9

Cet état de fait ne fut pas toléré. Le prince royal lui-même ordonna l’arrestation d’Ardmore.

Mais la chose fut faite de façon plus subtile que cela. On fit savoir au Temple suprême que le Petit-Fils du Ciel désirait voir le grand prêtre du Seigneur Mota se rendre auprès de lui. Le message atteignit Ardmore dans son bureau de la Citadelle et lui fut remis par son chef d’état-major, Kendig, qui, pour la première fois depuis leur association, montrait des signes d’agitation.

— Chef, dit-il d’une voix haletante, un croiseur aérien vient d’atterrir devant le temple et son commandant dit qu’il a ordre de vous ramener avec lui !

Ardmore posa les papiers qu’il était en train d’étudier :

— Hmm, dit-il, ça y est, l’heure est apparemment à l’action brutale. C’est un peu plus tôt que je ne l’espérais.

— Qu’allez-vous faire ? s’enquit Kendig, voyant Ardmore froncer les sourcils.

— Vous connaissez mes méthodes. Que vais-je faire, selon vous ?

— Je pense que vous allez probablement suivre cet homme, et c’est ce qui me tracasse. Je préférerais que vous n’en fassiez rien.

— Mais que puis-je faire d’autre ? Nous ne sommes pas encore prêts pour l’action directe, et un refus ne collerait pas avec mon personnage de prêtre de Mota. Ordonnance !

— Oui, major !

— Faites venir mon aide de camp, avec mes robes de cérémonie et tout mon attirail. Puis, présentez mes compliments au capitaine Thomas et dites-lui de me rejoindre ici immédiatement.

— Oui, major, dit l’ordonnance qui s’activait près du visiophone.

Tandis que son aide de camp l’aidait à s’habiller, Ardmore s’entretint avec Kendig et Thomas.

— Jeff, je remets tout ce bazar entre vos mains.

— Hein ?

— S’il arrive quelque chose qui me fasse perdre contact avec le quartier général, vous serez commandant en chef. Vous trouverez votre affectation, signée et scellée, dans mon bureau.

— Mais, chef…

— Il n’y a pas de “Mais, chef” qui tienne. J’ai pris cette décision depuis longtemps. Kendig est au courant, et le reste de l’état-major aussi. D’ailleurs, vous en feriez partie depuis le début si je n’avais pas eu besoin de vous comme chef du Renseignement.

Ardmore se regarda dans un miroir et brossa sa barbe blonde et frisée. Tous ceux qui devaient paraître en public comme prêtres avaient laissé pousser leur barbe. Le but était double : d’une part, cela tendait à donner aux Panasiates, relativement imberbes, un sentiment d’infériorité et, d’autre part, cela provoquait chez eux une vague et indéfinissable répugnance.

— Vous avez peut-être remarqué qu’aucun des officiers en chef n’a reçu de grade plus élevé que le vôtre. C’est parce que j’avais cette éventualité en tête.

— Que faites-vous de Calhoun ?

— Ah oui… Calhoun. Votre nouvelle affectation vous donne automatiquement autorité sur lui, bien sûr, mais je crains que cela ne vous aide pas beaucoup dans vos relations avec lui. Il vous faudra certainement user de diplomatie. Il vous restera toujours la possibilité d’arguer de la force majeure, mais allez-y doucement. Je sais, d’ailleurs, que je n’ai même pas besoin de vous le recommander.


Un messager, vêtu comme un diacre, entra vivement et salua :

— Major, l’officier de quart du temple vous fait savoir que le commandant panasiate commence à s’impatienter.

— Parfait. C’est ce que je désire. Les notes subsoniques sont-elles activées ?

— Oui, major. Cela nous rend tous très nerveux.

— Vous pouvez le supporter : vous savez d’où vient cette nervosité. Dites à l’officier de quart de veiller à ce que le préposé varie continuellement l’intensité des notes subsoniques, de façon irrégulière, avec quelques pointes au maximum. Je veux que ces Panasiates soient bons à enfermer lorsque j’arriverai.

— Bien, major. Doit-on dire quelque chose au commandant de bord ?

— Pas directement. L’officier de quart l’informera simplement que je suis à mes dévotions et que je ne peux être dérangé.

— Très bien, major !

Le messager fit demi-tour et partit au pas. Il était ravi et se promettait bien de rester à proximité pour voir la tête que ferait ce putois quand il entendrait ça !

— Je suis heureux que l’équipement des turbans ait pu être amélioré à temps, remarqua Ardmore tandis que son aide de camp le coiffait du sien.

