— Ça a dû coûter cher, non ? questionna Frank.
— Quoi donc ? demanda Lisa.
— Mon évasion. Ils sont gourmands, les mercenaires allemands ?
— Cent mille marks, dit Lisa d’un ton négligent.
Frank émit un léger sifflement. Puis il attendit un peu avant de demander avec une certaine gêne :
— Que tu t’es procurée comment ?
Lisa eut un hochement de menton :
— Paulo et Freddy, expliqua-t-elle laconiquement.
Frank faillit répondre quelque chose, mais un certain remue-ménage en provenance de l’entrepôt l’en empêcha.
Il y eut quelques exclamations en allemand, puis des pas nombreux retentirent dans l’escalier conduisant au bureau. Paulo, Freddy, Baum et Walker débouchèrent à la queue leu leu. Freddy et Baum portaient leurs uniformes de motards : longs cirés noirs et casquettes plates.
— Fin du deuxième épisode ! annonça Freddy.
— Tout s’est bien passé ? hasarda Lisa.
— Ce fourgon avait si peu d’ouvertures qu’il n’en finissait pas de flotter, expliqua Freddy. Alors on a attendu. Figurez-vous que M. Ducon (il montra Baum) a oublié d’éteindre les phares avant la culbute. Ils continuent de briller sous l’eau, c’est féerique.
— Mince, déplora Paulo, ça ne risque pas d’attirer l’attention ?
— Il faudrait que quelqu’un aille vadrouiller au bord du chenal, y a aucune raison pour. Et puis, ils ne vont pas briller jusqu’à la saint Trou !
Tout en parlant, Freddy s’était débarrassé de son ciré luisant. Il s’approcha de Frank, rayonnant de joie et d’orgueil.
— Je suis rudement content de te revoir, Franky, dit-il.
— Pareillement, répondit Frank.
Lisa devina à sa voix que ses rapports avec Freddy étaient moins chauds que ceux qu’il entretenait avec Paulo.
— Freddy, balbutia Lisa.
— Yes, Madame ?
— Et les gardiens ?
Freddy sourit.
— Ils font des bulles.
Paulo lui toucha le bras et, désignant les menottes de Frank à son camarade, il sollicita :
— Toi qui a des dons.
…Freddy prit une expression quasi professionnelle et examina les menottes comme un médecin examine une blessure.
— Il me faudrait un tournevis, dit-il.
Paulo inventoria les tiroirs du bureau.
— Alors, Frank, comment te sens-tu ? murmura Freddy, surpris par le mutisme de l’évadé.
— Admirablement, répondit Frank.
L’acier froid des menottes ne s’était pas réchauffé et lui cisaillait les poignets. Il les avait bien supportées jusqu’alors, mais soudain ces cabriolets lui devenaient intolérables. Cela relevait de la claustrophobie. Ils représentaient encore les quatre murs de sa cellule.
— Tu ne t’attendais pas à celle-là, hein ? insista Freddy.
— Non, admit Frank, c’a été une bonne surprise.
— Ça t’irait, ça ? fit Paulo en revenant avec un couteau et une petite clé à molette.
— Donne toujours, répondit dédaigneusement Freddy.
Il s’empara des outils et s’assit sur une chaise face à Frank. Leurs jambes étaient emmêlées. Les deux Allemands, intéressés, se rapprochèrent pour suivre l’opération.
— Louis XVI enfant ! gouailla Paulo à l’intention de Lisa.
Mais Lisa ne rit pas. Elle avait hâte d’embarquer à bord du cargo. Les périls n’étaient pas encore conjurés et elle sentait dans l’air les prémices d’une menace.
— Vous n’avez rien remarqué d’anormal dans le voisinage ? demanda-t-elle à Freddy.
— Non, assura ce dernier, rien. Les gars des chantiers rentrent frictionner leurs grosses madames et bouffer leurs kartofels.
Il respirait d’une manière saccadée à cause de la délicatesse de sa manipulation. De la sueur perlait à son front. Tout à coup il s’emporta et cria aux Allemands penchés sur eux :
— Bon Dieu ! reculez-vous un peu, c’est pas télévisé !
Les deux hommes hésitèrent.
