3

L’alarme extérieure attira Ardmore vers l’entrée bien avant que Thomas n’ait sifflé l’air qui activait l’ouverture. Dans la salle de vigie, observant la porte sur un moniteur, le pouce posé sur un bouton de contrôle, Ardmore était prêt à foudroyer tout visiteur indésirable. Quand il vit entrer Thomas, son pouce se détendit, mais la vue de son compagnon le crispa de nouveau. Un Panasiate ! Il faillit les abattre tous les deux par simple réflexe, avant de reprendre son sang-froid. Il y avait une infime possibilité que Thomas ramène un prisonnier pour qu’on l’interroge.

— Major ! Major Ardmore ! C’est Thomas !

— Restez où vous êtes. Tous les deux.

— Rien à craindre, major. Il est américain. Je réponds de lui.

— C’est possible, mais déshabillez-vous quand même, tous les deux.

La voix parvenant à Thomas par l’interphone demeurait nettement soupçonneuse. Les deux hommes s’exécutèrent, Thomas mordant sa lèvre d’humiliation, Mitsui tremblant d’agitation. Il n’y comprenait rien et avait l’impression d’être pris au piège.

— Maintenant, tournez-vous lentement et laissez-moi vous examiner, ordonna la voix.

S’étant assuré qu’ils n’avaient pas d’armes, Ardmore leur dit d’attendre où ils étaient, puis appela Graham sur le circuit d’intercommunication :

— Graham !

— Oui, major.

— Présentez-vous immédiatement au rapport dans la salle de vigie.

— Mais, major, je ne peux pas. Le dîner va être…

— Peu importe le dîner ! Venez !

— Oui, major.

Ardmore montra sur l’écran la situation à Graham :

— Descendez à l’entrée et menottez-les mains derrière le dos, en commençant par l’Asiatique. Obligez-le à vous tourner le dos et faites bien attention. S’il essaye de vous bondir dessus, je risque de vous blesser en voulant l’atteindre.

— Ça ne me plaît pas, major ! protesta Graham. Thomas est un homme bien, il ne chercherait pas à nous rouler.

— Évidemment, je le sais bien, mais il peut avoir été drogué et agir sous influence. On est peut-être en train de nous refaire le coup du cheval de Troie. Maintenant, descendez et faites ce que je vous dis.

Tandis que Graham exécutait, le plus délicatement possible, sa déplaisante tâche, ce qui lui donnait droit à une décoration militaire qu’il n’aurait jamais, Ardmore téléphona à Brooks.

— Docteur, pouvez-vous interrompre votre travail ?

— Voyons… Peut-être, oui, c’est possible. Que désirez-vous ?

— Venez dans mon bureau. Thomas est revenu. Je veux savoir s’il se trouve ou non sous l’influence d’une drogue.

— Mais je ne suis pas médecin…

— Je le sais, mais vous êtes ce qui s’en rapproche le plus ici.

— Très bien, major.

Le docteur Brooks examina les pupilles de Thomas, testa les réflexes de ses genoux, vérifia son pouls et son rythme cardiaque :

— Il m’a l’air parfaitement normal, même s’il est épuisé et surexcité. Bien entendu, ce n’est pas un diagnostic formel. Si j’avais plus de temps…

— Ça suffira pour l’instant. Thomas, j’imagine que vous ne m’en voudrez pas si nous vous gardons enfermé jusqu’à ce que nous ayons fini d’examiner votre copain asiatique.

— Bien sûr que non, major, dit Thomas en grimaçant un sourire, puisque, de toute façon, ça ne changerait rien à votre décision.

La chair de Frank Mitsui frissonna, et la sueur se mit à ruisseler sur son visage quand Brooks enfonça l’aiguille de la seringue hypodermique, mais il ne chercha pas à l’éviter. Rapidement, il se détendit sous l’influence de la drogue qui désinhibe et annule la censure naturelle du cortex sur le centre de la parole. Son visage s’apaisa.

Ses traits ne tardèrent pas à exprimer de nouveau la souffrance quand ils se mirent à le questionner. Et les visages des autres reflétaient la même horreur. Il leur racontait la vérité, une vérité trop crue et trop brutale, insupportable. Deux profondes rides se creusèrent de chaque côté de la bouche d’Ardmore à mesure qu’il écoutait la déchirante histoire du petit homme. Quelle que soit la question posée, il en revenait toujours à la scène de ses enfants morts et de son foyer détruit. Ardmore finit par mettre un terme à l’interrogatoire.

— Injectez-lui l’antidote, docteur. C’est plus que je ne peux en supporter, et j’ai appris tout ce que j’avais besoin de savoir.

Quand Frank reprit totalement conscience, Ardmore lui serra solennellement la main :

— Nous sommes heureux de vous avoir avec nous, monsieur Mitsui. Et nous vous confierons une mission qui vous permettra de vous venger. Pour l’instant, je veux que le docteur Brooks vous donne un sédatif qui vous procurera environ seize heures de sommeil. Après cela, nous vous ferons prêter serment et nous verrons dans quel genre de travail vous pouvez nous être le plus utile.

