Je viens de couvrir douze mètres carrés de mur sans escale, ayant assez d’autonomie de peinture dans mon pot lorsqu’un grand fracas se produit. Je me retourne et je découvre Bérurier assis dans un seau de minium.
Le Gros pousse des rugissements auprès desquels la ménagerie de Barnum ressemblerait à une volière.
Il m’a l’air dans un mauvais jour. La G.D.B. lui travaille le cuir et l’incite à la misanthropie. Béru affirme, à grand renfort d’épithètes toutes plus malsonnantes les unes que les autres, que la vie est une tartine d’excréments et que tous ses contemporains sans en excepter un seul ont des faciès de scatophages. Solfado l’aide à se remettre debout. Mon Mahousse se contorsionne afin d’examiner son fond de culotte, mais c’est là une prouesse qui lui est formellement interdite par son burlingue ministre.
Fou de rage, Béru prend le parti de tomber son bénard. Comme il porte un inoubliable calcif à longues manches, serré aux moltebocks par des fixe-chaussettes et clos sur le devant par des boutons, l’opération ne porte aucune atteinte à la pudeur. En voyant son futal neuf enrichi d’une étoile rouge grand modèle, il émet des cris épouvantables. Foiridon, qui n’est pas la patience faite homme, vient au renaud. Il affirme au Gros qu’il faut être empoté comme douze éléphants pour s’asseoir dans un seau de minium, à quoi Béru rétorque que pour laisser traîner un seau de minium en plein mitan d’une allée, il faut avoir un nid de fourmis à la place de la cervelle.
Avec son caleçon à fleurettes mauves, ses gros croquenots et son pan de chemise dépassant sa veste, il ressemble à un roi mage, le Gros. À un roi mage qui aurait l’étoile à son fond de culotte.
J’arrive au plus fort de l’émeute.
En m’apercevant, le noble visage du mastodonte se désunit. Ses traits se détendent, ses yeux s’aplatissent, sa lèvre inférieure se met à pendre comme le lot de consolation d’un eunuque et sa ressemblance avec une tête de veau partagée par le milieu est telle que, d’instinct, je cherche un brin de persil pour le lui fourrer dans les alvéoles.
— Ah ! ben ! nom de Zeus, éructe-t-il. Pinaud me l’avait bien dit, mais faut le voir pour le croire…
Je lui fais signe de la boucler et, docile, il s’abstient.
— Qui est ce type ? demande Foiridon.
— Un ami de notre patron, mens-je. C’est lui qui m’a fait entrer chez Jules-Luis Ledelin.
Foiridon s’adoucit alors et propose de l’essence pour le fond de falzar du Gros. Icelui accepte et on tâche de réparer le désastre. Au bout d’un quart d’heure d’efforts, le futal a repris figure humaine, si l’on peut dire, parlant de celui de Béru.
J’entraîne alors mon collègue à l’écart. C’est un endroit idéal pour entendre des confidences ou pour en dire.
— Quoi de neuf, Béru ?
— Je me suis occupé de ta gonzesse, fait-il.
Je traduis au fur et à mesure ce qui sort de son téléscripteur.
« S’occuper de ma gonzesse » signifie « enquêter sur la disparition de Mme Lascène ».
— Alors, Mignon ?
— Alors voilà : elle a disparu le jour où ce que sa domestique avait congé, comme un fait t’exprès. Elle est partie de chez elle le tantôt, sa concierge l’a vue passer. Elle avait pas de bagage, rien.
— C’est tout ce que tu sais ?
— Oui.
— Et tu viens me casser les nougats avec ça ! J’avais pourtant bien précisé à Pinaud que tu ne devais rappliquer ici qu’en cas d’urgence.
Le Gros hausse les épaules et réintègre son pantalon.
— Je vais te dire. Il m’a raconté que tu t’étais déguisé en nègre et j’ai voulu voir ça.
