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Denver, Cheyenne, Salt Lake City, Portland, Seattle, San Francisco, Kansas City, Chicago, Little Rock. La Nouvelle Orléans, Detroit, Jersey City, Riverside, Five Points, Butler, Hackettstown, Natick, Long Beach, Yuma, Fresno, Amarillo, Grants, Parktown, Bremerton, Coronado, Worcester, Wickenberg, Santa Ana, Vicksburg, LaSalle, Morganfield, Blaisville, Barstow, Wallkyll, Boise, Yakima, St Augustine, Walla Walla, Abilene, Chattahoochee, Leeds, Laramie, Globe, South Norwalk, Corpus Christi.

“La paix soit avec vous ! La paix, c’est merveilleux ! Malades et affligés, venez à nous ! Venez confier vos chagrins au grand dieu Mota ! Entrez dans le sanctuaire où les Maîtres n’osent pas se risquer ! Relevez fièrement la tête, hommes blancs, car le Disciple arrive !

“Votre petite fille est en train de mourir de la typhoïde ? Amenez-la, amenez-la ! Que les rayons dorés de Tamar la guérissent. Vous n’avez plus de travail et vous avez peur d’être envoyé dans les camps ? Entrez, entrez ! Dormez sur les bancs et mangez à la table qui est toujours servie. Vous aurez toujours du travail ici. Vous pouvez être un pèlerin qui propagera la bonne parole. Vous n’avez qu’à profiter de la formation que nous vous proposons.

“Qui paie pour tout cela ? Mais, mon fils, l’or est un don du généreux Seigneur Mota ! Hâtez-vous, le Disciple arrive !”

Ils accoururent en foule. Tout d’abord, ils vinrent par curiosité, parce que cette nouvelle et étonnante religion de cinoques leur procurait une heureuse distraction dans leur pénible et monotone existence d’esclaves. La foi instinctive qu’avait Ardmore en une publicité flamboyante et tapageuse se trouvait justifiée par les résultats ; un culte plus digne, plus conventionnel, n’aurait jamais connu une telle audience.

Venus la première fois pour se distraire, les fidèles revinrent pour d’autres raisons. De la nourriture gratuite, sans qu’il vous soit posé la moindre question… Qu’importait de chanter quelques hymnes inoffensifs, si l’on pouvait ensuite rester dîner ? Ces prêtres pouvaient acheter toutes les bonnes choses que les Américains ne voyaient que rarement à leur propre table : du beurre, des oranges, de la bonne viande maigre… et ils se les procuraient dans les magasins impériaux, avec des pièces d’or qui faisaient s’éclairer le visage des intendants Panasiates.

En plus de cela, le prêtre de Mota était toujours prêt à venir en aide à ceux qui manquaient du nécessaire. Pourquoi s’embarrasser de scrupules théologiques ? Cette religion ne demandait pas que l’on souscrive à ses croyances ; vous pouviez venir et bénéficier de tout ce qu’elle prodiguait, sans qu’il vous soit demandé ni de renoncer à votre religion habituelle, ni même si vous croyiez en quoi que ce soit ! Certes, les prêtres et leurs acolytes semblaient prendre très au sérieux leur dieu-aux-six-attributs, mais après tout, ça les regardait. L’Amérique n’a-t-elle pas toujours été pour la liberté religieuse ? Et puis, il fallait reconnaître que ces prêtres obtenaient de très bons résultats.

Dans le cas de Tamar, Reine de pitié, par exemple, il fallait bien se rendre à l’évidence : quand votre enfant était sur le point de mourir étouffé par la diphtérie et qu’après avoir été endormi par le serviteur de Shaam, puis baigné dans les rayons dorés de Tamar, vous le voyiez, une heure plus tard, se relever complètement guéri, cela vous donnait à penser. Quand plus de la moitié des médecins étaient morts et que bon nombre des survivants étaient envoyés dans des camps de concentration, tout comme l’armée, quiconque était capable de guérir des maladies méritait d’être pris au sérieux. Quelle importance que tout ça soit du charabia superstitieux ! Les Américains sont des gens pratiques, et seul le résultat compte.

