2

Au cours des deux semaines qui suivirent, Ardmore fut trop occupé pour s’inquiéter de quoi que ce soit d’autre que sa tâche initiale. Leur mode de fonctionnement était justifié par le fait qu’ils étaient bel et bien une organisation militaire qui finirait par rendre des comptes à l’autorité civile. Il fallait donc se plier, au moins en apparence, aux règlements en vigueur en termes de paperasse, de rapports, de registres, de feuilles de paye, d’inventaires, etc. Au fond de lui-même, Ardmore sentait que c’était une perte de temps absurde, mais, en tant que publicitaire, sa psychologie de comptoir lui suffisait pour savoir intuitivement que l’homme est une créature se nourrissant de symboles. Pour l’instant, ces symboles de l’administration avaient tous de l’importance.

Il se plongea donc dans le manuel des paiements de feu le trésorier, et solda soigneusement les comptes des morts, notant à chaque fois les montants dus aux ayants droit, payables “en monnaie légale des États-Unis”, tout en se demandant avec tristesse si cette formule aurait à nouveau une signification un jour. Mais il s’y tint, et assigna de menues tâches administratives à tout le monde pour que chacun se rende compte indirectement que tout continuait comme auparavant.

Mais cela représentait trop de paperasse pour un seul homme. Ardmore découvrit que Jeff Thomas, l’aide-cuisinier, savait taper à la machine et était doué pour le calcul, et réussit à le convaincre de s’en occuper. Graham se plaignit du surcroît de travail occasionné, mais Ardmore estima que ça lui ferait du bien, qu’il fallait être aiguillonné pour avancer. Ardmore voulait que tous ses subordonnés soient épuisés chaque soir au moment de se coucher.

L’utilité de Thomas était double, car Ardmore, nerveux de nature, avait besoin de quelqu’un à qui parler. Thomas se révéla intelligent et doté d’une vraie qualité d’écoute, et Ardmore se prit à lui parler de plus en plus librement. Il était certes incongru qu’un commandant en chef se confie à un simple soldat, mais Ardmore sentait, d’instinct, que Thomas n’abuserait pas de sa confiance, et il avait besoin de cette détente.

Ce fut Calhoun qui obligea Ardmore à abandonner ses occupations routinières pour porter son attention vers des questions plus difficiles. Le colonel était venu lui demander la permission d’activer l’appareil de Ledbetter, que les trois savants avaient modifié pour répondre à leurs hypothèses, mais il ajouta une question plutôt embarrassante :

— Major Ardmore, pouvez-vous me donner une idée de la façon dont vous comptez utiliser “l’effet Ledbetter” ?

Ardmore l’ignorait, il préféra donc répondre par une autre question :

— Êtes-vous suffisamment près du but pour que cette question soit urgente ? Si c’est le cas, pourriez-vous me résumer vos dernières avancées ?

— Cela me sera difficile, répliqua Calhoun d’un air pontifiant et légèrement supérieur, puisque je n’ai pas le loisir d’utiliser le langage mathématique, qui doit nécessairement être employé pour exprimer ce type de concepts…

— Voyons, colonel, l’interrompit Ardmore, plus irrité qu’il ne voulait l’admettre et gêné par la présence du deuxième classe Thomas. Soit vous savez tuer un homme avec votre appareil, soit vous ne savez pas ; soit vous pouvez spécifier qui vous allez tuer, soit vous ne pouvez pas.

— C’est une simplification outrancière, contesta Calhoun. Cela dit, nos modifications nous permettront probablement de diriger l’effet. Les recherches du docteur Brooks l’ont amené à présupposer une relation asymétrique entre la force mise en action et la vie organique à laquelle on l’applique, si bien que la forme de cette dernière détermine à la fois l’effet causé et les caractéristiques intrinsèques de la force elle-même. Autrement dit, l’effet est fonction de tous les facteurs en cause, que ce soit la forme de vie visée, la force elle-même…

— Ne nous emballons pas, colonel ! Qu’est-ce que cela signifie en tant qu’arme ?

