19

— Et quand elle l’a su, l’allemand, qu’est-ce que vous avez fabriqué tous les deux, dans cette saloperie de chambre dont la fenêtre donne sur le parc ? cria Frank en secouant le revers de Gessler.

L’avocat lui prit le poignet et, d’un mouvement violent, fit lâcher prise à Frank.

J’ai continué de lui parler d’amour et elle de me parler de vous, avoua-t-il ; mais vous ne nous croirez jamais… Ou peut-être si, par moments, quand vous aurez besoin de nous croire ! Maintenant c’est le doute qui est devenu votre prison, et personne ne peut plus rien pour vous. Tant que vous aimerez Lisa, ce sera le même tourment qui vous rongera le crâne comme la petite vrille d’un dentiste.

— Ta gueule ! cria Frank en se ruant sur lui.

Il noua ses mains à la gorge de Gessler, malgré les cris de Lisa et les tentatives de Paulo pour les séparer. Lorsqu’il le lâcha, l’avocat était écarlate et suffoquait. Malgré tout il parvint à sourire.

— Comment cette femme a-t-elle fait de moi un malhonnête homme ? Avec son corps ou avec son âme ? Et que préférez-vous à la vérité : que je lui aie fait l’amour ou que je lui aie appris l’allemand ? haleta l’avocat. Réfléchissez bien ; car c’est cela le vrai problème ; c’est cela le grand mystère !

Son visage reprit une teinte normale. Il caressa son cou meurtri et reprit en toisant Frank d’un œil haineux :

— Oui, mon cher, j’aime Lisa. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour elle.

« Un après-midi, vous en souvenez-vous, Lisa, nous nous promenions sur les rives de l’Aussen-Alster. C’était l’hiver et Hambourg ressemblait à une ville de marbre. Le lac était gelé. Une barque se trouvait prise dans la glace. Vous m’avez dit : « Je suis pareille à cette embarcation. Je me sens pétrifiée par l’absence de Frank ; s’il ne sort pas bientôt de prison, je crois que je vais devenir inhumaine ». N’est-ce pas, Lisa ? Ce sont vos propres paroles.

Elle cacha ses yeux dans sa main.

— Nous avons marché près d’une heure, poursuivit-elle. Je revois les pelouses blanches de givre, les bancs déserts…

La mélancolie de sa maîtresse accabla Frank.

— Bon Dieu, Lisa, fit-il, je crois que je commence à comprendre. Tu n’étais plus amoureuse de moi, tu étais amoureuse de mon absence. Amoureuse de ton chagrin, de ta solitude. Amoureuse de Hambourg aussi et peut-être, après tout, de Gessler.

— Tu es en train de tout détruire, Frank, répondit-elle.

— Vous vous promeniez ensemble… au bord du lac… l’hiver !

Venant de l’extérieur, une rumeur leur parvint, faite de sirènes de police, de pétarades de moteurs, de coups de sifflet. Freddy courut à la verrière et risqua un coup d’œil au-dehors.

— Si tu voyais ce branle-bas ! s’exclama-t-il, ça pullule, les uniformes. On se croirait en mai 40 !

Paulo réussit l’une de ses plus belles grimaces.

— Avouez que ça serait truffe de se faire piquer à quelques minutes de l’arrivée du bateau.

Furieux, il tendit vers Frank un index accusateur :

— On est assis sur un tonneau de poudre, et t’es là à couper les cheveux de Lisa en quatre ! J’espère que demain, au Danemark, tu pigeras enfin que t’es libre et que la vie est belle !

Lisa fut sensible à l’espoir contenu dans ces paroles. Elle se jeta contre Frank, cherchant à lui transmettre elle ne savait quel apaisement.

— Il a raison, Frank, tu verras…

Frank la berça un moment contre sa poitrine.

— C’est vrai, réalisa-t-il, le Danemark… Tu m’aideras ?

— Je t’aiderai, promit Lisa avec feu.

— Tu crois qu’un jour j’oublierai ces cinq années ?

— Oui, Frank.

— Je ne parle pas des miennes, rectifia l’évadé en lui soulevant le menton, mais des tiennes.

— Je sais.

— Un jour je recommencerai à te croire ?

Elle hocha la tête.

— Au fond, tu me crois déjà, Frank !

— Tu me diras : « Je n’ai jamais couché avec Gessler », et ça me paraîtra évident hein, tu crois ?

— Je n’ai jamais couché avec Gessler, Frank !

— Et tu n’éprouves rien pour lui ?

Elle regarda lentement, craintivement en direction de l’avocat. Le buste droit, les mains croisées sur ses genoux, Gessler paraissait ne pas entendre.

— Rien, Frank, sinon une grande reconnaissance !

— Ça aussi, fit-il, il faudra l’oublier. C’est ce qu’il y a de plus facile à oublier.

— J’oublierai !

— Et l’allemand ? demanda-t-il tout de go.

— Quoi l’allemand ?

— Tu l’oublieras également ?

— Ce sera comme si je ne l’avais jamais su, mon chéri.

— Tu me le jures ?

— Je te le jure !

