CHAPITRE VII La tête à côté des épaules

Maintenant, mes bons amigos, le temps est venu de retourner à Saint-Germain pour retrouver ma rousse conquête. Je m’offre un deuxième scotch au bar et une nuée ardente de jolies starlettes me criblent d’œillades friponnes. La glace du bar me renseigne. J’ai la peau chocolat et c’est ce détail qui leur chanstique la moelle épinière. Il y a entre autres une petite actrice italienne qui me botte autant que la géographie de son pays. Je m’offrirais bien une crise de star latine, comme disait l’autre[12], mais j’ai d’autres chats à fouetter et à apprivoiser.

La petite Cynthia est le genre de femme qu’il faut prendre plusieurs fois par jour, de préférence avant les repas.

Minuit moins dix carillonne à l’église voisine lorsque je fais mon entrée dans la rue du Professeur-Jean-Néfaidotre) célèbre chimiste français qui améliora la suspension de la règle de trois en la dotant d’amortisseurs à bain d’huile et qui dessina le prototype du philodendron).

Je moule ma M.G. à quelque distance du pavillon et j’inspecte le quartier. Celui-ci est plus silencieux qu’une bicyclette montée sur pneus ballons et conduite par un fantôme. Plus de lumières. On pionce tôt dans les banlieues bourgeoises. La carrée des Wetson paraît presque inhabitée.

Pourtant, en la contournant, j’avise une lumière au premier étage (en anglais : the first floor). Je vous parie ceci contre cela que la môme Cynthia piaffe en attendant son Othello-bidon.

Pas d’impatience, poulette, la police montée (et bien montée) arrive. Y en aura pour tout le monde. Les premières arrivées seront les premières servies. Prière de fournir son polochon. La maison n’accepte pas les réclamations. Les foulures (et surtout les luxures) sont à la charge de la partie prenante !

Je trouve ouverte la porte dérobée. Je grimpe l’escalier ; ce qui est, comme chacun le sait, le meilleur moment de l’amour.

Je perçois un ronflement qui ferait pâlir de jalousie un pilote d’essai. Dans la strass un dormeur rêve qu’il remporte les 24 Heures du Mans en superchampion.

Je me hasarde à pas précautionneux. J’ai amené avec moi mon ami Tu-Tues, un vieux camarade à six coups, crosse de nacre et canon chromé. Avec ça on peut sortir sans flanelle : il vous tient chaud partout. Une dragée sortie de ce magasin et vous voilà endormi jusqu’au jugement dernier.

Pour le soir on ne fait pas mieux.

Une porte entrouverte laisse échapper un rai de lumière.

Je la pousse. Ô ma Doué !

Cynthia m’attend. Et pour ce faire elle s’est mise à son aise. Elle n’a, pour tout vêtement, que le numéro de Life qu’elle est en train de lire. La photo qui s’étale sur la couverture ne suffit pas à voiler ce que cette fille a de plus beau après son prénom.

Elle lève la tête. D’un geste plein de grâce elle pose son doigt sur ses lèvres.

Le gars Mézigue relourde doucement et assure la targette. Je m’arrête, devant cette magnifique créature, comme un môme affamé devant une tarte à la crème.

Faut le voir pour y croire. Pas besoin de pelle à gâteau quand on veut s’en payer une tranche !

Dans un éclair, j’entrevois le programme. Va falloir que je donne ma représentation de gala : la canne à lancer à moulinet automatique (ça ne revient pas cher et ça plaît toujours) ; ensuite le boy-scout farceur (brevet Jean Bory) ; la force de frappe baladeuse et, pour terminer, le tourniquet enchanté. Qu’en pensez-vous, mesdames ? N’est-ce point là un spectacle tout à fait exceptionnel ? Bon, je vois que vous êtes d’accord !

Je pose ma veste ainsi que l’autre pièce vestimentaire qui en fait un costume et je donne un aperçu de mes dons. Les soirées de mes dons, vous en avez entendu causer, non ?

Nous n’avons pas échangé un mot. À quoi bon ? Il est des situations qui parlent toutes seules. Il suffit de tourner sept fois sa langue dans la bouche adverse pour s’en convaincre.