— Cela signifie que vous pouvez diriger cette force sur deux hommes et décider lequel des deux elle devra tuer… à condition de savoir vous en servir, répondit Calhoun avec humeur. Ou, du moins, c’est ce que nous pensons. Wilkie se porte volontaire pour actionner l’appareil, avec des souris comme objectif.

Ardmore leur accorda la permission d’effectuer cette expérience, à condition que toutes les mesures et précautions nécessaires soient prises. Dès que Calhoun fut parti, le major se remit à réfléchir à ce qu’il ferait de cette arme… si elle marchait réellement. Or pour décider de la marche à suivre, il lui fallait des données dont il ne disposait pas. Ce foutu service d’espionnage était indispensable ! Il fallait absolument qu’il sache ce qui se passait dehors !

Impossible de compter sur les scientifiques, bien entendu, ni sur Scheer, dont ils avaient besoin. Graham ? Non. C’était un bon cuisinier, mais il était nerveux, irritable, instable… Bref, le dernier homme à choisir pour une mission dangereuse. Il ne restait donc que lui-même. Il avait été entraîné pour ce genre d’activités ; ce serait donc lui qui partirait.

— Mais vous ne pouvez pas faire ça, major, dit Thomas.

— Hein ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Ardmore avait machinalement exprimé ses pensées à haute voix, comme il en avait pris l’habitude lorsqu’il était seul ou juste avec Thomas, dont la façon d’être poussait Ardmore à tester ses idées sur lui.

— Vous ne pouvez pas abandonner le commandement, major. Non seulement parce que c’est contraire au règlement, mais aussi, si vous me permettez d’exprimer mon opinion, parce que tout ce que vous avez accompli s’effondrera aussitôt.

— Pourquoi donc ? Je ne serai absent que quelques jours.

— On pourrait peut-être tenir quelques jours… Mais je n’en suis pas certain. Qui commanderait en votre absence ?

— Le colonel Calhoun, bien entendu.

— Bien entendu !

Haussant les sourcils, Thomas exprima par sa mine une opinion que la discipline militaire ne lui permettait pas d’énoncer à haute voix. Ardmore savait qu’il avait raison. Il était le premier à penser que, sorti de sa spécialité, Calhoun n’était qu’un vieux fou suffisant, susceptible et vaniteux. Ardmore avait déjà dû intervenir pour réparer les dégâts provoqués par l’arrogance de Calhoun. Scheer ne continuait à travailler pour le colonel que parce qu’Ardmore l’avait calmé en faisant appel à son très grand sens du devoir.

Cette situation lui rappelait la période où il était attaché de presse pour une célèbre évangéliste. Il avait été engagé en tant que directeur des relations publiques, mais il avait passé les deux tiers de son temps à tenter de résoudre les imbroglios provoqués par le mauvais caractère de cette sainte harpie.

— Mais comment pouvez-vous être certain de revenir dans quelques jours ? insista Thomas. C’est une mission extrêmement dangereuse et, si vous êtes tué, personne ici n’est capable de vous remplacer.

— Non, là je vous arrête, Thomas. Aucun homme n’est irremplaçable.

— L’heure n’est pas à la fausse modestie, major. C’est peut-être vrai en règle générale, mais vous savez bien que, dans le cas présent, c’est faux. Nous sommes en nombre extrêmement limité, et vous êtes le seul duquel nous acceptons tous de recevoir des ordres. Et, surtout, vous êtes le seul à qui le docteur Calhoun accepte de se soumettre, parce que vous savez comment le prendre. Personne d’autre ici n’en serait capable, pas plus que Calhoun ne saurait se faire obéir de nous.

— Vous y allez très fort, Thomas.

Thomas ne répondit rien. Ardmore finit par poursuivre :

— Bon, bon… Supposons que vous ayez raison. Je dois absolument avoir des renseignements d’ordre militaire. Comment les obtiendrai-je si je n’y vais pas moi-même ?

