La mort de ma vie

Je suis mort le 3 février 1989 à Auckland, Nouvelle-Zélande. Un soir. Franchement, je ne m’y attendais pas du tout.

Expérimentant alors les théories du grand écart, je m’étais fait exempter de l’armée (…) avant de rejoindre mon ami Vincent qui, depuis trois mois, végétait à l’autre bout du monde, dans le bush néo-zélandais — sa tante, mariée à un pompier kiwi, habitait une maison sur pilotis au milieu des fougères et des pongas géants…

Suivant ses traces jusqu’aux antipodes, j’avais commencé par perdre mon unique bagage entre Washington et Los Angeles (on le retrouverait une semaine plus tard du côté de Dallas), si bien qu’après un périple à travers le Pacifique, j’arrivai en Nouvelle-Zélande vers minuit, les mains dans les poches.

J’avais prévenu Vincent un mois auparavant sans donner de date précise, et de Tahiti n’avais pas réussi à le joindre : il était temps, me dit-il après un moment d’incrédulité, il allait se coucher.

Vincent vint me chercher à moto, une 500 SR qui deviendrait notre canasson au pays du long nuage blanc.

Nous avions vingt ans, aucune attache spécifique en France et une furieuse envie d’en découdre avec le monde. La Nouvelle-Zélande était magnifique, les plages quasi désertes malgré l’été, les prairies d’un vert Manufrance. Seulement après un mois de recherches et autant de baignades solitaires, nous étions passablement démoralisés.

Les portiers des bars maoris nous refoulaient, expliquant qu’on risquait de se faire manger si on entrait, chez les pakehas (Blancs d’origine européenne) la télé braillait sous les yeux amorphes de buveurs peu avenants, les jeunes semblaient n’avoir jamais existé, nulle part, et les jolies filles sur les trottoirs étaient si rares que c’en devenait risible — mal fagotée, grassouillette, la peau laiteuse rougie par le soleil austral, les dents pour ainsi dire sens dessus dessous, la Néo-Zélandaise laissait de glace le Latin de base.

En fait de rencontres, nous côtoyions les insectes du bush, des fous de Bassan et des reines d’Angleterre à chaque coin de rue… De guerre lasse, on commençait à parler d’Australie quand, un lundi midi, nous garâmes notre cheval à moteur devant le Debrett Hotel, et son Corner Bar, que nous prîmes d’abord pour un salon de thé.

Le barman s’appelait Kieren, un jeune homme à l’esprit vif qui étudiait le droit à l’université d’Auckland, mais aussi le mandarin et un peu le français. Éminemment sympathique. Le bar était vide à cette heure : nous commandâmes une bière, puis deux, avant que Kieren ne dégotte une bouteille poussiéreuse du haut de son étagère, une bouteille de Pernod.

— What the fucking hell is it ?

— Its e tipikeul french alco-hol !

Curieux de nature, le jeune barman remplit nos trois verres, à ras bord : avec ou sans glace ?

Kieren apprit ce jour-là le mot « dégueulasse », nous qu’il fallait persévérer pour déjouer les apparences. À quatre heures de l’après-midi nous étions bien entendu complètement soûls, si bien que Kieren déclara que, désormais, et cela jusqu’à la fin de notre présence en Nouvelle-Zélande, le bar nous était ouvert.

Moi qui étais parti avec deux mille balles en poche, ça faisait de sérieuses économies.

Le Debrett devint ainsi notre Q.G., où Vincent et moi passâmes dès lors toutes nos soirées. Vint le 3 février 1989.

Comme tous les soirs, une foule joyeuse et bruyante se pressait au comptoir où Kieren faisait notre promotion ; je me tenais près de la baie vitrée qui donnait sur la rue tandis que Vincent parlait avec deux rouquins en cravate, quand je croisai un visage parmi la foule : le visage d’une fille qui dès l’instant me rompit la rétine.

Comme si elle m’avait senti, la fille en question se tourna vers moi et, sans hésiter une seconde, fendit les rangs. Le monde entier disparut sous ses pas. Elle se planta devant moi et dit :

— J’ai mon sac juste derrière toi…

C’était faux, mais je ne l’écoutais pas : ces yeux verts, défoncés, cet incendie… Ce n’était pas moi qui parlais, c’était à peine ma bouche, j’étais un torrent électrique balancé à la baille, le cœur dans la gorge et les cordes pendues :

— Tu es la plus belle fille que j’ai jamais vue de ma vie, dis-je dans un rêve noir.