À l’origine, les turbans n’avaient été conçus que dans le but de dissimuler le mécanisme émettant l’auréole flottant au-dessus de la tête des prêtres de Mota. L’ensemble les faisait mesurer environ deux mètres, ce qui ne pouvait manquer de provoquer un complexe d’infériorité chez les Panasiates. Mais Scheer avait eu l’idée de profiter du turban pour y dissimuler également un émetteur-récepteur à ondes courtes. Tel était désormais l’équipement standard.

Ardmore, de ses propres mains, ajusta le turban, s’assurant que le récepteur à conduction osseuse appuyait bien sur son apophyse mastoïde, puis il dit à voix presque basse, ne s’adressant apparemment à personne :

— Commandant en chef… Essai.

À l’intérieur même de sa tête, semblait-il, une voix, étouffée, mais parfaitement distincte, répondit :

— Officier de communication… Essai concluant.

— Parfait, approuva Ardmore. Que les radiocompas soient tous dirigés sur moi jusqu’à nouvel ordre. Et qu’on me maintienne en contact permanent avec le quartier général, en faisant relayer le circuit par le temple le plus proche. Je pourrais avoir besoin d’utiliser le circuit A à tout moment.

Le circuit A était le réseau de diffusion générale qui atteignait tous les temples du pays.

— A-t-on des nouvelles du capitaine Downer ?

— Il vient d’en arriver à l’instant, major. Je les fais suivre à votre bureau, répondit la voix intérieure.

— Ah ? Oui, je vois, dit Ardmore.

Un transparent rouge marqué Prioritaire venait de s’allumer sur son bureau. Le major l’éteignit et arracha la feuille de papier du téléfax :

“Prévenez le commandant en chef, disait le message, que quelque chose est sur le point d’éclater. Je n’ai pu découvrir de quoi il s’agissait, mais les grands pontes ont un air très insolent. Soyez très attentifs et très prudents.”

C’était tout, et même ce peu d’informations avait pu être déformé par les personnes qui l’avaient acheminé. Ardmore fronça les sourcils, eut une moue, puis fit signe à son ordonnance :

— Demandez à M. Mitsui de venir ici.

Quand Mitsui arriva, Ardmore lui tendit le message :

— Vous avez appris, je suppose, qu’on venait m’arrêter ?

— Tout le monde ne parle que de ça, dit Mitsui calmement, en lui rendant le message.

— Frank, si vous étiez le prince royal, que chercheriez-vous à accomplir en m’arrêtant ?

— Chef, protesta Mitsui avec une certaine détresse dans le regard, vous faites comme si j’étais un de ces… de ces assassins de…

— Je vous demande pardon… Mais je veux quand même avoir votre avis.

— Eh bien, je suppose que j’aurais l’intention de vous refroidir, puis de m’abattre sur votre église.

— Rien d’autre ?

— Je ne sais pas. Je crois que je n’agirais pas sans m’être assuré d’avoir un moyen d’annihiler vos protections.

— Oui, c’est bien ce que je pensais, fit Ardmore.

Puis, parlant à nouveau en l’air, il dit :

— Bureau des communications. Message prioritaire pour le circuit A.

— Direct ou relais ?

— C’est vous qui enverrez le message. Je veux que chaque prêtre regagne immédiatement son temple, s’il en est absent, et je veux qu’il le fasse le plus vite possible. Message prioritaire urgent ; accuser réception et se présenter au rapport.

Puis Ardmore se tourna de nouveau vers ceux qui étaient avec lui :

— Maintenant, je mange un morceau, et je file. Notre ami jaune, là-haut, doit être en train de piquer une crise. Y a-t-il encore quelque chose à mettre au point avant mon départ ?

Ardmore entra dans la grande nef du temple par la porte se trouvant derrière l’autel. Il se dirigea d’un pas lent et majestueux vers les deux immenses vantaux ouverts sur l’extérieur. Il savait que le commandant panasiate le voyait venir, et il parcourut les deux cents mètres avec calme et dignité. Il était vêtu d’une robe blanche immaculée et entouré d’un essaim d’acolytes aux robes rouges, vertes, bleues ou dorées qui s’empressaient autour de lui, mais le quittèrent lorsqu’il s’approcha de la grande arche d’entrée. Ardmore sortit et se dirigea seul vers le Panasiate qui suffoquait de colère.

— Votre maître désire me voir ?

Le Panasiate eut du mal à recouvrer suffisamment son calme pour pouvoir parler anglais. Il parvint à articuler :

— Vous aviez ordre de vous présenter à moi ! Comment avez-vous osé…

— Votre maître désire-t-il me voir ? l’interrompit Ardmore.

— Absolument ! Pourquoi ne…

— Alors, veuillez me conduire jusqu’à lui.

