme si Yabon refilait son Banania à l’œil ; elle me dévisage avec une inquiétude qui assombrit son regard de jouvencelle.

— Mais, monsieur…

— Ne vous offusquez pas : vous êtes ma première cliente, ça nous portera bonheur à tous les deux.

Elle se met à rigoler.

— Chouette, fait cette mésange, je suis sûre que je vais gagner.

Il y a des instants de qualité dans la vie. Des minutes de simple félicité. C’est cela le bonheur : une impression chaleureuse, la joie vibrante d’une rencontre, l’impression que vous fait un regard de jeune fille.

J’en ai le grand colomb qui fait l’œuf (dans la clandestinité il s’appelait Christophe).

Soudain, brusquement, illico, en vitesse, j’aperçois quelque chose qui m’arrache à ce moment de félicité. Ce quelque chose, c’est quelqu’un. Ce quelqu’un c’est une dame. Cette dame, c’est la personne conséquente avec tous ses accessoires. La trentaine, rousse comme un incendie de forêt en automne et peinte en guerre à la façon des Indiens Ifauti-Ifautipa lorsqu’ils vont chercher du suif à la tribu des Gigosanzos et aux attributs de son chef Ciceksa le Faucon.

Je vais vous dire, afin de vous le révéler, pourquoi la dame dont au sujet de laquelle je vous cause m’intéresse. C’est tout bêtement parce qu’elle est arrêtée devant les consignes et qu’elle semble prendre un vif intérêt à leur contemplation.

La blanche gazelle au billet est en train de me bonnir des gentillesses auxquelles je ne prête (sans percevoir d’intérêt) qu’une attention distraite.

Elle dit comme ça que si elle enfouille le gros lot elle le partagera avec moi, que je suis sympa (chose que je savais déjà) et qu’elle m’achètera à partir de dorénavant tous ses billets.

Pendant ce temps, la rouquinos sort de sa fouille une pièce de monnaie et l’introduit dans la fente d’un des casiers qui, naguère, recelèrent une tronche. Elle prend la clé qui lui échoit et ouvre le compartiment. Elle regarde à l’intérieur, referme en laissant la clé et s’éloigne sans rien y avoir déposé.

San-Antonio moule tout : la guitoune, les billets, la chance de sa vie, la jolie douceur aux yeux fripons, pour se jeter sur les traces odoriférantes de l’étrange rousse. La Rousse suivant la rousse ! tableau allégorique en deux manches ou un tombé !

Ma petite gosse est médusée. J’ai gros cœur de la quitter ainsi, d’autant que ça devait être un lot intéressant à embarquer sans trop marchander. Elle s’en ressentait pour mon sourire d’évangéliste du cœur. Signe des temps ! Jadis, les filles de dix-sept berges ne s’intéressaient qu’aux boys. Maintenant elles préfèrent les hommes (et je les approuve, bien que moi je préfère les femmes). La jeune fille nouvelle embrasse les gars de vingt piges, danse avec ceux de trente, s’envoie en l’air avec ceux de quarante, flirte avec ceux de cinquante et aime platoniquement ceux de soixante. Et tout est vachement O.K. ainsi.

Ma rouquine est dans le hall des départs. Elle fait les cent pas (cent douze et demi d’après mes calculs) devant les lignes de gauche. Je m’achète un baveux au premier kiosque venu et à l’abri de France-Soir, je me paie le luxe de l’observer. C’est une chouette nana, vêtue de manière un peu voyante. Elle a des jambes qui font parler le bas, un bassin tout ce qu’il y a d’aquitain, une taille faite pour les ceintures en bras d’homme, et deux polissons qui se rebiffent.

La façade vaut les fondations. Le visage est sensuel, because la bouche façon ventouse, et des cils de douze centimètres ombragent un regard d’émeraude (je vous mets ce que j’ai de mieux comme comparaisons et je vous les laisse au prix coûtant, ça constitue la prime du mois). Elle poireaute une demi-douzaine de minutes, mais elle ne semble pas attendre autre chose que l’heure de départ d’un train. Effectivement, lorsqu’une sonnerie retentit, elle grimpe dans un wagon du dur pour Saint-Germain-en-Laye.

Que fait votre mignon San-Antonio, avec l’esprit de décision que vous lui connaissez ?

Il grimpe itou in the same wagon.