— Je n’ai pas besoin de dormir, monsieur… Major.

— C’est quand même ce que vous allez faire. Et Thomas aussi, dès qu’il aura terminé son rapport. En fait… dit Ardmore en étudiant le visage apparemment impassible. En fait, je veux que vous preniez un somnifère tous les soirs. C’est un ordre. Vous viendrez me le demander et le prendrez en ma présence chaque soir avant d’aller vous coucher.

La discipline militaire a du bon. Ardmore ne pouvait pas supporter l’idée de ce petit Asiatique étendu dans son lit, les yeux grands ouverts, à regarder le plafond.

Brooks et Graham auraient manifestement aimé rester pour entendre le rapport de Thomas, mais Ardmore fit mine de ne pas le remarquer et les congédia. Il voulait, dans un premier temps, être seul pour analyser les données.

— Eh bien, lieutenant, je suis sacrément content que vous soyez de retour.

— Moi aussi, major. Mais vous m’avez appelé “lieutenant” ? Je croyais que je reprendrais mon ancien grade.

— Pourquoi donc ? Pour tout vous dire, je suis en train de chercher une raison plausible de nommer également Graham et Scheer. Éliminer les différences sociales ici nous simplifierait la vie. Mais c’est un autre problème. Racontez-moi ce que vous avez fait. Je suppose que vous nous revenez après avoir balayé tous nos problèmes en deux temps trois mouvements, hein ?

— Pas exactement, dit Thomas en souriant, plus détendu.

— Je n’y comptais pas vraiment. Mais entre nous, sérieusement, il faut que je leur débite un baratin, et il a intérêt à être bon. La section scientifique – surtout le colonel Calhoun – commence à me harceler. À quoi bon faire des miracles dans leur laboratoire, si je ne leur dégote pas un moyen d’appliquer ces miracles à la stratégie et à la tactique ?

— Ils ont tant progressé que ça ?

— Vous n’en reviendrez pas ! Ils se sont attaqués à ce truc qu’ils ont appelé “l’effet Ledbetter” comme un fox-terrier s’attaque à un rat, et ils peuvent l’utiliser pour n’importe quoi, à part peler les patates ou sortir le chien !

— Vraiment ?

— Vraiment.

— Que peuvent-ils faire avec ?

Ardmore respira profondément et dit :

— Eh bien, franchement, je ne sais trop par où commencer. Wilkie a essayé de me tenir au courant avec des explications simples, mais, honnêtement, je n’ai compris qu’un mot sur deux. On pourrait dire, en quelque sorte, qu’ils ont découvert le moyen de contrôler les atomes… Bien entendu, il ne s’agit pas simplement de fission nucléaire ou de radioactivité artificielle… Comment dire… On parle couramment d’espace, de temps et de matière, non ?

— Oui, naturellement, la théorie de la relativité d’Einstein.

— Évidemment. La relativité, ça s’apprend au collège, de nos jours. Mais pour Calhoun et son équipe, cette théorie est devenue une réalité. Ils affirment que le temps, l’espace, la masse, l’énergie, la radiation, la gravitation, sont tout simplement les différents aspects d’une seule et même chose. Donc si vous savez comment fonctionne l’un d’entre eux, vous avez la clé de tous les autres. Selon Wilkie, jusqu’à maintenant, et même après l’invention de la bombe atomique, les physiciens ne faisaient que tourner autour du sujet. Ils avaient les premiers éléments de cette théorie unifiée, mais ils n’y croyaient pas vraiment, et continuaient leurs travaux comme s’il s’agissait de champs aussi différents que les noms employés pour les désigner.

“Apparemment, Ledbetter a découvert la véritable signification de la radiation, ce qui a procuré à Calhoun et à Wilkie la clé universelle de la physique. Est-ce clair ? conclut Ardmore avec un sourire.

— Pas très, reconnut Thomas. Pourriez-vous me donner un exemple de ce qu’ils peuvent faire, concrètement ?

— Eh bien, pour commencer, le premier “effet Ledbetter”, celui qui a tué presque tout le personnel de la Citadelle, n’est qu’un effet collatéral accidentel, selon Wilkie. Brooks affirme que la radiation de base affecte la dispersion colloïdale des tissus vivants. Ceux qui ont été tués l’ont été par coagulation, mais l’effet aurait pu aussi bien agir en sens contraire. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont expérimenté l’autre jour : ils ont fait exploser une livre de bifteck comme une charge de dynamite !

— Quoi ?

— Ne me demandez pas comment ; je vous répète simplement les explications qu’on m’a données. Mais, en bref, ils semblent avoir découvert ce qui régit la matière. Ils peuvent parfois la faire exploser, et s’en servir comme source d’énergie. Ils sont à même d’opérer n’importe quelle transmutation. Ils pensent être capables de découvrir le fonctionnement de la gravitation, et de pouvoir ensuite s’en servir comme nous le faisons actuellement avec l’électricité.

— Je croyais que la science moderne ne considérait plus la gravitation comme une force ?

