CHAPITRE II

Il lui sembla qu'il venait à peine de fermer l'œil quand une sonnerie le tira de son sommeil.

– Oui? fit-il.

Une voix venue de nulle part parla dans la pièce.

– Jâ Benal, une visite pour vous.

Il s'habilla en hâle et attendit quelques minutes. Au bout d'un instant, l'un des murs de la cellule devint progressivement nuageux diaphane, transparent.

Jâ Benal sourit en reconnaissant de l'autre côté de la paroi de verre le visage d'un ami.

– Salut, Bôd, je suis content de te voir.

– Bonjour, Jâ, dit le visiteur, un garçon blond à la fine moustache de paille.

– Je ne veux pas te faire de peine, mais tu fais une drôle de tête.

Bôd baissa les yeux.

– Tu ne trouves pas qu'il y a de quoi?

Jâ sauta sur ses pieds.

– Enfin quoi, cria-t-il, si tu es venu pour dire des choses tristes!

Bôd sourit.

– Ton sang arabe est toujours aussi facilement en ébullition, je vois.

– Tu me tannes avec tes Arabes!

– Mais si, je t'assure, Benal est une évolution francisée de Ben Ali.

– Si tu es venu me faire un cours de langues mortes, tu pouvais rester.

– Excuse-moi, mon vieux. Tout ce que je te raconte n'a rien à voir avec les circonstances; c'est parce que je ne sais pas quoi dire.

– Ne t'en fais donc pas pour moi, dit Jâ Benal, ému, j'ai toujours eu envie de voir la Lune de près. Ce n'est pas si terrible.

– Tu vas me manquer, Jâ.

– Toi aussi, mon vieux, bien sûr

– Tu sais, je ne considère pas comme coupable un homme qui va au chevet de sa mère malade.

– Merci, Bôd, merci. Mais il ne faut pas dire ça. Je suis coupable.

La sonnerie retentit de nouveau. Bôd se leva et regarda intensément le visage de son ami.

Il appuya la main sur la paroi de verre. Jâ fit de même, paume contre paume. Bôd tourna brusquement la tête et sortit très vite.

La voix impersonnelle annonça

– Jâ Benal, une deuxième visite pour vous.

Presque aussitôt la jeune femme en tunique rose apparut derrière la vitre.

– Vous? dit Benal surpris.

– Vous ne me reconnaissez pas? demanda la jeune femme.

– Si, bien sûr, vous étiez à l'audience.

– Ce n'est pas ce que je veux dire. Nous nous sommes déjà vus avant… avant cela.

Benal fit un effort pour se souvenir.

– Il y a dix ans, vous étiez mon professeur de mathématiques à Staleve, dit la jeune femme. J'étais encore une enfant, je n'avais pas trente ans. Vous rappelez-vous une petite fille haute comme ça, seulement licenciée ès sciences? Je ne mordais pas aux mathématiques, mais vous m'avez encouragée. Un jour, après le cours, vous m'avez expliqué la dérivée logarithmique de la fonction B.

– Bon sang! Flore, n'est-ce pas?

– C'est ça, Flore Steval, sourit-elle.

– Bon sang, répéta Jâ Benal en ouvrant de grande yeux, mais… mais vous êtes superbe.

– Je n'ai jamais été particulièrement laide.

– Je veux dire: vous êtes une très jolie femme.

– N'en jetez plus, Jâ. (Elle baissa les yeux.) Je ne vous ai jamais oublié. Vous étiez mon héros de petite fille. (Elle hésita.) Je n'ai jamais changé d'avis, même maintenant.

– Vous allez me faire rougir, Flore. Croyez-moi (Jâ se força à sourire), j'ai été trop gâté par la vie, ça m'a mis la tête à l'envers et voyez où j'en suis. Votre admiration était mal placée, Flore.

(Nom d'un chien, pensa-t-il, dire qu'une chose pareille m'arrive maintenant que…)

– Je ne vous considère absolument pas comme un criminel, Jâ… Je connais toute l'histoire, vous savez.

