Le baiser du feu

— Michael ?! crie-t-elle de sa voix de perruche. Michael dépêche-toi, tu vas être en retard !… Darling ?

— Oui Margaret…

Je me brûle les lèvres sur le café, trop chaud. Un café lavasse, vaguement marron. Celui de ma femme. Après quoi je me sniffe un rail de coke sur le bar de la cuisine.

— Tu as pensé à sortir les chiennes ? lance-t-elle depuis le salon.

Les chiennes aussi sont à elle, deux boxers ratatinés qui, en passant, vous laissent des traînées de bave sur le pantalon.

— Oui ! Elles sont dans le parc !

— Tu leur as donné leurs croquettes ?

— Oui, oui…

Sept heures deux. Je croise mon reflet dans la vitre du four, enfile ma veste, vérifie une nouvelle fois le contenu de mon attaché-case, comme si j’avais pu oublier quelque chose, et boucle le tout — ma vie, finalement, tient dans un attaché-case…

Depuis la pièce voisine, Margaret soliloque :

— Tu ne viens pas m’embrasser ?

— Je suis en retard !

Darling ! fait-elle sur ce ton de faux reproche qu’elle affectionne.

Je rejoins ma femme dans le living-room. Alanguie sur le sofa à fleurs, Margaret se tient bras ballants, comme prise de vapeurs. Son style.

— Qu’est-ce que tu as encore sur le visage ? dis-je en la voyant.

— Une crème à base de shiitake : des champignons japonais.

— C’est horrible.

— Peut-être mais ça maintient la peau ferme, rétorque-t-elle dans un sourire de cosmétique. Que diraient tes clients s’ils te voyaient avec une vieille femme décatie ?!

— Rien, probablement.

Margaret a cinquante-deux ans. Ce n’est pas qu’elle soit mal conservée pour son âge : non, le problème, c’est précisément son âge. Nous nous sommes mariés douze ans plus tôt, alors que je n’étais qu’un petit avocat fiscaliste boursicotant pour le compte de grosses légumes. Depuis, Margaret s’est épaissie mais ses yeux brillent toujours pour moi :

— Embrasse-moi avant d’aller travailler !

— Où ça ? Il y a de la crème partout…

— Fais-moi un baise-main ! minaude-t-elle en tendant ses veines bleues. Comme quand on s’est rencontrés… Michael : tu te souviens, la cour que tu me faisais !

— Ton père avait de l’argent.

— Oh ! Darling !

— Je blague ma chérie…

Je baise la main de ma femme qui retombe, feuille morte, le long du sofa.

— Il faut que je file.

— Va darling, va… Au fait, se ressaisit-elle : tu n’as pas oublié qu’on est mercredi et que le neveu du sénateur vient dîner ce soir avec sa femme ?

— Cette truffe…

Ma femme hoche sa tête de vieux Polichinelle :

— Oui, eh bien en attendant, c’est lui qui a interféré en ta faveur pour le contrat du Mexique !

— Vu le chèque de soutien versé au parti du sénateur, c’était la moindre des choses…

— Michael !

Cette manie de me réprimander comme un vilain garnement ne m’agace même plus.

— À ce soir.

— À ce soir darling, dit-elle dans un sourire ravi.

Margaret adore quand je lui fais mon regard de velours. Je lui adresse un signe de la main et la laisse à son magazine. Je vais passer le pas de la porte quand elle dit dans mon dos :

— Je t’aime darling !

C’est ça.


Je pose l’attaché-case sur le siège avant de la Pontiac et claque la portière. L’horloge électronique affiche sept heures huit. Les deux chiennes accourent depuis le jardin, gracieuses comme des sportives en robe de soirée.

— Salut les boudins, je lance par la vitre ouverte. Et soyez gentilles avec la vieille…

Les boxers agitent le moignon qui constitue leur queue en reniflant violemment, comme si l’air était du soufre. J’ai à peine un regard pour la maison où j’ai vécu les années les plus fructueuses de mon existence : je roule jusqu’à la grille automatique, escorté par les chiennes qui, comme tous les matins, aboient en me voyant m’engager dans la rue, toute bave dehors.