— C’est vrai, mais en même temps, avec cette nouvelle théorie, “force” ne signifie plus force, alors… Diantre, vous m’embrouillez avec ces subtilités de vocabulaire. D’ailleurs, Wilkie dit qu’il n’y a que le langage mathématique qui permette d’exprimer ces idées.

— Dans ces conditions, je suppose qu’il me faudra renoncer à comprendre. Mais, franchement, je ne vois pas comment ils ont pu arriver à un tel résultat aussi rapidement. Ça bouleverse tout ce que nous croyions savoir. Honnêtement, comment se peut-il qu’il ait fallu cent cinquante ans pour aller de Newton à Edison et que quelques semaines aient suffi à nos gars pour arriver à des résultats pareils ?

— Je l’ignore moi-même. Je me suis fait la même réflexion et j’ai posé la question à Calhoun. Il a pris son air de professeur pour m’informer que c’était parce que ces pionniers n’avaient à leur disposition ni le calcul tensoriel, ni l’analyse vectorielle, ni l’algèbre matricielle.

— Tout ça me dépasse, fit Thomas. On n’apprend pas ces trucs-là à la Faculté de droit.

— Je suis tout aussi ignorant, avoua Ardmore. J’ai essayé de jeter un coup d’œil sur leurs feuilles de travail. J’ai des bases en algèbre, bien que je ne m’en sois pas servi depuis des années, mais je n’ai rien compris à leurs calculs. On aurait dit du sanskrit. La plupart des signes avaient changé, et même ceux que je connaissais ne semblaient plus avoir la même signification. Par exemple, je pensais que a multiplié par b égalait b multiplié par a

— Et ça n’est pas vrai ?

— Pas quand ces gars-là s’en mêlent ! Mais nous digressons. Mettez-moi au courant.

— Oui, major.

Jeff Thomas parla très longuement, s’efforçant de donner un tableau détaillé de tout ce qu’il avait vu, entendu, ressenti. Ardmore ne l’interrompit pas, sauf pour poser des questions destinées à clarifier certains points. Quand il termina, un bref silence se fit, puis Ardmore dit :

— Je devais inconsciemment espérer, je pense, que vous me rapporteriez un renseignement qui servirait de catalyseur et m’indiquerait quoi faire. Mais ce que vous venez de me raconter ne me donne pas grand espoir. Je ne vois vraiment pas comment reconquérir un pays aussi complètement paralysé et soigneusement surveillé que les États-Unis que vous venez de me décrire.

— Bien entendu, je n’ai pas vu tout le pays. Je n’ai pu aller qu’à quelque trois cents kilomètres d’ici.

— Oui, mais vous avez eu des informations par les autres itinérants qui ont parcouru l’ensemble du territoire, non ?

— Oui.

— Et c’était partout pareil. On peut donc raisonnablement supposer que ce que vous avez entendu, confirmé par ce que vous avez vu, donne un tableau assez exact de la situation. De combien de temps, selon vous, dataient les renseignements que vous avez obtenus par ouï-dire ?

— Trois ou quatre jours, peut-être, pour les nouvelles en provenance de la côte Est… mais pas plus.

— Ce serait logique. Les nouvelles vont toujours vite. Tout ça n’est pas très encourageant. Et pourtant, dit-il en fronçant les sourcils, visiblement perplexe… Et pourtant, j’ai le sentiment que vous m’avez dit quelque chose qui est peut-être la clé que nous cherchons. Mais je n’arrive plus à mettre le doigt dessus. C’est une idée qui m’est venue pendant que vous parliez, puis quelque chose a détourné mon attention et je l’ai oubliée.

— Cela vous aiderait peut-être si je recommençais depuis le début ? suggéra Thomas.

— Inutile. Je n’aurai qu’à écouter l’enregistrement demain, morceau par morceau, si la mémoire ne m’est pas revenue entre-temps.

Un coup péremptoire frappé à la porte vint les interrompre. Ardmore cria : “Entrez !” et le colonel Calhoun pénétra dans la pièce.

— Major Ardmore, qu’est-ce que c’est que cette histoire de prisonnier panasiate ?

— Elle n’est pas tout à fait exacte, colonel. Nous avons bien un Asiatique, ici, mais il est né en Amérique.

D’un geste, Calhoun balaya cette distinction.

— Pourquoi n’ai-je pas été informé ? Je vous ai pourtant fait savoir que j’avais besoin de toute urgence d’un homme de sang mongol pour une expérience.

— Docteur, avec le personnel réduit dont nous disposons, il est difficile de se plier à toutes les formalités de l’étiquette militaire. Vous n’auriez pas tardé à l’apprendre… D’ailleurs, apparemment, vous en avez été informé d’une façon ou d’une autre.

— Incidemment ! Par des subordonnés ! maugréa Calhoun.

— Je suis navré, colonel, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. En ce moment même, je m’efforce d’écouter le rapport officiel de Thomas.

— Très bien, major, répondit Calhoun avec un formalisme glacial. Auriez-vous l’extrême amabilité de m’envoyer cet Asiatique sur-le-champ ?

— C’est impossible. Il est endormi, sous sédatif, et il ne pourra en aucun cas se présenter à vous avant demain. Par ailleurs, je suis convaincu qu’il se prêtera à toute expérience utile, mais c’est un citoyen américain, un civil placé sous notre protection, et non un prisonnier. Nous devrons lui demander son autorisation.