Je choisis une place à trois banquettes de la voyageuse et je continue de la surveiller de part et d’autre.

En très peu de temps nous arrivons à la gare de Saint-Germain. C’est à cet instant seulement que je réalise que je n’ai pas de billet.

Qu’à cela ne tienne.

Je prépare ma carte et je m’insinue dans le flot des voyageurs. La rouquine est juste devant moi et son parfum me titille les naseaux. Ah ! la belle jument que voilà, comme on disait aux écuries d’Audiard[6]. Elle a le bonheur du jour monté sur roulement à billes. Faut le voir aller et venir sous la jupe de tweed. Il vous fait signe d’approcher ! C’est fou les sources d’énergie qu’on ne met pas en exploitation. Avec un balancier pareil on obtiendrait facile une production de 10 000 kilowatts par jour. On pourrait revendre de l’électricité en bouteille aux Espagos qui en manquent (la preuve, ils n’écoutent la radio que sur des postes à transistors).

Nous parvenons au portillon où un employé de la Senecefe récolte des billets afin de les périmer. En général on ne prend pour cette délicate opération que des spécialistes ayant subi un entraînement très intensif et des cours dans différentes universités. À l’université des perforations d’abord, avec comme culture physique complémentaire des séances de casse-noisettes (sur une musique de Tchaïkovski) ; à l’université des éphémérides ensuite où, pour vous assouplir le poignet, on commence par vous faire effeuiller des artichauts bretons. Périmer n’est pas à la portée de tout le monde, croyez bien. Il faut posséder une montre consciencieuse, avoir un calendrier à jour, savoir lire la date portée sur les billets pour se rendre compte s’ils sont du jour comme les œufs coque. Bref, c’est un métier !

— Vot’ billet, eh ! vous !

Je pensais franchir le barrage sans rififi, mais un périmateur de billets a les yeux partout et c’est ce qui fait sa force. Voilà pourquoi certains ont la vocation. Très jeunes, ils sentent croître en eux ce don du regard à facettes. Et c’est ce qui fait prophétiser aux gens d’expérience lorsqu’ils se trouvent en présence d’un tempérament de périmateur :

— Toi, petit, tu seras poinçonneur au métro, et tu feras ton chemin sur la ligne Porte des Lilas.

Naturellement, quand un employé galonné pousse une telle exclamation, les personnes présentes se font un devoir de regarder celui ou celle à qui elle s’applique.

Une douzaine de voyageurs (dont ma rousse) s’empressent de me détailler (moi qui ne suis disponible qu’en gros).

Je produis ma carte professionnelle au rouscailleur. Il hoche sa belle tête casquettée par l’État.

— Ah ! bon… Si c’est comme ça… Je pouvais pas savoir, hein ?

Va-t-il prononcer le mot « Police » ? Je décide, dans l’affirmative, de lui arracher tous ses boutons, y compris ceux de son grimpant et celui qu’il a sur le nez.

Mais il s’abstient et je peux poursuivre mon chemin.

Sans un regard au château Renaissance, la rouquine se met à arpenter les rues de Saint-Germain. Le crépuscule est tombé sans trop se faire mal et une bruine vicieuse vase sur la ville. Les lumières s’y étalent copieusement, comme des bouses de vache sur une route goudronnée.

C’est l’heure bénie du soir. Les gens sortent du turbin et rentrent allègrement chez eux pour bouffer leurs nouilles et gifler leurs enfants. Les magasins brillamment illuminés sont pris d’assaut (comme dirait M. Bloc). Les amoureux se re-dégustent. L’instant des rêves approche. Une fantasmagorie flotte sur le monde engourdi. Les messieurs pensent à tout ce qu’ils feront lorsqu’ils auront obtenu la Légion d’honneur, les dames à tout ce qu’elles feront lorsqu’elles auront un amant. Mais ceux-ci et celles-là sont en minorité, car presque tous les messieurs ont la Légion d’honneur et presque toutes les dames ont un amant.

Ma rouquine marche vite dans les rues de plus en plus vides. Les pavés luisent comme dans des romans de Simenon et des feuilles qu’on peut sans hésiter qualifier d’automne, vu la saison, les jonchent.