Jamais pu encadrer les clébards…

Le soleil est encore tiède mais je crève de chaud. La Pontiac roule à allure réduite sur la file de gauche quand je compose un numéro sur le kit mains libres de mon portable. Peggy, ma secrétaire, décroche aussitôt.

— Écoutez Peggy : il faut que vous annuliez tous les rendez-vous pour aujourd’hui. Dites que je serai de retour demain à la première heure, qu’un contretemps d’ordre familial m’a retenu et que je ne serai pas disponible d’ici là. Vous avez compris ?

Peggy n’est pas une lumière.

— Annuler tous les rendez-vous ?! Mais monsieur Boorman, c’est aujourd’hui que doit être signé le…

— Je sais bien que c’est aujourd’hui, la coupé-je : je vous dis que je ne peux pas être là. Prenez-en note.

Son embarras suinte du silence.

— Pardonnez-moi d’insister monsieur Boorman, dit-elle bravement, mais MM. Longford et Christie ont fait spécialement le déplacement de Chicago, il est trop tard pour annuler… ils doivent être déjà dans l’avion et…

— Mademoiselle Cohen, je ne me répéterai pas : excusez-vous en long, en large ou en travers, mais débrouillez-vous avec eux ! C’est un cas de force majeure, et je n’en sais pas plus pour le moment : dites à ces messieurs que je serai de retour demain à la première heure, sans faute, et qu’en attendant mon associé est à leur disposition. C’est compris ?

Peggy déglutit ce qui lui reste de salive :

— Bien monsieur Boorman… Et… M. Price ?

Eddy est mon meilleur ami. On a commencé ensemble chez Arthur Andersen, et quitté le navire juste avant la faillite frauduleuse. Un sacré paquet de fric qu’on s’est fait avec les Big Five. Grâce à Eddy. Mon associé. Eddy Price, le fiscaliste le plus brillant de Boston qui, en épousant la sœur de Margaret, est devenu mon beau-frère…

— Je le préviens moi-même, répondis-je à la secrétaire avant de raccrocher.

Mes mains tremblent sur le volant. Il faut absolument que je me calme. Penser positif. Mes sautes d’humeur m’ont déjà joué de vilains tours et, ce coup-ci, je ne tiens pas à tout foutre en l’air… Je stoppe à un feu rouge, regarde les écoliers traverser les zébras en me disant que je m’enverrais bien une petite ligne… Le feu passant au vert, je prends la direction de l’aéroport.

La circulation est fluide sur la quatre-voies, ma respiration aussi : je compose le numéro d’Eddy.

Mon associé est d’excellente humeur. Il y a de quoi : avec les deux gros clients qui viennent signer aujourd’hui, notre cabinet va exploser tous les plafonds.

— Eddy, dis-je d’une voix embarrassée, j’ai un problème. Un sérieux problème…

— Ah ?

— Je ne vais pas pouvoir venir pour la signature du contrat.

— Hein ?

— Oui, je sais ce que tu vas me dire mais c’est un problème d’ordre très privé. Je ne peux pas t’en dire plus pour le moment.

Eddy change de ton :

— Tu rigoles, j’espère.

Ce n’était pas une question.

— Est-ce que j’en ai l’air ?

— Michael, ce n’est pas sérieux, se refroidit-il.

— Je t’assure, Eddy.

— Écoute, on travaille sur ce projet depuis deux ans. L’avenir du cabinet repose sur ce coup de poker : on est en passe de réussir notre pari et tu me dis, le matin même, que tu ne viens pas signer le contrat ? Mon vieux, il n’en est tout simplement pas question !

J’ai toujours suivi son avis, chien fidèle reconnaissant les vertus de son maître. C’est la première fois en quinze ans de collaboration que je lui fais faux bond.

— Je n’ai pas le choix, Eddy.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est ta maîtresse qui vient de se taper le vieux ?

Nos vieilles blagues d’étudiant : « le vieux » est notre beau-père commun. Mais ça ne prend pas.

— Non, Eddy, dis-je gravement : je n’ai pas envie de rigoler.

— Alors quoi ?! s’énerve-t-il.

— Je t’ai dit : un contretemps dont je me serais bien passé. Écoute, je ne te demande pas de me comprendre, je te demande juste de retarder la signature du contrat jusqu’à demain.

