15

Baum sortit sur les talons de Paulo. Il semblait mécontent. Contrairement à Warner, que les réactions de ses « clients » ne troublaient pas, Baum n’aimait pas le comportement de Frank. C’était un homme déterminé et sans scrupules, mais qui possédait le sens d’une certaine logique. Il trouvait les réactions de l’évadé incohérentes et elles l’inquiétaient.

— Tu es trop injuste à la fin, dit Lisa. Frank, pendant cinq ans, j’ai rôdé comme une bête le long de ces murs qui te retenaient en cherchant le moyen de t’en faire sortir…

— Je sais, coupa le garçon.

Et de son ton implacable il reprit :

— Tu m’as bien dit que tu voyais Gessler une fois par semaine, n’est-ce pas ?

— Je n’ai pas compté.

— Enfin, tu me l’as dit !

Elle se sentit trop lasse pour protester. Après tout, puisqu’il aimait se martyriser…

— Je te l’ai dit.

— Et tu le voyais seulement pour avoir de mes nouvelles ?

— Seulement pour ça, Frank.

Il grimaça. Il était terrifiant. Son index décrivit un petit moulinet et il le vrilla méchamment dans la poitrine oppressée de Lisa.

— Or, Gessler venait me voir une fois par mois… À peine ! s’emporta le jeune homme en la secouant de nouveau. Tu entends, Lisa ?

— Et après ? riposta Lisa. C’était la seule personne que je connaissais dans ce pays. La seule qui pouvait quelque chose pour moi. La seule qui te voyait ! C’est pourtant facile à comprendre.

Il parut se calmer.

— Raconte-moi le projet d’évasion.

— Il me voyait si désemparée, si décidée à te faire sortir de là !

— C’est lui qui en a eu l’idée ?

— Oh ! non : c’est moi.

— Eh bien ! explique… Allons, ma prune, fais un effort. Tu as entendu ce qu’a dit Paulo : il est déjà sept heures dix !

Lisa sursauta. Cette allusion à l’heure lui fit peur.

— Et alors ? demanda-t-elle, angoissée.

— Alors le temps presse ; parle !

L’instinct de la jeune femme l’avertit d’un danger imprévu. Frank venait de décider une chose effrayante ; elle le lisait dans ses yeux bleus et purs comme le vide.

— Frank, pourquoi dis-tu que le temps presse.

Il sourit en guise de réponse.

— Tu lui as demandé s’il acceptait de t’aider à organiser mon évasion.

Elle opina.

— Et qu’a-t-il répondu ?

— Pour commencer, il a prétendu que c’était de la folie et que la chose n’était pas réalisable.

— Mais ensuite il a accepté !

— Il m’a dit que je ne pouvais tenter cela qu’avec l’aide de gens qualifiés. C’est alors qu’il m’a adressée à Bergham, tu en as entendu parler ?

Frank secoua la tête :

— Tu sais bien que je ne fréquente pas mes confrères ! ironisa le garçon. Continue !

— J’ai vu Bergham, et il a fait son prix.

— C’était quand ?

— Il y a près d’un an. Mais il devait attendre l’occasion, c’est pourquoi les choses ont tant traîné.

— Et toi ?

— Comment, moi ?

— Tu voyais toujours Gessler pendant ce temps ?

— Pourquoi ne l’aurais-je plus vu ?

— Tu couchais avec lui ?

Cette question le torturait depuis le début et il avait suivi ces longs détours, accumulé tous ces préambules avant d’oser la poser. Lisa pensa qu’ensuite tout irait sans doute mieux. Elle connaissait la jalousie de Frank. Autrefois, lorsqu’ils sortaient pour aller au restaurant ou au spectacle et qu’un homme la regardait avec trop d’insistance, il faisait un scandale, giflait le téméraire ou la forçait à rentrer chez eux. Elle savait le calmer, lui prouver la stupidité de sa jalousie, seulement cela nécessitait du temps, des mots, des serments…

— Hein, réponds : tu couchais avec lui ?

— Non.

— Tu me le jures ?

— Mais oui, Frank, je te le jure ! s’écria-t-elle dans un élan plein de ferveur. Comment peux-tu imaginer une chose pareille ! Gessler et moi… Non, c’est stupide.

— Tu le jures sur nous deux ?

Elle esquissa un lent mouvement de la tête, pour bien lui montrer qu’elle ne répondait pas à la légère. C’était un geste qui voulait convaincre.

— Sur nous deux, oui, mon chéri.

Il se mit à frotter du pouce l’un des boutons de métal de son uniforme pour le rendre brillant.

— C’était la fleur bleue, alors ?

Quel louche besoin de souffrir et de faire souffrir le torturait ?