Ardmore, passant devant l’officier, se mit à descendre les marches, plaçant les Panasiates dans l’alternative ou bien de courir pour le rejoindre, ou bien de le laisser les devancer. Le commandant du croiseur, obéissant à sa première impulsion, voulut courir ; il faillit tomber sur les larges marches, et finit par fermer le cortège en compagnie de son escorte, en toute ignominie.


Ardmore était déjà allé dans la ville dont le prince royal avait fait sa capitale, mais pas depuis l’occupation panasiate. Quand l’appareil atterrit sur la plate-forme municipale, Ardmore regarda autour de lui avec une avidité dissimulée, pour voir quels changements étaient intervenus. Apparemment, les passerelles étaient en service, probablement à cause du pourcentage beaucoup plus élevé d’Asiatiques dans cette ville. Mais à part ça, il n’y avait guère de changements apparents. Le dôme du capitole de l’État apparaissait sur la droite ; Ardmore savait que le seigneur de la guerre en avait fait son palais. L’aspect extérieur du bâtiment semblait avoir été modifié, sans que le major puisse déceler quelles transformations y avaient été apportées, si ce n’est que l’édifice n’avait plus l’air de relever de l’architecture occidentale.

Durant les minutes qui suivirent, Ardmore fut trop occupé pour pouvoir observer la ville. L’officier l’avait rattrapé et, entourés de l’escorte, ils prirent l’escalator pour descendre dans les entrailles de la cité. Ils passèrent ainsi devant bon nombre de portes gardées par des sentinelles qui, toutes, présentaient les armes à l’officier. Ardmore faisait comme si ces marques de respect s’adressaient à lui seul, et y répondait en donnant sa bénédiction aux soldats. L’officier s’en indignait, mais ne pouvait rien faire. Ce fut bientôt à qui répondrait le premier à un salut. Le commandant l’emporta finalement, mais, pour cela, il lui fallut saluer ses sentinelles ahuries avant même qu’elles aient pu présenter les armes.

Ardmore profita du moment de répit offert par un long couloir sans portes pour vérifier le fonctionnement du système de communication :

— Grand dieu Mota, dit-il, entends-tu ton serviteur ?

L’officier lui jeta un regard, mais ne fit aucun commentaire. Immédiatement, la voix étouffée lui répondit :

— Cinq sur cinq, chef. Le temple du capitole assure le relais.

C’était la voix de Thomas.

— Le Seigneur Mota parle et son serviteur entend. En vérité, il est écrit que les murs ont des oreilles…

— Vous voulez dire que les Chinetoques peuvent vous écouter ?

— Oui, en vérité, maintenant et pour toujours. Le Saveignaveur Mavotava cavompravend-t-il le javavavanavais ?

— Le javanais ? Oui, chef. Allez-y doucement, si vous pouvez.

— Cavest pavarfavait. Jave vavous ravecavontavactaveravai plavus tavard.

Satisfait, il arrêta là la conversation. Ardmore se disait que les Panasiates captaient et enregistraient peut-être déjà tout ce qu’il disait. C’est du moins ce qu’il espérait, car ce langage leur fournirait probablement un casse-tête qui leur ferait perdre leur temps. Pour pouvoir comprendre une langue quand elle est déformée, un homme a besoin de l’avoir apprise en grandissant au milieu de ceux qui la parlent.


Quand il avait ordonné que le grand prêtre de Mota soit amené devant lui, le prince royal avait été poussé autant par la curiosité que par l’inquiétude. Certes, ces histoires n’étaient pas tout à fait à son goût, mais il n’en estimait pas moins que ses conseillers se conduisaient en vieilles femmes hystériques. Il n’y avait aucun exemple de religion d’esclaves qui n’ait pas efficacement appuyé l’action des maîtres. Les esclaves avaient besoin d’un mur des lamentations ; ils allaient dans leurs temples prier leurs dieux de les délivrer de l’oppression et quand ils en ressortaient, détendus et réconfortés, ils partaient travailler dans les champs et les usines.

— Oui, avait remarqué un des conseillers du prince, mais ordinairement les dieux ne font rien pour exaucer leurs prières.

C’était vrai ; personne ne s’attendait à ce qu’un dieu descende de son piédestal pour intervenir directement dans les affaires de ses fidèles.

— Et qu’est-ce que ce dieu Mota a fait, si tant est qu’il a fait quoi que ce soit ? Quelqu’un l’a-t-il vu ?

— Non, Altesse Sérénissime, mais…

— Alors qu’a-t-il fait ?