— Longford et Christie sont déjà partis de Chicago.

— Il faut que tu leur expliques que ce contretemps n’est pas lié au contrat, ni à leurs prestations, ni rien : dis-leur qu’un deuil brutal m’a frappé, que le cabinet leur paie le meilleur hôtel de Boston, qu’ils peuvent faire venir leur famille, ou des putes, nous couvrons tous les frais. Dis-leur. Je t’en prie. C’est une question… C’est une question de vie ou de mort.

Mes veines battent contre mes tempes.

— Écoute Michael, je suis ton associé : tu te rends compte du risque que tu me fais prendre ?

— Oui.

— Imagine qu’ils se vexent. Qu’ils sentent le coup fourré. Qu’ils retirent leur mise ?!

— Évidemment que j’ai songé à tout ça ! Dis-leur d’attendre demain matin, de prendre un peu de bon temps… Je te le demande, Eddy : à toi. Je ne t’ai jamais rien demandé.

— C’est de la folie.

— Si je pouvais faire autrement, crois-moi que je le ferai.

Un frisson climatisé passe dans l’air de la Pontiac. Eddy gamberge à l’autre bout des ondes.

— Moi aussi je joue ma peau sur ce coup-là, dit-il.

— C’est pour ça qu’on est amis, Eddy : les risques, on les a toujours pris ensemble.

C’est vrai.

C’est ma seule chance.

Eddy Price bougonne enfin, en guise d’assentiment.

— Je te rappelle dès que j’en sais plus, conclus-je.

Je raccroche, le cœur comme un tambour. La sueur coule toujours le long de mon dos. Ça va marcher… La Pontiac prend de la vitesse sur l’autoroute. Profitant de l’élan, je compose un nouveau numéro.

— Allô Helen ?

— Ah, Michael !

— Comment vas-tu, ma chérie ?

— Hum ! s’étire-t-elle dans un long miaulement qui sent encore les draps chauds. À vrai dire, je me réveille… Il est quelle heure ?

— Sept heures et demie, à peine.

— Hou !

Helen est architecte d’intérieur. Elle aime les expos d’art contemporain, les vernissages, l’argent, les vins fins et le sexe ; s’il faut me traîner jusqu’à ses toiles pleines de vomi, ses jambes d’araignée vorace m’ont toujours tiré des râles de premier ordre.

— Excuse-moi de te téléphoner si tôt, mais il y a un contretemps pour ce midi.

— Quoi ?

Helen n’est pas du matin. Elle a du mal à reprendre ses esprits mais ça ne durera pas.

— Un gros client qui vient de se déclarer, je poursuis avec aplomb. Le gars est pressé, il vient de Milwaukee, le genre bouseux plein aux as qui rêve de dividendes et de petites pépés : bref, je suis obligé de déjeuner avec lui.

— Hein ?!

— C’est une grosse occasion à saisir ; vis-à-vis de mes collaborateurs et des actionnaires, je ne peux pas refuser ça.

— Michael, c’est nos cinq ans…

— Je sais, ma chérie.

Mais la tigresse qui sommeille sous ses draps fait un retour tonitruant :

— Ça fait dix jours que j’ai réservé chez Vicente ! Michael, je vais avoir l’air de quoi, avec mes cinq années d’amour sous le bras ?

Helen a le sens de la formule et un tempérament de feu : l’exact opposé de cette pauvre Margaret…

— Je suis vraiment désolé, chérie. On ira manger italien un autre jour.

— Oui, seulement ce ne sera plus l’anniversaire de notre rencontre, dit-elle. Et ce soir ? Pourquoi on ne peut pas se voir ce soir ? Hein ?

— Tu sais bien que ce n’est pas possible : Margaret a invité le neveu du sénateur et sa truffe de femme. Impossible d’y couper.

— La salope, siffla Helen.

— Bah… laisse tomber. Margaret est plutôt à plaindre, avec ses chiens baveux et sa crème de champignon sur la gueule.

— N’empêche que tu restes avec elle. Pourquoi ? Hein ? Qu’est-ce que tu lui trouves, à ta vieille femme ? J’en ai marre de cette situation, Michael : cinq ans, ça fait beaucoup de promesses.

