11

À peine de retour à la Citadelle, Ardmore fut accosté par Calhoun.

— Major Ardmore, dit le savant en s’éclaircissant la gorge, j’ai attendu votre retour afin de discuter avec vous d’une importante question.

Cet homme, pensa Ardmore, choisissait vraiment des heures impossibles pour ses entretiens.

— Oui ? fit-il.

— Vous vous attendez, je crois, à ce que les événements se précipitent ?

— Les choses commencent à se préciser, en effet.

— Je présume même que la fin de la partie est toute proche. Je n’ai pu obtenir de votre fameux Thomas aucun des détails que je désirais connaître. Il n’est pas très coopératif. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous l’avez subitement investi de vos pouvoirs en votre absence. Mais là n’est pas la question, fit Calhoun avec un geste de mansuétude. Voici ce que je voulais vous demander : avez-vous réfléchi à la forme de gouvernement qui fera suite au départ de l’envahisseur asiatique ?

Où diable ce bonhomme voulait-il en venir ?

— Pas spécialement, non. Pourquoi m’en inquiéterais-je ? Bien sûr, je suppose que, durant quelque temps, une sorte de gouvernement militaire devra assurer l’intérim, pendant que nous rechercherons les anciens hauts fonctionnaires qui ont survécu. Nous les réintégrerons à leurs postes pour qu’ils organisent des élections nationales. Mais je ne pense pas que cela sera très compliqué, car nous aurons les prêtres locaux pour nous aider.

Calhoun haussa les sourcils :

— Dois-je réellement comprendre, mon cher, que vous envisagez sérieusement un retour à des méthodes aussi démodées et inefficaces que les élections et autres fadaises ?

Ardmore le regarda fixement :

— Que suggérez-vous d’autre ?

— Ce qui s’impose, de toute évidence. Nous avons une occasion unique de rompre avec les stupidités du passé et d’y substituer un gouvernement véritablement rationnel, à la tête duquel serait placé un homme choisi pour son intelligence et ses aptitudes scientifiques, plutôt que pour sa démagogie et son populisme.

— Un dictateur, quoi. Et où trouverais-je un tel homme ?

La voix d’Ardmore était d’une douceur désarmante, presque inquiétante.

Calhoun ne dit rien, mais il eut un petit geste suffisant, empreint de fausse modestie, qui signifiait clairement à Ardmore qu’il n’aurait pas à chercher bien loin pour trouver l’homme qu’il lui fallait.

Ardmore fit mine de ne pas comprendre que Calhoun était tout disposé à se mettre au service de la nation. Il dit, d’une voix où il n’y avait plus aucune douceur :

— Peu importe. Colonel Calhoun, il m’est désagréable d’avoir à vous rappeler quel est votre devoir, mais n’oubliez pas que vous et moi sommes des militaires. Ce n’est pas l’affaire des militaires de se mêler de politique. Vous et moi sommes investis de nos pouvoirs par une constitution, et nous n’avons d’obligations qu’envers elle. Si le peuple des États-Unis désire rationaliser son gouvernement, il nous le fera savoir. Entre-temps, vous avez vos devoirs militaires à remplir et moi de même. Vous pouvez disposer.

Calhoun parut sur le point de se lancer dans un discours, mais Ardmore l’interrompit net :

— Ça suffit. Exécution !

Le colonel fit un demi-tour brutal et quitta la pièce.

Ardmore appela son chef du Renseignement auprès de lui :

— Thomas, lui dit-il, je veux qu’on surveille, discrètement, mais de très près, les faits et gestes du colonel Calhoun.

— Bien, major.


— Le dernier véhicule vient de regagner la base, major.

— Bon. Nous avons combien de prisonniers, au total ? s’enquit Ardmore.

— Un instant, major… Chaque véhicule a fait six raids en moyenne… Voyons, neuf plus deux font… Soixante et onze prisonniers, monsieur, pour soixante-huit voyages. Certains ont fait coup double.

— Des pertes ?

— Seulement du côté panasiate.

— Comme si c’est ce que je demandais ! Je parlais de nos hommes, bien entendu.

— Non, monsieur. L’un d’eux s’est cassé le bras en tombant dans un escalier obscur.

— C’est un bilan très acceptable, je suppose. Nous ne devrions plus tarder à recevoir des rapports sur nos actions locales, au moins en provenance des villes de la côte est. Tenez-moi au courant.

