STEFAN WUL
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CHAPITRE PREMIER

Le juge se leva. Sa robe de lamé pourpre le faisait paraître plus grand que nature. Il lâcha les accoudoirs de son fauteuil de plasticor et tendit la main vers un assesseur. Le large pectoral décoré aux armes de la justice terrienne scintilla sur sa poitrine. L'assesseur lui tendit une feuille. Le juge s'en saisit et lut d'une voix grave:

– Attendu que le citoyen Jâ Benal est à l'origine de la catastrophe qui anéantit le quart de la cité de Lepolvi; attendu que ses négligences de service ont motivé cette catastrophe qui a coûté la vie à des milliers d'hommes; attendu qu'il ne bénéficie d'aucune circonstance atténuante,

«Par ces motifs, nous, Juge Suprême de la Haute Cour Mondiale, condamnons le citoyen Jâ, Benal à la peine capitale.»

Au banc des accusés, Jâ Benal s'étonna de ne ressentir aucune émotion particulière. Il soutint un instant le regard du juge, et jeta les yeux sur la salle.

La foule bariolée restait muette. Jâ Benal distingua des visages hostiles, d'autres effrayés. Une tache rose attira son attention. C'était la tunique d'une jeune femme au premier rang des spectateurs. Benal regarda mieux. La femme, très jolie, avait le teint pâle et les yeux pleins de larmes. Benal lui sourit. La femme baissa les paupières; un tic nerveux lui tiraillait la lèvre inférieure.

Une main ferme se posa sur le bras du condamné. Il se tourna vers le garde aux traits inexpressifs. Celui-ci lui fit un signe de tête l'invitant à le suivre. Benal se laissa emmener. En passant devant la foule, il entendit une voix murmurer:

– Assassin!

En arrivant devant la jeune femme qui avait paru le prendre en pitié, il s'arrêta fermement, malgré les menottes magnétiques du garde, et celui-ci trébucha. Un sourire effleura les lèvres de Benal:

– Vous permettez? dit-il au garde.

Il inclina la tête vers la jeune femme, leurs regards s'étreignirent.

– J'aurais aimé vous connaître avant, dit Benal.

Il attendit un moment et ajouta:

– Merci!

Il fit signe au garde qu'il était prêt. Malgré la longue tunique jaune serrée à la taille, tenue des prisonniers, malgré l'éclat fauve de la cuirasse du garde et son allure militaire, Benal paraissait commander. Le garde semblait marcher devant lui pour lui faire honneur. Ils s'engagèrent ensemble dans le long couloir menant aux cellules. Enfin, le garde s'arrêta devant une porte. Il tira de sa poche une clémettrice et en toucha la serrure (qui n'était qu'un petit cercle jaune paraissant peint sur le chambranle métallique). On entendit un déclic. Le panneau glissa, s'escamotant dans le mur. Le garde débrancha les menottes magnétiques, et laissa entrer Benal; puis il toucha la serrure jaune avec l'autre extrémité du petit tube brillant qui avait nom «clémettrice»: le panneau se referma et nulle force humaine n'aurait pu le remuer d'un millimètre.

Le dos à la porte, Benal entendit décroître les pas du garde dans le couloir. Une lueur de malice passa dans ses yeux.

– Après un choc pareil, dit-il à haute voix, j'ai bien droit à un Drinil, non?

A pas tranquilles, il alla se poster devant une espèce de guichet grillagé sur la gauche et appuya une main à la grille, laissant tambouriner nerveusement ses doigts. Au bout d'un instant, une petite lampe s'alluma au-dessus du guichet. Il souleva la grille et s'empara d'un petit gobelet en disant

– Ajoutez ça sur ma note, patron.

Il pensa presque simultanément: «Allons bon, je me permets des plaisanteries indignes de moi, je ne suis pas en forme, ça m'a quand même secoué».

Il alla s'asseoir dans un fauteuil et avala d'un trait le liquide bleu clair contenu dans le gobelet. Il ferma les yeux un instant, puis son visage se détendit, empreint d'une grande sérénité.

– Rien de tel qu'un petit verre, murmura-t-il.

Il sentait une douce quiétude envahir ses nerfs jusqu'à la moindre cellule.

Il repensa à l'incroyable aventure qui l'avait amené là. Directeur des laboratoires de recherches atomiques situés à quelques kilomètres de Lepolvi, il s'était absenté au milieu d'expériences capitales pour aller à Staleve, capitale africaine, voir sa mère malade. Le lendemain de son départ, il avait appris l'explosion par les journaux. On l'avait arrêté immédiatement pour abandon de poste. Telle était la version officielle.

Quant à la vérité… Jâ Benal avait trouvé sa mère à peine indisposée et se portant relativement bien pour ses cent soixante-dix ans. Mais le médecin qui se trouvait à son chevet avait attiré le jeune homme dans une pièce voisine.

– Vous avez sans doute compris que la maladie de votre mère était un prétexte pour vous amener ici, dit-il.

– Je ne saisis pas, avait avoué Jâ Benal.

– Je me présente: Capitaine Lero, attaché au bureau de contre-espionnage. Nous avons besoin de vous.

– Voyons, capitaine, je suis un savant. Je ne connais rien à vos…

– Justement! Asseyons-nous et procédons par ordre. Vos laboratoires vont sauter pendant votre absence…

Jâ Benal eut un sursaut et le faux médecin le calma d'un geste.

