13

Frank sortit son faux passeport de sa poche et se mit à le feuilleter en le tenant près de ses yeux, comme le font les myopes.

— Au fait, où suis-je né ? demanda-t-il en plaisantant.

Lisa sortit de son imperméable un étui noir et le lui tendit.

— C’est vrai, dit-elle, je ne pensais pas à te les donner.

Frank reconnut l’objet et fut attendri.

— Ah ! tu y as pensé !

Il sortit des lunettes de l’étui. Des lunettes de grand-mère, à monture de fer. Il en chaussa son nez et se mit à regarder autour de lui pour « les essayer ». Ces archaïques bésicles lui donnait un petit air doctoral. Il faisait — songea Lisa — philosophe russe. Il avait soudain le visage déterminé et inquiétant de ces intellectuels qui lançaient généreusement des bombes et des idées avant la guerre de 14.

— C’est gentil d’y avoir pensé, Lisa, remercia le garçon. Ça fait du bien, tu sais…

Il l’embrassa et retourna s’asseoir auprès de Gessler. Il étudia le passeport, mais en le tenant cette fois éloigné de lui.

— Ma vue va mieux, remarqua Frank.

Il lut la fiche signalétique du document.

— Beaucoup mieux.

Et, s’adressant à Gessler.

— En général, dit-il, le temps ne fait qu’accroître nos maux. Il n’arrange que la myopie.

Il ferma le passeport d’un geste sec et le fourra dans sa poche.

— Monsieur Gessler, attaqua-t-il avec brusquerie, pourquoi nous avez-vous raconté cette histoire de barrage, tout à l’heure ? Paulo vient d’aller voir : tout est calme, dehors.

Son âpreté fit sursauter Lisa. Freddy s’approcha, le visage déformé par une lippe mauvaise. Il tenait un appareil téléphonique à chaque main.

— Tout est très calme, renchérit Paulo, lequel se tenait adossé à un pilier de fer, tout près de l’avocat.

Il y eut une période interminable de silence. Warner lisait le journal dont les bandes dessinées intéressaient Paulo avant la venue de Frank. Baum somnolait dans le fauteuil pivotant. Les deux Allemands n’avaient aucunement conscience de la brusque tension qui venait de se produire.

— C’est pas gentil de nous faire peur, grinça Freddy en se penchant sur l’avocat.

Gessler, débordé, se dressa, par réaction. Son expression maussade avait disparu. D’un geste lent, il écarta Freddy qui lui barrait le chemin. Lisa, Frank et Paulo ne le perdaient pas de vue. Lisa sentait battre son cœur à grands coups désordonnés.

— Je sais bien que ça peut vous paraître surprenant, soupira l’avocat ; mais je n’ai pas eu le courage de partir.

— C’est plutôt pour rester qu’il faut du courage, affirma l’évadé. Un sacré courage, même !

Warner tourna les pages de son journal et se mit à fredonner une chanson. Baum dormait ferme en ronflant par moments.

— Paulo, Freddy ! appela Frank.

Les intéressés se rapprochèrent.

— Voulez-vous descendre un instant dans l’entrepôt avec monsieur Gessler !

Frank avait parlé lentement, sans hargne, d’un ton absolument neutre, mais ils ne s’y trompèrent pas. Son regard fixe trahissait la confusion de ses pensées.

Freddy lâcha simultanément les deux appareils téléphoniques. Ceux-ci tombèrent comme des poires mûres et restèrent plantés de chaque côté de sa personne.

— Frank, bredouilla Lisa, qu’est-ce que ça signifie ?

— Je vais te le dire, j’attends seulement que Me Gessler soit descendu.

— Je ne comprends pas, dit Gessler.

— Moi non plus, riposta Frank, mais nous allons essayer de comprendre. Quelle heure est-il, Paulo ?

— Sept heures pile ! annonça Paulo.

Comme il disait ces mots, un clocher se mit à égrener des coups espacés quelque part, de l’autre côté du fleuve. Paulo leva le doigt pour requérir l’attention de son ami.

— Tu te rends compte si on s’entend bien avec l’Allemagne maintenant ? plaisanta-t-il lugubrement. Même nos horloges sont d’accord !

Frank eut un geste brusque de la main pour leur intimer l’ordre d’emmener Gessler.