— Je le ferai.

— En sortant, voulez-vous bien dire à mon ordonnance de venir ? Je voudrais qu’il aille me chercher quelques comprimés de caféine. Vous feriez bien d’en prendre un vous-même, car la journée sera rude.

— Excellente idée, major, dit le préposé aux communications en se retirant.


Dans soixante-huit villes disséminées à travers tout le territoire, on préparait activement les actions locales qui devaient constituer la deuxième phase du plan de désorganisation n°4. Le prêtre chargé du temple d’Oklahoma City s’était déchargé d’une partie de ses devoirs sur deux hommes : Patrick Minkowski, chauffeur de taxi, et John W. (Jack) Smyth, détaillant ; ils étaient occupés à fixer des fers aux chevilles du gouverneur panasiate local. Le corps nu et sans connaissance de l’Oriental était étendu sur une longue table, dans un atelier situé au sous-sol du temple.

— Voilà ! annonça Minkowski. C’est le meilleur rivetage que je puisse faire sans chauffer les outils. De toute façon ça lui demandera un bout de temps pour se libérer. Où est le stencil ?

— Près de ton coude. T’inquiète pas pour les rivets, le capitaine Isaacs a dit qu’il les souderait à l’aide de sa crosse quand nous aurons fini. Dis, ça fait bizarre d’appeler le prêtre “capitaine Isaacs”, hein ? Tu crois qu’on est vraiment dans l’armée ? Enfin, je veux dire, légalement ?

— J’en sais rien, mais aussi longtemps que ça me permettra de flanquer une pile à ces gueules de singes, je m’en bats l’œil. Mais, au fond, je crois que oui… Si on admet que le capitaine Isaacs est vraiment un officier de l’armée, il me semble que ça lui donne le droit de recruter des hommes. Dis, on lui met le stencil sur le dos ou sur la poitrine ?

— Y a qu’à le lui mettre des deux côtés. C’est quand même curieux, cette histoire d’armée. Un jour, on va à l’église, et le lendemain, on vous apprend que c’est une organisation militaire et on vous fait prêter serment.

— Personnellement, ça me plaît, déclara le chauffeur de taxi. Sergent Minkowski… Ça sonne bien. Ils voulaient pas de moi, avant, à cause de mon cœur. Pour ce qui est de l’église, je n’avais jamais fait grand cas du dieu Mota, de toute façon. Moi, je venais parce qu’on nous donnait à manger et qu’on avait l’impression d’y respirer plus à l’aise.

Minkowski retira le stencil qu’il avait placé sur le dos du Panasiate, et Smyth commença à noircir le tracé de l’idéogramme à l’aide d’une peinture indélébile séchant instantanément.

— Je me demande ce que signifie ce satané signe, fit le chauffeur.

— Tu ne le sais pas ? s’étonna Smyth, et il le lui dit aussitôt.

Un sourire ravi éclaira le visage de Minkowski :

— Rien que ça ! Si quelqu’un m’avait appelé comme ça, même en rigolant, il aurait pu se commander un râtelier complet ! Tu ne me racontes pas de blagues ?

— Non, non, c’est la vérité. J’étais dans le bureau des communications quand ils ont reçu le dessin du Temple suprême. Enfin, je veux dire, le quartier général. Oh, et il s’est passé un truc très bizarre. J’ai vu sur l’écran la tête du type qui communiquait le dessin… Eh bien, il était aussi asiatique que ce macaque, dit Smyth en montrant le gouverneur impérial inconscient, et pourtant, ils l’appelaient capitaine Downer et le traitaient comme l’un des nôtres. Comment expliques-tu ça ?

— J’en sais rien, mais il doit être de notre côté, autrement il ne se baladerait pas librement au quartier général. Qu’est-ce qu’on fait de la peinture qui nous reste ?

À eux deux, ils ne mirent pas longtemps à trouver une utilisation au reste du pot, et ce fut la première chose que le capitaine Isaacs remarqua quand il vint voir où les deux hommes en étaient. Il eut peine à réprimer un sourire :

— Je vois que vous avez un peu interprété les ordres qu’on vous avait donnés, dit-il en essayant de conserver à sa voix une gravité officielle.

— Ça semblait dommage de laisser perdre cette peinture, expliqua ingénument Minkowski. Et en plus, il faisait très nu comme il était !

