J’aime bien me promener avec ma fille sur les chemins douaniers qui longent l’océan, en Bretagne. L’eau y est froide, tant mieux pour nous, l’air toujours vif.
Ma fille a dix ans : c’est elle qui répare le câble, elle qui me dit « mais oui mon petit papa, mais oui, ça va passer… » quand elle me voit comme ça hurler à la mer, les bras comme des arcs tendus au-dessus du vide, oh ! non, ce n’est pas moi qui clame, c’est la Terre qui tonne ! Sa petite main de rien me tapote le dos, comme quoi il faudrait se calmer la marmite, que je m’échappe à vue d’œil, qu’on me voit fumer à des kilomètres, qu’il est temps de s’arrêter, maintenant, avant de devenir complètement cinglé, que ça lui fout un peu la honte de me voir comme ça, et puis tous ces gens qui nous regardent, elle connaît l’animal, « là… tais-toi… », elle sait bien que sans ça je vais redoubler ma performance, pas plus tard qu’illico, crier de plus belle à la mer écrasée et au monde pour ne pas éclater, exploser dans tous les sens, tomber raide Nietzsche à Turin, que ça va pas être possible autrement, le ventre caillassé de l’intérieur, comme elle vient comme elle vient, c’est bien joli la vie comme elle vient, sauf que coincé dans la gueule ça ne s’expulse pas à la volée, et tous les branchements électriques qui prennent feu et se court-circuitent, c’est mission impossible, qu’il est même hors de question que je me calme, que ce serait même dangereux, avec tous ces innocents autour qui n’ont rien demandé, qui n’ont pas payé pour le spectacle, des gens qui n’ont même pas de tickets, ils n’ont pas envie d’avoir des bouts de projections collés sur le museau, ce n’est pas moi qui crame c’est le corps qui cogne, un volcan à cols hors catégorie, un qu’on n’escalade pas sans un entraînement dans les Carpates, soufre et fumées blanches navigateur d’eau trouble, que le fond de l’air en sentirait presque l’odeur de la mort, les senteurs entêtantes des fleurs calanchées, tous ces vides spectraux dans le corps, de l’air dévitalisé comme si le vent avait poussé son dernier souffle, des évaporations de chaleur à pleins champs et des larmes en silex pour y foutre le feu, tabula rasa à tous les étages, et passent les robes des femmes sur l’horizon teint, celles qui ont fleuri et pourri elles aussi, les femmes qu’on serre encore fort dans la gueule avant de les cracher comme un chewing-gum qui n’aurait plus de goût, et qu’on aime quand même pour ça, par-dessus tout, des femmes mortes à la pelle, des mortes pour ainsi dire évaporées, le pétale sens dessus dessous, des femmes qui n’avaient rien demandé non plus et qu’on retrouve là, au bord de la mer, poupées pêle-mêle l’amour strangulé sur un tapis de lichen tiède, des victimes qui avaient pourtant mis la gomme, pas des filles en dentelle de Penmarc’h mais des totems pur métal hurlant lancé comme un caillou à la baille, des femmes aux arêtes vives qui me poussent dans les coins, qui me submergent à sec, maître des récifs pour ainsi dire oiseau aptère, j’erre, non ce n’est pas moi qui clame c’est la Terre qui tonne, René Char le colt à la ceinture mordant la nuque des collabos, celui qui regarde le lion dans la cage pourrit dans la mémoire du lion, les embruns montant du vide m’apaisent à peine, non, le sel m’a rendu fou, comme ces tigres mangeurs d’homme à la cervelle rongée par le pH de la rivière, j’ai bu l’eau du naufrage, un coup de sang, notre destin de chair absorbé par notre destin d’ombre, les mots d’Hyvernau aux crocs des bouchers et le ciel au placard, elle est belle la vie, des instants branlants, décoratifs, usés jusqu’à la corde, tous ces cadavres qui grincent aux entournures, leurs sourires muets, des visages compliqués, paysages à l’horizon renversé, ils passent sur le sentier sans nous voir, les pauvres fantômes féminins, tout maquillés de rouille, des trous noirs dans le corps pour les tués à la mitrailleuse, ils fuient ma chair comme pris de peste alors qu’ils battent encore, doudous le cœur crevé au fond d’un fossé et le fossé qui se relève, les embruns courent à leur suite, que j’en ai le souffle envolé, dames de haute voltige pourchassant nos vieux rêves d’amour, mais l’amour s’est lassé, foutu, à la casse, leurs étreintes leur parfum à la peau, ils s’agrippent mais ne retiennent rien, ils sont sans mains, de l’eau de fantôme qui coule du ruisseau, plus la peine de se demander où courent leurs cheveux, si leurs palpitations colorées font toujours battre la pluie, petites sœurs cabossées, à qui la faute, je ne sais pas, ce n’est pas moi qui clame, c’est la Terre qui tonne !
Alors, juste avant l’explosion, sa main de dix ans me tapote amicalement l’échine, comme si j’étais poney :
— Là… Là… Ça va : c’est fini ?