CHAPITRE IV Les têtes des clients

Le lendemain, c’est gala à la Maison Cognedur. Le Gros radine encore beurré, avec des serpentins plein ses fringues et de la crème Chantilly sur ses revers. Il a l’œil en hublot de scaphandre, une chéchia a remplacé son bitos et un mirliton émerge de la poche de son pardingue.

Il s’affale sur une chaise inapte à recevoir une telle avalanche et se retrouve sur le parquet où il se marre comme un bossu. Pinaud et moi l’aidons à se relever.

— T’as pas dû biberonner de la limonade, Gros, fais-je, mi-figue (je n’aime pas les figues), mi-raisin.

Il ne cherche pas à protester.

— Ce qui m’a torpillé, éructe-t-il, c’est cette bouteille de rhum que j’ai sifflée pour faire passer le champ’ qu’avait un goût de bouchon.

Le bon Pinuche, qui connaît la vie et ses alinéas, descend au troquet du coin réquisitionner du café fort et de l’ammoniaque. On fait gober le toutim à Béru. Celui-ci profère quelques incongruités et finit par se déclarer guéri.

Effectivement sa force de récupération est telle qu’il semble au mieux de sa condition physique.

Je lui file alors la photo et l’adresse de la dame Lascène en lui enjoignant de se mettre à la recherche d’icelle sitôt qu’il aura troqué sa chéchia de papier contre un couvre-chef plus occidental.

— Et moi, demande Pinuche, je remets ça à la Loterie ?

— Non, mon mignon, toi, tu vas recommencer la virée des consignes.

Il s’indigne.

— Quoi, encore !

— Je vous en prie, Pinaud, pas d’insurrection, je suis décidé à l’écraser dans l’œuf.

Il ronchonne en rallumant un mégot qui traînait dans ses poches depuis le 18 septembre 1934.

— Oh ! ça va. Toujours galoper pour rien.

Je le laisse rouscailler son saoul et je me rends à l’Hôtel du Grand-Nord où piogeait Saféglouglou.

C’est un modeste et fort classique établissement pour bourse médiocre. C’est propre, usé, triste. Ça sent le vieux quartier et le repassage de linges déprimés.

La propriétaire est une aimable dame barricadée derrière un comptoir en bois peint en faux marbre, qui, si elle n’est pas une femme-tronc, doit bien peser dans les cent vingt kilos. Elle a des joues comme les fesses d’Hardy et des yeux comme ceux de Laurel.

Quand elle parle on dirait qu’on cure un étang.

Je lui apprends qui je suis et pourquoi je viens. Ça s’entrouvre au-dessus de son seizième menton parce que c’est là qu’est sa bouche, et sa voix angélique m’avoue qu’elle est charmée.

Illico, le San-Antonio part dans son questionnaire le plus direct et le plus précis.

— Le matin de sa disparition, votre pensionnaire a reçu une communication téléphonique, n’est-il pas vrai ?

Elle acquiesce du chef, ce qui produit un bruit de sac de pommes de terre traîné sur un plancher.

— La personne qui l’a demandé avait-elle un accent étranger ?

— Oui, un peu.

— Vous n’avez pas écouté la communication, par hasard ou par inadvertance ? risqué-je, bourré d’espoir jusqu’à l’orifice.

— Qu’v’m’ prenez ? riposte la dame.

Son indignation n’est pas feinte. C’est une taulière discrète.

— Cet homme qui demandait le Noir, a-t-il dit son nom ?

— C’tait pas un homme, c’tait une femme.

— Voyez-vous.

— Elle a pas dit son nom. Elle a demandé à causer à M’sieur Saféglouglou, v’là tout.

— Et qu’a fait votre pensionnaire ?

— L’est descendu. M’a demandé à quelle gare on prenait le train pour aller à Saint-Germain-en-Laye.

Je bondis. Si j’avais le temps de faire plusieurs voyages, je la prendrais dans mes bras, cette brave marchande de sommeil, et je lui voterais mon bras roulé berceuse. Ce qu’elle vient de me bonnir de sa voix de soprano enlisée dans de la mélasse me va droit au cœur.

— Pourquoi n’avez-vous pas parlé de cela à la police ?

— M’a rien demandé, la police. V’z’êtes le premier pou… le premier flic que j’vois à c’sujet.

