CHAPITRE XXVIII

Dans la ville industrielle de Num, sur la face opposée de la Lune, une foule d'ouvriers se ruait sur les sas de sortie. Il y avait longtemps que les dernières fusées étaient parties. Les gardes avaient tué du monde, mais s'étaient laissés submerger par la foule furieuse, en proie à une terreur panique.

Une longue file de réfugiés traversaient la plaine déserte en direction de la ville la plus proche. Leurs maillots ne pourraient leur fournir chaleur et oxygène que pendant cinq heures, ils le savaient.

Aussi se hâtaient-ils de franchir la distance d'une centaine de kilomètres qui les séparaient de la prochaine bourgade. Ils avaient quitté leurs lourds cothurnes et progressaient par bonds de dix mètres.

Tous les gardes de Num avaient été écrasés, piétinés. Le gouvernement lunaire les avait intelligemment choisis parmi les nouveaux arrivants. Ceux-ci, pénétrés d'une haine toute fraîche pour la Terre et éblouis d'appartenir à une police après avoir été sous la coupe d'une autre, offraient les meilleures garanties de loyalisme. Depuis longtemps, la majorité des Lunaires haïssaient inconsciemment les gardes qui étaient pour eux à la fois des étrangers et des criminels. La notion d'être eux-mêmes des descendants de criminels s'était émoussée dans les esprits depuis des générations de Lunaires, et ne gênait en rien cette haine paradoxale. Le choc produit par la grande voix de la Terre avait libéré tous les instincts.

Les arsenaux, les villes de Sacram et de Dav s'étaient également vidés. Benal et Nira avaient pris une antigé et s'étaient envolés vers Ptol. Jâ portait sur lui deux objets de peu de volume: le poste émetteur qui avait tant effrayé les Lunaires avait l'aspect d'un simple bracelet-montre fixé à son poignet; le déclencheur des nombreuses micro-bombes placées aux endroits stratégiques était caché sous son aisselle, accroché au maillot.

De temps en temps, Jâ parlait dans son micro

– Hâtez-vous, disait-il, plus qu'une demi-heure. La Terre ne vous veut pas de mal, la Terre vous offre la liberté.

Ils survolèrent un moment la foule, la dépassèrent et arrivèrent à la capitale. L'antigé décrivit une courbe gracieuse et stoppa devant le sas principal. Ils sautèrent hors de l'appareil et entrèrent dans la cabine de décompression. Jâ appuya sur un bouton.

La porte claqua derrière eux et l'air artificiel pénétra en sifflant dans la cabine. La deuxième porte s'ouvrit. Ils entrèrent dans la ville. Un officier des gardes se dressa devant eux.

– Je vous ai vus arriver en antigé, citoyens. Vous savez qu'il est défendu de s'en servir dans le vide. Vous allez…

– Il n'y avait plus de fusées disponibles, coupa Jâ brutalement, laissez-nous passer.

– Ah, c'est comme ça! dit l'officier en colère.

Il fit signe à deux autres gardes.

– Emmenez-les!

Jâ cueillit son adversaire au menton d'un crochet du gauche. Il s'empara du désintégrateur de celui-ci et en menaça les autres.

– Laissez tomber vos armes, ordonna-t-il.

Les gardes obéirent. La foule s'amassait autour d'eux.

– Bravo, dit une voix.

– J'en avais assez de voir ces types-là faire les malins, c'est bien fait, cria une autre voix.

Jâ glissa les deux autres désintégrateurs dans sa ceinture, prit Nira par la main et se fraya un passage dans la cohue.

A cet instant, trois antigés de la police arrivèrent, sirènes hurlantes et barrèrent la rue dans toute sa largeur. Les gardes sautèrent sur le sol et avancèrent vers le sas, ratissant la foule devant eux. L'un d'eux se trouva nez à nez avec Jâ, un éclair brilla dans ses yeux, il braqua son arme. Plus rapide, Jâ tira et sauta par-dessus le cadavre, entraînant Nira dans sa fuite.

Ils se jetèrent dans une rue transversale, entrèrent dans un immeuble et se laissèrent emporter jusqu'au sommet par le puits magnétique.

