L’image de l'autre: les musulmans dans les chroniques des croisades

Les chroniques des croisades contiennent beaucoup de details fantastiques comme, par exemple, les dialogues imaginaires entre les musulmans et les chrétiens, les descriptions fantastiques du culte musulman auquel on attribue les traits païens etc. L’auteur de ce livre tente d’interpréter le contenu des chroniques de l’intérieur, c’est-a-dire de prendre en considération le contexte légendaire des chroniques et de restituer la perception subjective de la réalité par les chroniquers. Donc, on s’attache moins à restituer des «faits» que la perception de ces faits par les chroniqueurs, d’accentuer moins le réel que l’intelligible.

L’approche principale pratiquée dans ce livre consistait a restituer les représentations chrétiennes des musulmans — non en confrontant le texte des chroniques et les autres textes qui nous donnent les renseignements «authentiques» sur les musulmans, mais plutôt a scruter la manière dont se fait la description di monde musulman. Non seulement il s’agissait de mettre l’accent sur la perception médiévale de l’Autre, mais aussi étudier les procédés littéraires et les figures rhétoriques qui aident à symboliser la réalité et à fabriquer l’image des musulmans. L’on sait que le modèle du conflit musulmano-chrétien étaient les guerres de Charlemagne contre les Saracènes (ces évènements sont représentés dans les chansons de geste du cycle de Roland et de Guillaume). Non seulement la tradition historique (les chroniques) ou littéraire (les chansons de geste) cooperaient à la formation de l’image de l’islam, mais aussi la tradition visuelle. On a étudié non seulement les topos et les stereotypes imprimes dans les textes, mais aussi les images visuelles des musulmans d’après les sources iconographiques. Toutes ces traditions étaient liées l'une à l’autre à la manière indissoluble. L’objectif de cette recherche consistait à étudier la coopération des traditions historique, littéraire et visuelle. Les points cruciaux de ces interactions étaient au centre de la recherche. Ce livre est la reflexion sur les interactions de ces traditions qui nous permettent de pénétrer dans l’imaginaire du Moyen âge. Au surplus on a étudié les termes par lequels les musulmans sont appelés dans les chroniques (gentiles, perfidi, barbarae nationes, pagani, infideles etc.) C’est aussi la tentative de regarder l’imaginaire chrétien de l’inférieur.

Par conséquent, la première partie du livre est consacré à l’analyse de l’image des musulmans dans les chroniques de la Première croisade qui datent par excellence du début du XII s. Les chapitres de cette partie sont consacrés aux sujets divers: la représentation des musulmans en tant que les païens idolâtres, l’idée de la conversion, l’hiérarchie politique, le portrait moral et intellectuel des musulmans, la vie quotidienne des musulmans, la tactique guerrière des musulmans, les miracles de l’Orient représentés dans les chroniques. Ce sont presque les mêmes sujets (la religion de l’islam, la structure du pouvoir, le genre de vie des musulmans, le portrair des régents musulmans) qui sont traités dans la deuxième partie du livre qui est consacré à l’analyse de l’image de l’islam dans la chronique de Guillaume de Tyr datée du milieu du XII s. La troisième partie du livre est consacrée enticement à l’image visuelle des musulmans qui est étudiée d’après les sources iconographiques (les illustrations de la chronique de Guillaume de Tyr).