— Ce type doit drôlement t’aimer, poursuivit Frank. Sais-tu que je l’ai compris depuis longtemps ? Quand il prononçait ton nom au parloir il devenait tout pâle et, chaque fois, ses yeux mouraient. C’est le premier avocat que je rencontre qui ne sache pas mentir.

Une sirène de police se mit à hululer dans le lointain et Lisa se précipita à la verrière où Warner la rejoignit. Frank se désintéressait de l’événement. Il resta courbé, les mains jointes entre ses genoux, à considérer les téléphones abandonnés. Les appareils ressemblaient à des animaux bizarres. Leur utilité réelle n’apparaissait plus. Frank se sentit aussi anachronique que ces téléphones patauds.

La sirène se précisa, enfla et passa au ras de l’entrepôt sans ralentir. Paulo réapparut, un peu crispé. Ses grosses paupières battaient frénétiquement.

— Hé ! Frank ! appela-t-il, cette fois, c’est la fiesta qui commence.

— J’ai entendu, dit paisiblement l’évadé. Ne te tracasse pas, ils cherchent le fourgon et, tant qu’ils ne l’auront pas trouvé, nous serons peinards.

— Tu crois ?

Frank eut un regard irrité pour son fidèle compagnon.

— Dis, Paulo, tu vieillis, fit-il, méprisant.

Paulo se mordit la lèvre. Il n’aimait pas les « vannes ».

— Amène Gessler ! ordonna Frank.

Paulo s’éloigna docilement.

— Comment se comporte-t-il ? demanda-t-il avant que Paulo disparaisse.

— Très bien, affirma le petit homme. Il est sagement assis sur un baril de morue. Tu le verrais, tu lui donnerais une image !

— Très bien, fais-le monter.

— Que vas-tu lui faire ? dit Lisa.

— Tu as peur pour lui ?

Elle appuya son front brûlant contre les vitres.

— Nous en avons fait le complice d’un triple assassinat ; je trouve que c’est déjà beaucoup.

* * *

Gessler réapparut, encadré par Paulo et Freddy. Il avait la démarche menue et la mine désenchantée d’un inculpé.

— Ho ! Kamarade, appela Freddy en s’approchant de Warner, ton copain t’appelle en bas.

Warner jeta son journal et sortit.

— Ils vont préparer la grue pour l’embarquement, expliqua Freddy à Frank.

Ce dernier ne dut pas entendre. Il demanda à Lisa, tout en fixant Gessler :

— Ainsi, ton amie Madeleine t’a dit que tu avais tort d’aimer un type comme moi ?

— Oui, fit résolument la jeune femme en tournant également les yeux vers l’avocat.

— Je t’avais prévenue, au début, tu te rappelles ?

— C’est vrai, Frank, tu m’avais prévenue.

Il parut s’arracher aux charmes suaves de sa délectation morose.

— Bon, descends un moment dans l’entrepôt, Lisa ; Paulo et Freddy vont te tenir compagnie.

— Tu sais que la volaille a l’air de remuer salement, dehors ? prévint Paulo.

— Ils ont dû se mettre à tout fouiller à partir du tunnel, renchérit Freddy.

— Qu’ils fouillent ! s’emporta Frank impatienté. Vous voulez bien nous laisser, oui ?

Lisa ne bougea pas. D’un ton plaintif elle supplia :

— Frank…

— Quelques minutes seulement, répondit le jeune homme en évitant de la regarder.

Lisa eut un bref coup d’œil pour Gessler, mais l’avocat n’y prit pas garde. Lorsque Lisa et ses compagnons furent sortis, il prit une chaise et s’y assit, les jambes croisées, les mains jointes sur ses genoux.

— C’est à moi ? demanda-t-il.

— Pourquoi dites-vous ça ? bougonna Frank.

— Parce que j’ai l’habitude des instructions. C’est toujours le même mécanisme : on interroge séparément les intéressés et ensuite on les confronte. Que voulez-vous savoir ?

Frank prit place au bureau. Il prit appui sur le meuble avec les coudes et posa son menton sur ses mains.

— Vous le pensez, vous, Gessler, qu’une femme à tort d’aimer un homme comme moi ?

— Une femme n’a jamais tort d’aimer qui elle aime, assura gravement l’avocat.

— Vous estimez qu’un type comme moi peut rendre heureuse une femme comme Lisa ?

— Quelle importance cela a-t-il ? fit Gessler. Ensuite ?

La réponse ne satisfit pas Frank. Il n’aimait ni le calme de son interlocuteur ni sa voix méprisante. Il prit l’un des appareils téléphoniques posés sur le bureau et le lança de toutes ses forces à l’autre extrémité de la pièce. Le téléphone se fracassa contre un pilier de fer. Gessler ne sourcilla pas. Simplement, sa moue ironique s’accentua.

