17

— Vous vous prenez pour quelqu’un d’intéressant, n’est-ce pas ? fit Gessler.

Comme son tourmenteur ne répondait pas, il poursuivit :

— Vous croyez être un cas, en fait vous n’êtes qu’un petit gangster qui a lu Shakespeare. Vous avez l’orgueil des hommes du milieu sans en avoir le panache. Crapule pour crapule, je préfère les vraies.

— Asseyez-vous ! ordonna Frank.

— Non, merci.

Frank le poussa. Gessler fit un pas en arrière, mais ses jambes butèrent contre la banquette et il dut s’y asseoir.

— On a encore des choses à se dire ! affirma l’évadé.

Gessler rajusta sa cravate et dit en tirant sur les plis de son pantalon :

— Tout ce que nous avions à nous dire, nous nous le sommes dit dans votre cellule avant le procès.

— Ce n’est pas mon avis. Le petit-gangster-qui-a-lu-Shakespeare va vous raconter comment ça s’est passé entre elle et vous.

Frank parut se recueillir.

— Lisa est venue à Hambourg comme on rentre dans une église pour se rapprocher de Dieu. Dans une église, on ne voit pas le bon Dieu, mais on pense qu’il est là.

— Ensuite ? demanda Gessler.

— Vous, comme un sacristain hypocrite, en la voyant vous n’avez eu qu’une idée : vous offrir la petite étrangère qui venait pleurer dans votre giron. Lisa a compris que c’était ma chance et qu’en vous exploitant elle pouvait peut-être me sauver.

— C’est ce que vous appelez « me raconter ce qui s’est passé » ? sourit l’avocat. Je vous plains. Il est vrai que nous avons beaucoup parlé d’amour, Lisa et moi. Seulement, ça n’était pas du même.

— Avouez qu’elle a tout de même couché avec vous !

— Vous le croyez vraiment ?

— Oui.

— Vraiment !

— Oui.

Gessler éclata de rire.

— Eh bien ! tant mieux ! J’aime que cela devienne, ne fût-ce que dans votre esprit, une vérité !

Frank le frappa d’un coup de poing sec à la pomme. La joue de Gessler se mit à saigner. Il pâlit un peu mais se contint, évitant même de porter la main à sa blessure.

— Pas la peine de bêler d’amour ! vociféra Frank. En faisant ça, elle a seulement payé vos honoraires, espèce de salaud !

Il martela le bureau du poing.

— Pendant cinq ans j’ai compté les jours, moi qui ai horreur des chiffres. Je les comptais comme ça, pour rien, puisque je ne devais jamais sortir. Mille huit cent vingt-deux jours sans elle, cher maître. Croyez-moi, c’est quelque chose.

Il alla au milieu de la pièce en tenant une chaise à la main. D’un geste violent il la planta sur le plancher, puis compta trois grandes enjambées à partir du siège. Il marqua cette limite avec des téléphones. Ensuite il compta quatre enjambées dans le sens contraire et jalonna la distance de la même manière, constituant une sorte d’enclos avec des chaises et les billards. C’était un bizarre ouvrage de déménageur. Lorsque Frank l’eut terminé, il s’en fut chercher Gessler par le bras et le poussa d’une bourrade dans le théorique enclos.

— Ma cellule, Gessler ! annonça Frank. Quatre pas sur trois, dix-huit cent vingt-deux jours… Et une pensée, une seule ; toujours la même : Lisa. Pendant cinq ans ! Une pensée qui dure cinq ans, vous réalisez ce que c’est ?

— J’essaie, dit loyalement Gessler. Seulement dites-vous bien que, sans Lisa, il y aurait eu beaucoup d’autres jours encore.

Frank se laissa choir sur la banquette, soudain très pitoyable.

— J’aurais préféré, avoua-t-il. La liberté à ce tarif-là n’est pas dans mes moyens. Vous vous rencontriez souvent.

L’avocat ne répondit pas.

— Cela, elle me l’a vraiment dit, certifia l’évadé.

— Tous les jours, répondit Gessler.

Frank fut coupé en deux par le choc. Il répéta, incrédule :

— Tous les jours ?

Gessler comprit que sa réponse ne concordait pas avec celle de Lisa et il regretta d’avoir parlé.

— Où vous rencontriez-vous ?

— Chez elle, répondit l’avocat.