Nous nous activons avec une sorte de fureur silencieuse depuis une paire de minutes, lorsqu’il se produit quelque chose. Je subis un éblouissement très intense qui me rend aveugle. L’éblouissement se répète une fois, deux fois, ponctué par un léger cliquetis.

Je me prends à part et je me dis : « Mon petit San-Antonio, où tu débouches sur le septième ciel, ou tu fais de la tension ».

Je me dresse sur un coude. J’ai les rétines complètement vasouillardes. Un plomb a dû sauter dans ma caberluche.

Tout est couleur de feu, tout est trouble. Quand vous venez de mater le soleil dans les yeux ça vous fait ça, surtout si vous n’êtes pas un aigle !

Il me semble confusément distinguer un mouvement à travers ce brouillard. Ça vient de l’embrasure de la croisée. Oui, c’est l’embrasure qui m’embrase au moment où j’embrassais Cynthia.

Une masse opaque m’arrive droit dessus.

Et ta tagadagada tsoin tsoin ! Avant que le valeureux San-Antonio ait eu le temps de réagir, il prend un ouragan dans les mandibules. Tout se disjoint, tout explose, tout s’éteint.

À peine ai-je le temps de me dire, car ma pensée va plus vite que la lumière, étant beaucoup plus brillante : « T’aurais dû apprendre par cœur la date d’aujourd’hui, Tonio, car c’est sûrement celle de ta mort ».

Et Tonio s’absente.

Croisière dans les limbes, les gars. Avec escale au pays du cirage noir, détour par la fabrique de tunnels et excursion organisée dans l’inconscience à bord des véhicules de la maison Néant.

À mon tour, j’ai la tête à côté des épaules. Je vais faire comme le gars que j’ai vu sur un vitrail et qui se baguenaudait avec sa tronche sous le bras en guise de ballon de rugby.

Et puis c’est le silence interplanétaire.


Je reviens à moi en plusieurs épisodes.

J’éprouve : primo l’impression qu’on me balade dans une bagnole. Celle-ci doit être confortable, car j’y suis allongé sans décrire un 8.

Deuxio, une sensation de touffeur âcre. Des relents d’huile s’insinuent dans mes prises d’air. À cet instant je dois grommeler quelque chose, ou peut-être pousser un gémissement car j’ai droit à un nouveau coup de ronfionfion sur la coiffe et je me remets aux abonnés absents.

J’ignore combien de temps dure ce second « trou ». J’ai l’impression de jouer à cervelle-golf. Par trous successifs j’accomplis le parcours qui mène au néant.

Cette fois je refais surface avec précaution. Je me trouve dans une position très incommode et très surprenante. Je vais essayer de vous la décrire.

On m’a placé à genoux, avec les bras attachés derrière le dos. On a glissé une barre de fer entre mes bras et mon dos. On a placé chaque extrémité de celle-ci dans la fourche supérieure d’un chevalet servant à scier du bois, ce qui fait que je me trouve agenouillé, ai-je dit, mais avec le buste incliné en avant. À terre, il y a trois mauvaises photographies. Il s’agit d’épreuves pas très nettes comme on en obtient avec des appareils à développement instantané.

Ces images me sont destinées. Elles me représentent en train d’honorer Cynthia de mes intentions. Ça fait photos vendues à la sauvette par les gars de Pigalle. Elles me permettent de mesurer deux choses (la troisième je n’en parlerai pas) : premièrement la beauté de Cynthia ; deuxièmement l’inesthétisme de certaines attitudes en certaines circonstances.

Il y a un vrombissement dans ma boîte. Des étincelles pétillent encore dans mes yeux. J’essaie de tourner la tête et j’aperçois un homme, vêtu d’une combinaison d’aviateur et coiffé d’une cagoule noire.

Il se livre à une opération qui me fait froid, non seulement dans le dos, mais aussi dans le cervelet, la nuque, les ris de veau, les jarrets et les tendons d’Achille (Zavatta de son nom de famille, et même de grande famille puisqu’il s’agit de celle du cirque).

