CHAPITRE II Tête à têtes

Vous connaissez tous San-Antonio, non ?

L’homme des grandes occasions ! L’homme des coups durs, fourrés, fumants. L’homme qui remplace l’irremplaçable.

Ma devise : « Au pifomètre, et sortez-vous de devant ». Dès que le bahut coltinant mon égreneuse de chapelet a disparu, au lieu de rallier ma tire comme annoncé, je fonce vers les cabines bigophoniques et j’appelle môman. Je lui annonce la bonne réception de la girafe et je conclus :

— Pour ne pas effaroucher Adèle je lui ai annoncé que je la suivais, mais j’ai un boulot urgent, aussi ne sais-je quand je rentrerai, m’man.

Félicie en est toute Marie (comme dirait la pieuse Adèle).

— Si tu pouvais dîner avec nous ce soir, soupire ma brave femme de mère…

Pauvre poule, elle se voit mal partie avec nos deux mètres de cousine à nez rouge. Adèle va lui révéler de nouvelles prières recommandables et des recettes de confitures ; ensuite elle va lui parler : de ses voisins, de ses rhumatismes, des œuvres de sa paroisse, des chefs-d’œuvre de ses paroissiens, de l’œuvre de chair de ses paroissiennes, de la chaire de son curé, de sa cure à Forges-les-Eaux.

Beau programme ! Il avait raison, Gide, quand il écrivait : « Familles, je vous hais ! » Devoir se farcir des séances pareilles parce que le hasard a voulu que votre grand-oncle soit le grand-père d’un numéro commak, c’est injuste !

— Je ferai mon possible, m’man.

— Merci, mon grand !

Brave Félicie, si douce, si résignée. Félicie marchant au-dessus de la laideur du monde avec ses bonnes pantoufles de feutre. Félicie pardonnant aux hommes d’être ce qu’ils sont Croyant en eux, s’apitoyant sur leurs maux. Félicie, quoi !

Je raccroche et je demande à la préposée de me changer un billet de mille anciens points contre dix pièces de cent.

Nanti de cette ferraille qui écœurerait un récupérateur de métaux non ferreux, je fonce aux consignes. Une petite dame rondouillarde est là qui actionne l’une des portes.

C’est la banlieusarde de quarante carats qui vient se dévergonder à Pantruche. Pourquoi un jeudi ? Peut-être que sa roue de secours est instituteur… ou étudiant. C’est plein de dévorantes qui aiment la chair fraîche à Paname.

Elle récupère un petit nécessaire qui l’aide à déguster son superflu et se taille après m’avoir coulé un regard effronté. En voilà une qui doit se faire masser la cellulite à l’œil. C’est un lot, c’est une affaire. Le genre commerçante qui radine à Pantruche pour passer des commandes à ses fournisseurs et qui prend livraison tout de suite de la principale. Pas la peine d’en faire un paquet, c’est pour consommer sur place.

J’attends qu’elle ait disparu et je mate les cases disponibles. Celles-ci sont au nombre de sept. Je commence à les ouvrir alternativement, moyennant la modique somme d’un nouveau franc.

Dans la première il n’y a rien. Dans la seconde non plus. Mais dans la troisième je fais une découverte tout aussi macabre que la précédente. Cette fois, il s’agit d’une tête d’Asiatique. Non, mais vous parlez d’une collection, les gars ! Il n’y a qu’à moi que ça arrive des trucs pareils, admettez.

Je poursuis mes investigations. Le quatrième casier est vide. Dans le cinquième, je trouve une tête de mulâtre. Rien dans la six, rien dans la sept. On affiche relâche pour répétition.

Je conserve les trois clés intéressant les rayons garnis et je me barre en direction de la Grande Casba.

Trois tronches ! J’en suis à me demander si j’ai bien vu. Ne s’agit-il pas d’une monstrueuse blague de carabin ? Pourtant quelque chose me chuchote que non.

De retour aux Établissements Viens Poupoule, je me fais annoncer chez le Vieux. Il me reçoit dare-dare.

— Quel bon vent, cher commissaire ?

Il est tout joyce, ce matin, le dabe. Est-ce qu’on lui aurait laissé prévoir un canapé pour sa rosette ? Il porte un prince-de-galles dont chaque carreau est neuf, une cravate tricotée noire et son crâne aussi dégarni qu’un dessus de cheminée en marbre rose luit richement.

