Un ami brut

Lionel C. est, comme on dit dans les bistrots, une sacrée vedette. Ce n’est pas tant sa soif insatiable, sa consommation de substances chimiques ou son assiduité auprès des femmes professionnelles ou non qui impressionnent que sa vitalité morbide, symbolisée par le bandeau de cuir noir qui lui traverse le visage — une nuit d’ivresse, à trois sur sa moto Guzzi, il s’est empalé sur la branche d’un arbre, qui lui a démoli la moitié du visage.

L’acharné était sorti du coma trois jours plus tard, plus remonté que jamais : « Ah, c’est comme ça… On va voir ce qu’on va voir… »

Fort heureusement pour lui et les folles qui allaient l’aimer, sa belle gueule de tueur en goguette s’était plus ou moins rafistolée. Fini la broche qui lui tenait les pommettes enfoncées sous le choc, la tête boursouflée de travers et les pansements sur l’œil manquant. Un bandeau de cuir noir compléterait sa panoplie de pirate.

À bien réfléchir, c’était même rudement pratique, ce bandeau : avec lui la menace serait constante, au moins le monde entier était prévenu, on ne pourrait pas dire qu’il agirait en lâche, c’était inscrit noir sur blanc qu’il y aurait du flibustier dans l’air : très commode !

Dès lors, accrochez-vous pour lui faire quitter sa panoplie.

La vie l’avait rendu pirate : elle avait intérêt à bien se tenir.

Voir sa prothèse était devenu son tabou, avec le bandeau comme gardien du trésor. Très pointilleux sur le sujet ; quand, après quinze ans de bons et loyaux services, je lui proposai de changer son vieux bout de cuir noir pour un bandeau blanc, j’évitai de peu la mitrailleuse de son œil unique.

Lionel tient à sa panoplie de pirate : c’est la sienne.

Champion hors catégorie de la destruction tous azimuts, Lionel est architecte.

Son premier chantier consista à démolir son appartement, que ses parents venaient de lui acheter : il a commencé par casser les murs les plus voyants, avant de creuser un trou dans celui de sa salle de bains, en face de la baignoire, afin de pouvoir regarder la télévision, installée dans le salon.

Après quoi il poussa les gravats contre les murs porteurs rescapés et un lit dans un coin de l’appartement, où les filles les plus téméraires s’aventureraient désormais.

Chez lui ça sentait le whisky écossais, l’herbe africaine et la femme d’avant. Le reste lui passait par-dessus comme des mouettes à l’abordage.

Comme il n’ouvrait jamais aucun courrier (vous avez déjà vu un pirate ouvrir un courrier d’EDF ?), on coupa d’abord l’électricité, puis l’eau, le téléphone… Sa borgnitude le rendant particulièrement maladroit, Lionel se cognait moustique fou sous le lampadaire, marchait dans les assiettes, renversait tout sur son passage.

Il cassa un carreau, ne le remplaça pas et le vent commença à souffler dans le salon.

Son nid d’amour avait un surnom, « Grozny », ce qui changeait de « La grotte », son ancien logis.

Fidèle à son concept, Lionel fit de même avec son métier d’architecte, plus pressé de forniquer les avocates mariées et les barmaids des bistrots à ploucs situés autour de l’agence que de répondre aux courriers des lecteurs. Rien à cirer de leurs rapports, leurs Bâtiments de France, leurs caisses de retraite, tout le bordel.

Sa vie était un bordel : il vivrait dans un bordel.

Un bordel féminin surtout. Des femmes, des femmes à foison, des femmes de toutes les couleurs, noires de préférence, depuis son voyage au Sénégal — il avait traversé la brousse de nuit, cinq kilomètres dans le noir complet avec un seul œil à moitié bigleux, pour rejoindre le bar du coin, et dépensé là l’équivalent de mille francs, buvant et payant tournée générale sur tournée générale sous les yeux gourmands des Négresses, superbes d’animalité dans leur grande peau de panthère : à trois francs le whisky et malgré sa soif, ça faisait quand même trois cent trente-trois whiskys dans la soirée — des femmes oui, des femmes encore, de tous les genres, de toutes les tailles, toutes les volontaires : après ce n’était plus qu’une question d’ivresse, pourvu qu’elles soient femmes.

Avis aux amateurs : car, croyez-le ou non, elles en redemandent.

C’est que, jouisseur nihiliste doté d’une ironie féroce mais tendre aux heures chaudes, le diable de pirate sait se faire aimer : cinq minutes sous le comptoir ou des heures sous ecstasy, c’est quasi à la demande. Qui veut se frotter au pirate n’a qu’à prêter son flanc.

Pour le reste, il y a des règles et elles sont strictes.

1. Pas de gonzesses en vacances.

2. Pas de week-end à deux.

3. Pas d’amorce de discussion autour d’improbables enfants.

4. Pas de projets, de plans, de trucs comme ça.

5. Pas de révélations sentimentales.

6. Pas de cohabitation.

7. Pas de pudibonderie.

Etc.

Lionel m’avait piraté mon premier amour, esquinté un second et, après plus de vingt ans d’amitié désintéressée de part et d’autre, il me dit toujours des mots gentils comme « tu ne m’as jamais fait rire », « ta façon de manger la Danette me donne envie de te foutre des baffes » ou, plus commun, « tu commences à me faire chier avec tes questions : occupe-toi donc de ton cul ». Un tendre au cœur dur.

Un qui voudrait bien aimer les autres mais qui n’y arrive pas. Un peine-à-jouir dans le genre. Très celte aussi : aux dernières manifs il a défoncé en voiture le barrage de palettes que les étudiants avaient mis au travers de sa route ; la fois où, lors d’un voyage à moto au hasard des Pyrénées espagnoles, on a fait du train fantôme dans une fête foraine, il a arraché le gros marteau de plastique avec lequel le jeune forain venait de le rappeler à l’ordre (on se crachait dessus par wagonnet interposé), et lui a cogné dessus à la volée, à chaque tour un grand coup de marteau sur la tête, jusqu’à ce que le gamin se réfugie dans sa cahute ; la dernière fois qu’on est allés à un mariage, il a fini à huit heures du matin dans le village voisin, poursuivant dans les ruelles un jeune gendarme terrorisé qui avait le malheur de ne pas s’appeler Stéphane, comme Lionel le prétendait, et refusait de « venir ici ! », au bout de son doigt…

Je le laisse faire.

On ne sauve pas un serpent de son venin.

Je le regarde casser ses petits tas de sable, prendre la Terre par les pieds et la secouer jusqu’à ce que le sang lui monte à la tête, jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus.

Alors, quand il est tout débordé de lui-même, quand il a perdu la boule, les cartes, le but du jeu, quand il ne peut plus s’arrêter de pleurer sur tout ça, quand il ne peut même plus articuler, à peine respirer, qu’il reste là, hagard, avec ses larmes noires qui en coulant de son bandeau ont déteint sur sa joue, comme drogué, cuit à la petite cuillère, c’est moi qui viens le ramasser.

On parle d’amour. Il écoute un peu. Et puis on boit un coup…

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