— Et Saféglouglou n’est jamais reparu ?

— Jamais…

— Merci, madame.

Cette fois, c’est le moment de la curée, comme disait un moine de Saint-Bernardin. J’en ai appris assez pour retourner à Saint-Germain, rue du Professeur-Jean-Néfaidotre (célèbre chimiste français qui outre les inventions précédemment citées, découvrit l’appareil à transformer les éternuements en énergie nucléaire et le sérum antifaramineux).

Avant de rallier la ville où naquit Louis XIV (en 1638), je passe au Flicard Office et je me fais délivrer une camionnette-labo-ultra-spéciale. Il s’agit d’une fourgonnette peinte en blanc et dont toutes les faces sont pourvues de petites ouvertures permettant de voir l’extérieur sans être vu. Sur les flancs du véhicule, des panneaux célèbrent les mérites d’une marque d’huile qui a failli donner son nom à la rue où pratiqua le docteur Petiot.

Nous sommes trois à bord de ce curieux engin. Fignedé, le chauffeur, qui porte une blouse grise de livreur, une casquette et un crayon sur l’oreille. Et, à l’intérieur, Léon Morinpraître, un fin limier de la technique, le plus précieux auxiliaire de Poilancatre (après l’auxiliaire avoir et l’auxiliaire être).

Je guide mes coéquipiers jusqu’à la rue du Professeur-Jean-Néfaidotre (célèbre chimiste français à qui l’on doit la crème à épiler les poils d’éléphants et le briquet à deux temps et trois mouvements). Une fois devant la propriété suspecte, nous stoppons et nous nous asseyons face au portail. Morinpraître a braqué par l’un des trohus secrets, aménagé dans le point du i du panneau-réclame, un appareil photographique à foyer rétractile et vide-ordures sous-jacent. Il ne nous reste plus qu’à attendre.

Décidément les dieux sont avec nous, car au bout d’une paire de quarts d’heure, comme disent ceux qui ont le sens du raccourci, la lourde s’ouvre et une chignole ricaine paraît dans l’encadrement. C’est une Dodge à pare-brise panoramique. À l’intérieur de la voiture il y a un grand dadais rouquinos à bésicles, un monsieur grisonnant, également à lunettes, et une dame entre deux âges qui, si mon estimation est juste, doit être la mère de l’un et la femme de l’autre, à moins qu’elle ne soit la femme de l’un et la mère de l’autre, ce qui est également envisageable.

Bon, après une phrase pareille vous avez droit à un bol d’air. Ça y est ? Vu !

Le clic-clic de l’appareil photo fait « clic-clic ». L’auto décolle et quelqu’un ferme le portail. Ce quelqu’un, c’est la femme rousse que j’ai suivie la veille. Celle qui a regardé à l’intérieur d’une des consignes. Re-clic-clic de l’appareil de Léon Morinpraître.

Pendant qu’il opère, le gars Mézigue, plus connu sous l’appellation de San-Antonio, se paie un jeton dans les intérieurs de la propriété. Son attention est attirée par des ouvriers occupés à barbouiller la façade de la maison. Illico, un mignon petit cinoche commence de se projectionner en seize millimètres dans ma pensarde. L’état de grâce, quoi ! comme disent les Monégasques. Vous savez ? D’un seul coup votre avenir vous paraît limpide comme du Pernod dans lequel on n’a pas versé de flotte. Vous voyez ce qu’il y a à faire et la façon dont il faut le faire.

Maintenant tout est retombé dans la torpeur moite de cette matinée automnale. L’auto a mis les adjas, le portail s’est refermé, la rue est plus déserte que l’estomac du fakir Tabouch Bey Bey après quarante jours de jeûne.

— Qu’est-ce qu’on branle ? demande Morinpraître qui pratique le vibro-masseur à ses moments perdus.

— Tu développes.

— Tout de suite ?

— Oui. Il te faut combien de temps ?

— Dix minutes.

— O.K.

Je descends de la bagnole-labo et je me dirige vers une autre fourgonnette maculée de peinture, à l’arrière de laquelle est accrochée une échelle pliante.