— La curiosité est toujours punie, certifié-je. Maintenant file. Demain tu poursuis ton enquête, j’ai idée qu’avec ta foire d’hier tu as manqué de nerf aujourd’hui. Tu diras à Pinaud de recommencer demain matin sa tournée des consignes, O.K. ?
— O.K.
Le Gros se dirige vers la sortie. En tournant le coin de la maison il accroche une échelle. Celle-ci glisse le long du mur. Béru veut la retenir et la maintient, mais le seau de peinture blanche qui se trouvait accroché à l’extrémité choit et il le reçoit sur la bouille. Si j’ai l’air d’un nègre, mon compère, par contre, a l’air d’un pierrot. Il est intégralement blanc ; blanc comme il ne l’a jamais été, blanc comme il ne le sera plus. Blanc comme le sommet de l’Everest.
C’est du spectacle exceptionnel. Du Laurel et Hardy de la bonne année ! Mack Sennett est enfoncé ! Chaplin a l’air d’un ordonnateur des pompes funèbres à côté de Béru.
Il étouffe. Il a du Ripolin plein les naseaux, plein les châsses et plein les portugaises.
Comme, sur ces entrefaites, la chignole ricaine des Wetson radine, je le drive vers la porte latérale et lui ordonne d’aller se faire déblanchir chez un teinturier.
Le moment culminant de mon astuce arrive. C’est maintenant que la minute de vérité va avoir lieu. La famille Wetson va me voir, et je vais voir (de près) la famille Wetson.
Du haut de mon échelle triangulaire et tout en roulant ma peau de mouton, je surveille les arrivants.
Apparemment ce sont des gens bien. Américains, certes, mais pas mal tout de même.
Le dabe a les cheveux gris, une cicatrice à la joue, des yeux très clairs. Il porte un complet sombre et un imper de nylon beige. La mère est une dame de quarante-cinq piges environ, habillée de sombre aussi, avec un manteau à col de fourrure. Le fils joue les grands dadais studieux. Un futal de velours l’allonge encore. Il a un pull et un blouson. Ses lunettes lui font un regard étonné et attentif.
Je dois avouer en toute sincérité qu’aucun des trois n’a l’air d’un meurtrier. Je ne vois pas du tout ces bonnes gens en train de trucider un nègre ou un Chinois et de lui découper le chapeau de lampe avec des ciseaux de brodeuse.
Pas plus que Cynthia, papa, maman et grand garçon Wetson n’ont des faces de criminels. Le daron ne doit songer qu’à son turbin du Shape, la daronne qu’à ses apple-pies, le fiston qu’à ses cours, Cynthia qu’à son soubassement.
Mes collègues saluent les arrivants d’un tonitruant « m’sieurs-dames » auquel les Wetson répondent par d’aimables « Hello ».
Ils m’aperçoivent et ne réagissent pas. Ils n’ont même pas l’air surpris.
Ils me font « Hello » à moi aussi. Et je leur lance un « Hello » ailé du haut de mes échelons. Mes chefs m’avaient toujours prédit que j’occuperais une situation élevée. C’est maintenant chose faite.
Croyez-moi si vous voulez, mais le doute aux ongles griffus commence à me déchirer la conscience. Je me dis : « San-A.
Et si tout ça n’était qu’une monstrueuse erreur ? Qu’un Himalaya de coïncidences ? »
L’expérience m’a enseigné bien des choses, entre autres qu’il faut se défier des apparences. Ne pas toujours croire ce qu’on voit. Saint Thomas était une pauvre cloche, moi je vous le dis.
— Il est six plombes ! annonce Foiridon, on arrête pour aujourd’hui.
Je rentre à la cambuse pour me décrasser. Seulement j’ai oublié que je suis nègre. Et comme je n’ai pas prévenu m’man, elle a un drôle de coup de sang, la pauvrette, en voyant débarquer ce grand négus dans son pavillon. Mais la voix du sang, croyez-moi, c’est quelque chose.