Time is money.

— Tu dis toujours ça !

— Je tiendrai mes promesses, chérie.

— Tu divorceras ?

— Bien sûr. Si tu m’aimes toujours…

— Ne biaise pas, fait-elle, agacée, tu sais bien que oui : alors ?

— Oui.

— Quand ?

— Oh ! je t’en prie, chérie, ce n’est pas le moment.

— Ce n’est jamais le moment. C’est quand le moment ?

Helen va avoir quarante ans. Deux ans que j’en entends parler :

— Un jour, je réponds. Bientôt. Tu sais que ce n’est pas facile.

— Rien n’est facile.

— Au départ, sans l’argent de Margaret, je ne suis rien.

— À l’arrivée non plus.

Je sens la colère monter dans sa gorge.

— Ne deviens pas cassante, Helen. Mon job me met sur le gril, il y a toujours un nouvel élément à gérer, tout ça me prend…

— Oui, tu as un boulot stressant, coupe-t-elle. Eh bien quoi, tu aimes ça, non ? Ne viens pas m’endormir avec tes discours de néo-con !

Helen s’affiche comme farouchement démocrate lors des vernissages, ce qui lui donne l’impression de résister. À quoi, c’est une autre affaire.

— J’essaie simplement de t’expliquer, dis-je.

— M’expliquer que tu préfères déjeuner avec un gros bouseux de Milwaukee plutôt qu’avec la femme de ta vie ?

— Ne sois pas idiote, ça ne te va pas.

— Tu croyais quoi ? Que j’allais te féliciter pour ton déjeuner de ploucs ?!

— Je suis désolé.

Helen soupire tristement. Elle rêve à de beaux lendemains. Pourquoi faut-il que les choses, avec elle, soient toujours si compliquées ?

— Partons, dit-elle. Quittons cette ville de merde… Changeons de vie. Allons nous installer à New York.

— Si tu savais comme j’y pense, acquiescé-je, un œil dans le rétroviseur.

— Eh bien arrête d’y penser, et fais-le ! se reprend Helen. Tant pis pour l’argent de ta femme. Ça fait cinq ans qu’on est ensemble, Michael, j’en ai marre d’être la seconde, la femme qu’on cache. J’en ai marre de passer après les bouseux de Milwaukee !

— Helen…

— Parfaitement ! Tu as assez d’argent, Michael. Même en divorçant. Je préfère vivre ailleurs avec ce qu’on a plutôt que de rester à Boston dans l’ombre de ta femme. Ici il y aura toujours un bouseux, un dîner avec ta vieille, un week-end de com’ à Acapulco, dit-elle entre ses dents. Tant pis pour l’argent.

— Il m’en faut encore un peu : j’en ai caché une partie mais il m’en faut encore un peu…

— Tu dis toujours ça.

— Je veux qu’on parte en beauté.

— Ouais, eh bien en attendant moi je me fane. J’ai trente-neuf ans, Michael. Quarante ans le mois prochain. Tu vois où je veux en venir ?

Toujours les mêmes rengaines.

— Je te promets que sitôt partis, on fait un enfant.

— Quand ?

— Attends au moins qu’on fasse l’amour !

Helen pouffe malgré elle.

— L’année prochaine, chérie, dis-je. On part l’été prochain. C’est la vérité. Je te demande encore quelques mois de patience.

— T’es chiant.

— C’est comme ça que tu m’aimes, non ?

Helen finit par céder :

— Bon, alors, on se voit quand ?

— Eh bien, ce soir ce n’est pas possible… Ce week-end Margaret est là, je suis obligé de rester…

— Même pas un petit golf ?

Elle a repris sa voix d’enfant pas sage.

— J’ai déjà eu du mal à ne pas l’accompagner à Las Vegas le week-end dernier, ironisé-je, ce week-end, c’est impossible. On va être obligés d’attendre lundi.

— Bon… Alors je vais m’ennuyer…

Helen est amoureuse.

— Je t’embrasse, ma chérie.

Des oiseaux paradent dans le ciel.

— O.K., dit-elle d’une voix défaite.