Calhoun repartit aussi brusquement qu’il était venu. Ardmore regarda pensivement la porte se refermer sur lui :

— Jeff, dit-il, tout à fait entre nous, si jamais le jour vient où nous ne serons plus tenus par des nécessités d’ordre militaire, je jure de flanquer mon poing dans la gueule de ce vieux zèbre !

— Pourquoi ne le mouchez-vous pas quand il vous parle ainsi ?

— Je ne le peux pas, et il le sait. Il nous est précieux, même indispensable. Nous avons absolument besoin de son cerveau pour les recherches, et on ne mobilise pas les cerveaux simplement en donnant des ordres. Mais, vous savez, en dépit de son génie, j’en arrive parfois à penser qu’il doit avoir la tête un peu fêlée.

— Je n’en serais pas surpris. Pourquoi a-t-il tant besoin de Frank Mitsui ?

— C’est assez complexe. Ils ont démontré que l’action du premier “effet Ledbetter” dépendait d’une caractéristique de la forme de vie à laquelle on l’appliquait… de sa fréquence naturelle, en quelque sorte. Il semble que chaque être ait sa, ou ses, propres longueurs d’onde. Cela m’a paru un peu ésotérique, mais le docteur Brooks m’a dit que c’était scientifiquement prouvé, et même depuis longtemps. Il m’a montré une communication d’un nommé Fox, faite à l’université de Londres, qui remonte à 1945. Il y démontre que l’hémoglobine de chaque lapin a sa longueur d’onde particulière. On voit par analyse spectroscopique qu’il n’absorbe qu’une et une seule longueur d’onde spécifique. On peut distinguer un lapin d’un chien ou même d’un autre lapin, simplement grâce au spectre de son hémoglobine.

“Ce docteur Fox avait essayé de se livrer à la même expérience avec des êtres humains. Il avait échoué : il n’existait pas de différence perceptible entre les longueurs d’ondes de deux êtres humains. Mais Calhoun et Wilkie ont mis au point un spectroscope pour le spectre dont s’occupait Ledbetter et il montre clairement une longueur d’ondes distincte pour chaque échantillon de sang humain. Autrement dit, s’ils règlent un projecteur sur l’effet Ledbetter et se mettent à parcourir l’échelle des spectres, quand sa radiation atteindra votre propre fréquence bien spécifique, vos globules rouges se mettront à absorber de l’énergie, vos protéines d’hémoglobine se désintégreront et – pouf ! – vous serez mort. Moi, je serai juste à côté de vous et je ne ressentirai rien, parce que je n’ai pas la même fréquence. Or Brooks pense que ces fréquences forment des groupes correspondant aux races. Il pense qu’ils pourraient régler l’effet Ledbetter sur une action discriminatoire, éliminant ainsi les Asiatiques sans causer le moindre mal aux Blancs, et vice versa.

— Brrr ! Vous parlez d’une arme ! dit Thomas en frissonnant.

— Oui, n’est-ce pas ? Pour l’instant, tout cela n’existe que sur le papier, mais ils veulent faire une expérience sur Mitsui. À ce que j’ai compris, ils n’ont pas l’intention de le tuer, mais ça risque d’être extrêmement dangereux pour Mitsui.

— Frank n’hésitera pas, répliqua Thomas.

— Non, j’en suis sûr, en effet.

Il semblait à Ardmore que ce serait même faire une faveur à Mitsui que de le faire mourir proprement et sans souffrance dans un laboratoire.

— Parlons d’autre chose maintenant. J’ai l’impression que nous pourrions organiser une sorte de service d’espionnage permanent, en utilisant vos amis les itinérants et leurs sources d’information. Voyons cela.

Pendant que les savants mettaient à l’épreuve leurs théories sur la corrélation existant entre les types raciaux et l’effet Ledbetter amélioré, Ardmore eut quelques jours de répit pour envisager l’utilisation, sur le plan militaire, de l’arme mise à sa disposition. Ce répit ne lui servit à rien. Il détenait une arme puissante, certes, plusieurs armes même, car les nouveaux principes découverts par les savants semblaient être aussi riches en possibilités que l’électricité. Selon toute probabilité, si l’armée américaine avait eu à sa disposition, un an plus tôt, les instruments existant actuellement à la Citadelle, les États-Unis n’auraient jamais été vaincus.

Mais six hommes ne peuvent balayer un empire grâce à la force brute. Si cela se révélait nécessaire, l’empereur avait la possibilité d’envoyer six millions d’hommes contre ces six-là. Les hordes de l’empire pourraient même les affronter à mains nues et l’emporter, en agissant à la façon d’une avalanche, pour les enterrer sous une montagne de chair morte. Il fallait une armée à Ardmore pour utiliser ses formidables nouvelles armes. Mais la question était : comment recruter et entraîner une telle armée ?