Frank se cassa davantage. Il avait une posture pitoyable.

— C’est comment, chez elle ?

Gessler se sentit brusquement très fort. Il tenait la situation bien en main.

— C’est une chambre, avec une fenêtre qui donne sur un parc dont les arbres sont minuscules parce que Hambourg a été rasé !

— Vous alliez la voir à quel moment ?

— Il n’y avait pas de moment… Dès que je pouvais.

Il fit un pas pour sortir de l’enclos, mais Frank le refoula du poing.

— Non, restez là-dedans !

— Quelle est encore cette sotte fantaisie ? s’étonna l’avocat.

— Faites ce que je vous dis.

Freddy passa son visage anxieux par l’entrebâillement de la porte.

— Mande pardon, hasarda-t-il, c’est bientôt fini votre conférence au sommet ?

— Décampe ! ordonna Frank.

Freddy regarda l’enclos et au lieu d’obéir s’approcha de quelques pas.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un cachot, expliqua Frank. Une cellule ! Le trou ! Le trou, Freddy, tu connais ?

Freddy songea que son ami avait perdu la raison et il regretta de s’être embarqué dans cette dangereuse aventure.

— Je connais, fit aigrement Freddy.

Frank s’approcha de lui et demanda à voix basse :

— Tu es chargé ?

— Bien sûr !

— Donne !

Après un rien d’hésitation, Freddy tendit son revolver à Frank. Il essaya de le faire discrètement, mais Gessler vit le geste et détourna les yeux, écœuré.

— Il est plein, avertit Freddy.

— Je l’espère bien, laisse-nous !

— Je me permets de t’annoncer que les flics pullulent dans le secteur, vivement que le barlu s’annonce !

Freddy sortit en maugréant. Frank glissa le revolver dans sa ceinture et se tourna vers Gessler.

— Elle vous attendait ?

— Vous dites ? sursauta l’avocat.

— Puisque vous lui rendiez visite à n’importe quel moment, c’est qu’elle vous attendait tout le temps. C.Q.F.D.

— Je trouvais parfois la porte close ; lorsqu’elle rôdait auprès du pénitencier, par exemple.

— Et quand elle était chez elle ? insista Frank en essayant de prendre un air détaché.

Il y eut une sorte de tumulte à la porte. Paulo essayait timidement de retenir Lisa qui voulait entrer. Elle finit par se dégager d’une secousse et dit en s’avançant vers les deux hommes :

— Lorsqu’il était chez moi !

Elle se tourna et appela de toutes ses forces :

— Paulo, Freddy !

« Puisque c’est un procès que tu fais, Frank, il faut un jury, n’est-ce pas ?

Paulo tendit son bras gauche en col de cygne pour dégager sa montre.

— Il est sept heures un quart et il y a des poulets plein la rue !

Freddy déboucha, un peu essoufflé d’avoir escaladé le roide escalier quatre à quatre.

— Qu’est-ce qui se passe encore ? bougonna-t-il.

— Je veux que vous écoutiez ce que je vais dire, Paulo et vous ! dit calmement Lisa.

— Dites, se lamenta Paulo, vous ne pourriez pas laver votre linge sale plus tard ? Vous avez tout l’avenir devant vous !

— Un avenir sans Me Gessler, intervint Frank. Vas-y, Lisa, on t’écoute.

Lisa considéra le puéril enclos et y pénétra malgré le geste instinctif de Frank pour y prendre place.

— Quand il venait chez moi, fit-elle, ça donnait rituellement ceci.

Elle sourit à Gessler.

— Vous êtes prêt pour la reconstitution, maître ?

Et, comme l’avocat restait silencieux.

— Eh bien ! Adolf, insista la jeune femme, ne voulez-vous donc pas revivre cela une dernière fois ?

— Si, Lisa. Si ! se décida Gessler.

Il se leva, fit claquer ses talons à l’allemande et dit en s’inclinant :

— Bonjour, Lisa, comment allez-vous ?

— Bien, je vous remercie.

Elle se tourna vers Frank et expliqua :

— Les formules de politesse françaises amusaient beaucoup Adolf.

Elle se remit à jouer, désigna une chaise :

— Asseyez-vous !

— Merci, fit-il sérieusement en s’asseyant.

— Vous ne voulez pas ôter votre pardessus ?