— C’est difficile à dire. Il nous est impossible d’entrer dans leurs temples…

— N’ai-je pas donné ordre de ne pas perturber les esclaves pendant leur culte ? s’enquit le prince avec une dangereuse douceur.

— C’est exact, Altesse Sérénissime, parfaitement exact, se hâta-t-on de lui assurer, et vos ordres ont été exécutés. Mais votre police secrète n’a pas non plus réussi à pénétrer dans ces temples afin de pouvoir vous faire un rapport, même lorsqu’ils étaient très habilement déguisés.

— Vraiment ? Ils ont peut-être été maladroits. Qu’est-ce qui les a empêchés d’entrer ?

— C’est bien là l’ennui, Altesse Sérénissime, dit le conseiller en secouant la tête. Aucun d’eux n’arrive à se rappeler ce qui s’est passé.

— Qu’est-ce que vous dites là ? Mais c’est ridicule ! Que l’on m’amène un de ces agents et je l’interrogerai.

Le conseiller eut un geste expressif :

— Je suis désolé, sire, mais…

— Ah oui, oui, bien sûr… Qu’ils reposent en paix.

Il lissa le plastron de soie brodée qui couvrait son torse. Tandis qu’il réfléchissait, son regard rencontra un jeu d’échecs, aux curieuses pièces finement sculptées, qui était posé sur une table, à portée de sa main. Machinalement, le prince avança un pion. Non, ça n’était pas la solution. Les Blancs allaient avancer, et ensuite, faire échec et mat en quatre coups, alors qu’il lui en fallait cinq.

— Il serait peut-être bon de taxer ces gens-là, dit le prince en se retournant vers son conseiller.

— Nous avons déjà essayé…

— Sans ma permission ?

Jamais la voix du prince n’avait été plus douce. La sueur se mit à ruisseler sur le visage de son interlocuteur.

— Si cela se révélait être une erreur, Altesse Sérénissime, nous tenions à ce que l’erreur fût nôtre.

— Vous me croyez capable d’une erreur ?

Le prince était l’auteur du Règlement d’administration des races sujettes, rédigé pendant qu’il était jeune gouverneur de province en Inde.

— Très bien, passons. Vous les avez donc taxés, et lourdement, je présume. Quel a été le résultat ?

— Ils ont payé, sire.

— Triplez l’imposition.

— Je suis sûr qu’ils paieraient encore, car…

— Décuplez-la ! Élevez-en le montant jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus payer.

— Mais, Altesse Sérénissime, c’est bien là le problème. L’or avec lequel ils paient est chimiquement pur. Nos docteurs en matières séculières disent que cet or a été fabriqué, obtenu par transmutation. Il n’y a donc aucune limite à ce qu’ils peuvent payer. En fait, notre opinion, toujours sujette aux amendements de la Sagesse supérieure, se hâta d’ajouter l’homme en s’inclinant, est qu’il s’agit là, non point d’une religion, mais de l’action d’une force scientifique d’un type nouveau !

— Insinueriez-vous que ces barbares ont poussé les progrès scientifiques plus loin que la Race Élue ?

— Je vous en prie, Altesse Sérénissime, il est incontestable que ces gens-là ont découvert quelque chose, et que ce quelque chose démoralise votre peuple. La fréquence des suicides d’honneur s’est accrue de façon extrêmement alarmante, et nous recevons bien trop de demandes d’autorisation de retour dans notre pays natal.

— Vous avez su, sans nul doute, décourager de telles requêtes ?

— Oui, Altesse Sérénissime, mais cela n’a fait qu’engendrer un plus grand nombre de suicides d’honneur parmi les gens ayant été en contact avec les prêtres de Mota. J’ai peine à le dire, mais il semble que le fait d’entrer en relation avec ces gens-là suffise à déprimer vos sujets.

— Hmm, voyons… Je crois que je vais voir ce grand prêtre de Mota.

— Quand Votre Altesse Sérénissime désire-t-elle le voir ?

— Je vous le ferai savoir. En attendant, qu’il soit dit que mes savants docteurs, à condition, bien sûr, qu’ils n’aient pas déjà vécu un trop grand nombre d’années pour être utiles à quoi que ce soit, sauront faire les mêmes découvertes que les barbares et trouver un moyen d’en annihiler les effets.

— Son Altesse Sérénissime a parlé.

Le prince royal observa avec un vif intérêt Ardmore s’approcher de lui. Cet homme marchait sans crainte, et le prince était bien forcé de reconnaître qu’il émanait de lui une dignité inhabituelle chez les barbares. L’entrevue serait intéressante. Qu’était ce cercle lumineux au-dessus de sa tête ? Amusant, comme truc.