Elle sourit, visiblement touchée par tant de bêtise.

— Je m’appelle Francesca, répondit-elle.

Je ne voyais rien dans ses yeux verts, que l’infini cassé.

La foudre m’avait frappé méchamment, j’en étais mort debout, pulvérisé aux quatre coins de l’aire de jeu, et l’ange noir qui me faisait face était effectivement le plus bel animal que je verrais jamais, une beauté sauvage à se rouler dans les ronces, rousse auburn sexy en mille, une élégance strummerienne et une intelligence fine noyée sous des litres d’alcool…

— Il y a une fête du côté de Ponsonby, dit-elle. Tu veux venir ?

Venir ? Mais, Francesca, il était tout bonnement hors de question que nous vivions une seconde de plus l’un sans l’autre, accroché à tes lèvres, je culbuterai le monde et ses alentours, non, que ce soit terrible ou sublime, il est hors de question que je te quitte, ne serait-ce qu’un jour… J’étais frappé malade, déjà certain que j’allais le payer cher tant le danger émanait de la splendeur qui m’était destinée.

Le coup de foudre, et le trident dans la nuque.

— Hey Vincent ! criai-je à la foule. Il y a une fête à Ponsonby !

Ponsonby, Tombouctou, la lune, Francesca partout.

Vincent, qui souriait à tout le monde au bout de deux bières, était partant. Je fis d’abord la fine bouche devant ses nouveaux amis rouquins sous prétexte qu’ils portaient des cravates, mais l’un d’eux, qui parlait un excellent français, venait de nous inviter à naviguer trois jours parmi les îles sur le voilier de son grand-père…

Et Ponsonby, tu y penses des fois ?

Nous suivîmes Francesca jusqu’au quartier branché de la ville, une maison ouverte aux quatre vents où une population hétéroclite fumait et buvait avec un acharnement familier. Francesca m’expliqua qu’elle sortait depuis deux mois avec Ross, un mec aussi beau que lent du cerveau, qui ne lisait jamais un livre et d’ailleurs ne comprenait rien à elle, ni au reste…

— Avec les Européens c’est différent, ajouta-telle dans un sourire à fendre les pierres.

J’étais l’impact entre la bûche et la hache, renversé du sol au plafond.

Pourquoi ne l’ai-je enlevée dans l’instant ?

Pourquoi ne l’ai-je pas embarquée sur la moto de Vincent pour une ligne droite plein gaz dans le mur chromé que la vie nous présentait ?

J’écrivais moi ! Avec les pieds pour le moment mais ce n’était qu’une question de ténacité, le temps jouait pour moi, pour nous, si si, j’étais l’homme qu’il lui fallait, un Européen en plus, je la comprenais mieux que quiconque, je la comprendrais mieux que quiconque, j’étais son reflet dans ma glace, l’inverse si elle préférait, Francesca, Francesca, est-ce possible…

— Je viens souvent au Debrett, me lança-t-elle en guise d’au revoir, avant de partir au bras de son Ross.

— J’y serai.

J’y serais tous les jours.

J’y serais depuis et jusqu’à la nuit des temps.

J’étais amoureux au-delà de l’amour, cinglé au-delà de la dinguerie. Ça faisait presque mal tant de présence absente…

Le week-end en bateau arrivant, c’est le cœur noir que je découvris les îles merveilleuses.

J’y serais.

J’y serais tous les jours…

Oui mais voilà, pas elle.

Une semaine passa.

Puis deux.

Francesca, Francesca, Vincent commençait à en souper de mon ange noir-brillant, d’autant que comme nous étions devenus populaires et exotiques, les filles se précipitaient au Debrett pour expérimenter du Frenchie dans le parc voisin. Je faisais contre mauvaise fortune bon corps, attendant fébrilement chaque soir sa venue.

Je n’avais de fleurs que dans les yeux, mais Madeleine ne venait pas.

Je m’amusais quand même, anéanti.

Et puis soudain Francesca réapparut.

Elle traversa le brouillard que je craignais définitif et vint se poser contre moi, accoudé depuis des siècles au comptoir où Kieren noyait mon désespoir dans l’humour et la joie. Une apparition, encore plus belle et mystérieuse que dans mes souvenirs. Je lui offris un vase de bière qui ne me coûtait rien sinon ses fulgurances dorées, ses yeux d’émeraude qui m’envoyaient par le fond.

