CHAPITRE XXIII

Quelques mois plus tard, sa situation avait considérablement changé. Transféré dans la ville industrielle de Dav, il y avait la jouissance d'un véritable palais à trois dômes, dont le sous-sol était constitué par un Eden particulier, et quatre antigés à sa disparition. Chaque appareil pouvait le mener en deux minutes à l'usine d'armement où étaient ses laboratoires; ou encore, s'il avait besoin de détente, le conduire aux portes de la cité où il le troquait contre une fusée lui permettant d'aller se promener au-dessus des exaltants paysages lunaires. Mais, sous prétexte qu'il n'était pas assez familiarisé avec ce moyen de locomotion, on lui imposait la présence d'un pilote, malgré ses nombreuses protestations.

En fait, cette brimade lui mit la puce à l'oreille. Il se savait bon conducteur et ses réflexes ne laissaient rien à désirer; pourquoi donc n'imposait-on pas les mêmes obligations à de nouveaux exilés dont l'arrivée sur la Lune était plus récente que la sienne? La réponse qu'on lui avait donnée, que sa valeur scientifique était trop précieuse à l'État pour qu'on risquât de la voir anéantie par un accident, ne le satisfaisait pas entièrement. Il commença à se méfier de tous ceux qui l'entouraient.

Un fait renforça sa méfiance. Un jour qu'il rentrait chez lui plus tôt que d'habitude, il surprit Nira en train de lire…

De lire! Il fit semblant de ne s'être aperçu de rien, mais il n'avait pas oublié la réflexion de Sore, l'habilleuse: «Une camarade m'a dit qu'il y a des femmes qui savent lire parmi les fonctionnaires attachées au Conseil».

Jâ s'étant emparé discrètement du volume de Nira, quelques heures plus tard, vit que la jeune femme ne lisait pas n'importe quoi, mais un traité de parapsychologie qui n'était pas à la portée d'un esprit sans culture. Pourquoi Nira lui avait-elle caché ses connaissances? Il montrait cependant assez de largeur d'esprit pour qu'elle lui confiât s'être instruite malgré la loi imposant l'ignorance des femmes.

Par la suite, il remarqua de petits détails en apparence insignifiants dans la conduite de Nira, mais qui, ajoutés les uns aux autres, renforcèrent considérablement sa méfiance. Chose étrange, il en souffrit. Jusqu'alors, il avait toujours considéré cette femme comme une agréable compagne, sans plus. Il avait su réprimer sa propre faiblesse masculine et n'était contenté de donner à Nira des marques d'amitié et de camaraderie, se gardant bien de prolonger un tête-à-tête quand il risquait de devenir trop intime. Il réservait ses rêves d'amoureux à Flore, son ancienne petite élève terrienne.

Il fallut qu'il soupçonnât Nira pour découvrir à quel point il s'était attaché à elle, à son insu; pour s'apercevoir que son flirt éclair dans la prison de Lepolvi ne lui avait laissé qu'un vague sentiment platonique, un attendrissement passager et puéril de collégien. L'idée que sa compagne lunaire lui avait toujours menti lui donna une sensation de solitude morale insupportable.

Son attitude à l'égard de celle-ci en fut changée. Lui si indulgent, si modéré dans l'expression de son autorité, devint dur et maussade, si bien que Nira redoubla d'attentions et de gentillesse pour l'amadouer. Cette façon d'agir de la jeune femme, loin de réussir, irritait Jâ au plus haut point. Il y voyait une preuve supplémentaire de duplicité.

Un jour, Nira se jeta en pleurant dans ses bras, chose extraordinaire si l'on considère que son attitude avait toujours été empreinte de respectueuse réserve. Sur le moment, Jâ, surpris, la serra contre lui avec passion. Puis, rageur, il dénoua l'étreinte hypocrite et repoussa violemment Nira dont la tête heurta le montant d'un hamac. La jeune femme s'affala mollement sur le sol. Affolé, en proie à des sentiments contraires, Jâ se précipita pour lui porter secours. Il l'étendit sur le hamac et essaya de la ranimer, lui prodiguant des paroles de tendresse. Celle-ci ouvrit les yeux, prit la tête de Jâ dans ses mains et l'approcha de son visage.

– Mon amour, lui dit-elle, je ne peux plus supporter cette vie de cauchemar, il faut que je t'avoue quelque chose.

Le jeune homme attendit la suite, le cœur battant d'espoir.

– Je suis un agent secret, avoua Nira. Mais il m'est impossible de continuer à t'espionner. Tu m'as attachée à toi. Je ne veux plus rien savoir du Conseil et de sa politique. La Lune et la Terre me sont indifférentes. Seul compte mon amour pour toi. Je sais que tu es un espion terrien; ils le savent tous. Mais je crois que ta cause est juste. Je me rends compte aujourd'hui de la barbarie de la mentalité lunaire. Je suis prête à te prouver ma sincérité en t'aidant dans la mesure de mes moyens.

Fou de joie, Jâ la prit dans ses bras. A dater de ce jour, il se sentit plus fort que jamais. Il n'était plus seul.


* * *

Dans l'immense usine, tout paraissait dormir. Dans les grandes salles envahies par la nuit, les gigantesques machines semblaient des montres au repos. Jâ avançait prudemment, étouffant le mieux possible le bruit de ses pas. Une lueur apparut au bout d'un long couloir: Jâ s'empressa de se dissimuler derrière une machine; quelqu'un approchait. La lueur s'intensifia, un homme passa, phare au front, immobilisateur à la ceinture; il jeta un regard distrait sur la cachette de Jâ et disparut par l'autre porte. C'était un garde.