Elle ne s’est pas aperçue que je lui filais le train, cette donzelle. Ses formes continuent à ballotter allègrement. À un certain moment elle traverse un carrefour et ça me permet de la voir de profil. La découpure est suggestive. Elle n’a pas les seins comme des oreilles de teckel, moi je vous le dis. Leur devise à eux, c’est « Toujours plus haut ». Et ils ne sont pas à combustion lente mais à feu continu. Pour vos déplacements à la campagne je ne saurais trop vous les conseiller.

Le quartier est discret, résidentiel. Des pavillons de style Louis XIV se succèdent. On n’entend plus de bruit. De la forêt voisine se dégage une forte odeur d’humus.

Ma rousse (cet adjectif possessif n’étant, hélas ! qu’une image) s’arrête devant une porte basse comme la voix de Chaliapine.

Elle sort une clé de son sac, ouvre et disparaît. Je poireaute un moment (mon grand-père faisait du jardinage) et je m’approche de ladite lourde. À travers la grille je mate le vaste jardin d’une nécessairement non moins vaste propriété. Tout au fond, entre les arbres dénudés comme le crâne du Vieux, j’aperçois une assez grande demeure au toit d’ardoises. La silhouette de la fille escalade un perron et s’engouffre dans les intérieurs.

O.K. San-A. Et maintenant ?

Que dois-je faire ? C’est à cet instant only que je me pose des questions précises. Qu’ai-je à reprocher à cette souris ? D’avoir ouvert une des consignes où se trouvait une tronche sans y avoir rien déposé ? Et après ? Elle a peut-être agi par simple curiosité, pour voir comment fonctionnait l’appareil.

Supposons que je lui prenne une interview. Que lui dirai-je ? Quel motif invoquer ? Hmm ? Au nom de la loi, je vous alpague parce que vous avez mis cent balles dans une fente destinée à engloutir des pièces de cent balles. Vous êtes passible des travaux forcés à vie pour ne pas avoir déposé de colis dans un casier dont vous aviez l’usage !

Grosse marrade dans les rangs, mes potes ! On n’envoie pas un zig aux assiettes parce qu’il n’a pas ouvert son pébroque au moment où la lance s’est mise à tomber. D’ac, ou pas ?

Mon petit commissouille de mes caires, tu viens de t’offrir une balade en train électrique, très bien. Ça t’a permis de visiter partiellement la coquette cité de Saint-Germain-en-Laye (78) et de contempler à loisir et à l’œil nu, la partie pile d’une nana à laquelle le Bon Dieu a tout donné, sauf le numéro de téléphone de San-Antonio. Maintenant chope-toi par la paluchette et rentre à Paname où des tâches importantes t’attendent. Je discute la proposition, je l’accepte à l’unanimité, mais, avant que de m’éloigner, je note l’adresse de la propriété. Icelle se situe au 28 de la rue du Professeur-Jean-Néfaidotre (célèbre chimiste français qui inventa la mollesse du caramel mou, la machine à enrouler le papier tue-mouches et qui le premier fit la synthèse de la poudre d’escampette, ce merveilleux produit qui nous valut de ne pas perdre les Pyrénées en 1940).


Une vingtaine de minutes plus tard, je suis à nouveau à Saint-Laguche où le vénérable brade toujours ses bifs. Il semble y prendre plaisir. C’est peut-être l’éveil d’une vocation ?

— R.A.S. ? je questionne, car je parle l’alphabet couramment.

— Non, répond-il en français et en éteignant sa cigarette. Je peux te dire que maintenant les consignes sont pleines. Elles ont été prises d’assaut (comme ne dirait pas fatalement Bloc).

— Bon, alors tu peux fermer boutique.

— Chouette ! fait ce vieux hibou[7].

Et d’expliquer cette crise d’allégresse.

— Ce soir on avait projeté, Mme Pinaud z’et moi, d’aller voir jouer Ruy Blas au Théâtre-Français.

— Eh bien ! bon appétit, lui dis-je, manière de plaisanter car j’ai des citations plein mon livret militaire.

Il ne réagit pas.

— J’ai joué ça, autrefois, m’explique Pinuchet, lorsque je faisais du théâtre d’amateur à La Rochelle.

— Quel rôle tenais-tu ?

— Je ne tenais pas un rôle mais un flambeau, je faisais le deuxième muet du dernier acte.

— Et c’est là que tu as dû choper ton extinction de voix, vieillard. Ce qui te perd, c’est ta conscience professionnelle ; tu t’identifies trop aux personnages que tu incarnes, c’est comme la petite vérole ou les ramoneurs, ça laisse des traces. Tu as eu tort de jouer l’idiot et d’interpréter le chef des eunuques dans « la Bataille du Sérail ».

