One Trip/One Noise

Ma mère est d’une extrême mauvaise foi et ça ne semble pas la déranger. Partant du principe que ses fils ont plus ou moins toujours raison, c’est sans sourciller qu’elle venait me chercher chez les différents proviseurs d’établissements scolaires, arguant qu’elle connaissait non seulement l’existence des divers ceintures à clous, bracelets à clous, colliers à clous, chaussures à clous et autres lunettes à clous (j’étais très clous) qu’on venait de me confisquer, mais que c’était elle qui me les avait achetés.

C’était très faux mais quand on a un fils à clous, on ne fait pas dans la dentelle. Le proviseur rendait généralement la boîte où il avait rassemblé mes colifichets, penaud et rageur à l’idée qu’on ne me sermonnerait pas sur ce coup-là, voire que la maman et le fiston s’en iraient tous les deux outragés par l’étroitesse d’esprit dont faisaient preuve les représentants de l’Éducation nationale, et les rabat-joie en général.

Inoffensif mais rigoureux quant à mon espace et ma liberté de mouvement, je leur menais la vie dure, pelotant les premières de classe sous les yeux libidineux et furibonds du prof de maths, séchant, fuguant, ne me rendant en cours que par surprise, ou pour épater son monde, abandonnant les contrôles au bout de dix minutes avec une lettre explicative pour le professeur — bien gentil, mais que voulez-vous, je n’aimais pas la physique, la biologie, tous ces trucs-là, sans parler de la façon dont on enseignait l’espagnol (symbolisé par des oliviers misérables sur une terre aride où un âne blasé partageait son picotin avec deux péons égarés sous le soleil, alors que nous étions en pleine movida) ou le français (profs poussiéreux, programme biodégradable) —, n’hésitant pas à quitter la classe si la personne chargée de l’autorité faisait preuve d’injustice, ou simplement d’une autorité excessive, tout en déclamant du Clash dans le texte, histoire qu’elle s’instruise, avant de claquer la porte comme un courant d’air qui aurait mal tourné.

Ma mère trouvait ça très bien, les Clash. Elle ne connaissait pas trop mais enfin, si je les aimais tant ils devaient être de bons garçons, avec peut-être quelques clous çà et là…

Quand il s’agissait à treize ans de passer la nuit dans le village voisin, comprenant très bien à quel point je trouverais injuste de ne pas rejoindre mes nouveaux amis presque majeurs à la salle des fêtes pour une première nuit d’ivresse sans alcool, elle me laissait sortir, la peur au ventre.

En général, elle ne dormait pas avant que je rentre, résistant à tout, les somnifères, la lecture prolongée, la raison. Je faisais il est vrai un tas de conneries, mais le plus souvent avec un bon esprit — il s’agissait d’être rock, en toute circonstance : O.K. ?

J’étais en guérilla contre l’école qui poussait notre créativité comme de la poussière sous le tapis, les mentalités frileuses de la campagne, les ploucs et les bourgeois qui nous regardaient de travers, les tueurs d’hommes et d’animaux, mais aussi la variété qui pollue les ondes et les âmes faiblardes, le patinage artistique, Borg, Lendl, ce genre de types, la mollitude, la bêtise universelle, bref, j’étais contre.

Ma mère comptait les points, le résultat toujours en ma faveur — il suffisait de compter.

Les gens trouvaient qu’elle exagérait, qu’un tour de vis ne me ferait pas de mal, que des garçons comme moi il fallait les dresser à la baguette, mais elle savait mieux que quiconque que les vis, je les avais déjà enfoncées jusque-là, que j’avais au contraire plutôt besoin qu’on me desserre un peu les sutures et les points — il m’arrivait de m’ouvrir les bras, les veines ou la gueule au rasoir, pour voir ce qui arriverait : ça changeait des clous.

Les copains n’y comprenaient pas grand-chose, mais comme moi non plus, on préférait boire des coups avec les filles. Ma mère, elle, serrait les fesses pour que je passe le cap de l’adolescence sans trop mourir. Quand je n’étais plus qu’une flaque de boue et de larmes rentrées, elle me disait que ça allait sortir un jour, qu’il ne fallait pas s’en faire, que ce jour-là ça allait faire des étincelles cosmiques, des cratères dans l’univers, que ma fureur ne serait pas perdue pour tout le monde, que les filles allaient adorer ça, les autres aussi ; elle délirait en bloc — un langage que je connaissais.

Il faut dire que ma mère était une femme divorcée, ce qui à la fin des années soixante-dix faisait jaser dans un village comme Montfort-sur-Meu, Ille-et-Vilaine. Elle avait ouvert une petite parfumerie dans le bourg, les gens venaient l’observer derrière la vitrine, et personne ne rentrait. Aujourd’hui encore, bien que je me tamponne des petits commerçants, pour moitié poujado-sarkozystes, ma gorge se serre en voyant un commerce vide. La madeleine a du mal à passer, sans compter que je n’ai jamais pu saquer les gâteaux. Et puis, les enfants de divorcés avaient eux aussi droit aux réjouissances qu’on réserve aux minorités : montrés du doigt, nous serions donc solidaires.

À l’instar de l’époque (les années quatre-vingt), la bêtise majoritaire forge le caractère.

Quand elle partait en voyage avec son nouveau mari, ma mère nous laissait la maison à saccager pendant quinze jours (l’école et les obligations diverses s’arrêtant séance tenante, les copains guettaient leur départ dans les fourrés tandis que d’autres volaient des caddies entiers au Super U du coin). En rentrant, son mari était furax mais il n’avait pas trop le choix : les deux Celtes qu’elle avait en le rencontrant faisaient partie du petit lot, c’était à prendre ou à laisser désirer, et tant pis si l’on retrouvait des cannettes de bière dans l’étang.

Notre bonheur comptait sans doute plus que le sien, et s’il était violent, c’est que ça existait vraiment.

Vu la mère qu’elle a eue (Clémentine Vauléon), j’imagine à peine les nuits d’angoisse qu’elle dut vivre en me sachant lâché, complètement pété, dans la nature. Mais elle me faisait confiance, jusqu’au plus fort de la tempête.

On ne construit que sur des ruines, disait Nietzsche : j’avais un sacré chantier.

Supporteur numéro un de ma vie, ma mère ne tournait guère autour du pot. Quand je lui ai annoncé que j’allais devenir écrivain, elle m’a répondu qu’on allait m’acheter un ordinateur, que je projetais de faire le tour du monde, « tu n’as qu’à travailler un peu pour avoir de l’argent sur place, moi je te paie le billet d’avion », que j’allais me marier « allons bon », que j’allais vivre à Paris, « ah ! la Ville lumière ! », etc.

Les autres en mangeaient des ronds de chapeau.

« Tu es trop laxiste », « la liberté ça s’acquiert », « il va faire n’importe quoi, faudra pas s’étonner après », « moi je te le collerais en pension ! », « tu le regretteras », « tu élèves mal ton enfant », ma mère en a entendu de belles, sans jamais céder d’un pouce. Elle aussi était seule contre tous : un long point commun, qui nous unirait le temps que j’aille jouer aux billes avec mes comètes.

Mon inclination pour la rébellion généralisée, la rage pure et la mort était le pendant d’un amour pour la vie figurant sur la même face de la même pièce.

De l’interzone.

Ma mère voyait bien ce que je voulais dire, seulement je n’étais pas obligé de le crier.

One trip/one noise…

On ne savait pas où j’irais comme ça, mais au moins j’avais le ton. Mon trip serait l’écriture, mon bruit celui de la musique.

À fond, on l’aura compris : autrement on n’entend rien de la vie.

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