— C’est une question d’opinion. Personnellement, je trouve qu’il paraît encore plus nu maintenant. Bon, n’en parlons plus. Dépêchez-vous de lui raser le crâne. Je vais partir d’un instant à l’autre.


Cinq minutes plus tard, Minkowski et Smyth attendaient à la porte du temple, avec, étendu à leurs pieds, le gouverneur impérial roulé dans une couverture. Une camionnette duocycle aux lignes élégantes contourna à toute vitesse le coin de la rue et pila devant le temple. Un coup de klaxon retentit et le visage du capitaine Isaacs apparut derrière la vitre de la portière du conducteur. Minkowski jeta son mégot de cigarette et saisit le gouverneur emmailloté par les épaules, tandis que Smyth le prenait par les pieds. Ils le trimballèrent péniblement jusqu’à la voiture.

— Jetez-le derrière, ordonna le capitaine Isaacs.

Ils s’exécutèrent, puis Minkowski prit le volant, tandis qu’Isaacs et Smyth se tassaient à l’arrière, avec celui qui allait faire l’objet de la manifestation imminente.

— Je veux que vous repériez un grand rassemblement de Panasiates. Peu importe l’endroit, et si des Américains sont présents, ça n’en sera que mieux, dit le capitaine. Roulez vite sans vous occuper de qui que ce soit. Avec ma crosse, je me chargerai de régler les problèmes, conclut Isaacs en s’installant de façon à pouvoir faire le guet par-dessus l’épaule de Minkowski.

— Compris, mon capitaine ! Dites donc, c’est une chouette petite bagnole que vous avez là. Comment vous l’avez trouvée aussi vite ? demanda Minkowski, tandis que la camionnette filait à bonne allure.

— J’ai mis K.O. quelques-uns de nos amis orientaux, répondit brièvement Isaacs. Attention au feu rouge !

— Vous en faites pas !

La voiture dérapa et passa juste au ras des capots de la file transversale de véhicules, laissant derrière elle un policier panasiate agitant futilement les bras.

Quelques secondes plus tard, Minkowski demanda :

— Qu’est-ce que vous diriez de ce coin-là, mon capitaine ?

Et du menton, il désigna la place de l’hôtel de ville, où se trouvaient un assez grand nombre de Panasiates.

— O.K., dit Isaacs qui s’activa avec sa crosse au-dessus du corps immobile.

Le gouverneur se mit à remuer et tenta de se libérer. Smyth se laissa tomber sur lui et l’enserra étroitement dans la couverture, au niveau de la tête et des épaules.

— Choisissez votre endroit, Minkowski. Quand vous vous arrêterez, nous serons prêts.

Le véhicule s’immobilisa très brusquement sur un coup de frein. Smyth rabattit brutalement les portes arrière, puis, avec l’aide d’Isaacs, il saisit la couverture et fit rouler dans la rue le gouverneur qui avait maintenant recouvré tous ses esprits.

— On décolle, Pat !

La voiture bondit en avant, laissant un groupe de Panasiates, à la fois stupéfaits et scandalisés, se tirer comme ils le pourraient de cette situation proprement ignominieuse. Vingt minutes plus tard, un bref, mais explicite compte rendu de cet exploit fut remis à Ardmore, dans son bureau de la Citadelle. Il y jeta un coup d’œil et le passa à Thomas :

— Voici une équipe qui ne manque pas d’imagination, Jeff.

Thomas lut le rapport et acquiesça :

— J’espère qu’ils se débrouilleront tous aussi bien. Nous aurions peut-être dû leur donner des instructions plus détaillées.

— Je ne le pense pas. Les instructions détaillées sont la mort de l’initiative. De cette façon, nous les incitons à se creuser la tête pour inventer par eux-mêmes le moyen le plus déplaisant de faire enrager nos bons maîtres bridés. Je m’attends à des solutions aussi amusantes qu’ingénieuses.


À neuf heures du matin – heure du QG –, chacun des soixante et onze dignitaires Panasiates avait été rendu vivant, mais déshonoré à jamais et de façon intolérable, à ses frères orientaux. Dans aucun cas, du moins selon les données disponibles, les Asiatiques n’avaient eu la moindre possibilité de rattacher directement ce terrible affront au culte de Mota. C’était simplement une catastrophe, un cataclysme psychologique de la pire sorte, qui les avait atteints au cœur de la nuit, sans avertissement et sans laisser de trace.

