Postface

Premières armes

Juin 1940 : la Débâcle, en France. L’Europe bascule dans la barbarie nazie.

Juillet 1940 : aux États-Unis, Robert Anson Heinlein se met à sa table de travail.

Sixième Colonne est un roman de l’urgence, écrit par un auteur de science-fiction débutant. L’œuvre porte les stigmates de l’inexpérience et de la hâte. C’est aussi un document historique, écrit un an avant l’attaque japonaise sur Pearl Harbor. Sous une grande plume encore malhabile, une science-fiction moderne, en prise avec le réel, naît dans le fracas de la guerre.


Sixième Colonne (Sixth Column) paraît début 1941, dans la revue de John Wood Campbell, Astounding Science-Fiction (numéros de janvier, février & mars) sous le pseudonyme d’Anson MacDonald[1]. Moins de deux ans après son premier texte publié, Robert Heinlein est déjà reconnu comme l’un des nouvellistes les plus talentueux d’un genre en émergence. Si son apprentissage du métier d’auteur fut bref, sa carrière faillit pourtant s’arrêter de façon abrupte. Invité d’honneur de la troisième Convention Mondiale de Science-Fiction qui se tient à Denver en juillet 1941, Robert Heinlein surprend son auditoire avec un discours hanté par la politique. Il y suggère ce qui pour lui est une évidence : la guerre est inévitable[2]. Il n’écrira “pas beaucoup plus longtemps”, son devoir patriotique primant toutes ses autres responsabilités. C’est un engagement qu’il professe ; la dignité humaine exige de chacun qu’il fasse son devoir et sa part du travail. Peu d’Américains étaient prêts à entendre ces mauvaises nouvelles mais, dans “une période de changements drastiques et soudains de bon nombre des choses qui nous arrivent, les amateurs de science-fiction sont mieux préparés à faire face au futur que les gens ordinaires, parce qu’ils croient au changement[3].

Plus qu’une fin, Sixième Colonne marque une solution de continuité dans le parcours de Robert Heinlein. C’est la dernière fois qu’il écrit sans la conviction qu’il s’agit là de son métier définitif[4]. C’est aussi la dernière fois que “la main de Campbell est assez évidente dans les travaux précoces du plus grand de tous les auteurs de l’Age d’Or[5]. D’ailleurs, l’argument du texte est très largement repris d’une nouvelle de John Campbell, “All[6].


L’acuité du contexte

Dans Sixième Colonne, Robert Heinlein décrit une Amérique du Nord occupée par un improbable régime autoritaire né de la dévoration de l’URSS par la Chine communiste et s’appuyant sur la tradition impériale japonaise. L’envahisseur “Panasiate” traite les américains comme des esclaves et s’évertue à effacer leur culture, jugée primitive. Une poignée de scientifiques et de militaires isolés fonde, à l’aide d’une technologie toute-puissante, une religion sous les autels de laquelle ils préparent la Libération.

Est-ce, sous couvert d’imaginaire, une dénonciation raciste du “péril jaune” ? Il s’agit plutôt d’acuité. Observateur attentif, officier rompu à l’analyse stratégique, Heinlein a tiré les leçons des événements. Après tout, l’invasion de la Mandchourie ne laissait-elle pas entrevoir dès 1931 les prétentions du Japon à l’hégémonie ? Et l’occupation de la France par les troupes d’Hitler, la nécessité pour les États-Unis de s’impliquer ? La Débâcle française fournissait, en temps réel, l’exemple d’un pays puissant soumis au joug de l’envahisseur. Les camps de prisonniers, les travaux forcés, les otages, les exécutions massives que décrit Heinlein renvoient aux horreurs de la guerre en Europe bien plus qu’à la menace japonaise.

Tel est Sixième Colonne : une transposition pure et simple des événements les plus récents de la Seconde Guerre mondiale dans la trame narrative du “All” de Campbell. La fiction joue sur les peurs fondamentales des Américains, dont certaines semblent avoir pour origine un racisme culturel latent[7]. Les occupants ne sont pas au centre de ce texte : celui-ci traite, en fait, des vicissitudes d’un réseau de résistance. Après la guerre, Heinlein reprendra ce thème, épuré – “en fait, il s’agit de n’importe quelle nation conquise à n’importe quel siècle” – dans une nouvelle plus sévère et mieux maîtrisée, “Free Men[8].