Francesca était le sang dans mes veines, son électricité me traversait les fibres, revenait vers elle dans un élan compulsif qui nous tirait l’un à l’autre, je pouvais presque la prendre dans mes bras sans la toucher, et toujours ce parfum d’autodestruction qui flottait au-dessus de nous, qui n’en avions que faire…

On se croyait protégés de tout : des guerres, du mensonge, des assureurs.

On se croyait seuls au monde et le monde passé par-dessus bord.

On croyait tout ça et bien d’autres choses encore, mais nous n’étions pas protégés des copains de Ross : pour la plupart Maoris, ils étaient chargés de surveiller ma merveille adorée.

Si Vincent, rude gaillard de la campagne bretonne, passait en Nouvelle-Zélande pour un gringalet à gros tarbouif, je passais quant à moi pour ainsi dire inaperçu sous les montagnes de muscles polynésiens. Des petits renards comme moi, ils en bouffaient crus à l’apéro.

L’un d’eux m’attrapa par le cou et, l’avant-bras dans la gorge, commença à me tirer vers la porte. Francesca eut beau protester je partais à la dérive, impuissant, je la voyais s’éloigner à mesure qu’on m’arrachait à elle, on n’avait que nos yeux pour s’agripper et du désespoir en bloc opératoire.

On me ficha dehors.

Je voulus crier mais le bras du colosse qui me tenait envoyait valdinguer ma glotte : les mots s’en revenaient bredouilles, allaient se perdre dans la rue, vers d’autres agonies…

— Dégage ! Et tourne plus autour d’elle : pigé, bastard ?!

Ils pouvaient toujours me cogner, je ne sentirais rien : j’étais déjà mort, et plusieurs fois encore.

Mais les Maoris montaient la garde, des troncs dans les bras, et leurs regards cannibales me conseillaient de passer mon chemin…

Je ne revis plus Francesca.

Je cherchai mon ombre et ne la trouvai pas, guettai les signes, n’importe quoi.

En vain.

Je ne la reverrais pas.

Les semaines passaient et la date fatidique approchait, celle qui marquait la fin de notre séjour en Nouvelle-Zélande : nous devions partir, la chose était entendue, nous n’étions ni britanniques, ni affiliés au Commonwealth, nous n’avions ni travail ni argent, le permis de séjour de Vincent expirait et je me voyais mal rester deux mois de plus ici dans l’unique espoir de retrouver mon fantôme…

En attendant, Francesca fantasmée constituerait l’héroïne féminine de mon futur roman Haka[2] : Eva, en tout point semblable à Francesca, une femme « née vingt-six ans plus tôt, qu’on avait posée quelque part comme un objet précieux dont on se lasse, et qu’on avait fini par oublier. Eva. Rompue à tous les plaisirs, elle s’était résolue à vomir sa libido sur un fils à papa les poches pleines et la tête creuse, sorte de James Dean sans drame qui l’avait menée à l’est de nulle part… ».

Ross.

J’imaginai Francesca/Eva un soir, lors d’une garden-party chez le procureur du district, tombant sur un séduisant dealer de poudre, John, un peintre épileptique qui convoquait ses modèles sur la plage isolée de Kare Kare, connue pour ses vagues et ses courants mortels. Plus tard, soupçonné du meurtre d’une fille ayant servi de modèle, John s’introduirait jusqu’au lit conjugal où, dans un coup de folie, il tuerait le mari d’Eva, avant de balancer le corps par la fenêtre et filer avec la belle cinglée jusqu’à son refuge en bord de mer… Là, il pourrait la peindre quand elle dort, derrière sa vitre teintée, les veines ouvertes… Des tableaux de sang…

Francesca me faisait délirer marteau.

Mais futur personnage de roman ou non, il fallait poursuivre notre tour du monde. Nous étions déchirés comme on peut l’être à vingt ans, et n’avions pas du tout envie de quitter le pays : Vincent avait rencontré Sue, une charmante kiwi, après plusieurs mois nous avions des amis qui se battaient pour nous faire découvrir les plus beaux coins du pays, nous avions nos entrées au Sirene, la boîte de nuit où je passais mes nerfs sur d’autres filles, bref, nous voulions devenir néo-zélandais.

Vincent refusant de perdre la raison, le départ était fixé pour le dimanche.