Mais, plus encore peut-être qu’aux avantages matériels, les fidèles étaient sensibles aux bienfaits psychologiques. Dans le temple de Mota, ils pouvaient relever la tête et ne pas vivre dans la crainte perpétuelle, comme c’était souvent le cas jusque dans leurs propres foyers.

— Vous avez entendu ? Ils disent qu’aucun Chinetoque n’a jamais mis le pied dans un de leurs temples, ne serait-ce que pour l’inspecter. Ils ne peuvent même pas y pénétrer en se faisant passer pour des Blancs, car quelque chose les fait tomber raides dès qu’ils en franchissent le seuil. En ce qui me concerne, je crois que ces saligauds ont une peur panique de Mota. Je ne sais pas comment ces prêtres s’y prennent, mais le fait est qu’on respire à l’aise dans leur temple. Venez donc avec moi, et vous verrez !

Le révérend pasteur David Wood alla rendre visite à son ami, le tout aussi révérend père Doyle, qui vint lui-même lui ouvrir la porte.

— Entrez, David, entrez ! dit-il à son cadet. Votre visite me fait très plaisir. Il y a trop longtemps que nous ne nous étions pas vus.

L’abbé Doyle conduisit son visiteur dans son petit bureau, le fit asseoir et lui proposa du tabac. Wood déclina l’offre, d’un air préoccupé.

Ils discutèrent de façon décousue sur des sujets sans importance. Doyle se rendait compte que Wood était préoccupé par quelque chose, mais l’expérience avait enseigné la patience au vieil ecclésiastique. Quand il fut manifeste que le jeune Wood ne pouvait ou ne voulait pas aborder le sujet de lui-même, son ami lui vint en aide :

— J’ai l’impression que quelque chose vous tourmente, David. Dois-je vous demander de quoi il s’agit ?

David Wood se jeta à l’eau :

— Que pensez-vous de ces zigotos qui se disent prêtres de Mota ?

— Ce que j’en pense ? Pourquoi devrais-je en penser quelque chose ?

— N’éludez pas ma question, Francis. Cela ne vous dérange-t-il pas qu’une hérésie païenne prospère ainsi juste sous votre nez ?

— Il me semble que vous soulevez là des points donnant matière à discussion, David. Qu’est-ce qu’une hérésie païenne, au juste ?

— Vous savez bien ce que je veux dire ! grommela Wood. Des faux dieux, des robes de bure, un temple bizarre, et des… singeries !

Doyle sourit gentiment :

— Vous alliez dire des singeries papistes, n’est-ce pas, David ? Franchement, je ne peux pas dire que je sois très préoccupé par tout leur étrange attirail. Quant à l’épithète de païenne, d’un point de vue strictement théologique, je suis forcé de considérer que toute religion ne reconnaissant pas l’autorité du vicaire du Christ sur la terre est…

— Ne vous moquez pas de moi, Francis. Je ne suis pas d’humeur.

— Mais je n’en fais rien, David. J’allais simplement dire qu’en dépit de la stricte logique de la théologie, Dieu, dans sa clémence et dans son infinie sagesse, trouvera un moyen d’admettre tous les hommes de bonne volonté dans la Ville Sainte, même ceux qui vous ressemblent ! Certes, je n’ai pas étudié les croyances des prêtres de Mota pour découvrir si elles étaient ou non orthodoxes, mais ces hommes me semblent accomplir des tâches utiles, que je n’ai pas été capable de réaliser moi-même.

— C’est bien ce qui me tracasse, Francis. J’avais, dans ma congrégation, une femme atteinte d’un cancer incurable. Or je savais que des cas semblables avaient semblé guéris par ces… ces charlatans ! Que devais-je faire ? J’ai prié, mais je n’ai pas trouvé de réponse.

— Et qu’avez-vous fait ?

— Dans un moment de faiblesse, je leur ai envoyé cette femme.

— Et alors… ?

— Ils l’ont guérie.

— Alors, à votre place, je ne me tracasserais pas trop. Vous et moi ne sommes pas les seuls instruments de Dieu en ce bas monde.

— Attendez la suite. Cette femme n’est revenue qu’une fois dans mon église, puis elle est entrée dans le sanctuaire – si l’on peut appeler ça un sanctuaire – qu’ils ont créé pour les femmes. Elle est perdue pour moi, entièrement dévouée à ces idolâtres ! C’est ce qui me torture, Francis. À quoi lui servira-t-il d’avoir guéri son corps, si c’est pour risquer son âme ?