Je vais raccrocher mais Helen me retient :

— Michael ?

— Oui ?

— Je t’aime mon salaud. Ne me déçois pas.

— Je te le promets, ma chérie.

Sept heures quarante-deux. J’accélère sur l’autoroute.

La radio joue en sourdine un standard de country que je n’entends pas. Je pense au jeu de dominos que j’ai mis en place, à la pièce qui peut s’enrayer et me trahir, à la coke qui sommeille dans ma poche… Quelle folie de l’avoir prise avec moi… Mon portable sonne alors qu’un ralentissement s’opère : c’est Charlotte.

— Oui chérie !

— Oh ! Michael…

La voix de Charlotte est un mélange de peur et d’excitation. Nous sommes dans le même état.

— Tu en es où ?

— Dans le hall du building, dit-elle. Le vigile à l’entrée n’y a vu que du feu.

— Bien !

— Et toi ?

— J’ai prévenu le bureau. Ça a l’air de prendre.

— Et ta femme ?

— Je crains plus ses chiens.

Charlotte ne peut retenir un ricanement. Je suis drôle quand je parle de ma femme…

— Maintenant passons à la phase numéro deux : joindre O’Driscoll. Ses bureaux sont à l’avant-dernier étage…

Charlotte chuchote :

— Tu es sûr que personne ne me reconnaîtra ?

— Comment veux-tu qu’on te reconnaisse ? O’Driscoll ne sait ni qui tu es, ni ton allure véritable.

Suivant mes instructions, Charlotte s’est rendue méconnaissable : avec sa perruque rousse et les grosses lunettes de femme dépressive qui lui cachent la moitié du visage, même sa mère ne la reconnaîtrait pas. Au pire, s’il y a une enquête, les caméras de surveillance auront l’image d’une autre…

— Et les passeports ? demande-t-elle. Tu as les passeports ?

— M. et Mme Parker. Tu aurais pu faire un sourire un peu moins crispé sur la photo, pour le reste ils sont parfaits.

La personne qui me les a procurés travaille à l’émigration : les passeports m’ont coûté une petite fortune mais le résultat est garanti.

— Ne t’en fais pas, tout se passera bien.

— Et les billets ?

— J’irai les retirer directement au comptoir en arrivant à La Guardia… Bon Charlotte, il faut que je te laisse, j’arrive à l’aéroport… Rappelle-moi dès que tu as réussi à joindre O’Driscoll.

— Michael…

— Oui, ma chérie ?

— J’ai peur.

— Moi aussi. Mais les risques, on les a toujours pris à deux, non ?

Charlotte acquiesce.

— Je t’aime, chérie.

— Moi aussi Michael…

Des avions décollent au loin, fuselages aveuglant l’azur. Je bifurque vers le terminal.


L’homme qui me devance au comptoir TWA part vers la porte d’embarquement. Une femme le suit en mitraillant le sol de ses talons hauts, tige blonde tout encombrée d’elle-même, sorte de tournesol triste planté dans l’ombre du nabab. Un homme de pouvoir qui vient peut-être, comme moi, d’un trou perdu du Texas et qui s’est fait à la force du poignet…

— Voilà votre billet en classe affaires monsieur Parker, me dit bientôt l’employée de la compagnie. Pas de bagages ?

— Non. Juste mon attaché-case.

— L’embarquement aura lieu à partir de huit heures porte 12, conclut-elle dans un sourire de sucre glace. Bon séjour à Los Angeles, monsieur Parker.

Je range le billet et le passeport dans la poche de ma veste.

— Merci.

Un billet aller-retour, pour brouiller les pistes. Je viens de donner les clés de la Pontiac à Garfield, le type qui possède la plus grosse casse du comté, chargé de la détruire : avec elle s’effacera la trace de Michael Boorman, trader associé… Mon téléphone sonne alors que j’achète un magazine dans une boutique de l’aéroport. C’est Charlotte.

— Ah, ma chérie ! Alors ?

— J’ai eu un mal de chien avec les secrétaires mais j’ai fini par voir O’Driscoll : au début, quand je lui ai raconté l’affaire, il était soupçonneux mais quand je lui ai montré les chiffres de la transaction, ses yeux ont fait des huit.