— Pourquoi êtes-vous revenu ici en prétendant que la police barrait le tunnel ?

— Pour ne pas obéir à une légitime tentation, riposta Gessler. Celle de prévenir les autorités que trois gardiens de prison étaient en train de mourir dans un fourgon immergé.

— C’est tout ?

— J’avais également besoin de m’assurer que tout se passerait bien jusqu’à l’arrivée de votre bateau.

— C’est très paradoxal, tout ça, dit Frank avec un sourire fielleux. Vous êtes revenu à cause d’elle, tout simplement. Vrai ou faux ?

— C’est vrai, reconnu Gessler.

— Vous l’aimez ?

L’avocat n’hésita pas une seconde.

— Je l’aime.

La simplicité de l’aveu déconcerta un peu l’évadé. Il se tut. Il était très calme.

— Depuis longtemps ? poursuivit-il timidement.

— Je ne sais pas.

Frank eut un hochement de tête mélancolique.

— Mon père était architecte, dit-il après un silence. Le jeudi, il lui arrivait de m’emmener avec lui lorsqu’il allait visiter ses chantiers. Il me laissait dans l’auto et je m’ennuyais. Alors, pour tromper le temps, je comptais. Je faisais des paris avec moi-même. Je me disais par exemple : « À deux cent cinquante, il sera de retour. » Une fois, j’ai compté jusqu’à six cent trente. Vous ne me croyez pas ?

Gessler eut un geste évasif. Cette tirade qui n’était pas en situation l’intriguait.

— Une autre fois, poursuivit Frank, je me suis endormi à trois mille. Papa était mort d’une embolie en discutant avec ses entrepreneurs et, dans la confusion on m’avait oublié dans la voiture. Voyez-vous, cher maître, c’est depuis ce temps-là que j’ai horreur des chiffres. Intéressant, non ?

Il parut sortir d’un profond sommeil et jeta à son avocat le regard égaré d’un homme qu’on vient de réveiller en sursaut.

— Eh bien, fit-il, vous vouliez des détails sur ma jeunesse…

— Ça n’est peut-être plus le moment, objecta Gessler.

— Mais si, puisque nous allons nous quitter. Des souvenirs de jeunesse, Gessler, c’est toujours le moment de les évoquer. La durée humaine n’est que de vingt ans ; le reste… c’est des souvenirs. Je voudrais que vous sachiez une chose : je ne suis pas, comme vous pourriez le croire, un fils de famille qui a mal tourné. Ma vie, je l’ai voulue telle qu’elle est : facile et dangereuse. Seulement, pour comprendre ça… Pour comprendre ça, il faut être Lisa.

— Je me suis toujours demandé comment vous vous êtes connus, murmura Gessler.

— Elle ne vous l’a donc pas dit ! s’étonna Frank. De quoi parliez-vous donc alors ?

Il promena sa langue sur ses lèvres sèches.

Il avait soif. Pourquoi personne n’avait-il songé à lui amener à boire ?

— Un jour, j’ai fait un hold-up chez un courtier en bourse dont elle était la secrétaire. Tout s’était bien passé. Et puis voilà que deux semaines plus tard je me trouve dans un restaurant face à Lisa : le hasard… J’ai tout de suite vu qu’elle me reconnaissait. Au lieu de disparaître, je lui ai expliqué comment j’avais organisé ce coup de main et, avant de la quitter, je lui ai donné mon nom et mon adresse en me demandant ce qu’elle allait faire. Eh bien ! ce n’est pas la police qui est venue chez moi : c’est elle ! Romantique, non ?

— Très, convint Gessler.

— Oui, un Allemand doit très bien comprendre ça, surtout s’il est amoureux de Lisa. Et vous ?

— Pardon ! sursauta Gessler.

— Et vous, ça s’est fait comment avec Lisa ?

L’avocat secoua la tête.

— Que voulez-vous dire ?

— Comment est-elle devenue votre maîtresse ?

— Lisa n’est pas ma maîtresse.

— Elle me l’a dit, mentit l’évadé en soutenant le regard de son interlocuteur.

— Elle n’a pas pu vous dire ça !

— Vous voulez que je le lui fasse répéter devant vous ?

— Ça m’intéresserait.

Frank se leva et, d’un pas déterminé, gagna la porte de l’entrepôt.

— Paulo ! appela-t-il.

