Le garde, pilote malgré lui, avait été lié aux commandes. Jâ et Nira s'étaient installés derrière lui sur le rebord d'un hublot, position facilitée par leur taille réduite.
– Nous ne grandissons plus du tout, s'inquiéta Nira.
– C'est gênant évidemment, répondit Jâ, mais Terol avait calculé que nous serions revenus à notre taille normale dans trois jours. Nous ne sommes qu'à la fin du deuxième jour.
– Je suis un peu inquiète malgré tout. Il avait été obligé de travailler vite pour réussir à limiter l'action enmicrobainique. Les à-coups de notre croissance prouvent que sa technique n'était pas au point.
– Quand la Terre sera intervenue, une fois la paix retrouvé, nous aurons tout le temps de nous faire grandir au cas où nous serions stoppée à dix centimètres.
Nira regarda la Lune par le hublot. Elle pâlit, posa sa main sur le poignet de Jâ et le serra de toutes ses forces.
Étonné, Jâ suivit la direction de son regard. Il serra les dents: la Lune se scindait en trois morceaux, qui se subdivisaient eux-mêmes en une multitude de grumeaux laiteux. Puis les débris du satellite prirent l'aspect d'une nuée lumineuse qui s'effilochait à une rapidité folle en amorçant une ellipse autour de la Terre.
Des blocs rendus incandescents par leur vitesse grossissaient à vue d'œil, arrivaient comme la foudre vers cette minuscule poussière qu'était la fusée dans le vide.
– Vitesse maximum! hurla Jâ à l'adresse du pilote figé par la stupeur.
Ce cri lui fit l'effet d'une douche froide, il se cramponna aux commandes et accéléra en direction de la Terre. La fusée tangua fortement, fit un tour complet sur elle-même et dévora l'espace.
Jâ et Nira roulèrent sur le sol. Le jeune Terrien se releva aussitôt et consulta les cadrans du tableau de bord.
Puis il grimpa le long du maillot du pilote et se percha sur son épaule.
– Vous ne l'avez pas fait exprès, lui cria-t-il dans l'oreille, mais vous avez pris la bonne direction. Continuez à foncer dans le sens de gravitation tout en vous rapprochant progressivement de la Terre.
Les vibrations des réacteurs emplissaient la cabine d'un bruit de tonnerre. Jâ sauta sur le plancher et prit Nira étourdie dans ses bras.
– Laisse-moi faire, lui dit-il. Je vais t'attacher à cette poutrelle. Nous allons certainement en voir de dures.
Il assujettit solidement Nira par des sangles et remonta sur l'épaule du garde. Il s'attacha lui-même au cou de celui-ci. Cette situation aurait été désagréable si l'attention de Jâ n'avait été accaparée par le tragique des événements, car le visage du géant ruisselait de sueur.
Un énorme bolide passa à quelques kilomètres, tombant vers la Terre. La fusée pirouetta au hasard, secouant durement ses occupants. Les sangles qui solidarisaient Jâ au pilote glissèrent. Le jeune homme se retrouva accroché sur la poitrine du garde. Il décida d'y rester.
– Obliquez de deux degrés à gauche, hurla-t-il. Nous allons sortir de ce cercle infernal.
– Mais nous nous éloignons de la Terre, dit le pilote.
– Oui, tant pis! Eloignons-nous du cataclysme, nous allons rester assez longtemps dans l'espace en attendant que la situation soit plus calme.
Après avoir frôlé la catastrophe à de nombreuses reprises, la fusée passa la zone dangereuse où les météorites rendaient la navigation presque impossible.
Loin, loin, derrière la Terre, elle resta suspendue dans 1e vide pendant des jours et des jours. On fut obligé de se séparer de la dépouille de Terol qui empuantissait l'atmosphère. Les trois rescapés de la Lune s'étaient perdus en conjectures sur la cause du cataclysme. Nira était restée longtemps prostrée, profondément bouleversée par la fin de sa planète natale. Jâ l'avait entourée d'attentions, essayant de lui faire oublier le deuil terrible de cent millions de Lunaires.