— Écartez-vous pour que j’y voie clair, leur traduisit Freddy.
— Surtout que c’est du travail d’orfèvre, admira Paulo.
Frank, à bout de nerfs, retira ses poignets et respira profondément pour se détendre.
— T’impatiente pas, Franky, fit gentiment Freddy, je tiens le bon bout ; mais tu sais qu’elle est coriace, cette p… de serrure !
Lisa caressa les mains crispées de son amant. Elle était effrayée par leur blancheur. On eût dit des mains de cire. Sans un mot, Frank les présenta à nouveau à Freddy. Freddy tirait la langue avec une application forcenée de jeune écolier apprenant à tracer des boucles.
— Ça y est ! triompha-t-il enfin.
Il fit jouer à rebours les crémaillères des cabriolets et ôta les menottes. Frank se leva en écartant les bras de son corps dans une sorte d’envolée superbe. Puis se massa longuement les poignets. Les autres le regardaient, attendris, réalisant l’importance de cet instant. Soudain, avec une promptitude et une violence inouïes, Frank se mit à gifler Freddy. Sous la grêle de coups, Freddy bascula de sa chaise et se retrouva allongé sur le sol. Frank marcha sur lui et Freddy mit ses bras autour de sa tête pour se protéger.
— Mais, Frank, balbutiait-il, mais, Frank…
Les autres regardaient, médusés. Lisa se précipita sur Frank pour l’empêcher de massacrer leur camarade.
— Frank ! hurla la jeune femme. C’est honteux !
Frank s’immobilisa et regarda Paulo. Le petit homme était blême. Il détourna les yeux pour marquer sa profonde réprobation. Frank se baissa au-dessus de Freddy, la main tendue et l’aida à se relever.
— Je te demande pardon, fils, dit-il doucement, mais ça fait cinq ans que ça me démange, je n’ai pas pu me retenir.
— Qu’est-ce que je t’ai fait ? bégaya Freddy, penaud.
Il était fou d’humiliation. Ce n’était point tant les coups reçus qui lui faisaient honte comme la présence des Allemands goguenards.
— Hein, dis, qu’est-ce que je t’ai fait ? insista-t-il.
— Si tu avais eu un peu moins les foies lorsque les flics ont débarqué dans cette boîte de Sant Pauli, je ne me serais sûrement pas tapé ces cinq années !
Freddy revit la scène : l’arrivée de la police, les uniformes noirs grouillant soudain dans la petite rue. Il avait encore dans l’oreille les cris et les sifflets.
— J’étais au volant de la bagnole, Franky, et toi à l’intérieur de la taule, qu’est-ce que je pouvais faire d’autre avec toute cette volaille ?
— Tu n’as pas vu dans ton rétroviseur que je sautais par une fenêtre ?
— Non, fit sincèrement Freddy.
— J’ai cru que je pouvais rejoindre la voiture, commenta Frank, c’est pour ça que j’ai brûlé le flic qui s’interposait. Ensuite je suis resté planté comme un idiot au bord du trottoir… à regarder s’éloigner tes feux rouges. On se sent malin dans ces cas-là.
Cette explication rassura Freddy. Maintenant il comprenait la réaction de son complice. Elle lui paraissait logique et il s’en fallait de peu qu’il ne l’approuvât.
— Excuse-moi, Franky, dit-il, je n’avais rien vu. Je pédalais à cent quarante à l’heure dans la Reeperbahn ; à cette allure-là on ne regarde pas dans le rétroviseur, tu le sais bien !
Il haussa les épaules et se tourna vers les deux Allemands qui le dévisageaient avec ironie. Il marcha sur eux les poings blancs de rage.
— Et alors ! leur aboya-t-il dans le nez !
Les sbires cessèrent de sourire.
— Pourquoi l’as-tu frappé après ce qu’il vient de faire pour toi ! protesta Lisa.
Elle éprouvait une immense peine. L’attitude déprimée de Freddy lui faisait mal et elle n’aimait pas la rancune de Frank. Qu’il eût pensé à se venger avant d’exprimer sa reconnaissance à Freddy pour son abnégation et son courage la déprimait.
— S’il ne venait pas de faire ça pour moi, ce ne sont pas des gifles qu’il recevrait, rétorqua Frank. Tu m’en veux ? demanda-t-il à Freddy.