— Je ne fais que passer, Lisa.

— Comme toujours. Je crois que ce sont ces… ces passages qui donnent un rythme à ma pauvre vie.

Frank se mit à califourchon sur une chaise. Il croisa les bras sur le dossier et mit son menton sur ses poings crispés. Un indéfinissable sourire retroussa sa lèvre supérieure.

— Continuez, fit-il, c’est fascinant.

Gessler reprit :

— Je suis heureux de l’apprendre, Lisa. Vous êtes sortie ce matin ?

— Oui.

— Toujours la même promenade ?

— Toujours, dit Lisa. Je regarde longuement chaque fenêtre de la prison, du moins celle qu’on peut apercevoir de la rue. Il me semble que je vais le découvrir derrière l’une d’elles. Mon manège finit par attirer l’attention. Hier un agent s’est approché de moi et m’a posé des questions que j’ai fait semblant de ne pas comprendre.

— À propos, coupa Gessler, avez-vous travaillé votre vocabulaire ?

— J’ai essayé.

— Nous allons voir…

Il se recueillit et, les yeux fermés demanda :

— Le vent souffle fort ?

— Der Wind weht heftig, traduisit Lisa.

— Je m’excuse de vous déranger ?

— Entschuldigung dass ich Sie store. Freddy fit claquer ses doigts et grommela :

— Je ne pige pas à quoi ça rime !

— Ta gueule, fit Paulo, moi si !

— On continue ? demanda Lisa à Frank.

— S’il vous plaît, implora-t-il.

— Das Schiff ? fit docilement Gessler.

— Le bateau, répondit Lisa.

— Die See.

— La mer.

— Auf Wiedersehen.

— Adieu.

L’avocat prit une profonde inspiration.

— Ich liebe Sie !

Lisa détourna la tête. Gessler répéta, plus doucement, avec une infinie tendresse :

— Ich liebe Sie !

Elle se taisait toujours, et ses lèvres crispées devenaient blanches.

— Ich liebe Sie ! Ich liebe Sie ! hurla Gessler.

Il se tut, parut contrit de s’être laissé emporter par la passion et tamponna son front avec son mouchoir.

— Cette phrase-là, elle n’a jamais voulu la répéter, ni en allemand, ni en français.

Lisa s’approcha de Frank.

— Ich liebe Sie, Frank ! articula-t-elle doucement.

— Et ça veut dire quoi ? demanda Paulo.

— Ça veut dire : je vous aime, traduisit Gessler.

Ils furent tous gagnés par une espèce d’émotion indéfinissable et baissèrent la tête.

— Pet ! Pet ! les gars ! lança brusquement Freddy entre ses dents.

L’ombre d’un policier se profilait derrière la porte vitrée qui donnait sur le port.

— Plus un mot de français ! enjoignit Gessler.

Il se tourna vers la porte à l’instant où le policier y toquait.

— Entrez !

Le flic ouvrit la porte et fit un bref salut militaire. C’était un homme plutôt malingre, au teint gris et aux oreilles décollées.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda sèchement l’avocat.

Son autorité parut en imposer à l’arrivant.

— Il y a longtemps que vous êtes là ? demanda-t-il en examinant les lieux.

Son attention fut accaparée un instant par les billards. Ces gros jouets durent lui paraître rassurants car son front se déplissa.

— Depuis le début de l’après-midi, pourquoi ?

— Vous n’auriez pas aperçu un fourgon noir ?

— Un fourgon comment ?

— Cellulaire.

— Quelle drôle d’idée ! Non, pourquoi ?

— Et eux non plus ? insista le policier en montrant les autres.

— Nein, fit vivement Lisa.

Le policier mit ses mains dans son dos pour passer son petit monde en revue. Il se planta devant Freddy.

— Nein, dit Freddy.

Paulo, quant à lui, crut plus prudent de secouer négativement la tête. Il n’avait pas compris la question du policier mais il en devinait facilement le sens.

Frank s’était mis à siffler « Fascination » d’un air agressif. Le flic s’approcha de lui. Les assistants comprirent qu’une louche tentation tenaillait l’évadé. Ils frémirent ; Freddy surtout qui pensait à son revolver.

— Rien vu non plus ? demanda le policier.

Et comme Frank continuait à siffloter en le regardant, il hurla :

— Hé ! je vous parle !