La description des Panasiates est archétypale, jouant sur le simplisme propre à la xénophobie. Leur psychologie se réduit à la peur de l’échec. Ils ne semblent connaître qu’une issue à la honte : le suicide d’honneur. C’est ce qui permet à la Résistance de se déployer rapidement en dépit des imprudences répétées de ses “prêtres”, les officiers chargés d’administrer les nouvelles provinces de l’Empire Panasiate préférant se donner la mort plutôt que d’avouer à leurs supérieurs qu’ils ont perdu des prisonniers ou n’ont pu mettre en œuvre une perquisition. Même les envahisseurs de Campbell sont moins caricaturaux : l’Empire global de “All” est résolument respectueux des libertés privées (i.e. sans incidence politique), la liberté de culte n’étant qu’une de celles-là. Venant d’un auteur comme Heinlein, qui a déjà démontré sa capacité à éviter les clichés psychologiques dans ses premières nouvelles, on peut supposer ici une volonté délibérée de dépeindre la tendance à la schématisation des comportements en période de crise. Sans doute Heinlein fait-il aussi la satire de la psychologie sinon américaine, du moins de l’élite blanche anglo-saxonne et protestante (WASP). Il est significatif, chez un écrivain qui sera l’un des tout premiers à mettre en scène des protagonistes de couleur, qu’aucun Noir n’apparaisse dans le roman, où “Blanc” et “Américain” sont pratiquement synonymes.

Un intérêt majeur du texte – à condition de ne pas le lire au premier degré – réside dans sa remise en perspective historique. Dans Sixième Colonne, c’est la géopolitique qui entre en scène. On identifie sans peine les tensions du moment. Il ne faut pas commettre d’anachronisme : loin d’une réaction épidermique à Pearl Harbor ou d’un réflexe patriotique mêlé de racisme, il s’agit d’un avertissement dicté par l’analyse lucide de l’actualité.


Arme absolue et savants fous

L’histoire et la politique ne sont pas les seules cibles de Heinlein. On peut trouver dans le roman les premiers éléments d’une satire de la religion qui aboutira en 1961 dans En Terre étrangère, l’un des chefs-d’œuvre de la science-fiction. Sixième Colonne revêt en outre une dimension scientifique et technologique. C’est même l’une des toutes premières réflexions littéraires sur les conséquences morales et politiques de l’existence d’armes de destruction massive.

En 1934, Campbell avait fait de “All” une ode à une technologie nucléaire encore fantasmatique. L’atome pouvait tout : soigner le cancer, reposer et rassasier les démunis. Tuer aussi, bien sûr, mais de façon presque anecdotique : l’ennemi y est vaincu, psychologiquement et économiquement, lorsque ses monuments sont transmutés en or fin, métal mou leur donnant l’apparence de “mottes de beurre fondant au soleil”.

Pour Heinlein, tout a déjà changé. Entre-temps, il y a eu la découverte de la radio-activité artificielle (Frédéric & Irène Joliot-Curie, 1934) et, surtout, de la désintégration en chaîne de l’uranium (Otto Hahn & Lise Meitner, 1938). Peu de gens, même dans la communauté scientifique, en ont compris la portée. Heinlein, si. En témoigne, s’il était besoin, la brutalité des titres des deux nouvelles qu’il y consacre : “Il arrive que ça saute” (“Blowups Happen”, 1940) et, surtout, “Solution Unsatisfactory” (littéralement, “solution non satisfaisante”, 1941). L’arme absolue, fantasme campbellien et cliché de la science-fiction, est devenue possible. Qui pourra maîtriser cette puissance terrible ? Qui décidera de son emploi ? Après Hiroshima, le thème deviendra obsessionnel chez Robert Heinlein, qui multipliera les articles alarmistes.

Dans Sixième Colonne, l’inventeur de l’arme ne survit pas à sa propre découverte : le “savant fou”, génial et irresponsable, est mort avant le début du livre, emportant avec lui presque toute son équipe – heureux encore que le phénomène déclenché par imprudence n’ait pas été de portée globale ! – et son “héritier” scientifique finira par en faire un usage dément. Mieux : l’officier en charge de la décision ultime, qui choisira de s’en servir avec un discernement pour le moins discutable, est un publicitaire. On se demanderait presque si la dangereuse “Sixième Colonne” du titre n’est pas, en fait, constituée de ces savants œuvrant sans contrôle dans des laboratoires secrets, thème cher à une certaine science-fiction paranoïaque des années 50.