— Vous n’avez pas encore fixé l’heure à laquelle nous devons entrer en phase trois, major, rappela Thomas à Ardmore quand tous les rapports furent parvenus.

— Je sais. Ce sera très probablement dans les deux prochaines heures, au plus tard. Nous devons leur laisser un peu de temps pour bien se rendre compte de ce qui leur est arrivé. L’effet démoralisateur sera bien plus grand, quand ils auront pu comparer les informations leur parvenant des quatre coins du pays et constater que tous leurs dirigeants, sans exception, ont été publiquement humiliés. Cela, s’ajoutant au fait que nous avons pratiquement détruit l’état-major du prince, devrait déclencher chez les Panasiates une magnifique crise d’hystérie collective ; mais il faut lui donner le temps de mûrir. Downer est prêt à l’action ?

— Il attend vos ordres dans le bureau des communications.

— Dites-leur d’établir un circuit de relais entre lui et mon bureau. Je veux entendre d’ici ce qu’il captera.

Thomas appela à l’intercom et parla brièvement. Peu de temps après, le visage pseudo asiatique de Downer apparut sur l’écran surmontant le bureau d’Ardmore. Comme le major lui parlait, Downer retira un de ses écouteurs et lui jeta un regard interrogateur.

— Je disais : avez-vous déjà capté quelque chose d’intéressant ? répéta Ardmore.

— Oui. Ils sont en effervescence. Ce que j’ai pu traduire a été enregistré, répondit Downer en montrant le micro suspendu devant son visage.

Puis son regard prit une expression attentive et préoccupée tandis qu’il écoutait.

— San Francisco essaie d’avoir des nouvelles du palais du prince royal…

— Bon, bon, ne me laissez pas vous distraire, dit Ardmore en éteignant son propre micro.

— On annonce la mort du gouverneur. San Francisco voudrait l’autorisation de… Attendez un instant… Le bureau des communications veut me faire essayer une autre longueur d’ondes… Voilà, ça y est. Ils utilisent l’indicatif du prince royal, mais c’est sur la fréquence du gouverneur de province. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Ils doivent employer un code ou bien un dialecte que je ne connais pas. Officier de quart, essayez une autre longueur d’ondes, je perds mon temps sur celle-ci… Oui, c’est mieux.

Le visage de Downer devint extrêmement attentif, puis s’illumina de façon soudaine :

— Chef, écoutez ça ! Quelqu’un dit que le gouverneur de la province du Golfe a perdu la raison, et on demande la permission de le remplacer ! En voici un autre… Il veut savoir ce qui est détraqué dans les circuits du palais et comment joindre l’état-major du prince… Il veut signaler un soulèvement…

— Où cela ? demanda vivement Ardmore.

— Je n’arrive pas à savoir… Toutes les fréquences sont saturées, et en plus, la moitié de ce que je capte est incohérent. Ils n’attendent pas la fin du message précédent pour envoyer le suivant.

On frappa discrètement à la porte du bureau d’Ardmore et, dans l’entrebâillement, apparut la tête du docteur Brooks.

— Puis-je entrer ?

— Oh, mais certainement, docteur, entrez donc. Nous sommes en train d’écouter ce que le capitaine Downer arrive à capter sur les ondes.

— Quel dommage que nous n’en ayons pas une douzaine comme lui… Je veux dire, des traducteurs.

— Oui, mais il ne semble pas y avoir grand-chose à capter d’autre qu’une impression générale.

Pendant presque une heure, ils écoutèrent ce que Downer pouvait leur traduire. Il s’agissait surtout de messages fragmentaires ou incomplets, mais à chaque instant se confirmait davantage le fait que le sabotage de l’état-major du prince, s’ajoutant au terrible impact émotionnel de l’humiliation infligée aux membres du gouvernement, avait complètement désorganisé le fonctionnement normal du pouvoir panasiate. Finalement Downer annonça :

— Voici un ordre général… Un instant… Il est ordonné de cesser de parler en clair. Tous les messages devront être transmis en code.

Ardmore regarda Thomas :

— Je crois que c’est le bon moment, Jeff. Un homme ayant de la poigne et du bon sens essaie de tout remettre en ordre. Il s’agit probablement de notre vieil ami, le prince. Il est temps de lui mettre des bâtons dans les roues.