Thomas fut un peu lent à répondre. Quand il parla, ce fut pour dire calmement :

— Je pourrais essayer.

— Vous ?

Ardmore regarda son interlocuteur avec une attention nouvelle et se demanda pourquoi il n’avait pas pensé à Thomas. Peut-être parce que rien dans son apparence ne laissait à penser qu’il pourrait mener à bien une telle entreprise… Sans compter que c’était un deuxième classe, et que l’on ne confie pas à un simple soldat une mission dangereuse reposant sur une indépendance totale d’action. Et pourtant…

— Avez-vous déjà fait un travail de ce type ?

— Non, mais mon expérience m’y destine peut-être, d’une certaine façon…

— Ah, oui ! Scheer m’a un peu parlé de vous. Vous étiez vagabond, n’est-ce pas, avant que l’armée ne vous rattrape ?

— Pas vagabond, corrigea gentiment Thomas. Itinérant.

— Excusez-moi… Quelle est la différence ?

— Un vagabond est un déchet, un parasite, un homme qui ne veut pas travailler. Un itinérant est un travailleur qui préfère la liberté à la sécurité. Il travaille pour vivre, mais refuse d’être lié à un cadre de vie spécifique.

— Je vois ! Hmm… Oui, je commence à comprendre pourquoi cela vous prédispose au travail du renseignement. Je suppose qu’il faut une grande faculté d’adaptation et un vrai sens de l’initiative pour arriver à survivre quand on est itinérant. Mais attendez, Thomas… Jusqu’ici, je vous ai pris comme vous veniez, mais j’ai besoin d’en savoir beaucoup plus sur votre compte, si je dois vous confier une mission de cet ordre. Très franchement, vous n’avez pas l’air d’un itinérant !

— Et de quoi ça a l’air, un itinérant ?

— Euh… Bon, bref ! Mais parlez-moi un peu de votre parcours. Comment vous êtes-vous décidé à embrasser la carrière d’itinérant ?

Ardmore se rendit compte que, pour la première fois, il avait réussi à vaincre la réticence naturelle de Thomas. Cherchant ses mots, celui-ci répondit :

— Sans doute parce que la profession d’avocat ne me plaisait pas.

— Quoi ?

— Oui. En fait, après avoir fait mon droit, je me suis tourné vers les ressources humaines. Petit à petit, cela m’a donné envie d’écrire une thèse sur le travail itinérant, et je me suis dit que, pour bien comprendre le sujet, il me fallait vivre dans les mêmes conditions que ces travailleurs.

— Je vois. Et c’est pendant que vous faisiez cette enquête de terrain que l’armée vous a cueilli.

— Oh, non, répliqua Thomas. Je suis itinérant depuis plus de dix ans. Je ne suis jamais revenu. En fait, je me suis aperçu que cette vie me plaisait.


Les détails furent rapidement réglés. Thomas ne voulait pas d’autre équipement que les vêtements qu’il portait lorsqu’il était arrivé par hasard à la Citadelle. Ardmore avait suggéré un sac de couchage, mais Thomas refusait catégoriquement. “Ça ne colle pas avec mon personnage”, avait-il expliqué. “Je n’ai jamais été trimardeur. Les trimardeurs sont sales, et un itinérant digne de ce nom ne les fréquente pas. Tout ce que je veux, c’est avoir un bon repas dans le ventre et un peu d’argent dans ma poche.”

Les instructions que lui donna Ardmore étaient très générales.

— Presque tout ce que vous verrez ou entendrez sera des données à analyser pour moi, lui dit-il. Couvrez le plus de terrain possible, et tentez d’être de retour ici dans une semaine. Si vous disparaissez plus longtemps que ça, j’en déduirai que vous êtes mort ou prisonnier et j’essayerai un autre plan.