L’inexpérience du roman, les erreurs narratives

Lorsqu’il s’attaque à Sixième Colonne, Robert Heinlein est déjà un nouvelliste confirmé. “Ligne de vie” (“Life-Line”), son premier texte, est paru dans Astounding en août 1939. D’emblée, il fait montre d’un ton et d’un sens de la dynamique narrative qui marqueront durablement le genre et obligeront les auteurs à réinventer une forme d’écriture spécifique. “Si ça arrivait…” (If This Goes On-), novella de janvier 1940, fait partie de son Histoire du Futur. Heinlein y explore des thèmes qui ne sont pas étrangers à Sixième Colonne : l’autocratie fondée sur l’armée et la religion. Avec la nouvelle “Requiem”, publiée le même mois, il donne vie à Delos D. Harriman, l’homme-orchestre de la conquête spatiale, démontrant sa parfaite maîtrise de la psychologie d’un personnage. La forme courte n’a, d’ores et déjà, plus de secrets pour lui. Pourquoi, dès lors, trouve-t-on dans ce roman des défauts narratifs qui ne semblent pas, loin s’en faut, affecter les nouvelles antérieures ?

Roman et nouvelles ne sont pas soumis aux mêmes exigences narratives. Ce qui est en cause, c’est surtout l’inexpérience de la forme longue. Avant la publication de Sixième Colonne, Robert Heinlein s’était essayé au roman en 1937 avec For Us the Living : A Comedy of Customs. Ce texte très immature était l’une des toutes premières excursions dans le domaine de la fiction d’un auteur qui n’avait écrit, jusque là, que des articles politiques. Il avait pris part, aux côtés de son épouse Leslyn, à la campagne d’Upton Sinclair, chef de file du mouvement E.P.I.C.[9] ancré très à gauche, pour le poste de gouverneur de Californie. For Us the Living est un catalogue d’idées politiques directement inspiré du programme de Sinclair, doublé d’un hommage à l’écrivain James Branch Cabell et à la philosophe libertarienne Ayn Rand[10].

Sur le plan littéraire, For Us the Living est un échec. Robert Heinlein s’est toujours formellement opposé à sa publication. Il est regrettable qu’un éditeur en ait pris la responsabilité[11] à titre posthume. Cela nous permet néanmoins de mesurer le chemin parcouru jusqu’à Sixième Colonne, dont les défauts narratifs, hérités de la science-fiction des années 30, sont moins nombreux, quoique réels et même assez grossiers.


La construction linéaire, en tant que telle, n’est pas en cause. On la retrouvera dans la plupart des efficaces romans “jeunesse” écrits par Heinlein dans les années 50. Ce choix peut, de surcroît, se légitimer dans le cadre d’un roman censé illustrer le “long temps” qui s’écoule entre la mise en place d’un réseau de résistance et le renversement de la puissance occupante. Les personnages, en revanche, sont pour la plupart des stéréotypes : le chef-face-à-ses-responsabilités, le savant-imbu-de-sa-personne, le soldat-taciturne-mais-incorruptible, l’intrus-utile-mais-sacrifiable, etc. Leur analyse de la situation militaire et politique est manichéenne. Convaincus de l’absolue justesse de leur combat, ils ne voient dans les actes de l’occupant qu’avidité, mépris et barbarie. De leur point de vue, les Panasiates sont tous identiques, serviteurs interchangeables d’un Empereur prêt à n’importe quelle exaction. Il y a une exception à cette maladresse inattendue dans le traitement des personnages : Thomas, le jeune engagé qui deviendra l’un des piliers de la Résistance.