— Non, mais j’avais imaginé nos retrouvailles autrement !
Frank rit de son air penaud. Paulo rit aussi, d’un rire nerveux. Baum fut gagné par la contagion et explosa à son tour. Freddy bondit sur lui et lui plaça un crochet à la mâchoire.
— Toi, on ne t’a pas payé pour te foutre de ma gueule ! hurla-t-il.
Warner lui sauta dessus afin de soutenir son copain et il y eut une empoignade soignée, brève et violente.
— Frank ! Je t’en supplie, ne les laisse pas se battre ! supplia Lisa, épouvantée.
Frank bondit sur les deux antagonistes et les sépara avec beaucoup de maîtrise.
— Suffit ! lança-t-il.
Ils s’immobilisèrent, haletants, et se calmèrent.
— Quelle heure est-il ? interrogea Frank.
— Sept heures moins le quart, annonça Paulo.
Frank s’approcha de la verrière. Il avait hâte de voir le cargo accoster.
— Tu ne devrais pas te montrer ! conseilla Lisa. On ne sait jamais.
Frank fronça les sourcils.
— Tiens, une visite ! dit-il.
Il s’écarta de la baie et alla s’asseoir.
— Une visite ? grommela Paulo, inquiet, en allant à la verrière. À son tour il sourcilla.
— Qui est-ce ? demanda Freddy.
La silhouette de Gessler se dessina au-delà des vitres. L’avocat acheva de gravir l’escalier de fer. Paulo lui ouvrit la porte.
— Y a de la casse ?
Gessler paraissait morose.
— On procède à des contrôles de police devant le tunnel, expliqua-t-il. J’ai voulu prendre par le pont, mais il est barré également.
— Mon Dieu ! soupira Lisa. Ils ont déjà découvert l’évasion.
— Eh bien ! dites donc, ça n’a pas traîné, apprécia Paulo. Je les croyais plus lents que ça, les poulets chleus !
Les Allemands se mirent à questionner Gessler qui leur expliqua ce qui se passait. Ils ne perdirent pas leur sang-froid et l’écoutèrent attentivement. Warner consulta sa montre. Il fit un rapide calcul mental afin de comparer le temps qui restait à attendre avant l’arrivée du cargo et le développement du dispositif policier.
— Ils vous ont vu ? demanda Frank.
Gessler hocha la tête.
— Je les ai vus avant qu’ils ne me voient.
— Vous êtes sûr ?
— Certain.
— Votre demi-tour n’a pas attiré l’attention ?
— Non.
Gessler ne semblait pas d’humeur à entrer dans les détails. Ses réticences contrarièrent Frank.
— Et votre voiture ?
— Je l’ai laissée dans le parking du chantier naval ; c’est encore là qu’elle passe le plus inaperçue.
Ils s’abîmèrent tous dans d’ardentes réflexions. Freddy le premier rompit le silence.
— Je ne comprends pas que vous ayez fait demi-tour, déclara-t-il catégoriquement.
— Vraiment ? fit l’avocat.
— Y a pas de raisons pour que les flics vous empêchent de passer !
— Il y en aurait de bonnes pour qu’ils remarquent mon nom : je suis connu.
— Ils ont l’air de vouloir fouiller le quartier ? s’inquiéta Paulo.
— Je n’ai pas eu cette impression.
Frank secoua la tête.
— Pour le moment, ils cherchent un fourgon cellulaire, trancha l’évadé. Ils ne risquent donc pas de grimper cet escalier, il faut être logique et ne pas s’emballer !
Ces paroles apaisantes tranquillisèrent Lisa.
— Tu devrais te changer, Frank, fit la jeune femme en montrant la valise.
Frank approuva.
— Vous restez ici, maître ?
Gessler fit un lent signe de tête affirmatif.
— C’est très imprudent, souligna Frank. Très imprudent. Supposez que… que la situation n’évolue pas favorablement…
L’avocat s’assit sans répondre. Il était infiniment morne, comme un homme qui a passé plusieurs nuits sans dormir et qui flotte dans un état second sans parvenir à s’en arracher.