Accoutumé à mes saillies (bien qu’il eût joué les eunuques), le Chenu secoue sa tête aux traits accusés (et relaxés faute d’épreuves). Un poudroiement de pellicules me le dissimule un instant, cela fait comme dans ces boules de verre emplies de flotte qu’il faut secouer pour voir tomber la neige.

— Tu as besoin de moi, demain ?

— Pourquoi ?

Il hésite un instant.

— Je voudrais m’acheter un pantalon pour le dimanche, vu que le mien on voit le jour à travers !

Je lui mets la main sur l’épaule.

— Ami, tu fais erreur, ce ne peut être le jour qu’on voit au travers de ton pantalon, mais le néant.

— Très malin, apprécie le Déchet, alors à quelle heure, demain ?

— Dix heures ! Vêts-toi et dissimule aux yeux du peuple cette tristesse pour laquelle on tisse à Elbeuf.

Nous nous séparons alors, dans la tourmente de Saint-Lazare.

Une journée s’achève, que j’avais sous-estimée au départ !

Les aiguilles de la grosse horloge ressemblent à la moustache de Brassens car il est sept heures vingt.

Je dispose de plusieurs heures avant d’aller musarder au Tombouctou. Il m’est donc loisible de dîner en compagnie d’Adèle, mais je ne m’en sens pas la force.

Je téléphone à Félicie. Sa voix pathétique me fiche des complexes.

— Allô ! m’man ? Comment ça se passe avec la chaisière ?

— Bien. Tu ne rentres pas dîner ?

Elle a tout senti, tout compris, tout accepté.

— Écoute, je…

— Mais oui, mon grand, tu as ton travail, c’est normal. Ne t’inquiète pas, nous allons manger et puis nous regarderons la télévision. Il y a justement un documentaire sur la cathédrale de Chartres.

— Bravo ! Je rentrerai sûrement très tard.

— Ne prends pas froid.

— Penses-tu, il fait doux comme au printemps.

Je fais miauler un baiser sur la passoire d’ébonite ruisselante de B.K. et je raccroche. Avec son air (à denier du) culte et sa vue basse, elle va se régaler, Adèle, devant le petit écran. On la mettrait devant un rectangle de tissu prince-de-galles ça serait du kif !

Je vais casser une graine chez Max, rue de l’Arcade. J’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes idées et des calories dans mon buffet. Pendant ce temps m’man va se taper la cathédrale de Chartres, et Pinaud celle de Victor Hugo.

Ruy Blas ! L’histoire d’un julot qui s’était monté le bourrichon. Parce qu’entre nous, si elle avait pas été reine, sa dulcinée, il n’y aurait pas plus fait attention qu’à une vendeuse des Galeries Lafayette.

Un rêveur ! La reine des pommes, ce Ruy Blas. Un gnard qui se faisait mousser le pied de veau à sec. Ruy Blablablas, quoi ! Et empêché du calbar sur les bords. Car enfin, au moment où il est seulâbre avec la reine dans sa maison secrète après avoir embroché don Salluste, au lieu de la coucher sur le blason et de lui déballer sa roture, cette patate-là prend sa ration de mort aux rats. On ne m’ôtera jamais de l’idée que s’il a agi ainsi, c’est parce qu’il se sentait incapable d’honorer la dame autrement. Il allait passer pour comte, ce valet de cœur : rien dans les mains, rien dans les poches (kangourou) ; panne de secteur au moment où il faut faire sortir le petit lapin du gibus. Trop d’alexandrins et pas assez de rognon. La matière se rebiffe !

Les dames aiment les vers de douze pieds, mais le moment arrive où il faut en supprimer onze et leur offrir le dernier.

Je gamberge à tout ça en décortiquant mon filet de chevreuil grand veneur. Chose étrange (et qui m’arrive rarement) je ne songe pratiquement pas à l’affaire. Elle est comme qui dirait pour ainsi dire en contrepoint à ma pensée.

Après une framboise d’Alsace qui vous fait apprécier la victoire de 1918, je me remets en piste pour le numéro suivant. Le grand secret de mon job, lorsqu’on a, comme c’est le cas présentement, matinée et soirée, c’est de s’octroyer entre les deux représentations une bouffetance pour travailleur de force.