Je n’ai pas fait trois pas que son doux visage s’éclaire.
— Antoine, mon chéri, en voilà un déguisement.
Je lui invente une histoire qu’elle écoute à peine et je grimpe dans la salle de bains pour faire toilette. Tout à l’heure j’ai séance de nuit à la chambre (à celle de Cynthia) et il faut que je sois présentable.
Comme j’arrive au premier, je me trouve nez à nez avec Adèle. Tiens ! je l’avais oubliée, celle-là. Bien qu’elle soit plus mi-raude qu’une motte de beurre, elle me voit et l’épouvante la fait trébucher. Elle tombe à genoux et me supplie de l’épargner, elle me dit qu’elle a des bonnes œuvres, un chanoine, un chat noir, des pauvres méritants, une vie exemplaire, un abonnement au Pèlerin. Elle lit La Croix. Elle va à Lourdes tous les cinq ans ! C’est elle qui prépare la chapelle de la Vierge pour le mois de Marie, pour la semaine des marris, pour le jour des maris, pour l’heure des mariés. Elle dit onze chapelets par jour, sa piété est telle qu’elle ne consomme, le vendredi, que de la cuisine cuite au bain Marie et elle a un scapulaire avec une relique de sainte Simone de Beauvoir provenant de la cathédrale de Sartre.
À bout d’arguments elle entonne un pater.
— Allons, Adèle, murmuré-je. Lève-toi et marche. Ce n’est que moi.
Elle reconnaît ma voix, elle se dresse. Elle m’examine, me hume, me touche, me devine, me pressent, me subodore, m’envisage, me détecte, me reconnaît, m’admet.
— C’est… c’est toi !
— Oui, cousine !
— Tu t’es déguisé ?
— En négatif, Adèle.
— Seigneur Jésus, j’ai cru que tu étais un bandit.
— En général les bandits ne sont pas noirs, Adèle.
Là-dessus je vais me laver.
Vachement efficace, la drogue de Poilancatre. J’ai beau m’oindre, me frotter, la couleur ne part pas. C’est du bon teint. Ma parole, je commence à avoir les foies !
Vous ne voyez pas, mes mecs, que je reste toujours ainsi ? Du coup il faudrait que je change de vie… Je devrais aller au Congo et y attendre mon tour pour être chef du gouvernement (location ouverte six mois à l’avance).
Mais faisons confiance à la science.
Accommodons notre personne au goût du jour, c’est-à-dire à celui de la belle Cynthia.
Je mets une chemise blanche, un complet sombre, un peu défraîchi pour rester dans ma situation de peintre en bâtiment, et je me noue une cravate bleue qui, si elle était verte, représenterait l’espérance.
Nouveau repas en compagnie d’Adèle.
— C’est ridicule de se déguiser ainsi, affirme-t-elle en piochant son potage avec sa fourchette, car elle a pris le vermicelle de Félicie pour de la choucroute.
« Et si tu veux le fond de ma pensée, Antoine…
J’ai le vertige par avance. Je titube au bord du gouffre !
— Si tu veux le fond de ma pensée, c’est un peu sacrilège.
— Ah oui !
— Le Seigneur, dans sa grande bonté, t’a doté d’une peau blanche, tu n’as pas le droit de la noircir même en plaisantant.
— Parce que tu trouves que c’est un cadeau, une peau blanche ? Tu estimes que le Seigneur a distribué les couleurs de peau comme on distribue les grades dans l’armée ?
M’man me téléphone un regard suppliant, dont, à ma grande honte, je ne tiens pas compte.
Adèle ne répond pas tout de suite because elle a un nid de vermicelle dans la gargante.
J’en profite pour la doubler au sprint.
— Vois-tu, Adèle, les gens comme toi ne pensent pas assez que Jésus est né juif. Tu vas me dire que pour racheter l’humanité c’était nécessaire ?