Freddy posa sans brutalité sa main sur l’épaule de l’avocat. Il le poussa vers la porte de l’entrepôt en chuchotant d’un air équivoque :

— Mais oui, descendons.

Avant de passer le seuil du bureau, Gessler se retourna. Un instant, Lisa crut qu’il allait s’insurger, mais l’avocat voûta ses épaules et disparut.

Warner abaissa son journal. Il était intrigué par cette triple sortie. Il interpella Paulo.

— Qu’est-ce qu’il veut ? questionna ce dernier.

— Il demande où vous allez, traduisit mornement Lisa.

Paulo renifla.

— On va pisser, mon pote ! fit-il avant de disparaître.

Sa voix enjouée rassura Warner qui se remit à lire. Frank regardait Lisa sans rien dire.

— Qu’est-ce qui te prend, Frank ? insista la jeune femme.

La peur revenait en elle, sournoise et glacée. Elle avait de petits frissons.

Frank montra la porte que les trois hommes venaient d’emprunter.

— Vous en êtes où, toi et lui ?

— Qu’est-ce que tu racontes !

Elle dut s’asseoir, car ses jambes lui manquaient. Elle vit, comme dans un rêve, Frank s’approcher d’elle, les mains dans les poches, souriant et dégagé. Il s’inclina et l’embrassa en lui mordillant très légèrement la lèvre inférieure. Il goûta la peur de Lisa.

— N’aie pas peur, essaya-t-il de la rassurer, mais il faut que je sache, comprends-tu ?

— Il n’y a rien à savoir, Frank, protesta Lisa.

— Allons donc !

— Mais non, je te jure.

Il l’embrassa de nouveau. Le baiser était inquiétant.

— Je t’embrasse pour t’empêcher de mentir, annonça Frank en clignant de l’œil.

— Tu es fou !

Il resta penché sur elle et, par jeu, frotta le bout de son nez contre celui de sa maîtresse. Autrefois, il avait l’habitude de la réveiller ainsi. Elle ouvrait les yeux, déjà grisée par sa chaleur et son odeur d’homme. Elle sortait ses bras de sous les couvertures pour les refermer sur le torse nu de son amant. Oui, autrefois…

— Le mieux, dit-il, c’est de commencer par le commencement. Tu verras comme ça va être facile.

— Mais, Frank, je ne comprends pas…

— On m’arrête à Hambourg, récita le garçon de son ton uni et presque joyeux. On m’arrête avec mon chargement de drogue et mon revolver fumant. Toi, pendant ce temps, chérie, tu es à Paris…

Il se tut, battit des paupières avec lassitude, et soupira :

— Allez continue, je t’écoute !

Lisa se dressa.

— Non, Frank ! dit-elle avec véhémence ; non, je ne marche pas. Tu n’as pas le droit d’être injuste à ce point. Depuis quelques minutes tu es libre. Libre, Frank ! Et au lieu de savourer ta liberté retrouvée, tu veux savoir ce que j’ai fait de la mienne. C’est…

Elle chercha un mot. Un mot précis, mais qui ne le choquât pas.

— C’est déshonorant, lâcha-t-elle en soutenant le regard clair de son amant.

Frank conserva son terrible sourire.

— On m’arrête à Hambourg, reprit-il ; toi tu es à Paris… Allez, commence, voyons !

Lisa se sentit ravagée par cette volonté implacable.

— Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Je t’ai écrit toute ma vie, au jour le jour, pendant ces cinq années ! Que te faut-il de plus ?

— Quand tu m’écrivais, je n’étais pas en face de toi pour t’empêcher de mentir !

Il lui donna une bourrade qui se voulait affectueuse, mais qui cependant fit mal à Lisa.

— Allez, mon chou, raconte !

Lisa joignit les mains. Un grand vide se creusait en elle. Elle ne savait comment réagir. S’insurger ou se soumettre ? Le calmer par la douceur ou par la violence ?

— Dans une demi-heure, soupira-t-elle, le bateau va venir nous prendre et il nous mènera vers le salut.

D’un geste doux elle lui caressa la nuque. Il ploya la tête pour se dégager, mais Lisa accentua sa pression.