— Tu ne te souviendras plus de l’Aussen-Alster quand il est gelé ?

— Plus ! promit-elle.

Elle était dans un état second. Tout venait de rentrer dans l’ordre et une paix douceâtre les enveloppait. Malgré le péril extérieur, ils étaient pleins d’une sérénité très rare.

— Tu ne sauras plus comment est le parc, l’hiver, avec le givre et les arbres en marbre ?

— Je ne le saurai plus !

Il la repoussa avec sa froide brutalité. Son visage s’était convulsé.

— Et tu espères que je vais te croire, Lisa !

— Frank !

— Menteuse ! Sale menteuse ! P… de menteuse !

Elle mit ses mains contre ses oreilles et secoua la tête.

— Oh ! non, arrête ! Je deviens folle !

— Jusqu’à présent tu m’as menti ; comment veux-tu que je te croie ?

— Je ne t’ai pas menti, Frank !

— Tu m’as dit que tu rencontrais Gessler une fois par semaine ; et tu as dû convenir que tu le voyais tous les jours. Tu m’as dit que tu le rencontrais à son cabinet alors qu’en réalité il venait dans ta chambre !

Sa voix s’étrangla dans un sanglot brusque.

— Dans ta chambre ! répéta Frank anéanti.

Cette chambre, je ne l’aurai jamais connue, Lisa ! Jamais ! Tu auras beau me raconter le papier de la tapisserie, les meubles, les gravures au mur…

— C’est comme ta cellule, rétorqua Lisa. Je ne l’aurai jamais connue non plus. Et pourtant, c’est facile à imaginer, une cellule ! Trop facile, même : je n’y suis jamais parvenue !

Elle continua avec une véhémence croissante :

— C’est dans cette cellule que tu n’as pas répondu à mes lettres ! C’est dans cette cellule que tu t’es mis à fabriquer ce silence qui me rendait folle. Toi, tu te demandes si je t’ai trompé. Moi, je me demande si tu ne m’avais pas oubliée.

— Oubliée ! dit-il.

Cela ressemblait à une plainte. Lorsqu’il devenait douloureux, Lisa lui pardonnait tout. C’était un enfant fragile ; un enfant perdu dans le monde. Un enfant seul.

— Oublié, reprit-il, mais pas un instant, Lisa. Pas une poussière de seconde !

C’est toi qui le dis, objecta doucement la jeune femme. Vois-tu, Frank, nous n’avons pour nous convaincre que nos paroles respectives. Ça pourrait suffire. Moi je voudrais bien que ça suffise, mais c’est toi qui décides que ça ne suffit pas !

Paulo vint à eux et leur mit à chacun une main sur l’épaule.

— Il faut la croire, Frank !

Freddy ne voulut pas être en reste.

— Parfaitement, approuva-t-il. Puisque vous nous avez dit qu’on était le jury, voilà notre sentence : il faut vous croire !

Paulo crut bon de faire une démonstration.

— Pendant ces cinq ans, tu oublies qu’on a vu Lisa nous aussi. Pas tous les jours, bien sûr. Tous les cinq ou six mois. Quand on voit quelqu’un tous les jours on ne s’aperçoit pas qu’il change. Mais tous les cinq ou six mois, Franky, ça saute aux yeux. T’es bien d’accord ?

— Où veux-tu en venir ? demanda Frank.

— À ceci : Lisa ne changeait pas. Hein, Freddy ?

Freddy enveloppa Lisa d’un regard complaisant. Il avait toujours éprouvé une certaine tendresse pour l’amie de Frank.

— Non, renchérit-il ; toujours aussi jeune !

— Qu’il est c… ! protesta Paulo. Je parlais du moral, eh, truffe !

« Elle restait pareille vis-à-vis de toi. On sentait que les années ne changeaient rien à son sentiment, Frank. Rien ! Fallait que je te le dise… J’aurais dû te le dire plus tôt, mais ça ne me venait pas à l’idée.

Une corne perçante se mit à glapir en bas, dans la rue. Freddy courut regarder et poussa un juron.

— Les pompiers avec une voiture-grue ! annonça-t-il. Vous voulez parier qu’ils ont découvert le fourgon ?

— Ça les occupera. Ils en ont pour vingt bonnes minutes à le tirer de la flotte. Jusqu’à ce moment-là, ils ne savent pas si Frank n’est pas dedans !

Il regarda sa montre. C’était une vieille montre de nickel, piquetée de taches grises et dont le cadran avait jauni. La première montre de Paulo. Il l’avait achetée de ses deniers à une époque où il travaillait.

— Dans un quart d’heure à peine ce sera pour nous « Maman, les petits bateaux ».

Frank était incommodé par la prostration de Gessler. L’autre le dominait par son silence et son immobilité. Il constituait une sorte de falaise abrupte sur laquelle Frank se meurtrissait en vain les poings.

— Eh bien, monsieur le professeur d’allemand, interpella l’évadé, vous ne dites rien ?

— Je n’ai plus rien à dire !

— Même pas adieu à Lisa ?

— C’est déjà fait.