L’homme cagoulé est en train d’affûter la lame courbe d’un cimeterre. Le cimeterre marin dont causait Valéry. Ce cimeterre-là va m’expédier au cimetière en deux temps et pas un mouvement. Il l’aiguise sur une vraie meule. Une meule électrique, siouplaît, ce qui m’inciterait à penser que nous sommes dans un atelier.

Je pense très fort à cette belle tête san-antoniesque que tant de dames tinrent dans leurs bras. À cette tête qui riait, qui pensait, qui disait des choses surprenantes…

Demain, le gars Pinuche va la trouver dans un casier de consigne et il prendra une syncope. Ce sera ma dernière farce. Mon ultime.

J’essaie de bander mes muscles pour me défaire de mes entraves, impossible ! Je suis très énergiquement ficelé.

Le bruit acide de la lame sur la meule me cisaille les nerfs. Et tout à coup je pense que ce type qui prépare ma décapitation avec tant de minutie ne veut ma mort que parce que je suis — du moins le croit-il — nègre.

— Dites donc, boss, fais-je en assurant ma voix (je l’assure tous risques, c’est plus prudent). Je pense qu’il y a maldonne.

L’autre ne répond pas. Mes tifs se mettent tout droits sur ma rotonde. L’horreur a un sale goût de lendemain de bringue pas balayé. Mon battant fait du zèle, il cogne, cogne, pendant qu’il peut encore s’offrir sa petite gymnastique.

Mon tortionnaire la ferme hermétiquement (c’est ce qui s’appelle jouer à bourreau fermé) à moins qu’il n’entrave pas le françouse. Mon anglais étant de l’espèce cours-du-soir-négligés, je me vois mal parti (et encore plus mal arrivé). Il va raccourcir l’athlétique San-A. À partir de maintenant, mesdames, vous pourrez vous le payer par mensualités. C’est comme les bibliothèques à éléments, on pourra m’acquérir par morceaux.

— I say, boss… I am not negro…

Je ne sais pas si c’est de l’anglais très pur, mais je peux vous assurer que je ne le chuchote pas. J’ai le courage de mes défaillances linguistiques. Je le hurle.

— I am not negro ! Not negro !

Ma voix s’enfle, vibre, fait trembler des objets métalliques. Sapristi ! nous sommes dans une cathédrale ou quoi ?

J’essaie de tourner davantage la tête, mais les choses ambiantes se perdent dans une ombre coriace. Seule, une lampe munie d’un abat-jour de métal, répand sur l’aiguiseur et moi-même une clarté de veillée funèbre.

Il ne marche pas, l’aiguiseur, comme il y a toujours des exceptions pour confirmer les règles.

Il coupe le contact de sa meule. Celle-ci s’arrête. L’homme à la cagoule promène alors l’extrémité de son pouce sur le tranchant de la lame. Ça doit être O.K. M’est avis que je ne vais pas la sentir passer !

Je voudrais avoir la force de renverser des murs, la force de tordre le fer…

— Stop ! No, sir ! I am policeman ! Police !

Je hurle : POLICE POLIIIICE !

Je ne vois plus que les deux jambes du gars, immobiles, le long de mon corps. Je devine ses gestes. Il a dû lever le cimeterre, il vise mon cou. Il va frapper et ma tronche de pin-up va rouler dans la poussière. S’il y a des gars qui pensent vraiment à la mort de Louis XVI, je peux vous dire que c’est bien moi en ce moment. Pauvre Loulou ! Et dire qu’on le prend pour un ballot dans les manuels d’histoire ! Pour un roi, il avait une drôle de façon de se découvrir que je trouve pleine de modestie.

J’attends, fou d’appréhension. Je suis au bout de l’horreur. Quel nave, ce San-A. J’ai trop tenté le sort. Quelle idée aussi de se déguiser en bougnoul ! Ça t’apprendra, gros malin. Bien fait pour tes pieds. Ou plutôt pour ta hure ! Comme la vie est mal foutue ! Dire qu’il y a une Suédoise qui a donné une fortune pour se faire raccourcir de cinq malheureux centimètres ! Moi on va me raccourcir de beaucoup plus et je renaude.

— Police ! I am policeman. Chief inspector ! M… faites pas le c…, quoi !