“Tentez de trouver un moyen d’établir une organisation qui nous renseignerait de façon permanente. Je ne peux pas vous donner d’indications plus précises sur ce que vous devez rechercher dans ce domaine, mais gardez cet objectif en tête. Pour ce qui est des détails, tout ce qui concerne les Panasiates m’intéresse. Comment ils sont armés, de quelle façon ils contrôlent les territoires occupés, où se trouvent leurs quartiers généraux, en particulier le gouvernement central, et, si vous arrivez à faire une estimation de ce genre, combien ils sont et comment ils sont répartis. Il y aurait de quoi vous occuper au moins pendant un an. Soyez quand même de retour dans une semaine.

Ardmore montra à Thomas comment faire fonctionner une des portes extérieures de la Citadelle : deux mesures de Yankee Doodle brusquement interrompues, et une porte apparaissait dans ce qui semblait n’être qu’une muraille rocheuse. C’était à la fois très simple et totalement étranger au mode de pensée asiatique. Ardmore souhaita bonne chance à Thomas et lui serra la main.

C’est ainsi qu’il s’aperçut que ce dernier lui réservait encore une surprise : ce dernier lui serra la main à la façon des Dekes, la fraternité à laquelle Ardmore lui-même appartenait quand il était étudiant ! Il resta un moment devant le portail, pensif, occupé à revoir ses préjugés.

Quand il se retourna, il trouva Calhoun derrière lui. Il avait l’impression d’être un petit garçon surpris en train de voler de la confiture.

— Oh, bonjour, docteur, dit-il vivement.

— Mes respects, major, répondit posément Calhoun. Puis-je m’informer de ce qui se passe ?

— Certainement. J’ai envoyé le lieutenant Thomas en mission de reconnaissance.

— Lieutenant ?

— Affectation temporaire. Étant obligé de lui confier un travail qui n’est pas du ressort d’un simple soldat, j’ai trouvé plus expédient de lui attribuer le grade et la solde qui convenaient à sa nouvelle fonction.

Calhoun n’insista pas davantage sur ce point, mais demanda, toujours sur le même ton de léger reproche :

— Vous êtes bien conscient, j’imagine, que le fait d’envoyer quelqu’un à l’extérieur nous fait courir à tous un risque grave ? Je suis un peu surpris que vous ayez pris une telle décision sans nous consulter au préalable.

— Je suis navré que vous le preniez ainsi, colonel, répondit Ardmore, se forçant à adopter un ton conciliant, mais, quoi qu’il arrive, c’est à moi de décider en dernier ressort, et il est essentiel pour notre mission que vous ne soyez détournés de vos recherches cruciales sous aucun prétexte. Avez-vous procédé à votre expérience ? poursuivit-il rapidement.

— Oui.

— Et alors ?

— Résultat positif. Les souris sont mortes.

— Et Wilkie ?

— Oh ! Wilkie est indemne, naturellement, comme je l’avais prédit.


Jefferson Thomas, diplômé avec mention très bien de l’université de Californie et titulaire d’une maîtrise de droit de l’université d’Harvard, itinérant professionnel, soldat de deuxième classe et aide-cuisinier, et maintenant lieutenant à titre temporaire détaché au service du renseignement de l’armée des États-Unis, fut surpris par l’obscurité, et passa sa première nuit à la belle étoile, à grelotter sur un lit d’aiguilles de pin. Tôt le lendemain matin, il repéra une ferme.

Les occupants lui donnèrent à manger, mais se montrèrent impatients de le voir repartir.

— On ne peut jamais savoir quand un de ces païens va venir fourrer son nez ici, s’excusa son hôte, et je ne peux pas me permettre d’être arrêté pour avoir hébergé des réfugiés. Je dois penser à ma femme et à mes enfants.

Le fermier raccompagna quand même Thomas jusqu’à la route en bavardant, sa loquacité naturelle l’emportant sur la prudence. Il semblait prendre un plaisir sinistre à déplorer la catastrophe.