Le samedi midi, lors de notre traditionnel french meal (il suffisait de cuisiner n’importe quoi pour que les kiwis trouvent ça just fantastic !), je tentai une dernière fois de corrompre mon ami :

— Allez Vincent ! On s’en fout ! On repart pas : on reste. Allez ! Même en clandestins, on s’en fout ! Allez !… Vincent !

Mais j’avais beau avoir le cœur crevé, Vincent ne voulait pas risquer l’expulsion. Francesca m’était perdue à jamais…

Nous passâmes notre dernier soir en Nouvelle-Zélande, lui dans les bras de sa Sue, moi au Sirene, où je dansais de tristesse, en transe. Vers trois heures, je marchais au hasard d’une allée quand je vis une silhouette onduler devant moi : cette silhouette… Les câbles électriques qui jaillissent de son dos, qui m’accrochent, toutes ces étincelles… Bon Dieu : Francesca.

Je croyais rêver mais je ne rêvais pas. Elle se retourna alors que j’arrivais dans son dos, aussi surprise de nous retrouver là, et sourit. Je balayai fébrilement l’horizon, réalisai qu’elle était seule et la tirai vers un des box de la boîte, déserté par miracle.

Le temps s’était rétréci, contracté, un trou noir. Je ne sais pas combien de temps nous avons passé à parler tous les deux, comme si on se connaissait déjà : une heure ? dix minutes ? Je la vois, elle est là, qui me dit d’un coup tout ce qu’on ne se dira qu’une fois, irréelle et pourtant mienne. Je la buvais à petites lapées, suçotais le diamant de son visage de l’autre côté de la table, effleurant sa main que mon amour caressait, en vain.

Car ils revinrent.

Ils voulaient les clés, les gredins, il était tard et qu’est-ce qu’elle fichait encore avec moi — putain, encore moi ! Ils avaient pourtant été clairs, non ? Je cherchais quoi ? À retraverser le monde les pieds devant et la tête dans l’avion suivant ?

Les copains de Ross attrapèrent Francesca, qui un instant leur échappa : elle posa ses lèvres sur les miennes, avant d’être happée par les chiens de garde…

Je n’en croyais pas mes yeux.

Je n’étais plus que miettes plombées.

Le lendemain, mes dernières suppliques auprès de Vincent n’y changèrent rien. Qu’à cela ne tienne : nous fomentâmes un plan à l’aéroport. Les amis kiwis achetèrent une bouteille de whisky au bar tandis que nous enregistrions les bagages, après quoi nous soûlâmes méthodiquement le naïf Vincent qui, entouré de sa Sue, n’y voyait que ses yeux.

Le vol pour Nouméa était prévu à huit heures cinq : à huit heures sept j’étais dans les toilettes de l’aéroport avec Julian, ricanant de notre tour pendable — Vincent avait vite roulé sous la table et l’avion était parti sans nous, destination qu’importe.

Nous revînmes ragaillardis au bar de l’aéroport, voire pour ce qui me concerne gravement euphorique. Le baiser de Francesca ne serait pas le dernier mais le premier.

J’étais d’accord pour mourir avec elle — vivre, on verrait bien.

Je la retrouverais. Et on s’aimerait dans les bulles de sang. On s’emmêlerait les veines, on s’échangerait les plaques tectoniques, on se laverait dans l’autre, on… À huit heures quinze, deux hôtesses déboulèrent au bar de l’aéroport, paniquées :

— C’est vous les Français qu’on attend en bout de piste ?!

No it is.

Furieuses, les hôtesses nous ont littéralement tirés du bar et, sans presque nous laisser embrasser nos fidèles, acheminés manu militari jusqu’au Boeing qui nous coupait la vie en deux…

On est arrivés trois heures plus tard à Nouméa avec la gueule de bois, tristes comme des chiens perdus.

Je n’ai jamais revu Francesca.

Mes lettres ne servirent à rien.

Plus rien ne servait à rien.

Une partie de moi est morte sur sa bouche…

Lors de mon dernier séjour à Auckland, j’ai demandé à mon ami Julian ce qu’elle était devenue — treize ans étaient passés — s’il avait des nouvelles… Julian me répondit que oui : Francesca était encore plus belle aujourd’hui ( ?!) mais elle avait vécu une période difficile : elle était tombée amoureuse d’un braqueur, un type qui avait tué des gens, et qui dealait de la poudre. Il avait pris quinze ans de prison. Francesca, elle, s’en était sortie de justesse. Depuis, elle est devenue peintre…

John… Eva… Maintenant c’était sûr : je suis passé à côté de la mort de ma vie.

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