Il jeta un coup d’œil à Lisa qui détourna la tête. Ce manège n’échappa pas à Frank dont le visage se durcit un peu plus. Il ouvrit la valise et en sortit l’uniforme.
Il hésitait à le revêtir. Ces hardes l’incommodaient. Il éprouvait une certaine nostalgie inavouable en songeant à son droguet de détenu.
— Alors ! tu le passes, ton beau costume marin ? gouailla Paulo qui devinait ses hésitations.
Frank quitta sa veste et se mit à dégrafer son pantalon. Au moment de l’ôter il s’interrompit pour regarder les autres. Seul Gessler s’était détourné.
— Je n’aime pas qu’on me regarde me déshabiller, lança le garçon.
Paulo et Freddy se hâtèrent de lui tourner le dos. Mais les deux Allemands qui n’avaient pas compris continuaient de le fixer tranquillement.
— Dites-le à ces deux idiots ! dit Frank.
— Il voudrait que vous vous détourniez, dit Lisa en allemand.
Warner et Baum hochèrent la tête et allèrent regarder par la verrière. Frank laissa tomber son pantalon et déclara en passant l’autre :
— Tu vois, Lisa, nous avons vécu cinq ans en Allemagne tous les deux. Toi, tu as appris l’allemand, moi pas !
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Je constate. C’est vrai ou pas ?
— Pourquoi le constates-tu de ce ton hargneux, Frank ?
— Ce pantalon me gratte, dit Frank. C’est du drap dont on fait les couvertures de chevaux, non ?
— Quand on sera au Danemark, tu t’achèteras la tenue fantoche pour sortir en ville, plaisanta Paulo.
Il fut surpris de constater que sa boutade n’amusait personne.
— Vous pouvez vous retourner ! annonça Frank lorsqu’il eut enfilé la veste.
Ils abandonnèrent tous leur position discrète et Frank leur sourit à la ronde. Il paraissait tout à coup d’excellente humeur.
— Vous comprenez, s’excusa-t-il, j’ai perdu l’habitude d’être regardé. En taule, des habitudes, on en perd plus qu’on n’en prend !
Il bomba le torse et coiffa la casquette d’un geste rond.
— Je porte bien l’uniforme ?
— Tu fais marin, mais pas Allemand, remarqua Paulo. Vous ne trouvez pas, cher maître ?
— Mets la radio, Lisa, ordonna Frank en désignant le poste.
De nouveau, elle se mit à tourner le bouton chercheur, en quête d’informations. Mais elle n’en trouva pas et laissa l’appareil branché sur de la musique. Il s’agissait d’une valse viennoise au rythme durement marqué. Frank s’empara du passeport et murmura en le feuilletant :
— Au fait, je m’appelle comment ?…
Il trouva le nom et épela avec un très mauvais accent :
— Karl Lüdrich !
Gessler rectifia la prononciation.
— Si on vous demande votre nom et que vous l’articuliez de cette façon, vous aurez du mal à faire admettre que c’est le vôtre.
À plusieurs reprises, Frank répéta le nom, corrigé chaque fois par Gessler. À la fin il réussit à se le mettre en bouche et l’avocat lui fit signe que ça pouvait aller. Frank empocha le passeport.
— Que faisiez-vous pendant la guerre ? demanda-t-il à son avocat.
Gessler releva la tête.
— J’étais officier, pourquoi ?
— En taule je n’ai jamais osé vous le demander.
— Cela vous intéressait donc ?
— Vous avez fait la Russie ?
— Non, la Libye.
— Et pas la France ?
— La France également.
— Ça vous a plu, Paris ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il était occupé. Je le préférais avant la guerre, et je le préfère maintenant. C’est une ville si fragile…
Freddy, qui musardait dans un coin de l’entrepôt où s’amoncelaient des colis, se mit à déchirer l’emballage d’un billard électrique.
— Eh bien, moi, dit Frank, savez-vous ce que je faisais pendant la guerre ?
— Que faisiez-vous ? demanda Gessler.
— J’étais au lycée ! Vous avez déjà eu des bacheliers parmi vos clients ?
— Ça m’est arrivé, affirma l’avocat.
Frank parut dépité.
— Et moi qui croyais être un cas ! soupira-t-il.