— Dieu seul sait ce qui attend mes enfants. Parfois, la nuit, il m’arrive de penser que le mieux serait de mettre fin à leurs peines. Mais Jessie, ma femme, dit que c’est un péché honteux de parler ainsi, et que le Seigneur remettra tout en ordre quand bon Lui semblera. C’est possible… Mais ce n’est pas rendre service à un enfant que de l’élever à devenir l’esclave de ces singes ! dit-il en crachant parterre. Ce n’est pas un comportement d’Américain.

— Vous disiez que c’est un délit d’héberger des réfugiés ?

— Mais d’où vous sortez, l’ami ? demanda le fermier éberlué.

— De la montagne. Je n’ai encore vu aucun de ces saligauds.

— Ça va pas tarder. Mais, alors, vous n’avez pas de numéro ? Vous feriez mieux d’en obtenir un… Oh ! et puis non, ça ne vous avancerait à rien d’autre qu’à finir dans un camp de travail…

— Un numéro ?

— Un numéro de matricule. Comme celui-ci.

L’homme sortit de sa poche une carte plastifiée et la montra à Thomas. On y voyait une photographie du fermier, mauvaise mais reconnaissable, ses empreintes digitales et tous les renseignements concernant sa profession, sa situation de famille, son adresse, etc. Le haut de la carte comportait un long numéro à tirets. De son doigt de travailleur, le fermier le détailla :

— La première partie, c’est mon matricule. Ça signifie que j’ai la permission de l’empereur de rester en vie, et de profiter de l’air et du soleil, ajouta-t-il avec amertume. La seconde partie, c’est mon numéro de classification. Il indique où j’habite et ce que je fais. Si je veux franchir la limite du comté, il faut que je le fasse changer. Si je veux me rendre dans une autre ville que celle qui m’a été assignée pour y faire mes affaires, je dois demander une permission spéciale de vingt-quatre heures. Franchement, je vous le demande : est-ce une façon de vivre ?

— Pas à mon sens, convint Thomas. Bon, je crois qu’il vaut mieux que je parte avant de vous causer des problèmes. Merci pour le petit déjeuner.

— Y a pas de quoi. C’est la moindre des choses de rendre service à un compatriote, par les temps qui courent.

Thomas se remit immédiatement en route, ne voulant pas laisser deviner au généreux fermier combien il avait été ému de le voir réduit à une pareille dégradation. Ce que sous-entendait cette carte d’immatriculation blessait bien plus son âme éprise de liberté que la notion abstraite de la défaite des États-Unis.

Au cours des deux ou trois jours qui suivirent, Thomas se déplaça lentement, évitant les villes jusqu’à ce qu’il ait une connaissance suffisante des nouvelles règles en vigueur pour pouvoir s’y risquer sans attirer l’attention. Il désirait le faire aussi vite que possible, pour pouvoir fureter, lire les panneaux d’affichage et avoir l’occasion de parler à des personnes autorisées à voyager pour affaires. S’il ne s’agissait que de sa sécurité personnelle, Thomas n’aurait pas hésité à s’aventurer sans carte d’immatriculation dans une ville, mais il n’oubliait pas la recommandation d’Ardmore : “Votre devoir primordial est de revenir ! Ne jouez pas les héros et ne prenez aucun risque inutile, et surtout, revenez !

Les villes devraient encore attendre.


Thomas s’approchait des villes la nuit, évitant les patrouilles comme il évitait jadis la police ferroviaire. Au cours de la seconde nuit, il atteignit le premier objectif qu’il s’était fixé : une communauté itinérante. Elle se situait à l’endroit exact dont il avait conservé le souvenir depuis ses précédents passages dans la région. Il faillit pourtant la rater, car l’inévitable feu de camp avait été dissimulé sous un vieux bidon d’huile transformé en fourneau de fortune, ce qui lui évitait d’être repéré.

Thomas prit place dans le cercle, sans mot dire, comme le voulait l’usage, et attendit que les autres l’examinent.