On étudiait la logique du récit, le détail narratif qui est produit par une certaine représentation de l’autre. La question se posait ainsi: par quels moyens les autres deviennent compréhensibles, quels procédés les chroniqueurs utilisent-ils pour faire croire au destinataire du réel. En analysant les chroniques, on partait des prémisses suivantes. Le texte n’est pas chose inerte: il s’inscrit entre un narrateur et un destinataire. Entre eux il existe un ensemble de savoir symboliques — c’est-à-dire de valeurs et de représentations communes. T. Todorov le qualifie comme le «savoir partagé». Selon M. Bachtine le texte est le dialogue entre le narrateur et le destinataire, cette relation se reflète dans la structure de l'énoncé. C'est à partir de cet ensemble de savoir que peut se dévélopper le texte et que le destinataire peut décoder les divers énoncés qui lui sont adressés. Le texte des chroniques est donc le message «traité» par le savoir partagé. Comment déhiffrer ce code? On essaie de découvrir les marques du «savoir partagé» à l’intérieur du texte. Car c’est de cette manière qu’on peut étuduier les pratiques narratives des chroniqueurs. Ce savoir symbolique, ces représentations sont implicites, mais on peut trouver les références directes (les chroniqueurs expliquent l’absence des réalités families ou s’étonnent de découvrir les mêmes réalités qui existent dans le monde chrétien). Tous ces énoncés renvoient à la tradition familière. C’est la tradition qui lie l’inteprétateur avec l’«interpretandum». Tout ce qui est dit au sujet des musulmans est interprété dans l'esprit de la tradition culturelle symbolique (savoir partagé) — c’est ainsi que les chroniqueurs donnent sens aux institutions musulmanes et produisent «l’effet du réel». La présente recherche a montré que les traditions diverses ont coopéré à la création de l’image des musulmans: la tradition ecclésiastique, la tradition biblique, antique et littéraire. Les chroniques s’appuient par excellence sur la tradition ecclésiastique — c’est pourquoi on attribue à la religion des autres la démonolatrie, le polythéisme etc. C’est la religion qui est la marque la plus profonde de la différence. Dans l’esprit de la tradition ecclésiastique les musulmans sont interprétés en tant que les peuples de l’Antéchrist. Aussi les chroniqueurs superposent-ils souvent leurs connaissances du monde antique sur le monde islamique. La tradition vétéro-testamentaire a aussi coopéré à la création de l’image des musulmans — le mythe de l’idolâtrie et de l’immoralité est inspiré par les images bibliques. Les motifs littéraires sont les plus caractéristiques pour l’image de l’islam. On a montré que les traditions historique et littéraire partagent les mêmes topos et les mêmes stéréotypes. Pour créer «l’effet du réel», les chroniqueurs soumettent leur narration aux principes de la traditon littéraire et ecclésiastique et apporte dans leurs récits la fiction inconsciente.

«L’effet du réel» est crée non seulement par le jeu des topos et des stéréotypes, mais aussi par le jeu des figures rhétoriques. Pour traduire l'alterité, les chroniqueurs disposent des figures de la rhétorique. C’est d’abord la figure de l’inversion où l'alterité est transcrit en anti-même. Les usages, les traditions et les institutions autres sont renversés, on leur donne le sens négatif: le sanctuaire des musulmans — ce qui est «fanum» chez eux s’avère à être «profanum», la religion vraie (fides) des chrétiens est opposée à l’idolâtrie, la religion fausse des musulmans, le culte religieux (religio) chez les chrétiens est opposé à la superstition païenne (superstitio) chez les musulmans. C’est le même principe de l’inversion qui est à la base de la description de la vie de Mahomet — le vrai prophète des chrétiens — le Jésus Christ — est opposé au faux prophète Mahomet. C’est de même manière que les chroniqueurs racontent des qualités morales des musulmans: «humilitas» (humilité) des chrétiens est opposée à la «superbia» (l’orgueil) des musulmans, «virtus» (la vertu) des croisés est opposée au «vitium» (vice) des non-chrétiens. Le même sens est donné à la description de la tactique guerrière des musulmans, perfide du point de vue des chrétiens et opposée aux règles du combat chevaleresque chez les chrétiens. L’autre est transcrit selon le principe de l’inversion en anti-même: il est demonisé, le musulman c’est l’incarnation du Diable, des forces du Mal. Cettte dichotomie se reflète dans la langue — les «fideles» (chrétiens) sont opposés aux «païens» (gentiles, pagani). En somme, la figure de l’inversion rend compte de l’alterité, elle donne sens aux traditions de l’Autre. Pour traduire l’alterité, les chroniqueurs utilisent aussi les figures de la comparaison et de l’analogie. Cette figure établit la différence entre le monde chrétien et le monde musulman. C’est une autre façon de saisir l’alterité des musulmans. Les comparaisons entre les institutions politiques chrétiennes et musulmanes marquent des ressemblances. Mais le procédé le plus fréquent est le parallèle qui repose sur le jeu de quatre termes associés deux à deux, selon la formule a est à b ce que c’est с à d. Ainsi pour les chroniqueurs le calife de Bagdad dont la résidence est a Bagdad est la même chose que le pape catholique dont la résidence est à Rome. Le parallèle, on le sait, peut indiquer une certaine tolérance envers les autres quand il s’agit des traditions et des usages religieux — ce qui est le cas de Guilalume de Tyr. Par exemple, on compare la Mecque qui est le lieu de pèlerinage chez les musulmans et Jérusalem qui est le lieu du pèlerinage chez les chrétiens.

