Petit j’étais vraiment nul : je ne connaissais pas Jacques Brel. J’étais pour ainsi dire amputé, plein de rien, vidasse. Un pauvre gus devant son mange-disques qui écoutait des histoires de Zorro, à mille lieues de la musique et des cris.
Zorro me plaisait plus, pour sa tenue nocturne noire-brillante, ses capes qui le faisaient voler sur son cheval noir-brillant, son loup noir-brillant (même s’il fallait être rudement bigleux pour ne pas reconnaître don Diego de la Vega), sa façon de traverser la nuit noire-brillante en bondissant comme une panthère des toits, mais aussi pour ses activités de poète et de joli cœur auprès de ces dames…
À quatre ans j’écoutais quand même Reggiani — je soupçonne qu’il y avait une histoire de renard dans une de ses chansons — et Barbara, quand ma mère la passait.
J’écoutais surtout des tas de conneries comme Michel Sardou, « ne m’appelez plus jamais France ! La France, elle, m’a laissé tomber ! » pauvre tocard, Claude François, le téléphoneu-pleure, avec cette insupportable voix de gamin fils de divorcés — on ne pouvait pas être plus loin du compte —, aussi Abba, difficile de faire plus mièvrouille, Village People, salut les zouzettes, Annie Cordy, bref, j’écoutais n’importe quoi.
À dix ans, nous écoutions Elvis et Johnny, alors que le rock produisait sa plus formidable décennie, en attendant de festoyer sur le dos de la bête, c’était la soupe populaire des hit-parades.
Et puis mon oncle et ma tante nous firent découvrir Jacques Brel.
Mon oncle surtout le chantait, avec un tel amour que sa belle voix grave enveloppait la pièce, comme le tabac bleu Amsterdamer qu’il recrachait de sa pipe… Rien à voir avec les delermeries bénabariennes de ce début de siècle décidément bien niais, non : il y avait de l’humour vache et du désespoir en bloc dans la bouche captive de mon oncle adoré. Jacques Brel. C’était lui. Ce serait moi.
Les bourgeois pour faire la fête aux cochons, Les remparts de Varsovie, cœur en déroute et la bite sous le bras, Amsterdam, où l’on pisse comme on pleure sur les femmes infidèles, les occasions de rire, dire des gros mots et de s’envoler en rêvant à des oiseaux roses et blancs étaient légion.
La voix de Brel m’emplissait la carcasse, jusqu’alors tout juste coquille de poussin débile, elle était la voix du père, rugissante en diable, certes teintée de phallocratie mal digérée mais où l’amitié avait toute sa place, déjà déterminante dans ma vie ignare.
Mon oncle m’ayant montré la voix, je découvris le reste seul, sa poésie, sa révolte, sa mauvaise foi, ses rages intactes, sa vitalité, ses obsessions, les femmes, tout le tremblement. La Radioscopie de Jacques Chancel, puis un entretien en Belgique, après un concert à Knokke-le-Zoute, allaient finir ma formation.
« Il y a une pollution qui me semble beaucoup plus importante que le fait de savoir s’il faut mettre des détergents dans l’Escaut ou dans la Meuse, c’est qu’on est à la fin du siècle et que l’homme est toujours à vendre… »
Je ne serai jamais à vendre.
« Je connais un million de gars qui vont écrire un livre. Tu vois le gars, il te dit : “Je vends des cornichons pendant encore cinq ans et après j’écris un livre.” Tu le revois cinq ans après, il vend des chaussettes, il te dit : “Encore cinq ans et j’écris mon livre…” Moi je dis que, chaussettes ou cornichons, il faut faire les choses. »
Je ne serai pas à vendre, mes livres si. Un jour.
« Ce qui compte dans une vie c’est son intensité, pas sa durée. »
J’ai des vapeurs.
« Moi je crois qu’on ne réussit qu’une seule chose dans sa vie, c’est ses rêves : ceux qu’on avait à seize ou dix-sept ans… Ou plutôt on réalise ses étonnements… »
Écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire jusqu’à tomber sans connaissance…
« Ce qu’il y a de formidable dans la vie, c’est que je ne sais pas ce que je vais faire. De quoi j’aurai envie… Si je savais ce que je ferai dans trois ans, ce serait déjà une forme d’enfer. »
Improvisation générale.
« — Ça fait quoi Brel chanté par Sinatra ?
— Oh ! il ne faut pas se voiler la face, on a tous un bon fond de vanité… Mais enfin, on ne se lève pas la nuit pour l’écouter, hein… Ça fait plaisir, quoi : une minute… ou le temps du disque… »
Les pieds sur terre, humble et sans cesse renaissant, la gueule au cul des comètes.
