CHAPITRE XXXV

La fusée resta perchée trois jours sur la colline. La pluie tombait toujours. Jâ réussit à ouvrir les portes du sas mais jugea imprudent de se risquer au dehors. La violence de l'orage était telle qu'il aurait été plaqué au sol et entraîné par l'eau qui ruisselait en torrents arrachant des touffes d'herbes et des mottes de terre au passage.

Jâ se demanda si sa vision des choses n'était pas déformée par sa taille réduite. Il conclut que non. L'orage était vraiment exceptionnel, il aurait gêné des hommes normaux, à plus forte raison des nains comme Nira et lui.

Il s'étonna que personne d'Alge ne soit encore venu se rendre compte de l'origine de sa fusée. Il supposa que les populations étaient encore sous le choc des événements terribles qu'elles avaient supportés. Des gens devaient se terrer chez eux, d'autres courir à demi-fous par les rues de la ville. Tout était sans doute désorganisé, on n'avait peut-être même pas remarqué l'arrivée de la fusée.

Enfin, l'orage cessa. Une brise tiède nettoya le ciel des derniers nuages, le soleil brilla sur la campagne mouillée et sur la ville dont on distinguait les reliefs à l'horizon surmonté d'un arc-en-ciel magnifique, tel un symbole de renouveau, l'annonce qu'une nouvelle ère de tranquillité et de bonheur s'ouvrait pour les hommes.

Se tenant par la main, Jâ et Nira restèrent longtemps immobiles à la porte du sas, contemplant un spectacle que Nira n'avait jamais connu et que Jâ retrouvait avec émotion.

– C'est magnifique, dit Nira. On dirait un éden gigantesque!

– C'est un éden, ma chérie. Un éden où nous allons vivre pour toujours. Oublions toutes les horreurs dont nous avons été témoins. Tournons la première page d'une vie de bonheur.

Il aida la jeune femme à sortir de la fusée. Ils descendirent allègrement la colline, se dirigeant vers les huit routes métalliques qui, rigoureusement parallèles, serpentaient au pied de la colline, en direction d'Alge.

Nira s'émerveillait de tout ce qu'elle voyait. Des vergers bordaient la route. Le sol était doré par les oranges tombées des branches. Quelques arbres déracinés par la récente tempête ne réussissaient pas à gâter le paysage.

A l'orée d'un bois de cèdres, une ligne bleue se montra à l'horizon. Les immenses dômes bariolés d'Alge moutonnaient en contre-bas jusqu'à la mer. Nira était trop surprise par tout ce qu'elle découvrait pour s'extérioriser autrement que par des «oh!» et des «ah!» et par de brèves curiosités que Jâ s'empressait de satisfaire, heureux de lui faire les honneurs de sa planète.

Cependant, à mesure qu'ils avançaient, une sourde inquiétude, une impression de malheur pénétrait Benal. Il s'aperçut que ce malaise était dû au silence total qui régnait sur la grande cité. Il connaissait bien Alge. Étant enfant, il y avait vécu cinq ans. Il en avait gardé le souvenir d'une vie assez bruyante. Or, pas un son ne s'élevait, on n'entendait que le murmure lointain de la mer.

Ils s'engagèrent dans les premières avenues. Tout était désert.

Nira fronça le nez.

– Quelle odeur désagréable! dit-elle.

La mine de Jâ devint grave, il entraîna Nira plus loin. Ils débouchèrent sur une vaste place où l'odeur était intenable sous le soleil ardent. Des cadavres s'entassaient partout, butinés par des nuages de mouches. Pénétrant plus loin au cœur de la ville, ils rencontrèrent partout des grappes de morts. Ils entrèrent dans les maisons: même spectacle macabre.

– C'est épouvantable, dit Jâ; quittons cette ville au plus tôt.

– De quoi sont-ils morts? murmura Nira.

– Sait-on? La Terre a été bouleversée par des phénomènes extraordinaires, presque impensables. Ce qui a donné lieu à des conséquences imprévisibles. Peut-être sont-ils morts d'embolie, de peur, d'asphyxie. Des vides se sont peut-être produits dans l'atmosphère, d'une façon passagère, ou des excès de pression. On peut tout imaginer. Si Kam était là, il pourrait peut-être nous le dire en examinant les victimes. Mais nous ne sommes pas médecins. Tiens, cherchons un hélic en état de marche et filons d'ici.

– Un hélic?

– C'est, comment dirais-je? une espèce d'antigé terrienne.

Ils n'eurent pas trop de mal à dénicher un appareil sur la terrasse d'une maison vide. Leur petite taille leur donna bien du mal pour effectuer les actions les plus banales. Jâ fut obligé de travailler plusieurs jours dans un petit atelier pour mettre au point un mécanisme permettant à un homme de dix centimètres de haut de piloter un hélic géant.

Jâ vérifia l'état de la pile atomique et fut rassuré. L'appareil pouvait fonctionner encore deux ans sans recharge.

Ils quittèrent Alge et visitèrent les unes après les autres toutes les villes importantes de l'Europe et de l'Afrique. Certaines étaient intactes, mais toujours bourrées de cadavres.

Des séismes avaient bouleversé les autres. Certaines avaient entièrement disparu; à leur place, ils ne trouvèrent que des champs immenses de grumeaux vitrifiés par une chaleur intense, venue Dieu sait d'où.

Ils survolèrent la nouvelle banquise polaire qui figeait le golfe du Mexique, explorèrent sans trouver une seule vie humaine les deux Amériques. Le Canada avait été écrasé sous d'énormes quartiers de Lune.

Ils s'envolèrent vers l'Asie immense, mais vide d'hommes. Chose étrange, tous les animaux ayant une taille inférieure en moyenne à vingt centimètres avaient été épargnés. Ils ne trouvèrent pas un seul tigre, un seul cheval, un seul éléphant vivant Par contre, les rats, les petits oiseaux, les insectes étaient légion. La végétation avait peu souffert

– Il faut nous faire à l'idée que nous sommes les seuls survivants, disait tristement Jâ. Cherchons une terre hospitalière, particulièrement favorable à notre installation définitive. As-tu entendu parler de l'Océanie?

– Ce sont des îles, je crois?

– Oui, des îles merveilleuses, aux paysages magnifiques. Si j'en juge d'après la façon dont la Terre a basculé, leur climat idéal n'a pas dû changer.

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