— Alors ? Il… il a accepté ?

— Évidemment : avec une commission pareille, c’était difficile de refuser !

J’étouffe un cri de joie… Ça marche… Putain, ça marche… Cette fille est géniale.

— Cinquante millions de dollars, chuchote Charlotte, ça fait combien à dépenser par jour ?

— Ça dépend combien de temps tu comptes vivre avec, fais-je dans un petit rire nerveux. O’Driscoll t’a dit quand il allait passer la transaction ?

— Vers huit heures et demie. Wall Street vient d’ouvrir mais il ne veut pas éveiller les soupçons.

Une horloge.

— Bien joué, chérie ! Tu es un ange !

— Je t’avais dit que tu pouvais compter sur moi.

Charlotte me porte chance. C’est une ambitieuse, comme moi. On s’est rencontrés à New York six mois plus tôt lors d’un think tank concernant les placements de hedge funds, ces « fonds pourris » aux taux de risquabilité à la hauteur des dividendes… L’image même de notre union.

— Qu’est-ce que je fais maintenant ? demande-t-elle, pressée d’en finir. J’ai dit à O’Driscoll que je devais être présente lors de la transaction mais je crève de peur.

— Tu ne bouges pas. Tu prends un bouquin ou un magazine et tu attends huit heures et demie qu’O’Driscoll effectue la transaction.

— Comme si j’avais la tête à lire…

— Eh bien regarde les images.

— Ce n’est pas drôle.

— Garde ton sang-froid, chérie, et tout se passera bien. J’ai tout prévu. Ça va marcher.

Tout est question de volonté. La chance suit.

— C’est comment les îles Caïmans ? demande Charlotte.

— Plein de crocodiles.

Elle pouffe.

— Le vol est à douze heures cinquante, abrégé-je, on aura largement le temps d’en parler. Tout ce qu’on a à faire maintenant, c’est d’attendre la transaction.

— Et si quelqu’un découvre la supercherie ?

— Oh… estimé-je : détournement d’actifs, délit d’initié, ça doit faire dans les vingt ans…

— Quoi ?!

— Allons, aie confiance : je t’assure que j’ai pensé à tout.

Des heures à tourner et retourner la problématique, des heures et des heures d’insomnie avec Margaret à côté et le cœur qui se serre à l’idée de miser ma vie sur un coup de dé. Un coup de génie : l’argent viré sur un compte off shore et suffisamment d’intérêts communs pour que personne n’en revoie jamais la couleur. Le coup sera magistral, pour la simple et bonne raison que j’ai pensé à tout.

— Puisque tu le dis, soupire Charlotte.

C’est l’heure de l’embarquement.

— Il faut que je file. À tout à l’heure, chérie…

— Je te rappelle dès que je sais.

— Et comment !

N’y tenant plus, je prends la direction des toilettes. Les îles Caïmans sont bien le dernier de mes soucis…


L’air pressurisé de l’avion est déréglé mais je ne sens pas le courant glacé dans mon dos. Je transpire à grosses gouttes, mon associé au téléphone.

— Non Eddy, je ne peux pas venir… Non c’est non : je suis désolé de me répéter. Débrouille-toi avec eux.

— Michael, les types sont furieux : avec les sommes qui sont en jeu, il faut les comprendre !

Les ploucs de Chicago. Pleins aux as.

— Eddy : tu es mon meilleur, mon seul ami, dis-je. Il faut que tu me fasses confiance.

— Tu nous exposes à…

— Salut Eddy.

Je coupe mon portable, desserre le col de ma veste. J’ai sniffé une ligne longue comme un python dans les toilettes de l’aéroport, mais je n’ai pas pu me résoudre à jeter le reste. C’est elle qui me tient les nerfs. Tant pis si je prends un risque inutile : j’ai une chance sur mille de me faire fouiller par les douanes, et quand bien même les chiens renifleraient quelque chose, j’avalerais le sachet en deux secondes…

— Un rafraîchissement monsieur ?

L’hôtesse, une Afro-Américaine comme ils veulent qu’on les appelle, me regarde avec une bienveillance commerciale. Je n’ai pas desserré les mâchoires.