« Un homme qui n’est pas tendre, ce n’est pas un homme. Faut-il être égoïste pour ne pas pleurer… que ce soit de tristesse ou de joie. »
J’ai longtemps réprimé mes (ex) pulsions émotives sous prétexte que c’était la honte, un garçon devait se tenir droit dans ses bottes avec au-dessus le ciel en bleu de travail : non seulement j’avais le droit de laisser libre cours à mes débordements affectifs mais ils formaient l’essence même d’un homme, un vrai — pas un banquier ou un assureur. Les femmes le savent, pourtant ce sont elles qui élèvent les petits garçons, et en font des abrutis… Un mystère que je ne saisis guère, hormis comme preuve de leur assujettissement aux vieilles normes de domination masculine…
« La femme a envie qu’on lui ponde un œuf. »
Je n’aurai pas un poussin, mais un chaton. Il se trompait : les femmes sont des mammifères.
« Ce qui compte, ce n’est pas le voyage entre Bruxelles et Hong Kong, c’est de quitter Vilvoorde pour Bruxelles. Une fois qu’on est à Hong Kong, tout s’arrange… »
Je quittai ainsi Montfort-sur-Meu pour Rennes, puis Auckland, pour des tranches de vie valant plusieurs réincarnations.
« Ce qui est vulgaire, ce n’est pas dire des gros mots, ce qui est vulgaire c’est deux jeunes gens qui s’aiment, et le père de la jeune fille vient voir le père du jeune homme et lui demande combien d’argent son fils gagne par mois… »
Je suis pauvre.
« Tout le monde a mal aux dents de la même manière, tout le monde regarde les femmes de la même manière, tout le monde aime ou n’aime pas les épinards de la même manière. »
Sans empathie, rien de concret.
« Qu’on soit roi, ou qu’on dépave les rues, ce qui compte c’est la manière dont on fonctionne dans sa fonction. »
Au maximum du voltage à peine est passé le message au fil du rasoir.
« Un homme malheureux crée le malheur. On dirait un mardi gras qui a mal tourné. »
Le bonheur est subversif.
« J’aime les gens qui fonctionnent avec leur tête et avec leur corps. Il y a des divorcés solitaires : leur corps n’est jamais d’accord avec ce qu’ils pensent… »
Ne pas dire ce qu’on fait mais faire ce qu’on dit, la pratique après la théorie, évoluer au plus près, au plus juste de soi-même, source des joies les plus violentes : ouais.
« La bêtise, c’est la mauvaise fée du monde. »
Jeter sa télévision.
« De toute façon, c’est la fonction qui compte : pas le résultat. Le résultat, on le voit passer : c’est rien. »
Quand j’ai quitté la première fois la Nouvelle-Zélande, je me suis dit que je reviendrais un jour, que je serais écrivain, chez Gallimard encore, et qu’on me paierait pour ça. Je rêvais en bloc. Ça ne coûte rien et ça stimule. Quinze ans plus tard, mon bloc de rêves s’est réalisé, avec en sus l’obtention d’une bourse. Pour couronner le tout, mon vieil ami néo-zélandais me trouva une maison sur une île paradisiaque, une bicoque sur pilotis dans le bush qui dominait la mer, où je pourrais écrire à mon gré… Jamais je ne me suis autant fait chier de ma vie.
« — D’où le tiens-tu, ce moral ?
— De vivre… De vivre. »
De lui j’ai pris les travers : être excessif en tout, pour soi et avec tous.
Brel ne trichait pas : il se contredisait, déclinait des exercices de mauvaise foi, s’enferrait dans des clichés féminins vieux d’une guerre ou deux, mais quand il décidait de chanter il envoyait des boulets rouges, quand il décidait de piloter un avion il passait tous les brevets, y compris ceux qui ne lui serviraient jamais (celui d’un Boeing 747, par exemple), quand il décidait de naviguer il partait faire le tour du monde à la voile, quand il fumait c’était cent brunes par jour, quand il aimait nous voilà.
Brel m’a servi de père quand le mien travaillait, un modèle performant quoique plein de trous, un père fantasmé idéal en somme, un qu’on aurait du mal à prendre en exemple tant ses défauts et ses faiblesses étaient étalés là, mais quelqu’un qui vous guide, le temps de grandir, et vous envoie direct dans les fleurs si vous vous accrochez à sa tige.
Une indépendance souveraine, une discipline de fer, un dur au mal traversé de folies de part en part ; le programme qu’il me mitonnait serait chargé comme une mule de guérilleros, avec un vent de fortune carrée : tiens-toi fort à la barre, je me suis dit, tiens-toi fort à ta barre…
J’ai toujours eu peur de la mort en apnée, de la noyade : aujourd’hui, je flotte.
Merci mon vieux.