Le professeur Kam était la bonté et la sagesse incarnées. Il devait d'ailleurs son exil à sa faiblesse devant la souffrance humaine. Il avait subi sa condamnation sans révolte, s'étant dénoncé lui-même après avoir abrégé l'agonie de malades grièvement brûlés lors d'une explosion accidentelle.
Considérant comme de son devoir d'effectuer un acte illégal, mais qui constituait un cas particulier, il n'avait pas faibli devant un second devoir, livrer un homme ayant forfait à la loi: lui-même.
C'était une très, très vieille histoire. Depuis, il avait été à même de condamner les excès de l'euthanasie lunaire. Celle-ci s'étendait en effet à toutes les bouches inutiles. Et Kam s'était heurté plusieurs fois à la volonté implacable de l'Ancêtre, à ce sujet. Il avait même catégoriquement refusé, en plein Conseil, de sacrifier des vies humaines et ne devait la vie qu'à sa valeur scientifique indispensable. Mais on ne réussit pas à obtenir sa collaboration pour l'œuvre de mort.
Indirectement, cette situation favorisa les progrès de la médecine. Car le vieux Professeur s'acharnant à disputer à l'État tous les malheureux qu'il pouvait sauver, avait été conduit par cette passion à des découvertes sensationnelles, qui avaient prolongé la vie humaine d'une façon considérable.
Il reçut avec plaisir la visite de Jâ Benal. Celui-ci avait décidé de jouer le tout pour le tout et d'entrer dans le vif du sujet. Il serra la main du vieil homme et lui glissa un papier qui demandait: «J'ai à vous parler, êtes-vous sûr que personne ne peut nous entendre?» Etonné, Kam fit entrer Benal dans son bureau.
Ils s'installèrent sur des hamacs.
– Allez-y! dit Kam.
– Professeur, je suis un espion terrien.
Jâ attendit une réaction quelconque du savant. Mais celui-ci se contentait de le regarder calmement et paraissait attendre la suite.
– Vous encaissez bien, constata Jâ.
Le Professeur haussa lentement les épaules.
– Pourquoi venez-vous m'avouer ça?
– Parce que j'ai besoin de votre aide pour réconcilier 1a Terre avec son satellite. Je suis seul ici, le gouvernement terrien m'a donné des instructions difficiles à remplir. Je sais que vous êtes un homme bon et j'espère que vous ne me dénoncerez pas si je vous propose de collaborer à une oeuvre de paix.
– Mon pauvre ami, dit le Professeur, je n'aurais pas besoin de vous dénoncer. Le Conseil est parfaitement renseigné sur vous.
– Ça, je le sais déjà, Professeur. Mais ce que le Conseil doit ignorer, c'est le but de ma visite chez vous. Il connaît ma personnalité mais ne sait rien de mes intentions.
Kam resta songeur.
– Encore des guerres, murmura-t-il. Vous allez susciter des troubles qui vont faire des victimes.
– Mon intention est de limiter les dégâts, Professeur. De toutes façons, l'Ancêtre a mis au point la préparation d'une attaque de la Terre pour dans cinq ans. J'ai l'impression que ce coup de force serait beaucoup plus meurtrier.
– J'ignorais ce projet, dit-il. J'ai toujours considéré les ridicules litanies de l'heure des imprécations comme un simple rite sans portée pratique… La guerre est vraiment prévue?
– C'est pour l'empêcher qu'on m'a envoyé ici. Le gouvernement terrien propose la réhabilitation pour tous les déportés depuis plus de cinquante ans. Quant aux descendants, nés sur la Lune, il n'a absolument rien contre eux et leur permettra de se fixer ici ou là-bas suivant leurs désirs.
– Cela aurait été accueilli avec joie autrefois. Mais maintenant, la science lunaire et ses moyens de destructions sont au moins aussi puissants que les vôtres. Et puis, les déportés les plus vieux sont en général aux postes de commande. Ils ont derrière eux de longues années d'amertume. Quand ils connaîtront les propositions de la Terre, ils répondront par un rire méprisant, et un ultimatum.
– Et ce sera la guerre, coupa Jâ. Professeur, tout cela n'aura pas lieu si vous m'aidez.
Le Professeur hocha la tête.
– Que voulez-vous que je fasse? dit-il. Je suis un médecin. Quant à mon influence sur les membres du Conseil ou sur l'Ancêtre… Ils sont plutôt en froid avec moi, vous savez.
– Et Terol?
– Ah, celui-là est un vieil ami. Mais j'avoue que j'ignore ses opinions. Nous n'avons jamais parlé politique. Il est surtout absorbé par son travail.
Jâ posa sa main sur le bras de Kam.
– Avez-vous des raisons de penser qu'il serait avec nous, s'il savait?