De toute évidence, les Panasiates n’attendraient pas tranquillement qu’il ait fini d’aller par monts et par vaux rassembler les éléments de son armée. La minutie avec laquelle ils avaient organisé la surveillance policière de la population tout entière indiquait qu’ils avaient bien conscience du risque de révolution et qu’ils n’hésiteraient pas à étouffer la moindre révolte avant qu’elle puisse prendre des proportions inquiétantes pour eux.

Il ne restait plus qu’une organisation clandestine, constituée par les itinérants. Ardmore consulta Thomas sur les possibilités qu’il y aurait de les utiliser à des fins militaires. Thomas secoua aussitôt la tête :

— Vous ne connaissez pas le tempérament itinérant, chef. Il n’y en a pas un sur cent qui se soumettrait à coup sûr à la stricte discipline indispensable à une telle entreprise. À supposer que vous puissiez tous les armer de projecteurs – je ne dis pas que ce soit possible, mais supposons-le – vous n’auriez quand même pas une armée, mais seulement une cohue indisciplinée.

— Ils ne se battraient pas ?

— Oh, si ! Ils se battraient, mais chacun individuellement, et ils feraient un certain carnage, jusqu’à ce que les Jaunes les prennent à revers et leur flanquent du plomb dans l’aile.

— Je me demande si nous pourrions les utiliser comme sources d’information.

— C’est une autre histoire. La plupart d’entre eux pourraient même être utilisés comme espions à leur insu. J’en choisirais une douzaine, pas plus, comme agents de renseignement et je ne leur dirais rien qu’ils n’aient besoin de savoir.

Quelle que soit la façon dont il l’envisageait, Ardmore se rendait compte qu’une utilisation militaire simple et directe des nouvelles armes n’aboutirait à rien. L’attaque de front brutale est bonne pour le général qui a des hommes à sacrifier. Le général Grant pouvait se permettre de dire : “je prendrai ces lignes même si je dois y passer tout l’été”, parce qu’il pouvait perdre trois hommes quand l’ennemi en perdait un, et finir par gagner quand même. Mais cette tactique ne vaut pas pour celui qui ne peut se permettre de perdre un seul de ses hommes. Celui-ci doit user de tromperies, de ruses, de feintes, d’esquives, en remettant sans cesse le combat. C’était exactement ça. Il fallait agir de façon totalement inattendue, de telle sorte que les Panasiates n’aient conscience d’être attaqués qu’au moment où la guerre se serait littéralement abattue sur eux.

Il faudrait quelque chose comme les “cinquièmes colonnes”, celles qui avaient détruit les démocraties européennes de l’intérieur, à cette période tragique de l’histoire qui avait débouché sur l’annihilation de la civilisation européenne. Seulement, ce ne serait plus une cinquième colonne de traîtres, n’ayant d’autre but que de paralyser un pays libre, mais son antithèse, une sixième colonne de patriotes qui auraient le privilège de saper le moral des envahisseurs, de semer en eux l’effroi et le doute. La duplicité, l’art de tromper, voilà quelle était la clé de la situation !


Ardmore se sentit un peu réconforté d’être arrivé à cette conclusion. C’était quelque chose qu’il pouvait comprendre, une tâche bien adaptée à son métier de publicitaire. Il avait essayé de résoudre la chose comme un problème militaire, mais il n’était pas maréchal, et il avait été idiot de prétendre en être un. Son cerveau ne fonctionnait pas comme celui d’un militaire. Cette mission était avant tout une affaire de publicité, une histoire de psychologie des masses. Un de ses anciens patrons, qui lui avait appris le métier, lui répétait souvent : “Avec un budget de publicité convenable, si j’ai carte blanche, je peux vendre des chats morts au ministère de la Santé publique.”

En l’occurrence, il avait carte blanche et la question du budget ne se posait pas. Évidemment, il ne pourrait pas utiliser les journaux et les méthodes habituelles de publicité, mais il trouverait bien un moyen. Le problème était maintenant de repérer les points faibles des Panasiates et de voir comment utiliser contre eux les jouets de Calhoun, jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus et ne demandent qu’à rentrer chez eux au plus vite.

Ardmore n’avait pas encore de plan. Quand un homme a du mal à établir une stratégie, il organise généralement une réunion. C’est ce que fit le major.

Il fit aux autres un résumé de la situation, en y incluant ce que lui avaient appris Thomas et les émissions “éducatives” diffusées à la télévision par les conquérants. Puis il discuta avec eux des moyens mis à leur disposition par la section scientifique et des différentes façons évidentes de les utiliser comme armes de guerre, en insistant sur les effectifs qui seraient nécessaires pour utiliser efficacement ces armes. Quand il eut terminé, il les pria de formuler leurs suggestions.

— Dois-je comprendre, major, commença Calhoun, qu’après nous avoir bien souligné que vous prendriez toutes les décisions d’ordre militaire, vous nous demandez maintenant de le faire pour vous ?

— Pas du tout, colonel. Je continue à être seul responsable de toute décision, mais nous nous trouvons dans une situation militaire sans précédent. N’importe quelle suggestion peut se révéler précieuse. Je ne me flatte pas d’avoir le monopole du bon sens, ni celui des idées originales. J’aimerais que chacun de nous s’attelle à ce problème et soumette sa solution à la critique des autres.