Le sourire provocateur de Frank tomba comme un masque quand se rompt l’élastique.

— Quand ? dit-il.

— C’est fait !

Frank donna un coup de pied dans les téléphones jonchant le plancher. Il aurait voulu tout anéantir. Réduire en poudre ce triste bureau, les docks, la ville…

— Tu vois, Lisa ! C’est ça que je n’aime pas. Ces nuances dans vos relations ; ces éternels sous-entendus. Il te parle de philodendrons ; il prétend t’avoir dit adieu, il… J’en crève ! Vous m’entendez, tous ? J’en crève. Dans le fond, si tu avais le courage de me dire : « Eh bien oui, j’ai été sa maîtresse. J’ai couché avec lui pour le décider à m’aider », je préférerais. Je souffrirais un bon coup, mais je guérirais.

Elle s’éloigna, d’une curieuse petite démarche en biais, humble et peureuse.

— Que vas-tu chercher là, mon pauvre Frank ! Tu as donc à ce point besoin de te torturer ?

Gessler se releva et boutonna son pardessus. Cette fois il allait partir. Frank le comprit. Une vague mollesse l’empêcha de s’interposer.

— Voyez-vous, fit Gessler, je crois que vous étiez fait pour la prison. Là-bas au moins, vous n’aviez pas à décider. Vous pouviez vous embaumer dans votre désenchantement.

— Est-ce que je vous ai demandé de m’en sortir ? tonna le garçon.

— Tais-toi ! ordonna Lisa, il y a des limites qu’on n’a pas le droit de franchir. J’accepte de subir ta jalousie insensée. Oui, je t’aime suffisamment pour cela. Je veux bien courber la tête sous tes odieux sarcasmes, m’humilier au-delà de toute dignité. Je veux bien que tu m’insultes, je veux bien que tu me frappes. Mais je ne te laisserai pas nous reprocher de t’avoir sauvé.

Frank arracha ses lunettes de son nez et se mit à les essuyer avec son tricot de marin. Il les regardait tous, alternativement, avec l’œil égrillard d’un farceur qui mijote un bon coup.

— Qui vous permet de croire que vous m’avez sauvé ? demanda-t-il.

Lisa s’assit au bureau. Elle joua avec les fermoirs de la valise ; puis se tournant vers son amant, elle balbutia :

— Si tu regrettes les grilles du pénitencier, il est encore temps, Frank.

Elle montra la verrière crasseuse sur laquelle la pluie ressemblait à des plumes grises.

— Un simple escalier à descendre. Tu t’approches du premier policier venu et tu lui dis : « C’est moi. » Même si c’est en français il comprendra. Va, Frank ! Va !

Paulo voulut intervenir une fois encore, mais il y renonça. Il savait que Lisa avait raison.

— C’est un défi ? demanda Frank.

— Je ne t’ai pas fait évader pour te défier, répondit-elle.

Il marqua une hésitation et marcha vers la porte. Tous retenaient leur souffle. Frank ouvrit la porte et regarda grouiller les uniformes sur le port. Il se sentit lâche tout à coup.

Il repoussa la porte dont les vitres vibrèrent et s’y adossa.

— Il ne fallait pas m’attendre, Lisa, soupira-t-il. Moi, pendant cinq ans j’ai essayé de faire de notre histoire une histoire finie. C’est toi qui as voulu qu’elle continue. Tu l’as charriée à bout de bras pendant « tout ce temps. Maintenant, tu me la montres, bien vivante, et tu voudrais que je la reprenne en marche sans me soucier du chemin qu’elle a suivi sans moi !

— Salaud ! s’écria Paulo. C’est un peu fort ! On allonge notre pognon, on se crève l’oignon, on risque notre peau, on joue Fort Alamo à toute la flicaille de Hambourg et le remerciement de Monsieur c’est : « Vous auriez pu me laisser où j’étais » !

Son éclat le calma.

— Faut réagir, Frank ! conclut-il.

— Réagir ! dit Frank, comme si ce mot lui était inconnu.

Il les dévisagea les uns après les autres, étonné qu’ils ne le comprissent pas. Pourquoi ne parlait-il plus le même langage qu’eux, maintenant ?

— Je voudrais que vous me compreniez, implora-t-il. Ce n’est pas une évasion que vous venez de réussir, c’est une exhumation. Une évasion, c’est un truc qui se prépare de l’intérieur : on creuse un trou, on affûte une cuillère, on tresse ses draps et surtout, oui surtout, on y pense ! Évader est un verbe pronominal. On n’évade pas quelqu’un : on s’évade. Moi, personne ne m’a prévenu. J’étais entre mes murs comme un mort entre ses planches. Je ne savais même pas que quelqu’un marchait sur ma tombe ! Vous voudriez me réanimer d’un coup et que je revive aussi vite qu’on meurt d’embolie ? Impossible ! J’ai mis des années à crever, moi !

Paulo essuya la grosse larme qui dégoulinait sur ses joues fripées.

— Vous voyez, Lisa, balbutia le petit homme. Nous avions tout prévu, tout, sauf ses réactions.

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