– Il me semble que oui. Mais pourquoi tenez-vous à sa collaboration?
– A cause de l'enmicrobainie, Professeur.
– Que voulez-vous dire?
– Si nous avons un physicien de la classe de Terol avec nous, tout est sauvé. J'ai l'intention de faire sauter les arsenaux. Je puis disposer d'autant de bombes que je le désire, et les faire exploser par télécommande. La seule difficulté serait de les mettre en place aux endroits prévus. Une cloche d'enmicrobainie ferait mon affaire. Je réduirais mon stock de bombes, cent mille engins ne tiendraient pas plus de place dans ma main qu'une poignée de sable rouge dont je pourrais laisser tomber n'importe où une pincée, mais dont chaque grain minuscule aurait une redoutable force explosive. Privé de moyens offensifs, le bellicisme lunaire n'aurait plus d'effets.
– Comment pouvez-vous avoir en votre possession un tel stock?
– Vous n'avez pas le monopole des inventions ahurissantes, sur la Lune. Les Terriens ont mis au point un appareil nommé multiplicateur. J'ai réussi à en monter un. J'ai volé une bombe dans le sous-sol de l'usine. Je peux la multiplier par dix, par mille, par un milliard.
Le Professeur se frotta le menton.
– Mais une fois réduites, dit-il, ces bombes auront une force explosive également réduite.
– Peu importe, répondit Jâ si nous pouvons les placer facilement aux endroits précis où elles seront utiles. Que pensez-vous de l'effet produit par l'explosion de cinq cents micro-bombes par exemple, c'est-à-dire une pincée de sable fort réduite, au beau milieu d'un moteur. Imaginez le résultat en cas d'explosion dans un arsenal!
Kam se leva et marcha de long en large. Son acceptation de discuter était pour Jâ une preuve qu'il avait gagné la partie, au point de vue moral, tout au moins. Enfin le Professeur s'arrêta devant le jeune homme.
– Vous avez pris un gros risque en m'avouant tout cela, dit-il.
Jà sourit.
– Il fallait bien que je prenne un risque un jour ou l'autre. Et je n'ai jamais vraiment douté que vous puissiez vous opposer à une oeuvre de paix.
– Vous étiez bien sûr de vous.
– J'ai un certain don pour juger les hommes.
Le Professeur sourit à son tour et tendit la main à Jâ.
– Je vais parler à Terol. Je crois que je peux prendre avec lui le risque que vous avez pris avec moi. Ne revenez pas me voir, la police pourrait se poser des questions. Je vous ferai savoir si vous pouvez compter sur notre aide.
Sli, le secrétaire espion de Benal, se présenta devant l'Excellence.
– Eh bien, mon vieux, demanda le gros ministre, que trafique notre citoyen?
– Il est allé voir le Professeur Kam, hier.
– Nous savons cela; nous aurions une bien pauvre police si nous attendions seulement de vous de tels renseignements. Il est allé faire une visite de simple politesse à son «sauveur», comme il l'appelle.
– Vous pensez vraiment cela? s'enquit le faux secrétaire.
– Ce que nous pensons ne vous regarde pas. On vous a donné un travail déterminé: surveiller les activités de Benal à l'usine, un point c'est tout. Votre rôle est de faire profiter au maximum la science lunaire de ses capacités tout en le chambrant assez adroitement pour qu'il se fasse une idée, fausse de notre puissance. Avez-vous su vous débrouiller pour qu'il se croie libre, admis à tous nos secrets, et parfaitement au courant de toutes nos techniques?
– Certes. Il passe son temps à nous faire des cours et à arborer des airs supérieurs qui me tapent sur les nerf. Il est absolument persuadé que nous sommes dans l'enfance, par rapport à la Terre. Il ignore que l'usine de Dav n'a qu'une importance secondaire et ne fabrique que des engins relativement primitifs.
– Ils n'ont qu'une supériorité sur nous, coupa l'Excellence, constituée par les multiples applications possibles du fameux problème de Stero. Dès que nos mathématiciens auront vérifié les calculs de Benal, plus rien ne nous manquera. Je m'étonne qu'il ait livré si facilement son secret.
– Il y a des moments où j'ai envie de l'emmener à Num, de lui faire tout visiter, de lui dire: «Regarde de quoi nous sommes capables. Et ça! Et ça encore! Vous n'en faites pas autant sur la Terre, hein? Et maintenant, tu n'as plus besoin de prendre de grands airs.»
L'Excellence sourit.
– Oui, c'est tentant, mais ce serait contraire à nos plans. Il faut qu'il retourne chez lui persuadé de notre infériorité. Quand nous aurons tiré de lui le maximum, nous l'enverrons en mission spéciale; il se prendra pour un brillant agent double, et le gouvernement terrien, renseigné par lui, nous croira incapable d'une attaque sérieuse.