— Était-ce une brave femme ?

— Une des meilleures que je connaisse.

— Alors, je pense que Dieu saura prendre soin de son âme, sans votre assistance, ni la mienne. Sans compter, David, poursuivit l’abbé Doyle en regarnissant sa pipe, que ces soi-disant prêtres… ne sont pas opposés à ce que vous ou moi leur accordions notre concours dans le domaine spirituel. Vous savez qu’ils ne célèbrent pas de mariages ? Si vous désirez utiliser leurs installations, je suis sûr qu’ils consentiront aisément à…

— Mais cela ne me viendrait jamais à l’esprit !

— Peut-être, peut-être. Mais j’ai trouvé un micro dissimulé dans mon confessionnal…

Le prêtre n’acheva pas, mais sa bouche se pinça, puis il reprit :

— Depuis ce jour, je leur emprunte un coin de leur temple chaque fois que j’ai à entendre quelque confession susceptible d’intéresser nos maîtres asiatiques.

— Francis ! Que me dites-vous là ? s’exclama le pasteur, avant de reprendre plus calmement : Votre évêque est-il au courant ?

— Oh, vous savez, Monseigneur est très occupé et…

— Vraiment, Francis !

— Attendez, je lui ai écrit une lettre, en lui expliquant la situation aussi clairement que possible. Un jour, je trouverai bien quelqu’un qui voyagera dans cette direction et la lui portera. Je répugne, pour les questions religieuses, à m’en remettre à un traducteur public qui pourrait dénaturer ma pensée.

— Alors, vous n’avez pas mis votre évêque au courant ?

— Ne vous ai-je pas dit que je lui avais écrit une lettre ? Dieu a vu cette lettre. Il importe donc peu que Monseigneur attende un peu pour la lire.


Ce fut environ deux mois plus tard que David Wood prêta serment et entra dans les services secrets de l’armée des États-Unis. Il ne fut pas très surpris quand, à certains signes de reconnaissance, il comprit que l’abbé Doyle en faisait également partie.

Le mouvement prenait sans cesse de l’ampleur. L’organisation mais aussi la communication se développaient : sous chacun de ces temples si tape-à-l’œil, protégés grâce à des moyens indécelables par la science classique, des opérateurs se relayaient sans trêve aux appareils de para-radio fonctionnant sur une bande de fréquences des spectres additionnels. C’étaient des hommes qui ne voyaient jamais la lumière du jour et qui n’étaient en contact direct qu’avec le prêtre de leur temple ; des hommes portés disparus sur les fichiers des conquérants ; des hommes qui acceptaient avec philosophie cette routine pénible comme une nécessité de la guerre. Leur moral était au plus haut, car ils étaient de nouveau libres, et qu’ils luttaient au nom de cette liberté, aspirant au jour où leurs efforts libéreraient tous les Américains, de la côte de l’Atlantique à celle du Pacifique.

À la Citadelle, des femmes pourvues d’écouteurs tapaient soigneusement tout ce que les opérateurs de para-radio avaient à rapporter. Elles classaient, condensaient et répertoriaient les informations. Deux fois par jour, l’officier préposé aux communications déposait sur le bureau du major Ardmore un rapport résumant les douze heures précédentes. Toute la journée, des dépêches adressées directement à Ardmore arrivaient aussi en masse d’une bonne douzaine de diocèses, et s’entassaient sur son bureau.

Pour compléter cette multitude de feuilles volantes requérant toutes son attention personnelle, d’autres rapports s’empilaient sur sa table, cette fois en provenance des laboratoires, car Calhoun avait maintenant suffisamment d’assistants pour remplir toutes ces salles pleines de fantômes, et il les faisait travailler seize heures par jour.

De son côté, le service du personnel inondait lui aussi le bureau d’Ardmore d’autres rapports : classification des recrues par tempérament et par aptitudes, demandes d’autorisations, de personnel supplémentaire : “Le service du recrutement aurait-il l’amabilité de trouver quelqu’un pour tel ou tel emploi ?” Cette question du personnel était un vrai casse-tête. Combien d’hommes étaient-ils capables de garder un secret ? Le personnel comprenait trois grandes divisions : tout d’abord, les recrues inférieures, secrétaires et employés de bureau, en majeure partie des femmes, qui n’avaient absolument aucun contact avec l’extérieur. Ensuite, les employés locaux des temples, qui étaient en contact avec le public, mais ne savaient que ce qu’ils avaient absolument besoin de savoir, ignorant toujours qu’ils servaient dans l’armée. Enfin, les “prêtres” eux-mêmes, qu’il était indispensable de mettre au courant de tout.