Benal eut un air ahuri.

– Toute l'histoire, balbutia-t-il, mais…

– Vous êtes un héros d'avoir accepté ça, vous avez encore grandi dans mon estime… Vous n'avez pas remarqué que depuis cinq minutes la vitre a disparu, dit-elle en faisant un pas à l'intérieur de la cellule; on a des attentions pour moi. Je suis l'agent spécial chargé de vous donner vos dernières instructions.

Elle se trouva tout près de Jâ Benal, qui la prit dans ses bras.


* * *

Le reporter murmura dans son micro:

– Nous sommes dans le long couloir qui mène de la prison centrale à l'échafaud. Dans quelques minutes, citoyens, la porte du fond va s'ouvrir et le condamné va paraître, revêtu du scaphandre jaune. En ce moment, derrière cette porte, l'ingénieur-bourreau est en train de vérifier l'étanchéité du scaphandre… Ah! Voilà la cloche! La porte s'ouvre, voilà l'homme, regardez-le, voilà l'homme dont la négligence a provoqué la mort de ses concitoyens.

Sur toute la terre, des millions d'écrans reproduisaient la scène. Le reporter continua

– Encadré de deux gardes, suivi du bourreau tenant à la main le casque transparent qu'il va tout à l'heure lui visser sur les épaules, voilà le condamné. Il marche à pas comptés, il vient vers nous. La cloche grave de la peine capitale rythme sa marche, tous les deux pas. L'homme est pâle. Il avance toujours.

Il lui reste environ cinquante mètres à parcourir pour arriver au tube de lancement, vers l'enfer lunaire… quarante mètres… la cloche sonne toujours, trente mètres… vingt… Suivi du bourreau, il grimpe l'échelle métallique, on ne voit plus que les jambes du scaphandre. On ne verra plus jamais le visage de cet homme banni de la terre.

Jâ Benal entra dans la cabine et se tourna vers le bourreau. Celui-ci s'apprêtait à lui poser son casque. Jâ Banal l'arrêta du geste.

– Dites-moi franchement: j'ai combien de chances d'y rester?

– Trente pour cent, en principe, dit le bourreau. Mais d'après le rapport du médecin, vous avez un organisme exceptionnel. Je pense que vous arriverez vivant.

– C'est la phrase que vous dites à tout le monde, hein?

Le bourreau haussa les épaules, plaça le casque et commença à serrer les boulons.

– Adieu, dit Jâ derrière la vitre. Sa voix résonna comme du fond d'une boîte.

– Serrez les bras et les jambes, cria le bourreau.

Jâ obéit, les bras du scaphandre s'encastrèrent exactement dans les dépressions latérales du torse cylindrique, les jambes se collèrent étroitement l'une à l'autre. L'ensemble prit une forme vaguement ovoïde. Jâ essaya un peu d'écarter un bras, mais c'était impossible, un puissant magnétisme solidarisait l'ensemble.

– Tout est réglé pour que vous retrouviez votre mobilité dans trois jours, cria encore le bourreau.

Puis il sortit sans se retourner et la porte claqua derrière lui. Jâ se trouva seul dans la cabine dans le noir absolu. Son cœur battait. Une sueur glacée lui coulait dans le dos. Un sifflement se fit entendre. «Ils aspirent l'air autour de moi, pensa Jâ». Il attendit. Au bout d'un moment, il se sentit doucement soulevé. Le plancher montait peut-être depuis quelques minutes, d'une façon si graduée qu'il ne s'en était pas aperçu.

IL décela un léger chuintement tout autour de lui. «Je suis déjà dans le tube, pensa-t-il, les parois frottent sur le scaphandre». Il monta plus vite, à la vitesse d'un ascenseur. Puis encore plus vite. Il eut une nausée. Il lutta pour ne pas s'évanouir, se raccrocha à la petite lueur de conscience qui lui restait et qui lui disait: «C'est la fin». Et ce fut la nuit.

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