Il oppose les cinq doigts de sa main droite aux cinq doigts de sa main gauche, pousse et n’interrompt la pression que lorsqu’il a obtenu un craquement de bon aloi.

— Un vent chargé de miasmes, rétorqué-je.

Aussitôt son front de penseur devient un front de constipé. Des rides se superposent et ses sourcils se placent à l’horizontale.

— Expliquez-vous.

— Je viens de trouver trois têtes, patron.

— Des têtes de quoi ? demande-t-il, intéressé.

— Humaines…

Il examine ses ongles et mordille une peau morte à son médius.

— Des vraies ?

— Elle le furent. Maintenant qu’elles sont décollées des troncs qui les portaient, elles font moins authentique…

Je lui narre le tout avec cette verve, ce langage fleuri, cette richesse de vocabulaire et cette aisance grammaticale dont au sujet de laquelle vous êtes au courant.

Il m’écoute sans piper (il ne fume pas) et, quand j’ai achevé mon ahurissant récit, il chope sa propre bouille à deux mains, comme s’il craignait qu’on ne la lui sectionnât pour l’aller enfermer dans une consigne automatique de la gare Saint-La-gonfle.

— Si c’était un autre que vous qui vînt me raconter cette histoire insensée, je ne la croirais pas, fait-il.

Cette preuve de confiance m’honore. Je dépose les trois clés sur son buvard. Magie des objets ! Ces trois bouts de ferraille chromée donnent une réalité à l’affaire. Ils sont aussi effrayants que les trois tronches sectionnées.

— Une tête de nègre ? récapitule le Tondu.

— Une d’Asiatique et une de mulâtre, complété-je.

À priori, que pensez-vous de ça ?

— Ça sent son fou de loin, chef.

— Oui, n’est-ce pas ?

— Ben voyons ! Il y a quelque part dans Paris un énergumène qui a la phobie des hommes de couleur et qui leur tranche la tête. J’aimerais savoir ce qu’il fait des troncs.

— Nous ne tarderons sûrement pas à l’apprendre, car c’est beaucoup plus encombrant. Que comptez-vous faire ?

— Cela dépend ; suis-je chargé de l’affaire ?

Le Dabuche a un ricanement qui filerait les copeaux à un squelette d’ogre.

— Vous plaisantez, San-Antonio ? En période creuse vous levez un lièvre pareil et vous voudriez que nous mettions un autre chasseur sur la piste !

Que de gentillesse ! Il m’a à la chouette, en ce moment, le Hibou.

J’espère ne pas le décevoir.

— Alors, votre programme, mon cher !

Son cher se recueille. Je ferme les yeux comme un loir (je suis son loir et cher)[2].

Primo, récité-je, mettre immédiatement le labo sur les consignes afin de relever les empreintes et autres indices.

— Oui, approuve Monsieur Lisse-du-Dessus.

Deuxîo, dresser une liste de tous les hommes de couleur portés pâles[3] ces derniers temps et voir si ces têtes leur reviennent !

Le dabuche se gondole comme de la tôle ondulée. Pourtant, d’habitude, il n’aime pas mes jeux de mots.

Tertio, poursuis-je, faire la tournée de toutes les autres gares parisiennes et examiner leurs consignes. Que pensez-vous de ces premières mesures, patron ?

— Je les crois judicieuses, San-Antonio. Allez, mon bon, en chasse !

On juxtapose nos mains droites, on les presse, on les pétrit, on laisse cuire à une température d’environ 37 °C puis on les sépare et chacun remet la sienne dans sa poche en attendant une prochaine occase.

Votre San-Antonio joli grimpe au laboratoire. On vient de toucher un nouveau chef d’éprouvette. Un certain Poilancatre, jeune savant plein d’avenir, sorti major (après y être entré mineur) des Hautes Écoles Digitales du Bas-Rhin. Il a fait un stage en Suisse (comme moniteur de ski), un autre à la Faculté de balistique de Bâle et il arrive des States où il passa six mois à collectionner des ronds de fumée dans les bas-fonds de Chicago. Bref, c’est quelqu’un.

Quand je débarque dans son antre, il se livre à une occupation délicate. Au moyen d’un microscope à lentilles non triées et boîte à outils incorporée, il examine le dos d’un timbre-poste oblitéré afin de déterminer, grâce à la salive qui en humecta la colle, le sexe, l’âge, le prénom et les fonctions du zig qui a baladé ces 0,30F de République française sur ses muqueuses.