On faisait prêter serment et jurer le secret à ces derniers, qui intégraient ainsi l’armée américaine, et on leur expliquait la vraie signification de toute l’organisation. Cela dit, les “prêtres” eux-mêmes ne se voyaient pas confier le secret des principes scientifiques qui étaient à l’origine des miracles qu’ils accomplissaient. Ils avaient reçu un entraînement extrêmement minutieux à l’usage du matériel qui leur était confié, afin qu’ils puissent manipuler leurs crosses mortelles sans commettre d’erreur, mais, si l’on exceptait les rares sorties des sept membres fondateurs de l’organisation, aucune personne ayant connaissance de l’effet Ledbetter et de ses dérivés n’était autorisée à s’absenter de la Citadelle.

Les candidats à la prêtrise convergeaient, sous le couvert de pèlerinages, de tous les temples vers le Temple suprême situé près de Denver. Là, ils séjournaient dans le monastère souterrain installé entre le temple et la Citadelle, et étaient soumis à tous les tests de comportement possibles et imaginables. Ceux qui ne remplissaient pas les conditions requises étaient renvoyés dans leurs temples locaux, pour y servir en qualité de frères lais, sans rien savoir de plus qu’à leur arrivée.

Ceux qui passaient victorieusement les tests destinés à les mettre en colère, à les rendre loquaces, à éprouver leur loyauté ou à briser leurs nerfs, étaient ensuite interrogés par Ardmore dans son accoutrement de grand prêtre de Mota, Seigneur universel. Le major renvoyait plus de la moitié des candidats, sans autre raison qu’un vague instinct lui disant que tel ou tel homme ne convenait pas.

En dépit de toutes ces précautions, Ardmore n’enrôlait jamais un nouvel officier pour l’envoyer prêcher sans éprouver un profond malaise à l’idée que cet homme constituait peut-être justement le maillon faible qui ruinerait toute l’entreprise.

Toute cette tension finissait par user les nerfs d’Ardmore. C’était trop de responsabilités pour un seul homme, trop de détails à régler, trop de décisions à prendre. Il lui était de plus en plus difficile de se concentrer sur son travail immédiat, et de trancher sur les questions les plus simples. Et, à mesure que son assurance diminuait, il devenait de plus en plus irritable. Son humeur finissait par gagner ses proches collaborateurs et tendait à contaminer toute l’organisation.

Il fallait y remédier d’urgence.


Ardmore était suffisamment honnête envers lui-même pour reconnaître sa propre faiblesse, même s’il n’arrivait pas à en deviner les causes exactes. Il appela Thomas dans son bureau et lui fit part de son tourment, lui demandant en conclusion :

— Selon vous, que dois-je faire, Jeff ? La tâche excède-t-elle mes possibilités ? Devrais-je passer le commandement à quelqu’un d’autre ?

Thomas secoua lentement la tête :

— Non, je ne le pense pas, chef. Personne ne pourrait travailler plus que vous ne le faites. Il n’y a que vingt-quatre heures dans une journée. Sans compter que celui qui vous remplacerait aurait à faire face aux mêmes problèmes, sans avoir votre connaissance approfondie de la situation et les ressources de votre imagination pour saisir l’essence de ce que nous tentons d’accomplir.

— Il faut pourtant que je fasse quelque chose. Nous sommes sur le point d’aborder la seconde phase du plan, au cours de laquelle nous chercherons à démoraliser systématiquement les Panasiates. Lorsque nous atteindrons le point critique, il faudra que la congrégation de chaque temple soit prête à agir en tant qu’unité tactique. Cela signifie qu’au lieu de voir mon travail diminuer, je vais en avoir encore davantage, et je ne suis pas en état d’y faire face. Sapristi, Thomas, pourquoi personne n’a-t-il jamais eu l’idée de concevoir une science de l’organisation structurelle, qui permettrait de mener une grande entreprise à bien, sans que l’homme qui la dirige y perde la raison ! Au cours des deux derniers siècles, ces satanés savants n’ont cessé d’utiliser leurs laboratoires pour inventer des quantités de machins qui nécessitent une grande structure pour être utilisés… Mais jamais personne ne s’est inquiété de la façon dont pouvaient fonctionner ces grandes structures !