Ardmore s’immobilisa devant le prince, leva la main et le bénit avant de dire :

— Vous m’avez demandé de vous rendre visite, maître.

— En effet.

Cet homme ignorait-il qu’il devait s’agenouiller ? Ardmore regarda autour de lui :

— Le maître veut-il bien dire à ses serviteurs d’aller me chercher un siège ?

Vraiment, cet homme était réjouissant. Quel dommage qu’il doive mourir… Ou serait-il possible de le garder au palais comme distraction ? Bien entendu, cela sous-entendrait la mise à mort de tous ceux qui avaient été témoins de cette scène… et d’autres encore, sans doute, si l’homme continuait ses amusantes extravagances. Le prince renonça à cette idée, non pas à cause du coût initial, mais de celui de l’entretien.

Le prince éleva la main, et deux laquais, scandalisés, se hâtèrent d’apporter un tabouret. Ardmore s’assit et son regard se posa sur l’échiquier du prince. Le Panasiate suivit son regard et s’enquit :

— Jouez-vous au Jeu de la Guerre ?

— Un peu, maître.

— Comment résoudriez-vous ce problème ?

Ardmore se leva et vint étudier l’échiquier durant quelques instants, tandis que l’Oriental l’observait. Les courtisans attendaient, aussi silencieux que les pièces d’échecs.

— Je bougerais ce pion, comme ceci, dit enfin Ardmore.

— De cette façon ? Mais c’est là une attaque très peu orthodoxe.

— Elle n’en est pas moins nécessaire. Après cela, on fait mat en trois coups. Mais, bien entendu, le maître s’en rend compte aussi bien que moi.

— Oui, oui, bien sûr. Mais je ne vous ai pas envoyé chercher pour jouer aux échecs, ajouta le prince en se détournant de l’échiquier. Il nous faut parler d’autre chose. J’ai appris avec tristesse que des plaintes avaient été formulées à propos de vos fidèles.

— La tristesse du maître est mienne. Le serviteur peut-il demander quels errements ont commis ses enfants ?

Mais le prince étudiait de nouveau l’échiquier. Il leva un doigt et un laquais s’agenouilla aussitôt devant lui, en lui présentant un nécessaire à écrire. Le prince trempa un pinceau dans l’encre et traça rapidement un groupe d’idéogrammes, puis scella la lettre avec son anneau. Le laquais se retira en saluant sans relâche, et un messager emporta aussitôt la dépêche.

— Nous disions ? Ah, oui, il m’a été rapporté que vos gens manquent de grâce et se conduisent de façon inconvenante envers ceux de la Race Élue.

— Le maître consentira-t-il à venir en aide à un humble prêtre en lui disant lesquels de ses enfants sont coupables de tels manquements, et quel type de fautes ils ont commis, afin de pouvoir les corriger en conséquence ?

Le prince trouva la requête embarrassante. D’une façon ou d’une autre, cette créature primitive avait réussi à le mettre sur la défensive. Le prince n’était pas habitué à ce qu’on lui demande des détails ; c’était irrespectueux. En outre, le Panasiate ne savait que répondre. La conduite des prêtres de Mota était impeccable, irréprochable, et cela en tous points.

Cependant la cour était là, attendant la riposte à ce grossier manque de respect. Quelle était cette ancienne citation, déjà ? “…Confucius confondu par la question d’un sot !”

— Il n’est pas convenable que le serviteur interroge le maître. En ce moment, vous péchez de la même façon que vos ouailles.

— Je vous demande pardon, maître. Si l’esclave ne doit pas poser de questions, n’est-il pas écrit qu’il est en droit d’implorer aide et pitié ? Nous ne sommes que d’humbles serviteurs et ne possédons pas la sagesse du Soleil et de la Lune. N’êtes-vous pas notre père et notre mère ? Ne consentirez-vous pas, du haut de votre splendeur, à nous instruire ?

Le prince réfréna son envie de se mordre la lèvre. Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? En jouant sur les mots, ce barbare avait réussi à le mettre de nouveau dans son tort. Il était dangereux de lui laisser ouvrir la bouche ! Néanmoins, il fallait faire face à la situation ; quand un esclave implore la pitié, l’honneur commande qu’on lui réponde.

— Nous consentons à vous instruire sur un point particulier : apprenez bien la leçon et les autres préceptes de la sagesse vous apparaîtront d’eux-mêmes.

Le prince marqua un temps, choisissant ses mots avant de poursuivre :

— La façon dont vous, et les prêtres se trouvant sous vos ordres, saluez les membres de la Race Élue, est inconvenante. Cet affront corrompt le caractère de ceux qui en sont témoins.