— Nous dormirons ensemble, continua Lisa, comme en état d’hypnose, l’un contre l’autre, comme deux bêtes. Et demain, quand le jour sera revenu, Frank, quand il sera revenu…

Son regard errait sur la verrière obscure. L’émotion lui nouait la gorge. Baum, qui s’était réveillé, s’approcha d’eux et les considéra avec amusement. Il murmura quelque chose. Lisa hocha la tête et demanda à Frank :

— Tu sais ce qu’il vient de dire ?

Frank secoua négativement la tête.

— Il dit que lorsqu’une femme passe sa main, comme cela, sur la nuque d’un homme, ça signifie qu’elle l’aime.

Frank prit la main de Lisa et l’écarta délibérément en toisant l’Allemand.

— Est-ce que tu vas parler, bon Dieu ! explosa l’évadé. N’essaie pas de noyer le poisson, ça ne prend pas.

— Parler !

Elle était au bord des larmes…

— Parler pour te dire quoi, Frank ?

— Tout ! On a le temps ! répondit-il.

Il était inexorable comme les aiguilles d’une horloge.

Toi, tu es à Paris pendant qu’on m’arrête à Hambourg… Je t’en prie, je t’en supplie, continue.

Il l’attira contre lui et appuya son front contre le front de Lisa.

— Pauvre chère Lisa, balbutia-t-il, sincère. Comme je te tourmente, hein ? Attends, je vais t’aider… Qui est-ce qui t’a appris la nouvelle ?

— Paulo, fit Lisa d’une voix morte.

— Comment ?

— Par téléphone.

— Qu’est-ce que tu as ressenti, alors ?

Elle redressa la tête pour le regarder.

— J’ai eu froid.

— Et puis ?

— Seulement froid.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai téléphoné à Madeleine dont le mari est avocat.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

Lisa eut un triste sourire. Et ce fut avec un rien de méchanceté qu’elle répondit, sans broncher :

— Elle m’a dit que j’étais folle d’aimer un homme comme toi.

Il ne réagit pas, n’eut même pas une moue ironique. Son visage glacé était pareil à un masque.

— Et son mari ? Que t’a-t-il dit, lui ?

— Que la peine de mort n’existait plus en Allemagne.

Lisa marque un léger temps et soupira :

— C’a été ma première joie.

— C’est lui qui t’a adressée à Gessler ?

— Il m’a rappelée un peu plus tard. Dans l’intervalle il s’était renseigné : Gessler passait pour être le meilleur avocat d’Assises de Hambourg. Je lui ai câblé tout de suite.

— Et puis ?

— J’ai pris l’avion.

— Et puis ?

Les questions de Frank faisaient penser au tic-tac d’un métronome. Elles rythmaient le drame, froidement, mécaniquement.

— J’ai rencontré Gessler. Je lui ai dit qu’il fallait te sauver à n’importe quel prix.

— Et il t’a répondu quoi, le cher homme ?

— Qu’on ne sauve pas un homme qui a abattu un flic ; dans aucun pays.

— C’est bourgeois chez lui ? demanda Frank tout de go.

Elle fut étonnée.

— Pourquoi ?

— Et bourgeois allemand, hein ? ricana Frank. Ça doit peser une tonne, je vois ça d’ici !

Baum, qui les contemplait toujours, s’adressa à Lisa. Il paraissait troublé.

— Qu’est-ce qu’il veut ? s’impatienta Frank.

— Il demande pourquoi tu ne m’embrasses pas comme les Français.

— Quel c… ! fit le jeune homme.

Il saisit brutalement la tête de Lisa dans ses deux mains et pour la première fois depuis leurs retrouvailles, lui donna un baiser long et passionné. Baum se mit à jubiler. Il fit claquer ses doigts pour requérir l’attention de Warner et lui désigna le couple. Warner abaissa son journal. Les deux hommes regardèrent en silence, émerveillés. Le baiser cessa. Frank donna une caresse à la joue de Lisa.

— C’était pas seulement par patriotisme, tu sais.

Ils restèrent un moment unis par une étreinte miséricordieuse qui les calmait comme un bain chaud.

— Je t’aime, mon Frank, soupira Lisa.

— Tu disais que tu avais rencontré Gessler pour ma défense. Après ?

C’était un monstre. Lisa le regarda en songeant : « C’est un monstre ». Un être impitoyable, sans émotion véritable.

— Après, rien ! dit-elle farouche.

— On m’a jugé, condamné, et tu as continué à le voir ?