Je retiens mon souffle afin de ne pas troubler l’opération. Poilancatre note hâtivement le résultat de son examen. Il le multiplie par quatre, fait une règle de trois et relève sa belle tête d’intellectuel constipé. Ensuite il abaisse ses lunettes sur son nez et module :

— Oui ?

— Salut, toubib. J’ai besoin de vous.

Il me sourit, comme dirait l’abbé Jouvence.

— Je suis content de vous voir, commissaire, assure-t-il en fourrant le contenu d’une boîte de cachous dans sa bouche.

— Vous me flattez !

— Non, ce qui me plaît en vous, c’est que vous avez la tête sur les épaules.

— Tout le monde ne peut pas en dire autant, rétorqué-je, avec ce sens de l’à-propos qui m’a valu d’être flanqué à la porte de quatorze lycées.

Et je lui présente mes trois clés de consigne.

Il les prend, les regarde à la loupe et murmure :

— Ce sont des clés.

— Dix sur dix, doc.

Je me mets alors à lui bonnir ce que vous savez déjà. Il m’écoute en suçant ses cachous.

— C’est très intéressant, fait-il. Où sont ces têtes ?

Il s’attend à ce que je les sorte de mes poches, ce petit impatient. Je refrène son ardeur.

— Je les ai laissées en place, car je n’avais pas de filet à provisions pour vous les amener. Vous allez aller avec votre équipe à Saint-Lazare. Je passerai la consigne au chef de gare pour qu’il vous laisse le libre usage des siennes.

« Je vais lui demander qu’il barre le couloir où se trouvent les macabres casiers. Agissez discrètement. Les usagers doivent croire que vous vous livrez à des travaux de réfection. Je n’ai pas envie d’avoir toute la presse dans mes pattes. C’est le genre d’affaire trop excitante, vous comprenez ?

— Parbleu !

— Alors vous faites le grand jeu, toubib. Examen minutieux des casiers, puis rapport détaillé sur les têtes. Photos de celles-ci, en gros plan. Arrangez-vous pour qu’on ne s’aperçoive pas, sur les clichés, qu’elles sont sectionnées, d’accord ?

— Vu !

— Voilà, c’est tout.

On s’en serre dix et je le largue en lui abandonnant les clés numérotées.

Il est tout excité, votre San-Antonio, mes belles. On lui collerait Liz comme édredon, Brigitte comme oreiller et Lollo comme matelas qu’il ne le serait pas davantage.

Je dégringole jusqu’au bureau intérimaire et j’y trouve qui j’y cherche, à savoir le très révérend Pinaud.

Ce demi-siècle d’existence se roule une cigarette, ce qui constitue toujours un exercice délicat. Aucune compagnie d’assurances n’accepterait de couvrir contre les risques d’incendie la maison de Pinuchet, si elle le voyait faire ses cigarettes. Le fossile emploie deux feuilles de papier superposées. Il les plie dans le sens de la longueur, comme il se doit, y dépose quatre brins de tabac, roule le tout tant bien que mal (et dans son cas c’est beaucoup plus mal que bien), le lèche ardemment, comme une chatte qui aurait perdu, puis retrouvé ses petits ; et, ensuite, au moyen d’un vieux briquet fumeux, y met le feu.

Ça flambe d’un coup. C’est assez beau comme spectacle d’ailleurs. L’incendie n’est étouffé que par la moustache élimée de Pinaud. Alors ce qui subsiste de la cigarette se met à grésiller doucement, tandis que des flammèches volettent gracieusement autour de notre homme.

— En vieillissant ça ne s’arrange pas, remarqué-je sévèrement, tout en colmatant avec mes semelles un début de sinistre. Désormais, tu ne devrais fumer que dans la cour de la caserne Champerret[4].

Pinaud hausse ses épaules en bouteille d’eau minérale.

— Tu n’es qu’un fumeur d’occasion, déclare-t-il, tu ne peux pas comprendre.

— Tais-toi, pyromane ! Et ouvre toutes grandes les chicanes qui conduisent à ta couennerie.

Une fois de plus je lui bonnis mon historiette pour jeune fille lymphatique. Ça ne l’émeut pas, Pinaud. Il en a vu d’autres. Des plus ahurissantes, des plus sanglantes, des plus mystérieuses.

