Shalam Boum-boum

Pour vivre de son écriture, il faut avoir l’acharnement de l’accident au bord de la route, de l’appétit en tout, une foi et une énergie sans faille. La liste est longue, le chemin de traverse et les désillusions aux premiers carrefours. Mais ce n’est pas parce qu’on ne publie pas, qu’on passe dix ans au RMI en suant sans fin sur des textes très loin du compte, qu’on va s’emmerder la vie. Notre seul luxe est le temps : il s’agit donc de l’utiliser au mieux, coûte que coûte.

Les gens de cœur sont d’ordinaire sensibles à la condition d’écrivain fauché et, partant du principe qu’il est plus noble de donner que de recevoir, c’est sans scrupules que j’ai participé aux largesses de mes généreux amis, à chaque occasion qui se présentait : au restaurant, dans les bars, les boîtes, en vacances, aux concerts, au théâtre, j’ai été invité tant de fois que je pourrais tenir un carnet de bal.

Mon ami Fred C., journaliste, fait partie des gens qui m’ont beaucoup invité. Nous nous aimons avec une délicatesse terriblement virile, étant entendu qu’hormis sa passion pour Jean-Louis Murat, l’homme a des manières parfaites, quoiqu’un peu roublardes.

Ainsi, profitant honteusement du malheur des uns — à savoir l’épidémie de peste qui s’était réveillée en Inde au milieu des années quatre-vingt-dix — Fred avait réussi à nous dégotter un séjour de dix jours dans la région de Delhi. Le ministère du Tourisme conviait en effet les journalistes du monde entier à se rendre en Inde afin de constater que l’épidémie avait bien été enrayée.

Fred était à l’époque le rédacteur en chef d’un magazine pour lycéens, pour lequel je pigeais : nous irions donc faire quelques portraits de jeunes Indiens qui n’avaient pas la peste, aux frais de la princesse… Nous étions déjà partis en Turquie pour moins que ça, je n’ai pas hésité longtemps.

Nous embarquâmes ainsi avec une trentaine de journalistes qui travaillaient pour des titres autrement plus prestigieux que notre petit magazine, et arrivâmes tous en pleine forme à Delhi, où une délégation indienne nous accueillit.

Des voitures nous attendaient, un hôtel luxueux, puis un voyage organisé spécialement pour les journalistes français, balayant le « triangle d’or », de Jaipur à Agra et son Tadj Mahall…

Suivre la meute qui déjà se plaignait de la chaleur et du manque d’organisation de nos hôtes ne nous disant rien qui vaille, nous prîmes la route inverse à bord d’une sorte de 403 locale, en compagnie d’un cameraman de France 2 à moitié mythomane, un ancien de Katmandou qui avait perdu ses cheveux mais pas sa tête — parti pour se la couler douce, le bougre passerait son temps à dire aux gens qu’il reviendrait avec sa caméra et une équipe, qu’il faisait du repérage, etc. Comme nous n’avions pas beaucoup mieux à proposer, nous le trouvions, malgré la fumisterie, assez marrant. Et quelle beauté ce pays…

Quittant Delhi, notre chauffeur prit la direction de Jaipur, la ville rose ; camions calcinés, voitures encastrées, zébus dépecés, vautours sautillants, il y avait une sacrée animation au bord de la route, et autant d’accidents évités par une succession de petits miracles qui faisaient la circulation en Inde.

Notre copie de 403 toute neuve rendant l’âme au kilomètre 38, nous stoppâmes de longues heures dans un des garages improvisés sur le bas-côté, sous le soleil. Avec pour seuls outils des marteaux et des pinces, il fallut tout le génie des pauvres gens pour nous faire repartir.

Le soleil tombait sur les plaines et, à ce rythme, nous serions à Jaipur pour l’an 2000… Fred aperçut alors ce qui, de loin, ressemblait à un fort immaculé, niché au sommet d’une colline.

« Allons voir » étant l’élan minimal du jeune journaliste découvrant le monde, notre chauffeur nous mena vers les hauteurs.

Il s’agissait en effet d’un ancien fortin, qu’un architecte français du XIXe siècle avait remodelé avec un goût exquis, tirant les meilleurs partis de l’original. Une splendeur d’hôtel, avec des portes de six mètres sculptées dans un bois précieux, des fontaines et des cours, des patios et des kiosques dans les miradors, des chambres avec des lits de Kama-sutra.

Écrivain-RMIste, j’avais vu des pays lors de mes voyages mais jamais, je crois, un endroit pareil : tout était d’un équilibre et d’une beauté si émouvants que j’en avais l’esthétique au pôle Nord.

Le fort dominait la plaine, désert des Tartares d’où l’ennemi sans venir nous ferait héros ; le crépuscule tombait en feuilles d’or sur l’horizon troublé tandis qu’au loin rugissaient les camions.

Quatre-vingts francs la chambre de reine adultère : Jaipur attendrait bien demain…

On a blagué deux minutes avec notre guide-chauffeur, comme quoi il allait être bien à dormir tout seul dans la voiture, avant de nous installer, moi et Fred, au milieu des splendeurs qui constituaient notre chambre, le chauffeur et le cameraman de France 2 dans la tente aménagée sur le toit.