— Il me donnait de tes nouvelles. Comment en aurais-je eu sinon, puisque tu ne m’écrivais pas ?

— À partir de quand t’es-tu installée à Hambourg, Lisa ?

— Mais…

— Avant ou après le procès ? insista Frank.

— Après, répondit-elle dans un souffle.

— Tu voyais souvent Gessler ?

— Comme ça.

— Ça n’est pas une réponse. Tu le voyais tous les combien ?

— Je ne sais pas… De temps en temps…

La main de Frank se crispa sur le bras de Lisa. Elle eut très mal.

— Tous les combien ?

— Disons une fois par semaine.

— Et tu le voyais où ?

— Écoute-moi, Frank, je…

— Tu le voyais où ?

— À son cabinet, voyons !

— Jamais ailleurs ?

— Mais non.

— Jamais ailleurs ? Réfléchis ! Réfléchis bien et réponds-moi franchement, sinon je risque de me mettre en colère. Je voudrais tellement ne pas me mettre en colère, Lisa…

— Je l’ai peut-être rencontré dans une brasserie une ou deux fois.

— Pas plus ?

— Non, Frank.

Il la gifla. Ce fut très prompt et très violent. Une marque écarlate fleurit sur la joue meurtrie de Lisa.

— Ne mens pas, implora Frank. Je t’en supplie, ma petite prune, ne mens pas, ça complique.

Baum s’était rapproché. Les mains aux hanches, il défiait Frank. Frank se dressa et ils se fixèrent un moment. Dompté, l’Allemand alla s’asseoir à l’autre bout du local, butant dans les appareils téléphoniques qui jonchaient le sol.

— Ce type est fou ! lâcha-t-il au passage à Warner.

Ce dernier haussa les épaules et se replongea dans sa lecture. Il avait l’âme d’un mercenaire. Il accomplissait son travail sans se soucier du reste.

— Gessler te faisait la cour ? insista Frank en caressant du bout du doigt la joue de Lisa où s’étoilait sa gifle.

— Non, Frank.

— En tout cas, affirma le garçon, il est drôlement amoureux de toi ; tu ne vas pas prétendre le contraire, j’espère ?

Lisa eut une brève réflexion.

— Peut-être, reconnut-elle. Qu’est-ce que ça peut faire ? Mais réponds, Frank. Qu’est-ce que ça change vis-à-vis de nous deux ?

Frank arpenta la pièce jusqu’à la verrière. Une lame du plancher craquait à certain endroit. Il se mit à la faire gémir en pressant dessus avec le talon. Le petit cri du bois devenait insupportable.

— Arrête ! implora la jeune femme.

Il cessa de faire craquer la latte, et revint à elle après avoir coulé un regard à l’extérieur.

Le port était calme. La pluie ronflait contre les vitres et le conduit de descente engorgé, produisait un bruit de borborygme.

— Gessler est un honnête homme. Un homme connu, un homme réputé. Et voilà que tout à coup il organise une évasion !

— Il ne l’a pas organisée, rectifia Lisa, il m’a seulement…

Du geste, Frank la fit taire.

— Ça s’est fait comment cette métamorphose ? questionna l’évadé. Hein, Lisa ? Comment l’impensable est-il devenu pensable pour ce magistrat intègre ?

— Je ne sais pas.

— Un jour tu as dû prononcer devant lui le mot « évasion ». Un mot à le rendre cardiaque, et pourtant il n’est pas mort foudroyé. Pourquoi, Lisa ? Pourquoi ?

Comme elle ne répondait pas, il l’empoigna par le bras, la souleva de son siège et se mit à la promener dans la pièce en la secouant.

— Puisque je te dis que je veux savoir ! Tu m’entends ? Je veux savoir ! Je veux savoir !

Paulo surgit par la porte donnant sur l’entrepôt.

— Frank ! hurla-t-il, qu’est-ce que tu lui fais !

— Fous le camp ! tonna Frank sans lâcher Lisa.

Paulo ne bougea pas.

— Je venais te dire… Il y a deux motards qui viennent de passer dans la rue à tout berzingue.

— Je m’en fous, file !

— Mais, Frank…

— File ! hurla Frank.

Paulo retourna à la porte. Avant de sortir, il murmura :

— Il est sept heures dix, pense au bateau !

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