J’entrevois dans un nuage de sang le doux visage de Félicie. Brave mother ! Seule avec Adèle devant son écran de télé !

Adieu, ma brave vieille ! Adieu, cher vieux Pinaud ; adieu, mon Béru, brave comme un épagneul breton et stupide comme un danois moucheté.

Mais le heurt ne vient pas. Il déguste, le frangin. C’est un vicelard. La cagoule, déjà c’est un signe ! Et je ne parle pas de ces photographies à la graisse de cheval mécanique ! Je suis dans les mains d’un dingue sanguinaire !

— Qu’est-ce que tu attends, eh ! patate ? m’insurgé-je.

Classe à la fin. Le suspense, je veux bien que ça soit le gris Hitch qui me le serve, mais j’ai la prétention de choisir mes fournisseurs.

— Eh ben, vas-y, cagoulard !

Le choc ne vient pas.

— Vous êtes chef inspecteur ? me demande le zig.

Dire que je me défonçais le bulbe pour lui débiter de l’anglais et qu’il parle français avec un peu d’accent !

Son timbre est grave, feutré par l’étoffe de la cagoule.

— Commissaire principal aux services spéciaux, mon vieux.

— Mais votre color ?

— Vous inquiétez pas pour ma couleur. C’est une ruse. Nous avons découvert vos meurtres, seulement il nous fallait une preuve, alors je me suis fait teindre…

— Vous dites faux !

— Parole ! Tenez, j’ai dans le nez des boulettes de cire pour me l’élargir. Vous pouvez constater.

Il le fait. J’ai envie d’éternuer en sentant des doigts étrangers me farfouiller dans mes fosses nasales. Mon cœur se calme un chouïa. Je ne suis pas sorti de l’auberge, il s’en faut, mais je n’ai pas non plus ma physionomie avenante dans la poussière et c’est l’essentiel pour l’instant.

Il déniche (ou plutôt dénaze) les boulettes de cire. Ensuite, je le sens qui me prend une main pour l’examiner. Je comprends ce qu’il fait : il regarde mes ongles afin de voir si les lunules en sont jaunes (ce qui est le cas des gens de race noire, même ceux qui sont sur le point de « franchir la ligne »). Comme les miennes sont blanches, il a ainsi la preuve de ce que j’avance. Il ne me reste plus qu’à lui fournir la dernière et la meilleure, maintenant qu’il sait que je ne suis pas un vrai Noir.

— Regardez ma carte de police. Elle est dans ma poche arrière.

Docile, le roi du coupe-cigare. Il fait tout ce qu’on lui demande avec une bonne volonté désarmante.

Il étudie ma carte et grommelle : « O.K. ».

C’est bon cygne, non ? comme disait Donald.

— Je vois, murmure-t-il.

Maintenant il considère le nouvel aspect du problème.

— Je ne couperai pas la tête, fait-il enfin.

Le brave homme ! S’il voulait bien me délier et ôter son masque, je l’embrasserais… avant de lui filer ma décoction-maison.

Seulement il ne paraît pas vouloir accomplir les deux opérations souhaitées. Il réfléchit.

— Puisque que vous êtes policier et que vous savez, je vais faire disparaître vous…

— Vous êtes trop bon, ne vous donnez pas cette peine. Si vous vouliez bien me détacher je disparaîtrais tout seul.

Il ricane.

— Non, je préfère.

— Vous savez, ça ne changera rien à la fin de l’histoire. Toute la police française est au courant de vos agissements. Si je ne reparais pas d’ici deux heures, immédiatement on procédera à votre arrestation…

— No, because…

Il se reprend.

— Non, parce que votre disparition ne laissera pas de preuves.

C’est la grande douche écossaise avec cet Américain. Ses aïeux doivent être d’Édimbourg, c’est pas possible autrement.

— Je ferai de vous, comme avec les corps des autres vrais coloured men, mais sans sectionner le tête.

— Trop aimable.

Autrement dit, il me permet de mourir entier. C’est une extrêmement faible consolation, admettez !

Il ôte les extrémités de la barre de fer des chevalets. Je m’écroule sur le flanc.