Il continue de téter son incendie avec volupté. Les poils de sa moustache rissolent comme des marrons dans une poêle trouée.

On pourrait croire qu’il n’a même pas suivi mes explications et que son esprit en pleine liquéfaction a épousé les méandres d’un rêve biscornu. Et pourtant il murmure, ce digne flic, avec une pertinence de vieux poultok à qui rien n’échappe, si ce n’est des incongruités.

— Le meurtrier n’a même pas cherché à retarder la découverte des têtes puisqu’il a laissé les clés après les casiers…

Croyez-moi, bande de consommateurs de mes livres, il ne faut pas être n’importe qui pour émettre une remarque de ce style.

— Ce que je vais te demander de faire, Pinuche…

— C’est de visiter les consignes des autres gares ?

Encore une fois il étale au grand jour les richesses de sa vaste expérience de matuche blanchi sous le harnois.

— Exactement. Tu feras les consignes automatiques ; explorer les autres, les vraies, serait une œuvre de titan. Munis-toi de pièces de cent balles anciennes ou, à la rigueur de un franc nouveau, je ne suis pas sectaire.

— Entendu. Je pourrai porter ça sur ma note de frais ?

— Oui, radin !

Il fourre son mégot dans sa poche, sans se donner la peine de l’éteindre.

— J’ai pas de cadeau à faire à l’administration, bougonne ce spécimen des temps anciens…

Il lui a déjà fait le don de sa personne, à l’administration, et croyez-moi, c’est un précieux cadeau.

Il boutonne son lardeuss jusqu’au menton, gratte de son ongle en tuile les coins farineux de son regard et rabat le bord de son vieux bitos exténué. En route ! Ce demi-siècle de bons et loyaux services se met en branle comme un vieux bourrin de fiacre de l’époque héroïque.

Il part accomplir son devoir, et on sait qu’il le fera de A jusqu’à Z. Ce qui ne représente pas grand-chose sur le clavier d’une machine à écrire[5].

Pinaud, c’est la haridelle de la Grande Maison. Son cheval des batailles gagnées, son étalon des peines perdues. Il est panard, il a la dent jaune, le pelage râpé, l’œil atone, le crin filocheux, l’oreille pendante, le sabot éculé, la virilité au-dessous du niveau de la mer (d’aucuns l’ont même baptisé « le Zuiderzee du plumard ») et la démarche dodelinante, mais il est plus efficace que douze poulets ordinaires perchés sur un bâton.

Je le rappelle :

— Pinaud !

— Mouais ?

— Tu fais ma joie, vieillard !

Il secoue son beau visage inexpressif.

— Y a des moments, Tonio, on se demande ce qui te passe dans le chou. Tiens, tu me rappelles un neveu de ma femme : Albert ! C’est un garçon de seize ans qui a toujours des réflexions ahurissantes depuis sa méningite…

Boum ! Servez chaud ! Si on a le malheur de mettre deux ronds dans le zinzin, voilà mon Pinuchet qui déballe son pedigree et celui de tous ses parents et alliés en remontant jusqu’à Charles VII (il descend de Jeanne d’Arc par les hommes).

En moins de temps qu’il n’en faut à cent trente gardiens de la paix pour briser la caméra d’un reporter, je le chope par le fond arachnéen de son futal et le propulse dans l’escadrin. Avec lui il faut procéder comme avec les coureurs sur piste : on doit le lancer à la main.

Lorsqu’il est parti, je me rends délibérément au service des recherches dans l’intérêt des familles. Le père Béjuis qui s’occupe du fichier est là, dans une blouse grise toute neuve, sa pipe à tuyau court entre la partie supérieure et la partie inférieure de son râtelier électronique.

— Salut, commissaire, quoi de neuf ?

— Votre blouse, rétorqué-je finement, car il m’arrive d’être spirituel à mes heures.

Il rit de ses trente-deux dents de porcelaine entièrement taillées dans la masse.

— Toujours le vermot pour rire, commissaire !