Ardmore frotta une allumette d’un geste rageur.

— Ce n’est pas rationnel !

— Attendez, chef, attendez !

Le front de Thomas se plissa sous l’effort qu’il faisait pour se remémorer quelque chose :

— Cela a peut-être été fait… Je me souviens vaguement d’un article que j’avais lu… Un article où l’on disait que Napoléon avait été le dernier des généraux…

— Hein ?

— Attendez, il y a un rapport. Selon l’auteur, Napoléon avait été le dernier des grands généraux à opérer un commandement direct, parce que cela devenait trop lourd pour un seul homme. Quelques années plus tard, les Allemands inventèrent le principe de l’état-major moderne et d’après le type de l’article, ce fut la fin des généraux en tant que tels. Il estimait que Napoléon n’aurait pas eu la moindre chance face à une armée commandée par un état-major général. C’est sans doute un état-major qu’il vous faut.

— Mais, bon sang, j’en ai un ! Une douzaine de secrétaires et deux fois autant de messagers, de clercs… À chaque pas, je trébuche sur l’un d’entre eux !

— Je ne pense pas que ce soit à un état-major de ce genre que l’auteur faisait allusion, car Napoléon devait certainement en avoir un.

— Mais alors, de quoi voulait-il parler ?

— Je ne sais pas exactement, mais apparemment c’était une notion de base dans l’organisation militaire moderne. Vous n’avez pas fait l’école supérieure de guerre ?

— Vous savez très bien que non.

C’était exact. Presque dès le début de leur association, Thomas avait deviné qu’Ardmore était un profane, improvisant au fur et à mesure des besoins. Ardmore n’ignorait pas que Thomas savait, mais aucun des deux hommes n’en avait soufflé mot.

— Eh bien, dit Jeff, peut-être qu’un diplômé de l’école supérieure de guerre pourrait nous donner des indications utiles concernant l’organisation structurelle.

— C’est mal parti. Ces hommes-là sont morts au combat ou bien ont été liquidés après la défaite. S’il y en a qui ont survécu, ils font profil bas et cherchent par tous les moyens à dissimuler leur identité, ce qu’on aurait du mal à leur reprocher.

— En effet. Eh bien, n’en parlons plus… Mon idée ne devait pas être si bonne, après tout.

— Ne vous hâtez pas de conclure. C’était une bonne idée. Écoutez, l’armée n’est pas la seule grande organisation existante. Prenez des grands groupes comme la Standard Oil, l’US Steel ou la General Motors. Ils doivent fonctionner d’après les mêmes principes.

— Peut-être, tout au moins pour certaines d’entre elles… Encore que leurs cadres craquent souvent très jeunes. Il me semble, en revanche, que pour tuer un général, il faudrait s’y prendre à la hache.

— On devrait tout de même pouvoir apprendre quelque chose d’utile par ce canal. Pourriez-vous me trouver quelques cadres supérieurs ?


Quinze minutes plus tard, un sélectionneur automatique parcourait les rangées de cartes perforées correspondant à chaque membre de l’organisation. On découvrit ainsi que plusieurs hommes ayant une expérience du grand patronat étaient en ce moment même dans la Citadelle, employés à des travaux administratifs de plus ou moins grande importance. On les convoqua, et on envoya des dépêches ordonnant à une douzaine d’autres individus de venir en “pèlerinage” au Temple suprême.

Le premier expert ainsi trouvé se révéla peu convaincant. C’était un homme très tendu, qui avait dirigé son entreprise selon les principes de la supervision unique, qui se rapprochait beaucoup de ce qu’Ardmore avait fait jusque là. Ses suggestions concernaient surtout la logistique basique et quotidienne, plutôt qu’une réelle évolution structurelle. Mais on finit par localiser plusieurs hommes plus calmes et posés, qui connaissaient, à la fois d’instinct et d’expérience, les principes généraux d’administration d’une grande structure.