– Ne vous inquiétez pas, tout est prévu. Le résultat de vos recherches est d'ores et déjà en sûreté. Vos travaux ne seront pas anéantis. Ne m'interrompez plus. Je poursuis: le quart sud-ouest de Lepolvi va être anéanti par cette explosion. De vieux immeubles datant de l'année 2300 classés comme insalubres et dont la destruction était prévue depuis longtemps. Il n'y aura pas de victimes. Mais tout est agencé pour que le monde entier croie à une catastrophe meurtrière dont vous serez l'unique responsable. Vous serez jugé et condamné à la peine capitale. Vous savez où l'on vous enverra. A cet instant commencera votre vrai travail, votre travail d'espion. La population lunaire, uniquement constituée par les condamnés qui y sont envoyés depuis deux cents ans…

– Permettez, coupa Jâ Benal, vous allez trop vite pour moi. La population lunaire? Qu'est-ce que c'est que cette histoire? La lune est déserte, les conditions de vie y sont impossibles…

– Difficiles seulement! Nous avons des raisons de croire qu'un bon nombre de condamnés ont réussi non seulement à y survivre, mais à y faire souche, à y travailler, à y fonder une civilisation qui menace actuellement la nôtre.

«L'idée d'exploiter notre satellite, qui a bercé nos ancêtres pendant des siècles, s'est avérée irréalisable ou du moins sans intérêt pratique; la lune nous sert de dépotoir. Nous y envoyons ceux qui sont indésirables sur terre, depuis que la peine de mort a été abolie. Or, ce que nous avons négligé, ceux-là l'ont réalisé. Ils ont fait de la Lune une puissance plus terrible pour nous que Mars, qui peut seulement nous envoyer quelques projectiles mal dirigés tous les deux ans. Les Lunaires sont d'origine terrienne, ils ont tous des raisons de nous en vouloir, puisque proscrits ou descendants de proscrits. Ils se sont bien gardé de donner signe de vie, mais nous savons de source sûre qu'une invasion est projetée pour dans cinq ans.»

– Bon sang, dit Jâ Benal, nous n'avons qu'à les pulvériser avant.

– D'accord! C'est pourquoi nous avons besoin de renseignements que vous allez nous fournir. Une attaque préventive sans précision se solderait par un échec et provoquerait peut-être une riposte dangereuse. Ils sont très, très forts. Le forçat évadé qui nous a prévenus est mort avant de pouvoir nous apprendre grand-chose. Voilà la punition de notre orgueil. Nous n'avons pas remis les pieds sur la Lune depuis deux siècles. Nous avons tourné pratiquement le dos à l'espace pour nous consacrer à la Terre. Nous avons supposé que les condamnés mèneraient là-haut une vie misérable et sans espoir et nous les avons laissés sans surveillance. La dureté de leur vie leur a donné une énergie renforcée par la haine. Peut-être sont-ils plus forts que nous.

– Tout de même!

– Si! Nous avons commis l'imprudence de leur envoyer des criminels de guerre après le conflit de 2128. Parmi eux se trouvaient des savants qui ont peut-être fait progresser la science dans des proportions considérables. Et il est beaucoup plus facile d'attaquer la Terre de la Lune, que la Lune de la Terre.

– Je me demande si je ne deviens pas fou.

Le capitaine Lero posa amicalement la main sur l'épaule de Benal.

– Nous avons besoin de vous. Nous devons envoyer là-bas un homme condamné pour une faute ayant toutes les apparences de la réalité. Votre réputation de savant vous fera accueillir avec enthousiasme. Recrue de choix. Vous serez certainement bien placé pour voir beaucoup de choses… Est-ce oui?

Jâ Benal inclina la tête.

– Laissez les événements se dérouler tout seuls, laissez-vous juger et condamner. Vous recevrez d'autres instructions plus tard.

Benal remâcha les détails de son arrestation, son déshonneur, son humiliation devant la foule. Un seul souvenir brillait en lui d'une flamme réconfortante: la sympathie de cette jolie femme du premier rang. Dans son regard apitoyé, il avait décelé quelque chose que nulle autre, dans sa vie de beau garçon, ne lui avait montré. Irrésistiblement, il avait fallu qu'il s'arrête, qu'il lui parle, comme on se raccroche à une dernière branche.

Il se secoua et quitta son fauteuil. Il considéra les murs de sa cellule et pensa qu'il avait encore de la chance de n'être pas né au vingtième siècle. Il se rappela un ouvrage historique décrivant des prisons infectes, sans aucun autre objet dans les cellules qu'un bat-flanc, un pot d'eau et un morceau de pain.

Il décida de prendre une douche et se dévêtit. Il entra dans la minuscule cabine et poussa doucement la manette. L'eau tiède ruissela sur son corps bien bâti de jeune homme. Il poussa la manette un peu plus loin, guettant le goût de l'eau sur ses lèvres L'eau douce fut peu à peu remplacée par l'eau de mer: la teneur en iode et en sel s'accentua, vivifiant ses muscles.

Il poussa encore un peu: l'eau redevint insipide, puis de plus en plus froide, puis fit place à un jet puissant d'air chaud ozonisé qui le sécha en un clin d'œil.

Il s'observa dans le grand miroir qui constituait la porte de la cabine: un mètre quatre-vingt-huit, un peu maigre peut-être, mais des épaules larges, des membres nerveux; un visage sympathique au menton carré, aux lèvres un peu fortes, des yeux moqueurs, des cheveux châtains à peine ondulés au-dessus des oreilles. Il s'adressa la parole:

– Eh bien, Jâ, voilà ce qu'ils ont fait de toi, un criminel. Tu avais pourtant l'avenir devant toi. Chef de centre de recherches à cinquante-cinq ans! Un sujet d'élite! Ira très loin, ce jeune homme! (Il soupira en grommelant.) J'irai loin, en effet. Tiens, je vais dormir.

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