– On m'a reconnu, on me cherche, dit Jâ. Il faut absolument que nous arrivions au Palais. C'est le seul endroit où l'on ne pensera pas me trouver. Ce vieux truc marche toujours. Il se pencha avec précaution à un hublot. La rue grouillait de gardes qui commençaient à fouiller les maisons. Après les premiers moments de désordre, le gouvernement paraissait avoir repris en main la situation.

Jâ fit signe à Nira de le suivre et pénétra sur une terrasse où étaient rangées cinq antigés. Ils en prirent une et s'éloignèrent vers le centre de la cité. Tout en pilotant d'une main, Benal regarda l'heure et parla dans son émetteur.

«Lunaires, dit-il, l'heure a sonné. Toutefois, nous vous laissons encore une demi-heure de sursis! Eloignez-vous des arsenaux et des villes industrielles. La Terre ne vous veut pas de mal, la Terre vous offre la liberté. La Terre ne vous veut pas de mal, la Terre vous offre la liberté…»

Il jeta un regard au-dessous de lui et un sourire détendit ses traits à la vue de la foule respectueuse et craintive qui regardait vers la Terre.

Ils arrivèrent en plein quartier administratif et se posèrent sur une terrasse proche du palais.

Quittant leurs cothurnes, ils sautèrent par-dessus la rue et s'accrochèrent au toit de la grande bâtisse. Nira, qui connaissait bien la topographie de l'endroit, fit signe à Jâ de la suivre. Ils entrèrent par un hublot et suivirent un ou deux couloirs. Enfin, la jeune femme s'arrêta devant une porte et prononça son nom à haute voix. La porte se dématérialisa. Ils se trouvèrent dans une enfilade de vastes pièces tapissées de rayonnages numérotés. Des bobines métalliques s'étageaient jusqu'au plafond.

– Ce sont les archives, expliqua Nira. Certaines bobines sont des enregistrements sonores. La plupart ne transmettent qu'un texte écrit dont les mots défilent sur un écran. Elle entraîna Jâ dans une salle plus petite que les autres.

– Personne ne viendra nous chercher là, dit-elle. J'ai travaillé aux archives autrefois. En deux ans, je n'ai entendu demander qu'une fois une bobine placée dans cette chambre.

– Quelle section est-ce?

– Je n'en sais rien. On te demande le numéro de la bobine, tu la places dans ce petit puits magnétique et elle monte à l'étage supérieur, c'est tout. Quand on s'en est servi, elle redescend par le même chemin.

– Comment se fait-il que nous n'ayons rencontré personne?

Nira sourit.

– C'est vrai, je suis bête, je m'explique mal. Tout est automatique.

Elle prit le bras de Jâ et désigna quelque chose dans la pièce voisine.

– Tiens, justement! Regarde.

Jâ tourna la tête. Il vit deux bobines sortir de leur alvéole, rouler lentement sur un rail et aller se placer d'elles-mêmes dans le puits magnétique.

– J'ai fait ce travail à la main, pendant une panne qui n'a duré qu'une journée. D'habitude, je travaillais à l'étage supérieur, il suffisait d'appuyer sur le bouton numéroté correspondant pour obtenir la bobine demandée.

Jâ regarda l'heure. Il pâlit légèrement et mit un doigt sur ses lèvres. Il approcha sa bouche du micro qu'il avait au poignet.

«Lunaires, dit-il, la Terre va vous prouver sa puissance. Les arsenaux et les usines vont sauter.»

Il s'empara du déclencheur placé sous son aisselle et en tira la poignée. Nira serra les dents en clignant des yeux, puis elle vit Jâ sourire et jeter le déclencheur dans un coin.

– C'est fait, déclara-t-il. Cette machine ne sert plus à rien. Tu t'attendais à entendre quelque chose

Nira fit oui en avalant sa salive.

– Grosse bête, dit Jâ en l'attirant à lui, tu sais bien qu'il n'y a pas d'usines à Ptol. Mais je peux t'affirmer que Num, Dav et Sacram sont en poussière.

Il reprit son émetteur et dit

«Lunaires, votre gouvernement n'a plus d'armes interplanétaires à sa disposition, ni les moyens d'en fabriquer d'autres avant plusieurs mois. Il est à votre merci. Mais n'oubliez pas que la Terre ne vous veut aucun mal, la Terre vous offre la liberté.»

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