L’un d’eux, ancien directeur général d’une grande firme de télécommunication, se trouva avoir étudié, par goût, les méthodes d’organisation militaire modernes. Ardmore en fit son chef d’état-major et, avec son aide, il sélectionna plusieurs autres hommes : Roebuck, l’ancien directeur des ressources humaines des grands magasins Sears, puis un homme qui avait été sous-secrétaire d’État permanent au ministère des Travaux publics sur la côte Est, et un ancien directeur général d’une compagnie d’assurances. D’autres hommes vinrent s’ajouter à mesure que cette méthode se développait.

Ce nouveau système se révéla excellent à l’usage. Ardmore eut, tout d’abord, du mal à s’y habituer, car il avait toujours mené sa barque seul, et qu’il se trouvait désorienté de se voir dissocié ainsi en plusieurs alter ego, qui étaient tous tenants de sa propre autorité, et qui signaient en son nom, “par procuration”. Mais, à la longue, il se rendit compte que ces hommes, en appliquant ses directives, arrivaient aux mêmes décisions que lui sans qu’il ait à intervenir. Et, ceux qui n’y parvenaient pas, il s’en débarrassa, sur les conseils de son chef d’état-major. Mais c’était étrange d’avoir suffisamment de temps pour regarder d’autres hommes faire son propre travail, selon ses propres méthodes, grâce au principe, si simple mais si efficace, de l’état-major général.

Ardmore était enfin libre de se consacrer au perfectionnement de son plan ou de s’occuper avec une extrême attention des cas d’espèce pour lesquels son état-major recourait à son expérience afin de créer de nouvelles procédures. Et il dormait en paix, sachant qu’un ou plusieurs de ses “autres cerveaux” continuaient à fonctionner et à veiller au grain. Il savait maintenant que, même s’il venait à être tué, son cerveau ainsi multiplié continuerait à mener à bien la mission.


Ce serait une erreur de croire que les autorités panasiates avaient regardé, avec une totale satisfaction, croître et s’étendre cette nouvelle religion, mais, au stade critique de son premier essor, elles ne s’étaient tout simplement pas rendues compte qu’elle pouvait être dangereuse. On n’avait pas pris garde à la mésaventure du défunt lieutenant qui avait été le premier à découvrir le culte de Mota, car on n’avait pas cru aux faits contenus dans son rapport.

Ayant, une fois pour toutes, établi leur droit de voyager et d’exercer leur culte, Ardmore et Thomas exhortèrent leurs missionnaires à faire preuve de tact et d’humilité envers les autorités locales, et à établir avec elles des relations amicales. L’or des prêtres de Mota était accueilli avec joie par les Panasiates qui avaient tant de peine à tirer des dividendes de ce pays affaibli et récalcitrant. De ce fait, ils étaient enclins à se montrer plus indulgents à l’égard de ces religieux qu’ils ne l’auraient été autrement. Ils estimaient, rationnellement, qu’un esclave aidant à équilibrer le budget était, par définition, un bon esclave. Ordre fut donné, au départ, d’encourager les prêtres de Mota, puisqu’ils concouraient au relèvement du pays.

Certes, quelques policiers panasiates et un ou deux fonctionnaires subalternes eurent des mésaventures très déconcertantes à l’occasion de leurs rapports avec les prêtres de Mota, mais comme ceux qui étaient victimes de ces incidents savaient qu’ils perdraient automatiquement la face en les révélant, ils préféraient de loin ne pas en parler.

Il fallut donc un certain temps et une accumulation de preuves indiscutables pour que les hautes autorités panasiates soient persuadées que tous les prêtres de Mota, sans exception, avaient certaines particularités gênantes, voire intolérables. On ne pouvait pas les toucher, ni même les approcher ; c’était comme s’ils étaient environnés par une pellicule de verre invisible, impalpable et incassable, sur laquelle les pistolets à vortex demeuraient sans effet. Ces prêtres se laissaient arrêter sans difficulté, mais pour quelque raison étrange, ils ne restaient jamais en prison. Enfin, ce qui était pire que tout, il était désormais clair que jamais, en aucune circonstance, un temple de Mota n’avait pu être inspecté par un Panasiate.

Cet état de fait ne pouvait être toléré.

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