— Non… Ou plutôt si : donnez-moi un café.

Le portable sonne de nouveau : c’est toujours Eddy. Je laisse sonner dans le vide. L’hôtesse me tend un gobelet d’eau noire.

— Le vol aura combien de retard ?

— Le commandant de bord fait le maximum pour rattraper le temps perdu, assure la fille.

— Il a intérêt : vingt minutes à attendre en bout de piste : de qui se moque-t-on ?

Et si je rate la correspondance ? Si tout marche mais qu’à cause de ces incapables je rate la correspondance ?! J’ai prévu un long battement mais je redoute l’effet papillon, vingt minutes qui se transforment en trois heures et tout l’édifice qui s’écroule.

— Nous sommes désolés monsieur, il y avait des flamants roses à proximité et…

— Je me fous de vos flamants roses : vingt minutes, pour vous ce n’est rien, vous avez votre salaire à la fin du mois, mais nous, vous savez ce que ça peut nous coûter, à nous !?

— Ce n’est pas notre faute, monsieur, nous sommes désolés.

Je souffle, chasse la cocaïne de mon esprit. Après tout, cette Négresse a raison ; ça ne sert à rien de s’énerver. C’est juste l’attente qui me tape sur le système, la cocaïne qui me rend impatient, et tout ce pognon qui me tend les bras…

— Combien de retard au final ?

— Pas plus de dix minutes, répond l’hôtesse, aux dernières nouvelles…

Ça ne changera rien.

— Bon. Bon… Excusez mon emportement.

— Il n’y a pas de mal, ment-elle. Et vous n’oublierez pas d’éteindre votre téléphone portable avant l’atterrissage, ajoute l’hôtesse en me voyant composer un nouveau numéro.

— Oui oui…

Mais j’ai déjà la tête ailleurs.

Une femme décroche à la deuxième sonnerie :

— Mary Stenford, comptoir Air Mexico de Los Angeles Airport, j’écoute ?

— Bonjour mademoiselle : j’ai réservé un vol pour aujourd’hui…

— Oui. Vous êtes monsieur ?

— Parker. Michael Parker.

— Une seconde monsieur Parker… Je l’entends pianoter sur un clavier : Oui, dit-elle bientôt, j’ai une réservation à votre nom. Un aller simple, confirme-t-elle, pour une personne, à destination de Buenos Aires via Mexico…

— C’est ça.

Exit Charlotte. Trop vénale.

— Le billet est déjà réglé, ajoute l’employée, vous n’avez qu’à venir le chercher au comptoir environ deux heures avant le décollage.

— Je vous remercie mademoiselle.

— Au revoir monsieur Parker. Et bon voyage sur Air Mexico.

Buenos Aires, la Terre de Feu… L’Argentine est le pays idéal, à la fois riche et dévasté par les crises monétaires, où on n’est pas regardant sur la couleur de l’argent, un pays en banqueroute où tout est à vendre, même les parcelles de terrain à bâtir sur des sites historiques… Et puis il paraît que les étudiantes se louent l’été à des hommes d’affaires pour survivre : une poignée de dollars suffit à leur bonheur, alors un beau gringo comme moi avec cinquante millions de dollars en poche, ça augure d’autres perspectives que les îles Caïmans…

— Un autre café, monsieur ?

L’hôtesse afro m’a à la bonne.

— Non, merci. On arrive quand ?

— Oh… elle regarde sa montre. Il est huit heures quarante-cinq, on devrait atterrir d’ici une vingtaine de minutes…

Vingt minutes.

Dix-neuf.

Dix-huit.

Toujours pas de nouvelles de Charlotte.

Dix-sept.

Bon Dieu, qu’est-ce qu’elle fiche cette conne ? À l’heure qu’il est, O’Driscoll doit avoir passé la transaction : s’est-il passé quelque chose ?

Seize.

Un événement imprévu ?

Quinze.

Un million de dollars pour une ligne de coke.

Quatorze.

Mon téléphone portable sonne enfin : c’est elle. Bon Dieu…

— Charlotte ?

— Michael, chuchote-t-elle, je suis dans les bureaux d’O’Driscoll : la transaction vient de passer !

Mon cœur se soulève.