Il y eut un silence. Frank eut peur et crut que Lisa s’était enfuie. Il sortit pour regarder en bas. Il vit deux policiers dans l’entrepôt. Baum et Warner parlementaient avec eux. Paulo et Freddy faisaient mine de coltiner des caisses. Les deux flics levèrent les yeux et l’aperçurent. Frank ne perdait jamais son sang-froid. Il constata avec satisfaction que ces cinq ans de détention ne lui avaient pas émoussé les nerfs. Au lieu de battre en retraite, il s’accouda à la rampe pour regarder les policiers. Ceux-ci se désintéressèrent de lui et ne tardèrent pas à s’en aller. Paulo gravit l’escalier, s’arrêtant toutes les deux marches pour souffler.

— J’ai mouillé ma flanelle, dit-il. Figure-toi que messieurs les chevaliers teutoniques visitent tous les docks à la recherche du fourgon.

— S’ils le cherchent, c’est qu’ils ne l’ont pas trouvé, résuma Frank. Tant qu’ils ne l’auront pas trouvé, nous aurons la paix. Tiens compagnie à Gessler un moment, il faut que je parle à Lisa.

Paulo lui adressa une mimique éplorée. Il n’aimait pas la conduite de son ami. Elle était indigne d’eux ; indigne des risques qu’ils avaient pris et des crimes qu’ils avaient commis pour le sortir de prison. En soupirant, le petit homme gagna le bureau.

— Ça n’a pas l’air de carburer très fort, Frank et vous ? fit-il à Gessler.

L’autre eut un léger sourire entendu.

— C’est bête de ne pas s’entendre avec son avocat, plaisanta amèrement Paulo. C’est à propos de Lisa, hein ? Il a reniflé le bouquet ? Vous savez, Frank, c’est un sacré type !

— Je sais.

— Seulement il a un gros défaut, reconnut Paulo : il pense trop.

— Oui, dit Gessler, il pense trop.

— Et en taule ça n’a pas dû s’arranger. Et puis il est… Je cherche le mot… Trop sensible, quoi !

— Hypersensible ! proposa l’avocat.

Paulo lui adressa une révérence admirative.

— Eh bien, dites donc, fit-il, le Larousse, vous ne vous en servez pas comme tabouret.

Lisa et Frank revinrent. Bien qu’elle marchât devant lui, il était visible qu’il ne la contraignait pas. Ils stoppèrent devant Gessler et restèrent silencieux. Gêné, Paulo battit en retraite en direction de la verrière. Il sifflotait.

— Tu veux répéter, Lisa ? balbutia Frank.

Lisa se racla la gorge et dit à Gessler :

— J’ai dit à Frank que j’avais été votre maîtresse, Adolf.

Gessler la regarda, puis détourna la tête. Frank se pencha sur l’avocat et aboya :

— Objection, monsieur Gessler ?

— Si Lisa le dit, c’est que c’est vrai, répondit Gessler.

— Non, Frank ! hurla la jeune femme. Non, ce n’est pas vrai ! Pas vrai !

Elle se jeta sur lui, martelant à coups de poings maladroits la poitrine de son amant. Il la repoussa si brutalement qu’elle tomba sur le plancher. Gessler voulut l’aider à se relever, mais Frank s’interposa.

— Laissez-la !

Lisa ne cherchait pas à se remettre debout. Affalée sur le sol, elle protestait, folle d’indignation :

— J’ai dit ça parce que tu m’as demandé de le dire ; afin de faire une expérience et te prouver que… J’étais tellement certaine que M. Gessler… Adolf ! implora-t-elle, je vous en supplie, dites-lui la vérité. Dites-lui qu’il n’y a jamais rien eu entre nous ! Pourquoi n’avez-vous pas protesté !

Gessler se cacha le visage dans ses mains.

— Je vous demande pardon, Lisa. Mais c’était un mensonge trop doux à entendre pour que je le rejette !

— Oui, oui ! cria Lisa en se relevant. Un mensonge ! Tu entends, Frank ? Rien qu’un mensonge que tu as toi-même inventé.

Le silence qui suivit leur fit mal à tous.

— Paulo, ordonna brusquement l’évadé, redescends avec elle !

Paulo renifla. Sa figure était toute ramassée autour de son gros nez pustuleux.

— Écoute, Frank, même si elle a fait ça…

— Elle a fait ça, Paul, dit Frank, elle l’a fait.

Son expression était terrible.

— Mais non, protesta Lisa en sanglotant. Mais non, Frank, je te jure…

— Allons, venez, fit Paulo, compatissant, en la prenant aux épaules.

— Frank, murmura-t-elle, tu es devenu aussi dur et froid que les murs de ta prison.

Frank leva le poing sur elle, prêt à cogner.

— Hé ! Franky ! hurla Paulo, c’est ta femme !

— Ma femme, soupira Frank en laissant retomber son bras.

Il regarda Paulo entraîner Lisa, et il ressentit une immense navrance.

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