Jâ sortit du coin d'ombre et s'engagea dans la direction d'où était venu le garde, il consulta un plan peint sur le mur et passa une porte donnant sur un escalier. Il descendit au sous-sol. Là, d'immenses astronefs étaient rangés les uns à côté des autres, des quantités de lourdes caisses métalliques s'alignaient en face d'eux. Jâ tira de la poche de son slip une petite tige brillante. Il en posa l'extrémité sur la serrure d'une caisse. Celle-ci s'ouvrit instantanément, découvrant des rangées de cylindres rouges de la taille d'une bouteille. Jâ s'empara d'un cylindre et referma la caisse. Il remonta rapidement l'escalier, passa par la salle des machines et sauta au dehors par un hublot.

Il fit une chute de dix mètres dans la cour, et choisissant les endroits noyés d'ombre, marcha vers le mur d'enceinte. Il n'eut pas de mal à retrouver la longue corde qui lui avait permis de pénétrer dans l'usine. Il se hissa au sommet du mur, l'enjamba et se laissa tomber dans la rue. Il s'enroula la corde autour de la taille et traversa toute la ville déserte pour retourner chez lui. La chance lui évita la rencontre d'autres gardes.

Arrivé devant son palais, il déroula la corde et braqua le grappin magnétique en direction de la terrasse. Celui-ci s'envola jusqu'au faîte de la construction. Jâ jeta un rapide regard autour de lui et rentra chez lui par un hublot du troisième étage. Il se dirigea vers la chambre de Nira. Celle-ci l'attendait.

– Tout a bien marché? demanda-t-elle, anxieuse.

Jâ lui montra le cylindre rouge qu'il avait dérobé.

– Personne ne t'a vu?

– Si quelqu'un m'avait vu, je ne serais pas là, ma chérie.

A ce moment, retentit la sonnette indiquant la présence de quelqu'un devant la porte du couloir. Ils sursautèrent. Nira mit un doigt sur ses lèvres et Jâ s'enferma dans la chambre voisine, la sienne.

– Oui? dit Nira à l'invisible visiteur.

– Vous n'avez vu personne, citoyenne? dit une voix à travers la porte.

– Non, pourquoi?

– Il me semblait avoir entendu du bruit dans le couloir.

– Ah! C'est moi. Je suis allé chercher un somnifère, je n'arrive pas à dormir.

La voix murmura

– Jâ Benal est dans sa chambre?

– Naturellement! Enfin je le suppose. Attendez! Oui, il dort à poings fermés.

– Très bien, excusez-moi, citoyenne. Dormez bien.

– Merci, Kowo.

Un pas s'éloigna dans la vaste demeure. Jâ rentra dans la pièce.

– Sacré Kowo, dit-il. Il prend vraiment son travail au sérieux. C'est à devenir enragé, parfois, de savoir que chaque domestique de cette maison est payé pour me surveiller.

Nira le palma d'une caresse sur la joue.

– Patience, Jâ. Tout cela aura une fin.

Jâ brandit le cylindre rouge.

– Voilà le commencement de la fin, dit-il en souriant. Cette bombe va faire des petits. Je suis fier de penser que c'est grâce à moi, à mes travaux sur la fonction Z, que les Terriens ont pu mettre au point le multiplicateur.

– Es-tu sûr de celui que tu as réussi à fabriquer?

– Sois tranquille. J'ai rapporté une cerise de l'éden, hier. Tu vas voir le résultat.

Il entra dans sa chambre et revint aussitôt avec un sac. Il le vida sur le hamac de Nira. Une centaine de cerises toutes semblables roulèrent. Elles étaient parfaitement identiques; chacune avait la même petite tache marron sur le côté.

– Cette bombe pourra également en fournir cent autres, dit Jâ. Et chacune de ces cent nouvelles bombes en donnera encore cent, et ainsi de suite.

– Et ils n'ont pas soupçonné une minute l'utilité de ton multiplicateur.

– Non. J'y ai adjoint un fatras de mécanismes compliqués qui le rendent méconnaissable. Ils sont persuadés que je fabrique un émetteur de rayons oméga; c'est d'ailleurs un peu vrai. Je les ai éblouis en brûlant un pan de roc à dix kilomètres de distance, l'autre jour. Ils me laissent toute liberté de travailler là-dessus sur ma promesse d'améliorer la performance.

– Tout ça est très bien, dit Nira. Mais quand tu auras dix mille bombes, comment les cacheras-tu?

– J'ai mon idée. A ce sujet, je voulais d'ailleurs te demander un travail difficile.

– Oui?

– Peux-tu prendre connaissance des fiches secrètes du Professeur Kam et du Professeur Terol?

– J'ai mes entrées au Conseil, comme tu le sais, mais ce ne sera pas commode.

Jâ posa les deux mains sur les épaules de Nira.

– Mon amour, dit-il, je sais que je te fais jouer un rôle dangereux et j'en souffre, mais la connaissance de ces fiches importe au succès de notre entreprise.

– Ne t'inquiète pas trop, Jâ chéri. Je saurais bien me débrouiller. Tu auras ça demain soir. C'est demain que je dois me présenter au Conseil pour mon rapport mensuel.

Jâ resta silencieux un moment.

– Et ta propagande de bouche à oreille? demanda-t-il.

Nira poussa un soupir.

– C'est difficile, dit-elle, mais j'ai réussi à donner adroitement à quelques femmes l'idée que leurs sœurs terriennes sont bien plus heureuses qu'elles et que leur sort présent est un véritable esclavage. Les femmes sont bavardes, et aiment le merveilleux. Cela va se répandre.

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