— Dois-je comprendre que la Race Élue dédaigne la bénédiction du Seigneur Mota ?

De nouveau, cet Homme avait retourné la situation ! Il était de bonne politique pour les occupants de ne pas contester l’authenticité des dieux des vaincus.

— La bénédiction n’est pas refusée. Mais l’accueil doit être celui d’un serviteur pour son maître.


Ardmore eut soudainement conscience qu’on l’appelait de façon urgente. La voix de Thomas retentissait dans sa tête :

— Chef, chef ! M’entendez-vous ? Il y a un détachement de police devant chaque temple, ordonnant aux prêtres de se rendre… Des rapports nous parviennent de tous les coins du pays.

— Le Seigneur Mota vous entend.

Ceci s’adressait au prince ; Jeff comprendrait-il également ?

— Alors, veillez à ce que ses fidèles comprennent.

Le prince avait répondu trop rapidement pour qu’Ardmore imagine une autre phrase à double sens par laquelle il aurait pu également parler à Thomas. Toutefois, il était maintenant averti d’une chose que le prince ignorait qu’il savait. Mais comment l’utiliser…

— Comment pourrai-je instruire mes prêtres, puisque, en ce moment même, vous êtes en train de les faire arrêter ?

D’humble, l’attitude d’Ardmore s’était soudainement faite accusatrice.

Le visage du prince demeura impassible. Seul son regard trahissait la surprise. Cet homme avait-il deviné la nature de la dépêche ?

— Vous déraisonnez.

— Aucunement ! Au moment même où vous me dictiez l’attitude que je devais recommander à mes prêtres, vos soldats frappaient aux portes de tous les temples de Mota. Attendez ! Voici le message que vous envoie le Seigneur Mota : ses prêtres n’ont pas à craindre le pouvoir des hommes. Vous n’avez pas réussi à les arrêter et vous n’y parviendriez jamais, si le Seigneur Mota ne leur ordonnait de se rendre. Dans trente minutes, après que les prêtres auront purifié leur âme et se seront fortifiés en vue de l’épreuve, ils se rendront eux-mêmes à la police, sur le seuil de leurs temples. Jusqu’alors, malheur au soldat qui tentera de profaner la maison de Mota !

— Bravo, chef, bien envoyé ! Vous ordonnez aux prêtres de chaque temple de résister encore pendant trente minutes, puis de se rendre, c’est bien ça ? Et, à ce moment-là, ils devront avoir sur eux tout l’équipement nécessaire, crosse, communicateur, etc. Confirmez votre accord, si possible.

— Au petit poil, Jeff.

Il lui fallait risquer cela. Ces quatre mots seraient sans signification aux oreilles du prince, mais Jeff comprendrait.

— O.K., chef. Je ne sais pas quel est votre but, mais nous sommes à mille pour cent avec vous !

Le visage du prince était figé comme un masque :

— Emmenez-le.

Pendant un long moment, après le départ d’Ardmore, Son Altesse Sérénissime demeura à contempler l’échiquier en se tripotant la lèvre inférieure.


Ardmore fut conduit dans une cellule souterraine aux murs de métal et à la porte hérissée de verrous massifs. En outre, à peine le major eut-il été enfermé là, qu’il entendit une sorte de sifflement et vit un point, au bord de la porte, devenir rouge cerise. Une soudure ! Les Panasiates voulaient manifestement être certains qu’aucune faiblesse humaine potentielle de la part des gardiens ne pourrait permettre au prisonnier de s’échapper. Ardmore appela la Citadelle.

— Seigneur Mota, écoute ton serviteur !

— Oui, chef.

— Les heures se suivent et se ressemblent.

— Compris, chef. Vous ne pouvez toujours pas parler sans être entendu. Causez en argot, et je pigerai !

— Bibi veut jacter avec tous les aminches.

— Vous voulez le circuit A ?

— Dans le mille, Émile.

Il y eut une brève pause, puis Thomas annonça :

— O.K., chef, vous l’avez. Je vais rester dans le circuit pour faire l’interprète, mais ça ne sera sans doute pas nécessaire ; les gars se sont exercés à ce genre de double langage. Allez-y, vous avez encore cinq minutes avant l’heure que vous leur avez fixée pour se rendre.

N’importe quel langage chiffré peut être percé à jour, n’importe quel code court le risque d’être divulgué. Mais la connaissance académique d’une langue, aussi parfaite soit-elle, ne permet pas de comprendre son argot, ses allusions familières, ses sous-entendus, ses hyperboles et ses inversions sémantiques. Ardmore était certain que selon toute logique, les Panasiates avaient dissimulé un micro dans sa cellule. Eh bien, puisqu’ils allaient forcément écouter sa part de la conversation, qu’ils n’en soient que plus confus et déroutés : ils ne sauraient pas s’il s’entretenait avec son dieu en employant un charabia rituel ou s’il avait soudainement perdu l’esprit.