Seul un personnage très secondaire, Finny, vieil anarchiste perdu au milieu des itinérants[12], perçoit la relativité historique de la situation : “ne commets pas l’erreur de penser que les Panasiates sont mauvais, car c’est faux ; mais ils sont bel et bien différents de nous (…) De mon point de vue, ce sont tout simplement des êtres humains qui ont été dupés par la vieille foutaise de l’État considéré comme puissance ultime”. Comme en écho, le grand voyageur qu’est Robert Heinlein réaffirmera, en 1961, au plus fort de la Guerre Froide : “Le communisme est une religion, une religion extrêmement morale et profondément captivante. La première chose à savoir afin de les comprendre – et du coup de deviner dans quelle direction le vent tournera – est que les communistes ne sont pas mauvais ! Permettez-moi de le répéter, comme une pub : les communistes ne sont pas mauvais ! (…) Des principaux peuples de cette planète, les Russes et les Chinois sont ceux qui nous ressemblent le plus, ceux que j’aime le plus – et c’est une profonde tristesse pour moi que ces peuples doux et au grand cœur soient désignés par la logique de l’histoire pour être nos antagonistes[13].”

Le reproche le plus important que l’on puisse faire à Sixième Colonne est lié à un élément narratif hérité de “All”, l’existence d’une “arme suprême” aux applications illimitées. Ce qui affaiblit l’intrigue, c’est le recours systématique au fabuleux “rayon Ledbetter”. Tour à tour rayon de la mort pour les Panasiates seuls, bouclier impénétrable aux radars autant qu’aux projectiles et instrument d’hypnose, l’arme que possèdent les résistants leur permet de résoudre toutes les difficultés qui se présentent. Sauver des prêtres emprisonnés, défier le Prince jusque dans son lit sont des jeux d’enfant. Jamais Robert Heinlein ne permet au lecteur de soupçonner à quel point cet outil est polyvalent ; la tentative de rationalisation par un jargon pseudo-scientifique (“la forme triphasée de champ électro-gravito-magnétique”, etc.) est pathétique[14]. C’est le “deus ex machina” par excellence.

Bien que l’auteur affirme par la voix de ses personnages que la seule supériorité technologique ne permet pas de gagner la guerre, cette arme infaillible et sélective s’avère la clef de la reconquête. Ainsi, la mise en place de l’intrigue, qui laissait présager un complot aux ramifications multiples, se résout en un massacre aussi massif que complaisant. Tout était gagné d’avance, malgré les efforts de l’auteur pour nous donner l’impression du contraire.


La naissance d’un genre littéraire

Robert Heinlein ne réitérera jamais les erreurs qu’il commet dans Sixième Colonne. Il trouvera les parades narratives qui s’imposent. Les auteurs de science-fiction qui viendront après lui marcheront dans ses pas, usant et abusant des techniques d’écriture qu’il a inventées ou simplement identifiées.

Héritière des aventures échevelées des “dime novels” du XIXe ou simple prétexte aux extrapolations scientifiques plus ou moins rigoureuses voulues, après Jules Verne, par Hugo Gernsback, la science-fiction américaine est longtemps restée obnubilée par le contenu. Sixième Colonne marque en quelque sorte une charnière avec son accession à la maturité littéraire. La nouvelle génération d’auteurs qui se hisse sur les décombres du conflit mondial ne se contente plus d’émerveiller ses lecteurs par son imaginaire débridé. Délivrée de sa naïveté quant à l’omnipotence de la science, la science-fiction revendique désormais une esthétique propre et une exigence stylistique sans cesse croissante. Elle s’affranchit des couvertures racoleuses des “pulps” pour coloniser des supports de plus en plus prestigieux. Elle est, dès lors, jugée selon des critères littéraires plus exigeants.

La mise en place de nouveaux procédés narratifs forge, tout autant que ses paradigmes, une identité à la science-fiction. Elle n’est plus simplement une façon de voir le monde. Elle est une littérature d’un nouveau genre, furieusement contemporaine, nantie d’une double exigence : être subversive, être efficace.

Qu’est Sixième Colonne en définitive, sinon l’une des premières étapes de cette redéfinition ? C’est à ce titre que sa réédition s’imposait. La science-fiction est une littérature collective. Sixième Colonne ne doit pas être envisagée comme l’œuvre hésitante d’un apprenti isolé. C’est la carte d’un pionnier nommé Robert Heinlein qui, après 1941, parcourra encore très, très longtemps, ces terres étrangères…


Ugo Bellagamba & Éric Picholle


Fin
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