La rhétorique de l’alterité est dans son fonds l’opération de traduction et c’est l’une des procedures de dire l’autre. On a montré qu’il у a des non-coïncidences dans la culture et dans la langue: ou bien l'équivalent sémantique qui désigne un certain phénomène est absent ou bien le phénomène même est absent ainsi que son équivalent. Il у a des exemples du procédé de traduction dans les chroniques. Le principe de la métonimie opère le plus souvent dans ce cas — il s’agit des noms et des appelations. L’alterité du nom et la métonimie de l’alterité du phénomène. C’est ainsi que le titre du préfet (prefectus) sert à dé signer l’emir chez les musulmans. Pour traduire l’autre on invente un autre nom. Cette différence entre les chrétiens et les musulmans est, pour ainsi dire, nominale.

L’une des procéures de l’alterité est le récit des merveilles de l’Orient qui est le topos important du discours éthnographique.

Le discours narratif change dans la chronique de Guillaume de Tyr. Les chroniqueurs de la Première croisade s’appuient sur les chansons de geste. Le monde musulman est interprété dans l’esprit de la culture médiévale. On observe revolution du symbolisme vers réalisme dans la chronique de Guiilaume de Tyr. Il perçoit le monde musulman non seulement en s’appuyant sur la tradition précédente et la mémoire, mais aussi sur leur propre expérience. La manière de narration change — le portrait collectif est représenté dans les chroniques de la Première croisade, tandis que les portraits des musulmans chez Guillaume de Tyr sont beaucoup plus individualisés.

Au cours de l’analyse des textes on discerne une autre différence de la manière narrative (de la rhétorique de l’alterité): d’une part, les chroniqueurs de la Première croisade parlent toujours de la première personne, en utilisant les forme grammatiques comme «nous» (nos, nostri). C’est de cette manière que le narrateur donne plus de poids à sa parole et atteste l’authenticité des évènements à son destinataire. Ils utilisent le temps présent et le temps passé. C’est l'énonciation du hic et nunc. A la différence des chroniqueurs de la Première croisade Guillaume de Tyr parle de la troisième personne, il raconte des évènements de longue date et utilise le temps plusquparfait, le subjonctif et les formes impersonnelles (par excellence la troisième personne) ce qui suppose l’absence du destinataire. Dans ce cas la présence de l’auteur du récit n’est pas si évidente. On noté la différence entre le plan du discours qui est typique aux chroniqueurs de la Première croisade et le plan de l’histoire (de la narration historique) qui caractérise la manière narrative de Guillaume de Tyr. On observe aussi les changements de la terminologie qui est utilisée pour qualifier l’autre. A la différence des chroniqueurs de la Première croisade qui appellent les musulmans «gentiles», «pagani» (ce qui signifie le plus souvent les «païens»), Guillaume de Tyr les appelent les «infideles». Ces changements reflètent les attitudes plus tolérantes envers les musulmans.

Enfin, on s’occupait de l’analyse des interactions entre la tradition orale (littéraire), écrite (historique) et visuelle. L’analyse des liens entre ces traditions est le seul mode de pénétrer dans l’imaginaire du Moyen âge. On observait un certain parallèle dans le dévéloppment de ces traditions, la tendance du symbolisme vers le réalisme. On a découvert les traces de la culture orale dans les chroniques de la Première croisade — les motifs et les sujets empruntés des chansons de geste, les monologues et les dialogues imaginaires, le discours direct etc. En analysant les sujets des textes (l’idée de la conversion, le portrait moral, l’hiérarchie politique etc.) on a découvert les mêmes topos dans les chroniques ainsi que dans les chansons de geste du cycle du Roi. On a supposé qu’on interprétait ces chansons dans les camps des croisés et que les chroniqueurs pouvaient emprunter de ces chansons les sujets et les images pour leurs oeuvres (Sous ce rapport les croisés composaient une certaine «textual community» selon l’expresssion de B. Stock). Dans la suite ces motifs et ces topos dont la connaissance sousentend le niveau assez élevé de la culture de la memoria, est remplacée par la nouvelle expérience. On ne les voit plus tard dans la chronique de Guillaume de Tyr. Mais les stéréotypes de l’image des musulmans (l’idolatrie, la perfidie, l’imperfection morale) qui se sont formés dans les chansons de geste du cycle du Roi et de Guiialume et le type iconographique spécial (le turban, la peau noire, la barbe) apparaissent plus tard dans les chroniques de la Première croisade. On ne les découvre pas chez Guillaume de Tyr, par contre, on les voit dans l’iconographie de la chronique de Guillaume de Tyr. Il apparaiisent encore plus tard dans les récits des pèlerins et des missionaires des XIII–XIV s.s. ainsi que dans l’iconographie de ces oeuvres. Dans la suite les stéréotypes qui se sont formés à l'époque des croisades se déplacent vers l’Amérique.



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