C’est un roc, une citadelle, le fils aîné de King-Kong réunis en une seule personne qui se mettent en marche dans la nuit poisseuse de Pantruche. Direction le Tombouctou (in english for the tourists : « The Tombouctou »).

C’est une taule comme il y en a 834 dans la capitale. On a fabriqué de l’exotisme à coups de staff, on y boit du champagne médiocre à un prix qui filerait des infarctus aux propriétaires récoltants d’Épernay et un orchestre endiablé fait danser des gus tout frais débarqués de leur bled qui ont l’impression d’être initiés aux mystères de Paris.

L’établissement vient tout juste d’ouvrir lorsque j’y annonce mon physique de théâtre. C’est vous dire que j’ai toutes les entraîneuses à ma disposition. Ces demoiselles se bousculent pour me tenir compagnie (je les comprends). Je m’installe au bar sur un tabouret aussi haut que le siège d’un arbitre de tennis. Ensuite de quoi je sélectionne la volaille et ne tolère à mes côtés qu’une ravissante personne d’un mètre quatre-vingts, baraquée comme la championne du monde de lutte gréco-romaine et possédant l’organe (je parle de la voix) d’Armand Mestral.

Au moins, avec une pièce lourde pareille je ne crains pas de céder à la tentation, chose toujours probable lorsqu’on a mon tempérament avec le matériel complet du parfait astronaute du septième ciel.

La dame porte une robe en lamé (de l’amé du salut, dirait Breffort à qui on en faire dire bien d’autres), un collier de perles à six rangs, des boucles d’oreilles qui, naguère servaient de lustres dans le salon principal de l’Hôtel de Ville et elle a dans ses cheveux bruns un diadème à côté duquel celui que porte la reine d’Angleterre à l’ouverture du Parlement a l’air d’un truc trouvé dans une pochette-surprise. Elle me demande si je lui offre un rose. N’étant pas chien (ni daltonien) je lui dis qu’oui.

Pour me remercier elle m’avoue s’appeler Florida (d’où je conclus qu’elle doit se prénommer Ernestine).

Nous trinquons. Elle me demande ce que je fais dans la vie, je lui propose de deviner et elle suggère « coiffeur ». J’évoque Alfred, son mariage qui vient de s’accomplir et, par enchaînement d’idées, j’arrive à penser au Gros. Ne pas oublier de le brancher dès demain sur la piste de Mme Hyacinthe Lascène.

— Hein, beau gosse, avouez que vous êtes coiffeur ?

Signe des temps ! Preuve formelle d’une certaine évolution des masses : la pétasse moderne ne tutoie plus.

— C’est juste, mens-je.

— J’ai le nez creux, hein ?

— À côté de lui, le gouffre de Padirac n’est qu’un trou de golf, ma belle.

— Vous mouillez le bigoudi ?

Je lui réponds que je le traite au jaune d’œuf, ce qui ne laisse pas que de la surprendre.

Là-dessus, l’orchestre entre en piste. Il est composé d’hommes de couleur, mais aucun n’est pourtant aussi noir que la tête découverte dans le casier. Quatre musicos. Un pianiste, un saxophoniste, un contrebassiste et un batteur.

Les exécutants (qui se font parfois exécuter eux-mêmes, voir le cas de Saféglouglou) sont vêtus de pantalons noirs et de chemises en satin rouge ornées de dentelle blanche. Une merveille de goût et de simplicité.

Ils se déchaînent pour les cinq ou six pégreleux présents. Ces messieurs nous interprètent « Vous en êtes un autre », cet immense succès qui nous vient d’outre-Atlantique par Caravelle, avec escale à Shannon (Irlande).

— Fameux, l’orchestre, fais-je à Florida.

Elle liche son rose et fais claper sa menteuse.

— Et encore, fallait les voir quand y avait l’autre batteur.

— C’était quoi, un Rotary ?

— Non, un nègre. Formidable. Quand il faisait un solo, toute la salle se levait pour crier.

— Pourquoi est-il parti ?

— J’sais pas. Il a disparu de la circulation la semaine passée.

— Il a fait une fugue, le musico ? Paraît que les Noirs sont de plus en plus demandés. Bientôt va falloir se passer au brou de noix pour avoir sa chance.

Elle rigole.