— Vous-même, avez-vous un plan à nous proposer ?

— Je réserve mon intervention pour la fin de cette réunion.

— Très bien, major, dit le docteur Calhoun en se redressant, puisque vous le demandez, je vais vous dire ce qui, selon moi, devrait être fait en la circonstance… D’ailleurs, il n’y a pas d’autre alternative.

“Vous n’ignorez pas la puissance fantastique des forces que j’ai découvertes. (Ardmore remarqua que la bouche de Wilkie se pinçait en l’entendant s’accorder tout le mérite de leurs découvertes communes, mais aucune interruption ne se produisit.) Dans votre résumé, on peut dire que, à tout le moins, vous les avez sous-estimées. Nous avons ici, dans la Citadelle, une douzaine de véhicules légers. En les équipant avec des moteurs du type Calhoun, on peut les faire voler plus rapidement que n’importe quel engin dont dispose l’ennemi. Nous y installerons les plus lourds projecteurs et nous attaquerons. Avec nos armes d’une puissance incroyablement supérieure, nous n’aurons pas à attendre bien longtemps pour mettre l’Empire panasiate à genoux !

Ardmore s’étonna qu’un homme puisse être aveugle à ce point, mais, ne désirant pas contrer lui-même Calhoun, il dit :

— Merci, colonel. Je vous demanderai de me soumettre ce plan par écrit, de façon plus détaillée. En attendant, quelqu’un désire-t-il appuyer ou critiquer la suggestion du colonel ?

Il fit une pause, puis ajouta :

— Allons, voyons, aucun plan n’est parfait. Vous devez au moins avoir quelques détails à préciser ?

Graham se jeta à l’eau :

— Tous les combien comptez-vous revenir manger ?

Avant qu’Ardmore ait pu faire appel à lui, Calhoun riposta :

— Mais enfin, bon sang ! Il ne me semble pas que ce soit le moment de plaisanter !

— Un instant ! protesta Graham. Je ne plaisante pas, je suis extrêmement sérieux. Ça, c’est mon rayon, vous comprenez. Nos véhicules ne sont pas conçus pour voler très longtemps ; or il me semble qu’il faudra plus d’une journée pour reconquérir les États-Unis avec une douzaine d’entre eux, même si nous parvenons à rassembler suffisamment d’hommes pour faire des sorties en permanence. Ce qui suppose que vous devrez regagner la base pour manger.

— Oui, et cela signifie aussi que la base devra soutenir des attaques, intervint Scheer.

— La base pourra être défendue à l’aide d’autres projecteurs, rétorqua Calhoun d’un ton dédaigneux. Major, je demande formellement que nous ne discutions que de questions sérieuses.

Ardmore se frotta le menton et ne dit rien.

Randall Brooks, qui avait écouté tout cela d’un air songeur, sortit un morceau de papier de sa poche et se mit à faire un schéma :

— Je crois que Scheer a soulevé un point important, docteur Calhoun. Si vous voulez bien regarder ceci un instant… Là, à cet endroit, se trouve notre base. Les Panasiates peuvent l’encercler complètement tout en se tenant hors de portée des projecteurs la défendant. La vitesse supérieure de vos véhicules n’aura aucune importance, car l’ennemi disposera certainement d’autant d’appareils qu’il en faudra pour empêcher les nôtres de forcer son blocus. Il est vrai que nos engins seront munis de projecteurs avec lesquels ils pourront combattre, mais ils ne pourront pas se battre contre cent adversaires à la fois et les armes dont dispose l’ennemi sont également puissantes, ne l’oublions pas.

— Ça, c’est sûr, elles sont puissantes ! renchérit Wilkie. Nous ne pouvons pas nous permettre de révéler la position de la base. Avec leurs bombardiers à réaction, ils pourraient rester à mille kilomètres de nous et raser cette montagne jusqu’au sol, si par malheur ils savaient que nous sommes dessous !

— Je n’ai pas l’intention de rester plus longtemps à écouter de pusillanimes imbéciles formuler leurs craintes, dit Calhoun en se levant. Mon plan supposait qu’il y aurait de vrais hommes pour l’exécuter.

Et, avec raideur, le colonel quitta la pièce.

Ardmore fit mine d’ignorer son départ et enchaîna rapidement :

— Les objections faites au plan du colonel Calhoun me semblent s’appliquer pour l’instant à tout projet d’attaque directe. J’en ai envisagé plusieurs et je les ai rejetés à peu de chose près pour les mêmes raisons logistiques, notamment le problème du matériel. Toutefois, il peut en exister un, parfaitement réalisable, qui m’aurait échappé. L’un de vous a-t-il un plan d’attaque directe à suggérer, une méthode qui ne ferait pas courir de risques à nos effectifs ?

Personne ne répondit.

— Très bien. S’il vous en venait une à l’esprit plus tard, ne manquez pas de me la soumettre. Pour ma part, il me semble qu’il nous faut agir de façon détournée. Si nous ne pouvons pas attaquer l’ennemi directement, en tout cas pour l’instant, nous allons devoir l’abuser jusqu’à ce que nous en ayons la possibilité.