Elle est groggy, l’Adèle. Tout en suffoquant, elle récite des exorcismes. Mon petit doigt me chuchote qu’elle va écourter son séjour ici. À son âge on n’a plus envie de se damner.
Elle ne parle plus de tout le repas et, au dessert, son émotion ne l’a pas quittée, et sa vue ne s’est pas améliorée puisqu’elle essaie de crever une moitié d’abricot avec un morceau de pain, l’ayant prise pour un jaune d’œuf.
C’est au café que le bigophone entonne « Décrochez-moi ça ». Paroles des usagers sur une musique des Transmissions.
Je vais répondre. La voix du Gâteux est blottie dans la passoire d’ébonite comme un oiseau déplumé dans son nid.
— Ah ! San-A. ! J’ai de la veine de te trouver ; j’avais peur que tu ne fusses pas chez toi. Cela m’aurait contrarié vu que j’ai des choses de la plus haute gravité à te causer.
— Eh bien, cause-les-moi, valeureuse relique.
— Ça y est ! annonce-t-il.
— Qu’est-ce qui y est ? petit camarade vétuste ?
— J’ai trouvé « ma » tête.
Il me faut un morceau de seconde pour piger. C’est le côté possessif de l’annonce qui me déroute. Je sais bien que Pinaud n’a pas toujours toute sa tête à lui, mais comme il ne s’en rend pas compte, il ne saurait constater qu’il la retrouve. Vous suivez ce double saut périlleux de ma pensée ? Comme quoi, les gars, le zigoto qui a écrit dans je ne sais plus quel dictionnaire : « La pensée de San-Antonio, c’est du diamant à l’état pur » ne se mouillait pas tellement.
— À la consigne de la gare Montparnasse, poursuit la ruine. Tu veux venir voir où si je la porte chez toi !
Je ne peux m’empêcher d’envisager les réactions d’Adèle si Pinuche radinait, tenant ce modeste présent sous le bras.
— J’arrive. C’est une tête de quoi ? De nègre, de Chinois, de… ?
Une tête de femme, assure l’usagé.
Tiens ! le criminel varie les plaisirs.
— Et elle est quoi, cette dame : de race noire, jaune, ou… ?
— Blanche, fait Pinuche.
Je raccroche, un peu surpris sur les pourtours.
D’ordinaire, lorsqu’un fou meurtrier commet une série d’assassinats, il choisit une même catégorie de victimes. Dans le cas présent je pensais qu’il s’agissait de gens de couleur…
Je réfléchis un brin.
— Ton café refroidit, mon grand, me lance Félicie depuis la salle à bouffer.
— Un instant, j’arrive.
Je me fais le numéro du Vioque. Je vous parie un cornet à piston contre un cornet de frites qu’il est encore au bureau et, effectivement, c’est, comme dit parfois le savoureux Béru, « sa voix qui décroche ».
— J’écoute…
— San-Antonio, monsieur le directeur.
— Fort bien, qu’il régencise. Qu’allez-vous m’apprendre ?
Je lui apprends ce que j’ai à lui apprendre et il toussote pour montrer son intérêt.
— Donc, notre meurtrier s’attaque au beau sexe ?
— Il paraît. Je voudrais vous demander votre aide, monsieur le directeur. Voici : cette nouvelle tête a été déposée dans la journée d’aujourd’hui, puisque Pinaud avait visité les consignes ce matin. Or trois membres de la famille Wetson sont sortis : le père, la mère, le fils.
« Je sais qu’il est tard, mais il faut absolument que vous déclenchiez le dispositif spécial afin que nous ayons l’emploi du temps de chacune de ces trois personnes dans le plus bref délai…
Je me rends compte que je viens de parler avec un peu trop d’autorité et que j’ai l’air de dicter des ordres à mon supérieur, ce qui est un comble (comme disait Mansart) ; aussi m’empressé-je de corriger cette fâcheuse impression :
— Je pense que c’est votre avis, monsieur le directeur ?