— Oh, lui, il avait ses succès bien sûr, mais il aurait pas perdu la tête pour une dame.

La réflexion prend un certain relief, vous ne trouvez pas ? Mais peut-on parler de relief lorsqu’il s’agit d’une décollation ?

— Et alors, où est-il passé ?

— On se demande. Tout le monde se demande. Le chef de l’orchestre — c’est le saxo — a prévenu la Poule parce qu’il était inquiet. Son boy n’a plus reparu à son hôtel. Brèfle, c’est le mystère. Mais vous pensez que les matuches sont pas pressés de rechercher un négus. Ces fumiers-là, vous les connaissez pas !

Je réponds qu’en effet j’ai des relations plus présentables.

Marrant, non, qu’on ait démarré aussi sec sur le sujet qui m’intéresse ? Je l’ai bien choisie, ma jument de service.

— Dites-moi, Florida de mes rêves, il avait peut-être des ennemis dans le secteur, non ?

— Saféglouglou, des ennemis ? Vous charriez, y avait pas meilleure pomme que la sienne.

— J’sais pas, il a dû se produire quelque chose pourtant ? Il a peut-être pris le mal du pays et il est reparti sans crier gare ?

— Ça m’étonnerait, il adorait Pantruche. Tenez, la preuve, la veille de sa mort un imprésario américain lui avait proposé un contrat pour partir à la Nève-Orléans et il voulait refuser. Pourtant, j’sais pas si vous savez, mais la Nève-Orléans, pour un musicien, c’est comme qui dirait chez Mme Arthur pour ces messieurs-dames !

Il ne répond pas illico, le valeureux San-Antonio. Ça vient de faire tilt sous son couvercle. Il songe au morceau de New York Herald Tribune. Il songe à cet étudiant amerlock qui hantait le restaurant chinois. Il songe à d’autres trucs encore, moins précis peut-être, mais troublants.

Je m’ébroue comme un chien mouillé et mes idées éclaboussent la robe de lamé.

— Dites donc, il a peut-être signé le contrat en loucedé et en ce moment il bat en Amérique, votre batteur ?

— Sait-on !

— C’est ici que l’imprésario l’a connu ?

— Oui, un soir, j’étais à la table à côté.

— Comment avez-vous su qu’il s’agissait d’un imprésario ?

— Tout de suite je m’en ai pas rendu compte vu qu’ils étaient toute une tablée d’Amerlocks.

— Il n’y avait pas un grand jeune homme roux avec des taches de son sur la bouille et des lunettes ?

Ça m’a échappé. J’ai demandé ça en poulet et la fille tique vachement.

— Comment vous savez cela ?

Conclusion, ça veut dire oui.

— J’ai un petit doigt qui n’a pas de secrets pour moi.

— Vous êtes sûr que vous êtes coiffeur ?

— Certain, même que je coupe les cheveux en quatre, c’est vous dire…

— Mon œil !

J’examine sa pupille et je constate qu’elle est jaune. Trop de cocktails et pas assez de grand air.

— Dites, vous êtes de la Rousse ou quoi ?

Pourquoi nier davantage ?

— À mes heures, oui, ma gosse.

— Quel cachottier ! Vous auriez pu le dire…

— Bon, eh bien ! maintenant, on sait où on en est. Racontez-moi un peu l’histoire de l’imprésario. Vous disiez qu’ils étaient nombreux à sa table ?

— Oui.

— Comment avez-vous su qu’il s’agissait d’un imprésario ?

— J’ai conclu, y avait qu’eux d’Américains ce soir-là. Et juste après la soirée, dans les vestiaires, Saféglouglou m’a annoncé qu’un Ricain qui avait assisté au spectacle lui proposait un pont d’or pour partir aux States. Il voulait pas en causer à Comako, son chef, mais avec moi il s’entendait bien.

— Il vous a décrit le soi-disant imprésario ?

— Non.

— Il devait le revoir ?

— L’autre devait le rappeler le lendemain à son hôtel.

— Et vous ne savez rien de plus ?

— Rien. Alors vous recherchez ce bon bougnoul ?

— Oui, mon trognon.

— J’espère qu’il lui est rien n’arrivé de fâcheux ?

Je n’ai pas le cœur de répondre. Je casque nos consommations et je les mets.

— Pour un flic, me dit Florida en guise d’adieu, vous êtes pas mal du tout.

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