— Soyez raisonnable, mon vieux. Si vous me tuez, vous passerez à la guillotine. À vous aussi on tranchera la tête. Tandis que si je vis je vous ferai enfermer dans un asile d’où vous sortirez un jour ou l’autre…

Je sais bien qu’en fait de promesse ça ne vaut pas celle d’un circuit touristique à Honolulu, mais franchement je ne peux pas faire mieux.

L’autre ne répond même pas. Il va actionner une manette commandant un vache circuit électrique et c’est absolument bouleversant. Nous nous trouvons dans un hall gigantesque, au milieu duquel s’élève un édifice de fonte et d’acier semblable à une tour, et dont je ne détermine pas l’usage.

Dans ce hall on a entreposé une armada de véhicules et de matériel en mauvais état. C’est un amoncellement de bagnoles ricaines, de voitures de guerre et de carcasses d’avions. Un vrai cauchemar moderne. Je pige vaguement que c’est là l’antre régi par Wetson. Le centre de récupération métallurgique des troupes U.S.A. basées en France.

J’ai lu un reportage là-dessus il n’y a pas tellement longtemps dans un canard.

L’homme à la cagoule s’approche de ce que je prenais pour une tour de métal. Il abaisse un levier. Aussitôt un bruit feutré de machinerie docile se fait entendre. La tour s’élève lentement, comme si elle était un ascenseur. Sous elle, il y a une plateforme d’acier, toute luisante. Les détails du reportage me reviennent au citron et je pige tout. Mais un peu de technique pour vous faire comprendre à vous qui avez de la terrine-du-chef dans le crâne et autant de vivacité d’esprit qu’une percerette à main. Pour liquider le matériel hors d’usage, les services de récupération l’emboutissent au moyen de cette formidable presse. Lorsqu’elle est passée à ce presse-purée, une Cadillac gros modèle tiendrait dans une trousse à couture. Vous mordez ? D’ailleurs il existe un sculpteur fameux qui utilise la bagnole-pressée pour faire des œuvres d’art.

Le cagoulard choisit une tire tout ce qu’il y a d’endolorie. Il lui manque tout l’avant, une partie du côté gauche et un bout d’arrière. Il pousse le véhicule (du moins ce qu’il en reste) sous la presse, à l’aide d’une petite grue roulante. Après quoi il remet la grue en place et s’approche de moi.

Je pige tout. Brusquement je me dis que la mort précédente, celle par décollation, était une plaisanterie pour noces et banquets à côté de celle qu’il me réserve.

On ne risquait pas de découvrir les corps de ses victimes. Il les écrase à l’intérieur de ces vieilles bagnoles. Les cadavres sont anéantis, incorporés à la ferraille, épongés par les carcasses des bagnoles. Le crime parfait. Si ce fou sadique n’avait pas la marotte de leur couper la tête et de confier ces affreux trophées à des consignes de gare, il serait assuré de l’impunité.

Comme disait le confesseur italien à qui on racontait l’histoire du chat dans un tuyau de poêle : « Grave peceato, ma qué bella invenzione ! »

Le dingue me chope par les jambes et me traîne jusqu’à l’auto. Un qui prouve le bon fonctionnement de ses cordes vocales, c’est le distingué commissaire San-Antonio, mes biches ! À côté de mon organe, celui de Caruso ressemblait à celui d’un aphone en train de confier un secret.

Ma voix résonne si je ne raisonne plus. Mais l’endroit est désert. Aucune trompe d’Eustache ne peut percevoir mes modulations de fréquence.

Le zig à la cagoule me redresse un peu et me pousse à l’intérieur de l’auto démantelée.

Je me cogne la calbombe contre un accoudoir.

— Eh ! minute ! siréné-je.

San-Antonio déguisé en sous-main, c’est impensable ! Moi qui n’aime déjà pas les crêpes, moi qui déteste les soles, moi qui ai la phobie de tout ce qui est plat, depuis la limande jusqu’aux émissions de télé, je ne peux pas terminer mon circuit de cette manière.