— Oui, je saisis, dit le docteur Brooks. Le taureau se fatigue contre la cape sans jamais voir l’épée.

— Exactement. J’aimerais seulement que ce soit aussi facile que ça. Maintenant, l’un de vous a-t-il la moindre idée de comment nous pourrions utiliser ce que nous avons à notre disposition, sans que l’ennemi ne puisse apprendre qui nous sommes, où nous sommes, ou combien nous sommes ? Je vais de ce pas fumer une cigarette, pour vous donner le temps d’y réfléchir.

Ardmore se ravisa :

— N’oubliez pas que nous avons deux réels avantages : l’ennemi n’a, apparemment, pas la moindre idée de notre existence, et nos armes lui sont inconnues et peuvent même lui paraître mystérieuses. Wilkie, n’avez-vous pas dit que l’effet Ledbetter ressemblait à de la magie ?

— Et je le répète, chef ! On peut aisément affirmer que, en dehors des instruments existant dans nos laboratoires, il n’y a aucun moyen au monde de déceler les forces que nous utilisons. On n’a même pas idée qu’elles sont en action. C’est comme si vous essayiez de capter une émission de radio avec la seule aide de vos oreilles !

— C’est bien ce que je disais. Des forces mystérieuses. Comme les Indiens lorsqu’ils virent pour la première fois des Blancs armés de fusils : ils mouraient sans savoir pourquoi ! Pensez-y bien. Sur ce, je me tais et je vous laisse réfléchir.

La première suggestion émana de Graham :

— Major ?

— Oui ?

— Pourquoi ne pas les kidnapper ?

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, votre idée est de les terrifier, n’est-ce pas ? Que penseriez-vous d’un raid surprise, à l’aide de l’effet Ledbetter ? Nous pourrions partir de nuit, dans un des véhicules, et enlever une grosse légume, peut-être même le prince royal. Avec les projecteurs, nous mettons K.O. tous ceux qui se dressent sur notre passage, puis nous n’avons plus qu’à aller cueillir le type.

— Votre opinion, messieurs ? s’enquit Ardmore, qui réservait la sienne.

— Il me semble que c’est à retenir, dit Brooks. Je suggérerais seulement que les projecteurs soient réglés de façon à rendre les gens inconscients pendant quelques heures plutôt que de les tuer. Je crois que l’effet psychologique serait accru s’ils se réveillaient simplement pour découvrir que leur chef a disparu. Avec l’effet Ledbetter, on ne se souvient absolument pas de ce qui s’est passé, comme peuvent en témoigner Wilkie et Mitsui.

— Pourquoi se limiter au prince royal ? voulut savoir Wilkie. Nous pourrions former quatre équipes, nous mettre à deux par véhicule, et opérer peut-être une douzaine de raids en une seule nuit. De cette façon, nous pourrions faire disparaître suffisamment de gros pontes pour causer une vraie perturbation.

— L’idée me paraît bonne, convint Ardmore. Nous risquons de ne pas pouvoir renouveler ces raids. Si, d’un seul coup, nous pouvions causer suffisamment de dégâts dans le gouvernement panasiate, nous parviendrions peut-être à les démoraliser et à engendrer un soulèvement général. Qu’y a-t-il, Mitsui ?

Il avait remarqué que l’Oriental paraissait de plus en plus ennuyé à mesure que le plan se développait.

— Ça ne marchera pas, j’en ai bien peur, dit Mitsui à regret.

— Vous voulez dire que nous ne parviendrons pas à les kidnapper de cette façon ? Êtes-vous au courant de détails que nous ignorons sur leurs mesures de protection ?

— Non, non. Avec une force qui passe à travers les murs et rend un homme inconscient avant même qu’il sache que vous êtes là, je crois que vous parviendrez très bien à les capturer. Mais le résultat ne sera pas celui que vous prévoyez.

— Pourquoi donc ?

— Parce que vous n’y gagnerez aucun avantage. Ils ne supposeront pas que vous gardez leurs chefs prisonniers, ils penseront qu’ils se seront suicidés, et les représailles seront terribles.

C’était un argument purement psychologique, sujet à discussion. Or les Blancs n’arrivaient pas à croire que les Panasiates oseraient se livrer à des représailles si on leur administrait la preuve que leurs chefs vénérés n’étaient pas morts, mais bien entre les mains de ravisseurs. Par ailleurs, ce plan leur offrait un moyen d’action immédiate, et ils brûlaient d’agir. Finalement, Ardmore décida que, faute de mieux, ce plan serait adopté ; mais il le faisait à contrecœur, car quelque chose lui disait qu’il commettait une erreur.

Au cours des jours qui suivirent, tous les efforts se concentrèrent sur l’équipement des véhicules en vue de la mission projetée. Scheer réalisait des prouesses mécaniques herculéennes, travaillant de dix-huit à vingt heures par jour, tandis que les autres s’activaient joyeusement sous sa direction. Calhoun lui-même descendit de ses grands chevaux et consentit à collaborer au raid, mais n’alla cependant pas jusqu’à participer aux tâches “subalternes”. Thomas partit faire une rapide mission de reconnaissance et repéra douze résidences gouvernementales panasiates, bien à l’écart les unes des autres.