Ardmore appela le bureau des communications et dit à l’officier de quart quand il apparut sur l’écran :

— Allez-y, Steeves, envoyez le jus !

— On les brouille ?

— Exactement. Avertissez tous les temples sur le circuit A, et donnez-leur ordre d’entrer tous immédiatement en action.

— Ils sont prêts, major. Exécution ?

— Oui, parfait. Exécution !

Wilkie avait imaginé un appareil très simple qui permettait, si on le désirait, d’employer l’énorme puissance des projecteurs des temples à rendre toutes les radiations électromagnétiques sur les fréquences radio totalement indistinctes, c’est-à-dire à créer de la friture. Les radiations se déchaînaient alors comme un mélange de taches solaires, d’orages électriques et d’aurores.

Sur l’écran, on vit Downer arracher les écouteurs de ses oreilles.

— Bon sang de… Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ?

Avec précaution, il approcha un des écouteurs de son oreille et hocha la tête.

— Mort. Je parie que nous avons bousillé tous les récepteurs du pays.

— C’est possible, dit Ardmore à ceux qui se trouvaient avec lui dans le bureau, mais nous allons quand même continuer à les brouiller.

Au même moment, dans tous les États-Unis, il n’y avait plus aucun autre moyen de communication générale que la para-radio du culte de Mota. Les conquérants ne pouvaient même plus recourir au téléphone basique, car les câbles téléphoniques, devenus obsolètes, avaient depuis longtemps été arrachés pour en récupérer le cuivre.


— Combien de temps encore, chef ? demanda Thomas.

— Ça ne va plus tarder. Nous leur avons laissé le loisir de s’informer mutuellement que quelque chose d’infernal semblait s’être déchaîné à travers tout le pays, puis nous avons interrompu toutes leurs communications, ce qui devrait provoquer un sentiment de panique. Je veux laisser à cette panique le temps de mûrir et de gagner tous les Panasiates du territoire, puis, quand je sentirai qu’ils sont à point, nous leur assènerons le grand coup.

— Comment saurez-vous qu’ils sont à point ?

— Je ne le saurai pas. Nous nous fierons à notre intuition collective. Laissons ces petits chéris tourner en rond pendant un moment, pas plus d’une heure, et ensuite nous sortirons le grand jeu.

Avec nervosité, le docteur Brooks essayait de faire la conversation :

— Ce sera certainement un grand soulagement d’avoir mené à bien cette entreprise et d’être tranquille une fois pour toutes. Il y a eu des moments bien éprouvants…

Sa voix faiblit. Ardmore se tourna vers lui et dit :

— Ne croyez jamais que nous pourrons être “tranquilles une fois pour toutes”, comme vous dites.

— Mais pourtant, si nous infligeons aux Panasiates une défaite totale…

La tension nerveuse d’Ardmore transparaissait dans sa brusquerie :

— C’est là que vous vous trompez. Nous nous sommes justement mis dans ce pétrin parce que nous pensions pouvoir arranger les choses une fois pour toutes. Nous avons estimé que nous neutralisions la menace asiatique avec l’acte de Non-Ingérence et notre arsenal défensif de la côte Pacifique… Si bien qu’ils nous ont envahis en passant par le pôle Nord !

“Nous aurions pourtant dû être mieux avisés après toutes les leçons de l’histoire. L’ancienne république française avait, elle aussi, cru arranger les choses une fois pour toutes avec le traité de Versailles. Comme cela ne marchait pas, ils ont construit la ligne Maginot et se sont endormis, se croyant à l’abri. Et qu’est-ce que ça leur a apporté ? À la longue, d’être rayés de la carte !

“La vie change continuellement et ne peut être rendue statique. “Ils vécurent éternellement heureux”, c’est bon pour les contes de fées…

Ardmore fut interrompu par une sonnerie stridente et l’indicatif rouge Urgent se mit à clignoter. Presque aussitôt le visage de l’officier de quart apparut sur l’écran du visiophone.

— Major Ardmore !

Puis il fut remplacé par le visage de Frank Mitsui, grimaçant d’anxiété :

— Major ! s’écria-t-il. C’est le colonel Calhoun… Il est devenu fou !

— Du calme, Mitsui, du calme. Qu’est-il arrivé ?

— Il m’a faussé compagnie, et il est monté dans le temple… Il se prend pour le dieu Mota !

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