C’est l’avis de M. le directeur. Il va prendre les mesures nécessaires ; ç’aurait fait un bon tailleur !
Je lui dis que je rappellerai plus tard et je vais boire mon café. Adèle est en train d’expliquer qu’elle met de la chicorée Leroux dans le sien, ce qui part d’un bon naturel. Moi, je pars d’un bond naturel[10].
Il ne me faut pas plus de douze minutes pour rallier la gare Montparno à mon panache blanc. Je me rends, sans condition, au commissariat de la gare et j’y découvre le Témoignage d’un autre siècle en train de taper la belote (sans atout tout atout formule papoue) avec trois gardiens de la paix.
— Alors, on ne s’en fait pas ! fais-je.
Le Vénérable transpire à grosses gouttes car il perd. Et il perd vraisemblablement de l’argent qu’il n’a pas.
— Je suis en nage, fait-il.
— En âge de ne plus réaliser que tu tiens un carré de valetons dans les pognes !
Il se gratte la farine oculaire et constate, fort paisiblement car il jouit d’un self-control remarquable :
— C’est ma foi vrai.
— Lorsque tu auras terminé ce tournoi, Vieillard, consentiras-tu à me présenter à la dame de la consigne ?
Pinaud soupire comme un cœur n’ayant pas tout ce qu’il désire et, en ahanant, me conduit dans une petite pièce attenante à la salle des archers. Là, sous une serviette et sur un assez récent numéro de l’Aurore (on a de bonnes lectures dans la Rousse) gît la tête d’une femme blonde. Son visage supplicié est convulsé par la souffrance et la peur. Rappelez-vous que cette souris a dû la sentir passer avant de se laisser diviser en (au moins) deux parties.
Sa bouche est entrouverte sur une dernière grimace d’agonie. Ses yeux mi-clos expriment encore je ne sais quelle stupeur abominable.
— Elle a dû être bien, remarque Pinuchet en se roulant trois brins de tabac dans deux feuilles de Job gommé. Il parle de la défunte comme il ferait d’une quinquagénaire appétissante. La mort des autres ne l’épouvante pas. Depuis qu’il exerce sa coupable industrie, il lui est passé tellement de viande froide dans les mains !
— C’est curieux, murmuré-je.
— Quoi ?
— J’ai l’impression d’avoir déjà vu ce visage, pas toi ?
Il lèche les bords pantelants de son déjà-mégot, considère le triste débris et secoue la tête.
— Moi, jamais.
— Lorsque tu as visité les consignes de Montparnasse ce matin, quelle heure était-il ?
— Vers les onze heures…
— Et tu l’as découverte à… ?
— Huit heures. Je finissais par cette gare parce que c’est la plus près de chez moi. Ce soir on a des amis qui viennent prendre le café. Les Blanbecs, j’ai dû t’en causer. Lui il travaille à l’arsenal. Sa femme a été opérée le mois dernier de la vésicule…
— J’y suis ! tonitrué-je.
— Ah ! triomphe le Prolongé, tu te souviens d’eux ? Des gens charmants. Ils ont un fils qui fait des études à Alfort…
— Mais non, truffe ! Je veux dire : je sais qui est cette femme !
— Sans rire !
— Mme Lascène.
Mme Lascène ! Pourquoi ai-je ressenti un choc, lorsque l’interminable m’a téléphoné ? Ce bon vieux sixième sens (qui ne vaut pas les autres mais qui rend bien des services aux poulets de mon acabit) a joué son rôle effacé une fois encore. Dans mon subconscient où l’on ne chôme pas, la vérité a pris forme. Le soleil ne se couche jamais sur mon état second, comme disait Charles Quint.
— Mme Laloire, bavoche le Pinaud occulte, qui c’est ça ?