Quant à l'ancien garde, il avait fait cause commune avec ses deux petits compagnons. Une solidarité complète les avait unis dans les dures épreuves subies. Une hostilité quelconque n'aurait plus rien signifié.
D'autres émotions leur étaient réservées. Ils virent de gigantesques bolides percuter la Terre. Ils suivirent à l'œil nu les bouleversements fantastiques de l'aspect de cette planète: disparition de continents entiers, naissance d'îles inconnues.
La moitié Sud de l'Afrique fut submergée par l'avance rapide d'une immense tache grise: sans doute un titanesque raz de marée. Ce fut au tour de Jâ de pleurer sa mère et tous ses amis. Puis on vit, jour après jour, la Terre basculer lentement sur l'ancien axe, et déséquilibrée par une nouvelle répartition des masses continentales et océanes, chercher un autre mode de rotation sur elle-même. Le continent antarctique se trouva remonté jusqu'aux tropiques, tandis que le golfe du Mexique se couvrait de glaces polaires, ainsi qu'une partie de l'océan Indien.
Un anneau lumineux formé de débris lunaires échauffés par leur vitesse encercla la Terre, l'assimilant à Saturne.
Enfin, tout parut se stabiliser. Jâ demanda au pilote de remettre le cap sur la Terre, en passant par le Nord, pour éviter la zone dangereuse de l'anneau. La fusée mit une semaine à atteindre les premières couches de l'atmosphère. Elle survola la mer déchaînée qui recouvrait la patrie de Jâ Benal et remonta vers le Nord pour trouver un point d'atterrissage.
Émergeant de la tempête, on aperçut enfin la chaîne de l'Atlas. La fusée descendit lentement, passa l'amoncellement de nuages d'un orage ahurissant de violence et se posa sur une colline non loin de la ville d'Alge sous une pluie diluvienne.
– Enfin, dit Jâ, enfin la bonne vieille Terre, mais défigurée, méconnaissable.
Il colla son visage au hublot, cherchant à percer l'épais rideau gris des trombes d'eau venues du ciel.
– C'est effrayant, dit-il, on n'y voit rien.
Nira, n'ayant jamais connu de pluies ni d'orages tremblait de tous ses membres dans un coin de la cabine.
– C'est ça, la Terre? articula-t-elle faiblement.
– Non ce n'est pas ça, hurla le garde. C'est ça et ce n'est pas ça, c'est…
Il éclata de rire.
– Avez-vous déjà vu une Terre sans Lune, hein? Avez-vous déjà vu ça, une Terre sans Lune, non? Eh bien moi non plus; je…
Il se mit à pleurer à gros sanglots ridicules. Jâ jeta un bref regard à Nira.
– Allons, mon vieux, dit-il, calmez-vous.
Le géant sursauta.
– Ah oui! gronda-t-il, me calmer, hein? Je suis fou, sans doute? Ose donc me dire que je suis fou?
Menaçant, il avança sur les jeunes gens qui reculaient lentement vers de la fond de la cabine. Jâ chercha des yeux une arme. Le fou comprit sa pensée.
– Tu veux me descendre, sale nabot! C'est moi qui vais vous écrabouiller; c'est moi le maître, vous entendez? Le maître des sales nabots comme vous.
Il bondit à pieds joints sur le couple. Ils n'eurent que le temps de s'écarter à droite et à gauche. La brute démente fit volte-face et les membres écartés, prêta à l'attaque, marcha sur ses victimes. Ses yeux luisaient, un rictus découvrait ses dents jaunes.
Jâ appuya ses mains à la cloison derrière lui et un frisson d'espoir le parcourut. Il sentait sous ses doigts la forme d'un désintégrateur. Il ramena l'arme devant lui et menaça le garde.
– Je ne désire pas tirer, mon vieux, dit-il. Mais ne m'y forcez pas.
Le garde bondit dans sa direction. Jâ appuya sur la gâchette et le géant tomba lourdement sur le sol, la moitié du visage emportée.
– Pauvre type! dit Jâ. Sa raison n'a pas tenu le coup.