Comme vous le voyez, mesdames, messieurs et les autres, contrairement à ce que propage une légende infâme, l’esprit règne dans les rangs de la police. Beaucoup de gens s’imaginent que le flic moyen est un individu borné, inapte à l’humour et toujours prêt à envisager ses contemporains sous leur angle le plus mauvais. Eh bien, c’est faux ! Je voudrais, au passage (à tabac) et une fois pour toutes (une fois pour toutes n’est pas coutume) faire bon marché de cette sotte croyance qui s’est, au fil des ans, accréditée dans l’esprit du gros public. Le policier moyen a de grands pieds, c’est vrai. Il n’est pas inodore, c’est encore vrai. Certes, il a deux formules de procès-verbal à la place des yeux, son front n’est pas plus large qu’un timbre de quittance et quand il fait « oui » de la tête, la noisette qui lui tient lieu de cerveau se met à rouler dans sa lessiveuse à perruque. Mais il n’en reste pas moins que le policier moyen peut se hisser au niveau intellectuel de n’importe quel quidam à coups de pèlerine roulée. En moins de vingt-quatre heures, pour peu qu’il soit abonné à S.V.P. il est en mesure de comprendre le jeu de mots le plus laborieux (j’ai connu un flic qui riait presque tout de suite quand on disait « le gaz part » et qu’on parlait du « Bonaparte manchot » ; je le jure). Il n’est pas plus mauvais qu’un autre (qu’un autre poulet) et s’il lui arrive d’arracher des poignées de cheveux et d’effeuiller des gencives, il est susceptible de pleurer comme tout un chacun (et même comme toute une chacune) lorsqu’un shah de Perse assure sa descendance et qu’une princesse se marie ; c’est vous dire !

Après cet assaut d’à-peu-près, le père Béjuis puise dans un vieux plumier d’écolier un bourre-pipe qui sert aussi de débourre-pipe et l’utilise harmonieusement pour se curer les ongles.

— Du grabuge dans Paris ?

— Comme ci, comme ça, le renseigné-je. Dites-moi, dans votre liste des disparus de fraîche date, avez-vous des hommes de couleur ?

— J’ai un peintre en bâtiment, oui.

— Par homme de couleur, je parle de la pigmentation de la peau, pas du métier…

— Oh ! excusez…

Il emploie son bourre-pipe à usages multiples à déboucher ses oreilles car l’apiculture c’est son vice.

— Oui, y me semble que j’ai des clients comme ça sur mon fichier.

— Envoyez le curriculum !

Il tape sa bouffarde contre son talon (vous ai-je dit qu’il se prénomme Achille ?) et la fourre dans un étui à revolver.

Il attire à lui un casier étroit, long et en bois, l’ouvre et ses mains expertes font défiler des fiches.

Il s’interrompt, sort l’une d’elles. Puis recommence et au bout d’un instant en cueille une seconde.

— C’est tout, dit-il.

Je m’empare des bristols pour les examiner.

La première fiche concerne un Chinois. Un certain Pat Chou Li, 40 ans, serveur au restaurant Haï-Nan, rue Saint-Jacques. Le zig en question a été porté disparu la semaine dernière par la dame avec qui il vivait en concubinage, une certaine Marie-Thérèse Écoucher, plongeuse au même restaurant. Il habitait 14, rue de l’Échaude.

Je passe à la seconde fiche.

Celle-ci affecte un naturel de la Côte-d’Ivoire : Jean-Louis Saféglouglou, batteur dans un orchestre noir qui se produit présentement au Tombouctou. C’est le chef de cette formation qui a signalé la disparition de son tam-tam’s boy. Celle-ci a également eu lieu la semaine précédente.

Le Noir logeait à l’hôtel du Grand Nord, rue Froidevaux.

Chaque fiche est nantie d’un cliché photographique. Pour le chinetock, il s’agit d’une méchante épreuve de photomaton ; pour le nègre, c’est une découpure de programme présentant l’ensemble. Comme il est batteur, il figure à l’arrière-plan et on le distingue assez mal.

— Je conserve les deux fiches, père Béjuis.

— M’lépômépa, fait le fichiste qui a lu Queneau.

— Soyez sans crainte, je suis plus conservateur que la reine d’Angleterre. Dites donc, vous n’auriez pas un mulâtre dans votre collection ?

— Non, pas pour le moment, mais ça peut venir.

Je murmure entre mes dents éclatantes :

— Ça viendra sûrement.

Là-dessus je m’évacue. Je quitte Bourremen pour sauter dans ma M.G. Maintenant les lignes sont en place. Il faut attendre le résultat de la pêche. En attendant je vole au secours de Félicie. Moi j’ai à me dépatouiller avec des têtes de mort, mais m’man, elle, se paie celle d’Adèle et croyez-moi, les gars, son sort est beaucoup moins enviable que le mien.

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