Les autres suaient d’angoisse. Frank s’arrêta de siffler et fit un signe négatif.

Baum entra. Il n’avait pas quitté la veste d’uniforme qui lui avait servi au moment du coup de main. Gessler le foudroya du regard et Baum, avec une présence d’esprit et une promptitude remarquables se jeta derrière une pile de caisses.

— Parfait, merci ! lança le policier en s’éclipsant.

— La vache, grinça Freddy. Nous faire des frayeurs pareilles, c’est pas honnête !

— Tu crois qu’il t’a reconnu ? se tourmenta Lisa.

Frank secoua la tête.

— Je ne suis pas si célèbre et on n’a pas eu le temps de publier ma photo. Il parlait du fourgon ?

— Oui, répondit Freddy. On a bien fait de ne pas le conserver dans l’entrepôt, sinon on aurait été marrons.

Gessler s’était rendu à la verrière et examinait l’Elbe avec ses bateaux ancrés au milieu des immenses grues.

— M… ! jeta-t-il soudain : une vedette de la police patrouille le long des quais.

— En admettant qu’ils découvrent le fourgon, ils croiront d’abord à un accident, objecta Frank. Du moins jusqu’à ce qu’ils l’aient repêché et ouvert !

— Tu parles que ça peut avoir l’air d’un accident ! bougonna Freddy. Il a fallu rouler sur cent mètres de décombres pour parvenir au jus !

Baum débita une tirade à Gessler. Gessler hocha la tête et se tourna vers les Français.

— Baum préconise que vous entriez tout de suite dans la caisse, pour le cas où les flics reviendraient dans l’entrepôt avant l’arrivée du bateau.

— Quelle heure est-il, Paulo ? questionna Frank.

— Presque vingt !

— Alors il est trop tôt pour se coller dans cette caisse.

— T’as raison approuva Paulo, il suffirait qu’un poulet, un peu plus dégourdi que les autres ait l’idée de regarder dedans et il n’aurait même pas la peine de nous emballer.

Lisa trouvait bonne l’inquiétude ambiante. Le danger qui les cernait lui semblait préférable au sinistre interrogatoire de son amant.

— Et alors, ils viennent ? fit Baum impatienté.

— Pas tout de suite, dit laconiquement Gessler.

La figure de Baum prit une expression mauvaise. On l’avait payé pour mener à bien un travail dangereux, et il entendait être obéi.

— Plus tard, ça veut parfois dire jamais, laissa-t-il tomber.

— Qu’est-ce qu’il débloque ? s’enquit Paulo.

Cette fois ce fut Freddy qui fournit la traduction.

— Il dit que plus tard, c’est des fois trop tard. C’est à peu près ça, maître ?

— Exactement, complimenta Gessler.

— Cinq minutes avant l’arrivée du bateau, décréta Frank. Explique-lui, Freddy.

Baum regarda sa montre, se frappa le front du doigt pour marquer sa réprobation et descendit rejoindre Warner.

Frank sortit le pistolet de Freddy et le fit sauter dans sa main. Lisa poussa un cri de terreur.

— Fais gaffe ! lança Freddy, y a pas de cran sur ce bijou : il s’allume tout seul !

— En somme, attaqua le jeune homme, si j’en crois votre petite comédie de tout à l’heure, Gessler allait chaque jour chez toi uniquement pour te donner des leçons d’allemand ?

Frank ! fit la jeune femme, éperdue, on ne va pas revenir là-dessus en ce moment !

— Mais si, Lisa : nous n’avons plus que ce moment-là pour y revenir.

Il remit le pistolet dans son pantalon et sentit le canon froid contre sa peau. C’était une pression dure mais rassurante.

— Messieurs du jury, votre opinion ? fit-il en s’adressant à ses deux complices.

— Lisa a raison : c’est pas le moment de causer de tout ça ! décréta Paulo avec une irritation qu’il ne cherchait plus à dissimuler.

— Ah ! tu trouves ?

— Je trouve !

Frank lui donna une petite tape affectueuse sur la nuque.

— Comme ce serait bon et simple d’avoir ta philosophie, Paulo !

— Qu’est-ce que tu débloques ! riposta le petit homme avec un haussement d’épaules. J’ai pas de philosophie.

Il se tourna vers Freddy et ajouta :

— Ça se saurait !

Загрузка...