— C’est bon ?

— D’après O’Driscoll, l’argent est parti sur le numéro de compte que tu m’as donné. C’est tout ce qu’il m’a dit.

Le ciel est bleu par le hublot. Pas un nuage à l’horizon. Je suis devenu oiseau :

— Je savais que ça marcherait, murmuré-je dans le vide. Je le savais…

Il pleut des billets. Il pleut des feuilles d’or. Il pleut…

— Alors c’est vrai ? renchérit Charlotte.

Elle aussi semble avoir du mal à le croire.

— Oui. Nous sommes riches… Fabuleusement riches…

— Cinquante millions… Michael, j’ai du mal à y croire !

J’ai envie de crier. De hurler. De recracher la pression qui depuis des semaines me tenaille…

— Comment on fait maintenant ? demande Charlotte.

— Ne changeons rien : je serai là vers dix heures.

— Et moi ?

— Tu ne bouges pas. Il y aura une enquête, il ne faut surtout pas que tu te fasses repérer.

— Ça grouille de monde ici ! Comment veux-tu qu’on me remarque ?!

— Soyons prudents jusqu’au bout. Ce serait trop bête de laisser une trace derrière nous.

— En attendant, c’est moi la trace !

— Calme-toi. Respire. Va prendre un verre sur la terrasse, attends neuf heures et demie et rejoins-moi à La Guardia… Même avec des embouteillages, tu y es à onze heures. Le vol est à douze heures cinquante. On a tout notre temps…

Surtout moi.

Charlotte rêve en bloc :

— Les îles crocodiles…

Je ris doucement.

— Oh, merde ! s’esclaffe-t-elle : j’ai plus de batterie !

De fait, son portable bipe bizarrement.

— C’est pas grave, chérie.

— Ah ! peste Charlotte sans vraiment y croire. C’est mon beau-frère qui me l’a ramené de Thaïlande, soi-disant l’équivalent du haut de gamme : tu parles ! Il se décharge à toute vitesse !

Les bips se succèdent.

— Je t’en achèterai des caisses, dis-je : avec des touches en diamant si ça t’amuse.

Ça l’a fait ricaner, la gourde.

— Bon : retrouvons-nous au hall des départs vers onze heures. Et bois un verre à ma santé en attendant !

— Du champagne ! fait-elle joyeusement. Je trinquerai avec la tour jumelle !

— C’est ça !

— Dis donc, je n’avais jamais grimpé en haut du World Trade Center : tu verrais la vue qu’on a d’ici, c’est dément ! s’extasie-t-elle. Oh ! mon chéri, je suis tellement heureuse ! On est quel jour ?

— Le 11 : le 11 septembre.

— Le plus beau jour de ma vie !

Une nouvelle série de bips indiquent que la batterie de son portable se décharge à toute vitesse.

— À tout à l’heure, ché…

Je m’apprête à raccrocher lorsque j’entends un cri déchirant à l’avant de l’appareil, aussitôt suivi d’autres hurlements. Je me dresse sur mon siège et vois l’hôtesse afro, les yeux exorbités : un homme basané tient un cutter sous sa gorge.

— Oh ! non… soufflai-je. Non !

— Qu’est-ce que tu dis ? s’inquiète Charlotte.

L’hôtesse hurle quand la lame du cutter sectionne sa carotide. Un flot de sang jaillit sur les sièges des premiers rangs, en proie à la panique. Le tueur n’est pas seul : ils sont une demi-douzaine, en train d’égorger les stewards, les hôtesses, bon Dieu, c’est une véritable boucherie, et le sang qui se répand partout… Des pirates de l’air… Les salauds sont en train d’égorger l’équipage !

La batterie de Charlotte n’en finit plus de biper.

— Allô chéri ? Chéri ! Qu’est-ce qui se passe ?!

Je reste tétanisé sur mon siège : à l’avant les gens crient, d’autres vomissent, c’est épouvantable, les hôtesses agonisent sur le sol, la gorge tranchée, et je n’entends plus que les bips dans le portable de Charlotte.

Dans le ciel azur, New York se profile. New York…

— Chéri ! Qu’est-ce qui se passe ? Allô ?… Chéri ?

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