L’homme à la cagoule me regarde un moment, à travers les deux trous réservés à ses yeux de sadique. Il se délecte de ma panique. Ça l’excite. Je ne vais tout de même pas lui offrir cette joie. Faut finir en beauté, San-A. Seulement d’accord, la Marseillaise ça va quand on vous fusille, mais quand on vous transforme en papier buvard, on a moins l’épopée aux lèvres…

Drôle de mort, drôle de cercueil. Une sépulture commak c’est insensé. Si au moins le sculpteur dont je vous ai parlé pouvait m’exposer (au Musée de l’homme). On trouverait peut-être cette œuvre plus remarquable que les autres. Elle serait imprégnée de l’esprit du fameux San-A.

L’abominable meurtrier me quitte. Il se dirige vers le poste de commande de l’emboutisseuse. Mon caberlot crache des kilowatts ! Je me dis qu’il lui faut quatre secondes pour atteindre la manette, une seconde pour la saisir et l’actionner. Bref, je dispose de cinq secondes. C’est trop pour sentir venir la mort, et pas assez pour faire une anthologie de toutes les bonnes blagues de Marius et Olive. Alors, pas d’hésitation, mec. Tu dois à ta légende, à tes lecteurs et à ton éditeur de tenter l’intentable ; de risquer l’impossible ; de jouer le tout pour le tout, pièce en un dernier acte et un rideau final.

Vu ?

J’ai, ou plutôt, tout mon individu a un soubresaut terrible. Je suis à demi sorti de l’auto par la face opposée, celle qui manque à l’harmonie du véhicule. Vite, San-A. ! Ce n’est pas suffisant. Encore !

Rrran !

Et re-encore !

Re-rrran !

En deux soubresauts je me suis éjecté de la voiture. J’entends alors un bruit abominable. C’est l’anéantissement du monde, conçu et réalisé par Orson Welles. La chute de l’Empire State sur les casques des pompelards défilant dans la 5e Avenue (celle de Beethoven, la plus belle).

Un courant d’air fugitif me froisse les poils des oreilles. Profitant de ce que la monstrueuse masse de la presse se trouve entre moi et l’homme à la cagoule, je me livre à des reptations insensées pour m’écarter de l’emboutisseuse géante. Je dois franchir quelques mètres, à demi roulant, à demi rampant… Je stoppe contre une pile de ferraille contenant peut-être les restes des disparus. Je cesse de bouger, je cesse de respirer, je ferme même les yeux pour éviter de me trahir par un reflet dans mes merveilleuses prunelles. La politique de l’autruche ? Je suis comme André Roussin, moi, je l’ai pigée illico.

Elle a du bon, du beau, et même du bonnet (de valeur) l’autruche !

J’attends. Si jamais le cagoulard a l’idée de venir de ce côté je suis aussi cuit qu’un morceau de charbon de bois.

Il redresse le levier. La presse s’élève à nouveau. Je risque un tréma de regard et il me suffit à mater ce qui reste de la chignole. Pas croquignolette du tout ! Elle ressemble à une grosse bouse de vache (une vache qui aurait mangé trop d’épinards, plante, on le sait, riche en fer). Dire que votre bel athlète complet, mesdames, devrait se trouver dans cette flaque de métal !

Si j’en réchappe, jamais plus je n’achèterai de compresse !

Le cagoulard cramponne la grue roulante. Il cueille le bloc métallique et le coltine vers un coin où l’on empile les déchets.

C’est là que mon sort se joue. J’attends stoïquement. Pour tromper le temps je me récite du Verlaine. Un type bien, ce Verlaine. Il a des recettes pour tous les moments fâcheux de l’existence.

Brusquement le hall s’engloutit dans l’obscurité. Le pas rapide de l’homme décroît dans les locaux. Le raclement sourd d’une porte coulissante et c’est complet : San-A. a la vie sauve. Il garde sa belle peau d’Apollon avec tout ce qu’elle renferme de précieux.

Alors là, mes mecs, je vous jure qu’il me faudrait les ustensiles d’Adèle pour louer le Seigneur !

Que dis-je, le louer : ! L’acheter, oui !

Il n’y aura jamais assez de suif au monde pour que je fasse brûler suffisamment de cierges pour éteindre (si je puis dire) ma dette envers lui.

J’en chiale de soulagement.

C’est la détente, quoi !

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