Nos deux compagnons sont venus prendre l’apéro dans le salon de notre suite, où attendaient bière, whisky local et un tonitruant haschich dégotté à Delhi. Après un bref cérémonial orchestré par l’ex-katmandousar, nous fumâmes la drogue.

— Shalam Boum-boum ! répétait le cameraman chauve, s’inclinant mains jointes vers le sol de ses vingt ans.

« Shalam Boum-boum » était devenu son surnom : enveloppé de fumée âcre et odorante, l’ex-baba cool priait on ne sait quoi, tirant comme un forcené sur la magic pipe que je venais d’acquérir.

Si le whisky indien était franchement mauvais, la bière étancha notre soif. Aussi nous arrivâmes particulièrement raides sur la terrasse qui faisait office de restaurant, face à la plaine et sous le ciel étoilé. Le vent était tiède, les serveurs en panoplie de maharaja, au garde-à-vous pour nous servir.

Nous nous installâmes à l’une des tables, entre un couple de vieux Anglais et quelques touristes en tenue de gala — perles, soie, étoffes précieuses, la moyenne d’âge des convives n’excédait pas soixante-dix ans.

Le maharaja en chef nous présenta les plats et, faute de vin, nous servit de la bière indienne. Nous continuâmes à blaguer avec notre guide, lui demandant s’il comptait réellement faire l’amour ce soir avec Shalam Boum-boum dans leur tente, et arrivâmes au dessert bougrement rincés. Le maharaja en chef vint alors parler chiffon à notre table, nous informant que le prince Charles avait passé une nuit ici l’année dernière, super, aussi le ministre des Affaires étrangères de la Chine, ah oui ? le ministre de la Bulgarie, de l’Australie, l’ambassadeur de je ne sais plus quoi, la liste était interminable, le ministre du Tourisme du Japon, le ministre de la Culture de l’Italie, le ministre de…

— Eh bien lui, le coupai-je en désignant Shalam Boum-boum, en France, c’est le ministre des gens qui n’ont pas de cheveux.

Le regard incrédule du maharaja ne fit rire que nous. Un fou rire venu de loin, féroce, bientôt inextinguible. Un hoquet me remonta des entrailles, que je réprimai d’instinct. Mal m’en prit : refoulé de ma gorge, la remontée gastrique se ficha dans mes narines, aussitôt obstruées. Un nouveau spasme survint alors tandis que je continuais à rire bêtement, cette fois-ci irrépressible : j’évitai de peu la table et, bondissant de ma chaise, vomis largement aux pieds du maharaja.

Un cri d’horreur monta des tables voisines mais je ne l’entendis pas : une deuxième salve me monta au gosier. J’aperçus les quelques marches qui menaient aux créneaux du fort et la plaine au fond du précipice. En trois pas j’étais devant la table du vieux couple d’Anglais qui me regardaient, consternés : je déposai la deuxième salve devant la lady en rose, qui recula sous le flux.

Je cessai alors de rire : j’avais beau pomper, l’air ne rentrait plus.

Je me précipitai vers les créneaux, poursuivi par le maharaja :

— Sir ! Sir !

Il se rua à mon aide sous les protestations écœurées des convives, je cherchais désespérément à respirer mais je m’étouffais. Mon ventre au supplice se contorsionnait, se tordait en mille, en vain : les fulgurances m’arrachaient des larmes épaisses mais rien ne venait. Je commençai à paniquer, ne savais plus ce qui me faisait le plus mal, la douleur ou la sensation de mourir dans quelques secondes, c’était absurde, absurde et effrayant, mon corps de répondait plus, il me trahissait. Je pompai d’interminables secondes, éructai : peine perdue. J’étais perdu.

— Sir ! Sir !

Le maharaja, qui voyait bien que je m’étouffais, me présentait sa petite serviette blanche, les yeux exorbités : hurlant dans ma gorge, je vomis d’un coup deux hectolitres au creux de ses mains, gâtant définitivement son beau costume.

Au bout de la peur, une goulée d’air traversa la mort.

Le visage barbouillé de vomissures et de larmes, j’expédiai le reste par le précipice avant de happer le bon oxygène de la Terre, plusieurs fois, avec une effrayante envie de vivre.

Je respirais comme après un quatre cents mètres, le ventre au supplice.

Le maharaja s’enquérait frénétiquement de ma santé mais, sous le choc, incapable de parler, je ne songeais plus qu’à respirer, respirer encore, respirer jusqu’à la fin de mes jours…

Quand deux minutes plus tard, le visage grossièrement nettoyé, je revins en titubant vers notre table, la terrasse était vidée comme après une alerte chimique.

Il n’y avait plus que Fred écroulé sur sa chaise, qui se tenait le ventre, et des mares de dégueulerie disséminées sur la terrasse étoilée…

La vache : j’avais bien failli mourir de rire.

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