— Bon, les minots, le petit chaperon rouge peut aller voir grand-mère. Tout sera au poil si les bambins gardent leurs pétards tout neufs avec eux. Mais attention, c’est eux qui vont pétarader, pas vous. Si vous faites pas les caves, les amateurs de baguettes seront tout chambardés, ça leur en coupera une. Faut la jouer balai dans le cul.

— Reprenez-moi si je fais erreur. Vous voulez que les prêtres se rendent, avec un calme olympien et un sang-froid à toute épreuve, pour que leur indifférence déconcerte les Panasiates. Je crois aussi comprendre que vous voulez qu’ils soient tous armés de leurs crosses, mais qu’ils ne s’en servent pas avant que vous leur en donniez l’ordre. C’est bien ça ?

— Tout juste, Auguste !

— Et que faire après ?

— Y a pas le feu.

— Comment… Ah ! oui, vous nous le direz plus tard. Bon, chef, c’est l’heure !

— Un peu, mon neveu.


Ardmore attendit suffisamment de temps pour être à peu près sûr que tous les Panasiates, sauf ceux directement préposés à la garde des prisonniers, étaient endormis, ou du moins dans leurs quartiers. Ce qu’il se proposait de faire n’aurait son plein effet que si personne ne savait au juste ce qui s’était passé. Pour cette raison, mieux valait attendre la nuit.

Le major appela Thomas en sifflant quelques mesures d’Il était un petit navire. Celui-ci répondit immédiatement. Il n’avait pas quitté son poste. Il préférait rester devant la para-radio, à galvaniser les prisonniers et à diffuser de la musique militaire.

— Oui, chef ?

— La poudre d’escampette s’impose. Sésame, ouvre-toi.

— Évasion de prison ?

— À la mode arabe, et pas d’entourloupes.

Ardmore et Thomas avaient étudié auparavant les détails de ce plan. Thomas en diffusa minutieusement les modalités, puis s’adressant à Ardmore :

— Chef, il ne vous reste plus qu’à nous dire quand.

— Quand !

Ardmore eut l’impression de voir le hochement approbatif de Thomas :

— O.K., soldats, allez-y !

Ardmore se leva et étira ses membres engourdis. Il se dirigea vers un des murs de sa prison et se plaça de manière ce que l’ampoule unique de la cellule projette une ombre sur le mur. Là, ça devrait faire l’affaire. Il paramétra sa crosse pour déclencher l’effet Ledbetter originel à pleine puissance. S’assurant que la fréquence était bien celle correspondant aux Asiatiques, il en dosa la force pour assommer les gens sans les tuer. Après quoi, il mit sa crosse sous tension.

Quelques instants plus tard, Ardmore coupa le contact et regarda à nouveau son ombre. Pour ce nouveau travail, il fallait changer tous les paramètres de la crosse, pour la rendre plus précise et diriger son action. Ardmore alluma le rayon rouge de Dis pour le guider dans son travail, puis, quand tout fut prêt, il appuya sur le bouton.

Doucement, sans la moindre anicroche, des atomes de métal se recombinèrent pour se transformer en nitrogène et se mêler à l’air de façon inoffensive. Où il y avait précédemment un solide mur de métal, on voyait maintenant une ouverture ayant la forme et la taille d’un homme grand, vêtu d’une robe de prêtre. Ardmore considéra son travail, puis il eut l’idée de tracer au-dessus de sa silhouette une ellipse, qui avait la forme et la taille de son auréole. Quand l’opération fut terminée, le major rétablit les premiers paramètres qu’il avait programmés sur la crosse, l’alluma, et se faufila tant bien que mal, de profil, par l’ouverture du mur.

De l’autre côté, il lui fallut enjamber les corps entassés d’une douzaine de soldats panasiates. Ce n’était pourtant pas le côté de la porte soudée, et Ardmore se dit que sa cellule devait être entièrement environnée de soldats ; sans doute même en avait-on mis au-dessus et en dessous.

Le major dut encore franchir d’autres portes et enjamber d’autres corps avant de se retrouver au-dehors, complètement désorienté.

— Jeff ! appela-t-il. Où suis-je ?

— Une seconde, chef. Vous êtes… Non, nous n’arrivons pas à vous repérer avec exactitude, mais vous vous trouvez sur une ligne passant au sud du temple le plus proche. Êtes-vous encore à proximité du palais ?