— Pas Laloire, Lascène…
— C’est pas la personne sur laquelle t’as mis Béru ce matin ?
— Si j’avais mis Béru dessus, murmuré-je, elle serait morte étouffée et non décapitée ! Mais tu as raison, c’est bien la femme que le Gros avait mission de retrouver.
— Eh ben ! En voilà déjà un bout, fait avec une satisfaction évidente le Préhistorique.
— Tu n’as pas trouvé d’indices ?
— Ballepeau, elle était posée comme ça dans le casier…
— Ce casier va devenir un casier judiciaire, énoncé-je, histoire de ne pas laisser rouiller mon usine à jeux de mots.
À mon avis, l’absorption rapide d’un double scotch s’impose.
Contempler une tête de dame après avoir pris un repas en face de cousine Adèle, c’est là une performance.
— Que fais-je de ma macabre découverte ? demande Pinaud qui se nourrit de littérature journalistique.
— Direction le labo !
Je le quitte pour aller écluser quelques centilitres d’alcool à l’Épi-Club. Il y a déjà un beau-monde fou. Sophie Alsace, la célèbre vamp de l’écran que tous les producteurs se disputent (c’est une vamp aux enchères) ; Anomali, l’armateur (celui qui a acheté la flotte de guerre allemande pour en faire des bateaux-lavoirs) ; Luce Tukruh (la femme du fameux planteur de macaroni, celle qui ne se baigne que dans des rivières de diamants) ; et enfin Alonzo Trocadéro Iparez Consimar, le diplomate sud-américain qui fit tant parler de lui en proposant de rendre le braille obligatoire pour les électeurs.
L’atmosphère commence à se créer. Dommage que je sois en plein turbin.
J’avale ce que je suis venu avaler et j’achète à la dame du vestiaire pour un prix raisonnable le droit de téléphoner.
C’est naturlich le Vieux que je sonne.
Il est tout exultant.
— Mon cher, qu’il dit, le Crâne-lisse[11] ; mon cher, j’avais raison en vous recommandant de ne rien brusquer chez les Wetson. J’ai déjà leur emploi du temps de l’après-midi. Ils se sont rendus tous les trois à une réception à l’ambassade américaine. Ils n’en ont pas bougé, mon ami, le général Hans Navemmarsch est formel sur ce point. Je n’ai même pas eu besoin de mettre des hommes sur la piste…
Coup dur pour le gars San-A., qui était rigoureusement certain de dénicher l’abominable meurtrier dans la propriété de Saint-Germain-en-Laye.
Le Vieux exprime tout haut ce que je pense.
— Car, n’est-ce pas, mon bon, cette tête ayant fatalement été déposée dans l’après-midi, et les Wetson s’étant trouvés dans l’impossibilité de…
Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire, Boss !
Le Vieux, son vice, c’est le vocabulaire. Des mots. Des phrases. Des verbes choisis avec des compliments directs ciselés à la main… Il se rince la bouche à l’adjectif surchoix et se brosse les dents au subjonctif.
Quand il s’est bien gargarisé, il reprend souffle et ce petit futé de San-A., tout comme un marchand de radis, lui place sa botte secrète :
— À propos, monsieur le directeur, la tête de femme découverte par Pinaud est celle de Mme Lascène !
L’effet obtenu dépasse mes espérances. On lui verserait de l’huile bouillante dans les entonnoirs à couennerie que ça ne le ferait pas sursauter plus fort.
— Comment ! Hein ! Quoi ! Vous dites ! C’est fantastique ! Je… Ah ! Oh ! Uh ! Ih ! Eh ! I grec !
Où sont-elles les belles phrases bien balancées ! L’émotion le fait bafouiller, onomatoper, poindexclamater.
J’attends que son râtelier Empire soit dévissé. Puis je susurre :
— Je poursuis mon enquête, monsieur le directeur. Et je continuerai de vous tenir au courant.