Pas de doute. Ce truc appartient aux peintres qui badigeonnent la carrée des Amerlocks. Tout s’enchaîne admirablement. Je me dis même que c’est trop beau pour être vrai. Mais peu importe, n’ayons pas peur de la chance lorsqu’elle se présente. La chance, c’est comme les filles : il ne faut jamais attendre qu’elle vous dise oui sinon vous vous retrouvez sur le paillasson en moins de temps qu’il ne faut à un lion de l’Atlas pour gober la main de son dompteur.

Je lis la raison sociale de l’entreprise de peinture : « Jules-Luis Ledelin, avenue du Grand-Frisé, Saint-Germain-en-Laye ». Cette adresse n’est pas tombée dans l’œil d’un sourd, comme disait un aveugle auquel on avait acheté un sonotone.

Je note le renseignement sur mon carnet secret, celui sur lequel j’écris à l’encre antipathique ; après quoi je reviens dans notre labo à roulettes.

Léon Morinpraître vient de tirer ses clichés. Ils sont aussi nets que la conscience d’un instituteur. Je lui dis bravo et je prie Fignedé de me convoyer jusqu’à l’avenue du Grand-Frisé. Par veine, cette voie triomphale est toute proche.

Nous pénétrons dans une vaste cour encombrée de pots de peinture, de bidons d’huile et de pinceaux. Je descends de la fourgonnette afin de gagner les bureaux vitrés situés au fond de la cour que je viens de vous causer.

J’y suis reçu par une charmante jeune fille de quatre-vingt-quatre ans, vêtue d’une blouse blanche et d’un dentier au moyen duquel elle me demande ce que je désire. Je lui réponds que rien ne me serait plus agréable que de voir son patron. Elle m’assure que ça tombe bien, vu qu’il s’apprêtait à partir sur un chantier mais qu’il est encore là. Puis elle se lève, ouvre une porte et crie « Jules » à la cantonade.

Comme le patron de l’entreprise se prénomme Jules et qu’il n’est pas sourd, il répond « j’arrive », ce qui, vous en conviendrez, part d’un bon naturel.

Pas inintéressant, ce Jules. Ce que dans le cinéma on appelle une silhouette. Un corps de débardeur surmonté d’une bouille de président de la République péruvien. L’homme est arrivé à la force du poignet, comme les trapézistes.

Il a des bacchantes d’ancien gendarme et une montre-bracelet en véritable acier chromé. Bref, le self made man comme on dit à Paris (en Angleterre on appelle ça l’homme qui s’est fait lui-même.) Jules s’est fait lui-même et, convenons-en, il s’est un peu raté. Probable qu’il n’était pas son genre.

Il a des paluches susceptibles d’intéresser le dessinateur soucieux de représenter l’abominable homme des neiges.

Elles sont couvertes de poils, ce qui est bien commode lorsqu’il a oublié ses pinceaux.

Il me prend de prime abord pour un client et il me découvre les huit chicots jaunes qui lui servent à sourire et à manger de la purée.

— Monsieur demande après vous, annonce la vieillarde en replongeant son pif dans les colonnes angoissantes d’un grand livre.

— Venez par ici, me dit Jules.

Et de m’introduire dans son burlingue personnel. Il débarrasse l’unique chaise des énormes échantillons de papiers peints qui l’accablaient et la propose à cette partie charnue de moi-même que mes ennemis n’ont jamais vue (et les dames non plus).

— Asseyez-vous.

Il s’avise seulement que sa bâche de velours est restée sur sa coupole, et vite il décapote, histoire de me montrer sa calvitie blafarde.

— C’est à cause de quel sujet de quoi ? questionne-t-il, un peu comme on enfonce un tire-bouchon.

Je lui propose ma carte et, parallèlement j’en annonce la couleur (ce qui, chez un peintre, est la moindre des choses).

— Je suis de la police. Commissaire San-Antonio.

Jules n’a pas la réaction qu’ont d’ordinaire ses contemporains. Il ne fronce pas les sourcils, ne pâlit pas, ne se gratte pas l’entrejambe, ne renifle pas, ne mord pas la peau morte de ses doigts, ne dit pas « Tiens-tiens », ne fait pas « Tsst-tsst », ne murmure pas « la police » en balançant une rafale de points d’exclamation.

Non, rien de tel, dirait Guillaume.