— Je viens juste d’en sortir.

— Alors, dirigez-vous vers le nord. Le temple est à environ neuf cents mètres.

— Mais de quel côté est le nord ? Je suis complètement perdu. Non, attendez, je viens de repérer la Grande Ourse. Maintenant, j’y suis.

— Dépêchez-vous, chef.

— Oui.

Ardmore partit au petit trot, mais au bout de deux cents mètres, il dut ralentir et se contenter de marcher d’un bon pas. “Bon sang, pensa-t-il, ça m’a rouillé de rester collé à mon bureau pendant si longtemps !”


Ardmore rencontra plusieurs policiers panasiates, mais ils n’étaient pas en état de le voir, car le major maintenait sa crosse branchée. En revanche, il ne croisa aucun Blanc – la réglementation du couvre-feu était très stricte – sauf deux éboueurs qui le regardèrent avec effarement. L’idée vint à Ardmore de les engager à le suivre jusqu’au temple, mais il se ravisa : ils n’étaient pas plus en danger que cent cinquante millions d’autres Américains.

Enfin, Ardmore aperçut le temple, avec ses quatre murs aux couleurs rituelles. Il s’y précipita en courant, et le prêtre local, venant d’une autre direction, entra presque sur ses talons.

Ardmore l’accueillit très cordialement, comprenant soudain, au plaisir qu’il éprouvait à voir un des siens, un camarade, dans quel état de tension il avait vécu au cours des dernières heures. Les deux hommes passèrent derrière l’autel et descendirent au sous-sol, dans la salle des opérations et des communications, où les opérateurs de para-radio poussèrent des exclamations de joie presque hystériques en les voyant arriver. Ils leur offrirent aussitôt du café noir, qu’Ardmore accepta volontiers. Puis il demanda à l’opérateur de couper le circuit A et d’établir une relation directe, avec vision, entre la Citadelle et le temple.

Thomas parut prêt à bondir hors de l’écran :

— Whitey ! s’exclama-t-il.

C’était la première fois, depuis la défaite, que quelqu’un appelait Ardmore par son surnom. Le major ignorait même que Thomas le connaissait, mais s’entendre interpeller ainsi lui procura une chaude sensation de réconfort.

— Salut, Jeff ! dit-il à l’image. Ça fait plaisir de vous voir. Avez-vous déjà des rapports ?

— Quelques-uns seulement, mais il en arrive sans arrêt.

— Passez aux relais, contrôlés pas les différents sièges des diocèses. Le circuit A est trop peu pratique. Je veux un point sur la situation dans les plus brefs délais.

Ce fut le cas. Moins de vingt minutes plus tard, le dernier diocèse avait fait son rapport. Tous les prêtres avaient regagné leurs temples.

— Parfait ! dit Ardmore à Thomas. Maintenant, je veux que le projecteur de chaque temple soit branché pour la contre-réaction, afin de réveiller tous ces Chinetoques. Il suffira que chaque projecteur soit orienté en direction de la prison locale d’où le prêtre s’est évadé, et utilisé au maximum de sa puissance.

— Comme vous voudrez, chef. Puis-je vous demander pourquoi vous ne les laissez pas se réveiller d’eux-mêmes quand l’effet Ledbetter se sera atténué ?

— Parce que, répliqua Ardmore, s’ils reviennent à eux avant que quiconque ait pu les découvrir inanimés, tout paraîtra beaucoup plus mystérieux que s’ils avaient été retrouvés apparemment morts. Le but de toute cette opération est de démoraliser les Panasiates et, de cette façon, l’impression causée sera beaucoup plus forte.

— Vous avez raison, comme toujours, chef. Je transmets vos ordres.

— Bon. Quand ce sera fait, vous leur direz à tous de vérifier les boucliers protégeant leurs temples et de brancher l’émetteur subsonique sur le quatorzième cycle. Après quoi, tous les prêtres qui ne seront pas de service iront au lit, car je crois que la journée de demain sera chargée.

— Bien, major. Vous ne revenez pas ici, chef ?

Ardmore secoua la tête :

— Ce serait courir un risque inutile. Sur l’écran, je peux tout superviser avec autant d’efficacité que si j’étais à côté de vous.

— Scheer a tout préparé pour aller vous chercher. Il pourrait atterrir sur le toit du temple.

— Remerciez-le, mais n’en parlons plus. Maintenant, faites-vous relever par l’officier de service, et allez vous coucher.

— Je vous obéis, chef !

Ardmore discuta avec le prêtre du temple autour d’un déjeuner plus que tardif, puis laissa le prêtre l’installer dans une salle du sous-sol.

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