Dans l’euphorie résultant du fait d’avoir un plan de campagne, si limité soit-il, Ardmore ne pensa plus qu’il avait précédemment conclu à la nécessité d’une sixième colonne, d’une organisation clandestine ou, du moins, insoupçonnable, pour agir de l’intérieur et démoraliser l’ennemi. Le plan adopté ne s’en approchait pas ; il était essentiellement militaire. Et Ardmore commença à penser qu’il était, sinon un nouveau Napoléon, du moins un Sandino, ou un chef de la Résistance, se glissant dans la nuit pour attaquer les soldats ennemis et disparaissant aussitôt.

Mais c’était Mitsui qui avait raison.

La télévision était continuellement en marche, et tout était enregistré, afin de capter tout ce que les conquérants avaient à diffuser à leurs esclaves. C’était devenu une sorte d’habitude de se réunir dans la salle commune, à huit heures du soir, pour écouter l’émission quotidienne au cours de laquelle les ordres nouveaux étaient communiqués à la population. Ardmore encourageait cette pratique, estimant que cette “séance de haine” était bonne pour le moral des troupes.

Deux nuits avant la date du raid, ils s’étaient réunis comme à l’accoutumée. Le large et laid visage du propagandiste habituel fit bientôt place à celui d’un Panasiate plus âgé, qu’il présenta comme le “céleste gardien de l’ordre et de la paix”. Ce dernier en vint rapidement aux faits. Les fonctionnaires américains d’un gouvernement de province avaient commis le crime hideux de se rebeller contre leurs sages dirigeants ; ils s’étaient emparés de la personne sacrée du gouverneur et l’avaient retenu prisonnier dans son propre palais. Les soldats du Céleste Empereur avaient immédiatement chassé ces insensés profanateurs. Dans la confusion, le gouverneur avait malencontreusement été rejoindre ses ancêtres.

Une période de deuil était prescrite, qui prenait immédiatement effet. On l’inaugurait en permettant aux gens de cette région d’expier les péchés de leurs cousins.

La scène changea et l’on vit apparaître sur l’écran une marée humaine d’hommes, de femmes et d’enfants entassés, parqués derrière des barbelés. Puis la caméra se rapprocha suffisamment pour permettre au personnel de la Citadelle de voir la souffrance indicible peinte sur tous ces visages, les pères réduits à l’impuissance, les mères portant leurs bébés, les enfants qui n’arrivaient même plus à pleurer.

Ils n’eurent pas à contempler ces visages bien longtemps. La caméra poursuivit son travelling, passant au-dessus de cette humanité entassée là, à perte de vue, comme autant d’animaux, puis s’immobilisa en gros plan sur un groupe de prisonniers.

On braqua sur eux le rayon épileptogène et le groupe n’eut alors plus rien d’humain. On aurait dit des dizaines de milliers de poulets monstrueux auxquels on aurait simultanément tordu le cou pour les rejeter ensuite tous ensemble dans un même enclos, mêlant leurs spasmes d’agonie. On voyait des corps bondir en l’air comme des arcs trop tendus, se plier en arrière et briser leurs os et leurs colonnes vertébrales, des mères jeter leurs bébés loin d’elles ou les écraser entre leurs propres mains, avec une force incontrôlable, comme dans un étau.

La scène disparut pour faire de nouveau place au visage placide du dignitaire asiatique. Il annonça, avec un ton de regret, que point ne suffisait d’expier les péchés, il fallait aussi que ce fait regrettable serve de leçon, dans ce cas précis à hauteur d’un Américain sur mille. Mentalement, Ardmore fit un rapide calcul. Cent cinquante mille personnes ! C’était inconcevable.

Mais il fallut bientôt s’en convaincre. De nouveau, la scène changea et montra une rue dans un quartier résidentiel d’une ville américaine. La caméra suivit une escouade de soldats panasiates jusque dans le salon d’une des maisons. Tous les membres de la famille étaient rassemblés autour d’une télévision, figés sur place par ce qu’ils venaient de voir. La mère serrait contre elle une petite fille dont elle essayait de calmer la crise de nerfs. Quand les soldats firent irruption dans la pièce, ces gens parurent plus stupéfaits qu’effrayés. Sans chercher à discuter, le père présenta sa carte ; le chef d’escouade en vérifia le numéro sur une liste, et les soldats s’occupèrent aussitôt de l’homme.

De toute évidence, ils avaient reçu ordre de tuer d’une façon particulièrement affreuse. Ardmore éteint le poste et annonça aussitôt :

— Le raid est annulé. Allez tous vous coucher. Et que chacun de vous prenne un somnifère ce soir. C’est un ordre !

Ils quittèrent immédiatement la pièce sans rien dire. Après leur départ, Ardmore ralluma la télévision et regarda jusqu’à la fin. Puis il resta assis là un long moment, seul, à essayer de redonner un semblant de cohérence à ses pensées. Ceux qui ordonnent des tours de sommeil ne s’y plient jamais eux-mêmes.

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