Il déclare seulement, d’une voix où perce une sorte d’espèce de triomphe modeste :

— Je m’attendais à voir arriver la police.

Affirmation déconcertante, convenez-en[8].

— C’est-à-dire, monsieur Ledericin ?

Il referme très lentement sa bouche d’entrepreneur de peinture.

— Enfin, vous venez pour au sujet de Gododemo ?

— De qui ?

— De Roy Gododemo, répète Jules. Voyant mon incertitude voisine de la stupeur, il m’éclaire à tout va.

— C’est mon employé qu’a disparu… San-Antonio produit alors une pleine brouette d’onomatopées.

Je commence par les onomatopées à consonnes et je passe aux onomatopées à voyelles (les plus coûteuses).

— Vous avez un employé que, un employé qui…

— Oui. Un brave gars un peu moricaud sur les bords.

« Ça faisait deux mois qu’il travaillait ici. Pas malin, faut être juste, mais plus travailleur que douze bœufs.

« Voilà quatre jours, il est plus venu au labeur. J’ai envoyé prendre de ses nouvelles chez les gens là où ce qu’il sous-louait, personne l’avait vu. Voyez, j’allais prévenir la police. Qu’est-ce qui y est arrivé ?

Je montre la photographie de la tête de mulâtre.

— C’est lui ! exulte le roi de la peinture à l’huile. C’est bien Gododemo. Racontez-moi vite…

Au lieu de répondre, je poursuis mon étalage de clichés. Je découvre les images toutes fraîches, tirées et développées par Morinpraître.

— Qui sont ces gens, monsieur Ledericin ?

— Ledelin.

— Pardon ?

— Je m’appelle Jules-Luis Ledelin, pas de ricin.

— Excusez.

Il décide, vu que je ne suis qu’un poulet, de se rebâcher la rotonde.

— Ce sont des clients à moi. Les Wetson. Des Américains qui habitent depuis pas longtemps Saint-Germain. Ils ont un vieux pavillon de maître que je leur restaure. Pourquoi ?

— Que font-ils ?

— Le monsieur travaille au Shape. Son fils est étudiant à Paris. Sa femme, je sais pas… Pourquoi ?

— Et la fille, ici, vous la connaissez également ?

— Je crois que c’est une parente à eux. Pourquoi ?

— Ils ont des domestiques ?

— Non, pourquoi ?

Va falloir que je réponde à au moins l’un de ses pourquoi avant qu’il ne biche une attaque d’apoplexie. Il commence à violacer, Jules. S’il a de la tension, il risque de partir à dame avant la fin de l’entretien.

— À cause de quelle raison que vous me causez de ces Américains ?

— Secret professionnel ! objecté-je doucement en lui proposant une cigarette de la Régie Française des Tabacs.

C’est de la réplique en or pour le citoyen moyen. L’homme de la rue, même lorsqu’il est chez lui, respecte le secret professionnel. Celui des médecins, celui des magistrats et ceux de sa femme.

— Oh ! bon, bon, éternue Jules. J’insiste pas, d’autant plus que je vois à peu près le tableau. Espionnage, hein ?

Pourquoi descendre en flammes le premier roman échafaudé par Jules-Luis Lelesieur ?

— Il ne m’appartient pas de vous répondre, ce serait trop grave de conséquences. Nous avons besoin de votre collaboration, mon cher…

— À moi ?

— Je dois m’introduire dans cette maison sous un motif valable. Si vous le permettez, je vais me faire passer pour l’un de vos ouvriers.

Il ouvre des vasistas si grands qu’on pourrait y faire passer la mousson sans se servir d’une corne à chaussures.

— Vous savez peindre ?

— Pour Pâques, c’est moi qui décore les coquilles d’œufs, affirmé-je. Vous avez combien de gars sur ce chantier ?

— Trois.

— Alors, supprimez-en un et je prendrai sa place. Ils arrêtent à midi ?

— Oui.

— Ils reprennent à… ?

— Une heure et demie.

— Vu, je serai là dix minutes avant. Pas un mot de tout ceci à vos employés. D’accord ?

— D’accord, fait le Jules, éberlué.

— À tantôt, monsieur Ledenoix.

Je retourne auprès de mes équipiers. Direction : les Grands Magasins Frise-Poulets.

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