Bientôt, une voix dit d’un ton plaintif :

— C’est Gentleman Jeff, les potes. Boudiou, Jeff, ce que tu m’as foutu la trouille ! J’ai cru que t’étais un Chinetoque. Qu’est-ce que tu deviens ?

— Pas grand-chose. Je fais profil bas.

— On en est tous là, maintenant ! répondit la voix. Quoi que tu essaies, il y a toujours un de ces bridés…

L’homme se lança dans une série d’appréciations sur les ancêtres des Panasiates et leurs préférences intimes, qu’il ne connaissait certainement pas de source sûre.

— Laisse tomber, Moe, ordonna une autre voix. Dis-nous les nouvelles, Jeff.

— Désolé, répondit celui-ci, mais je me suis planqué dans la montagne pour éviter l’armée, et j’ai rien fait d’autre que de la pêche.

— T’aurais mieux fait d’y rester. Partout, ça va mal. Personne n’ose plus engager, même pour une journée, un type qui n’est pas immatriculé. Toute ton énergie, tu la perds à éviter les camps de travail. À côté de ça, la chasse aux communistes, c’était de la petite bière !

— Parle-moi un peu de ces camps de travail, dit Thomas. Un jour, j’aurai peut-être tellement faim que j’y ferai un petit stage…

— Tu peux pas savoir. Personne ne peut avoir faim au point de risquer ça !

La voix marqua un temps d’arrêt, comme si l’homme réfléchissait à cette sinistre perspective.

— Tu connaissais le petit gars de Seattle ?

— Je crois bien. Un petit type qui louchait, habile de ses mains ?

— Oui, c’est ça. Il a été dans un camp de travail, pendant une semaine peut-être, puis il en est ressorti. Il a pas pu nous dire comment, parce qu’il avait perdu la boule. Je l’ai vu, la nuit où il a clamsé. Son corps n’était qu’une plaie. Il a dû faire une septicémie.

Il se tut un moment avant d’ajouter d’un ton pensif :

— Il puait terriblement.

Thomas aurait préféré passer à autre chose, mais il avait besoin d’en savoir plus :

— Qui envoie-t-on dans ces camps ?

— Tout homme de plus de quatorze ans sans emploi approuvé, tous les militaires qui ont survécu à la débâcle, et tous ceux qui se font piquer sans carte d’immatriculation.

— C’est le bout de l’iceberg, ajouta Moe. Si tu voyais ce qu’ils font des femmes sans emploi… Tiens, l’autre jour, une brave vieille qui m’a donné un coup de main ; elle m’a dit que sa nièce était institutrice et que les Chinetoques veulent plus d’écoles ni de profs américains. Quand elle a été chercher sa carte d’immatriculation, ils l’ont…

— Ta gueule, Moe. Tu parles trop.


Thomas n’obtenait que des renseignements décousus, fragmentaires, d’autant plus qu’il pouvait rarement poser des questions directes sur les choses qu’il voulait vraiment savoir. Néanmoins, il finit, peu à peu, par se représenter un peuple totalement et systématiquement réduit en esclavage, une nation aussi impuissante qu’un homme complètement paralysé, avec un système de défense détruit et des moyens de communication entièrement aux mains de l’envahisseur.

Partout, il sentait bouillir le ressentiment et un ardent désir de lutter contre la tyrannie, mais tous ces gens manquaient de directives, de coordination et, surtout, d’armes un tant soit peu modernes. Une rébellion sporadique était aussi vaine que l’agitation d’une fourmilière attaquée. Certes, on pouvait tuer des Panasiates, et beaucoup d’hommes étaient prêts à tirer à vue, même avec la certitude d’y laisser leur propre vie, mais ils avaient les mains liées par la certitude encore plus grande que leur geste provoquerait de terribles représailles contre les leurs. Comme pour les juifs en Allemagne, avant la fin de l’Europe, la bravoure ne suffisait pas, car les tyrans feraient payer le moindre acte violent de façon totalement disproportionnée à d’autres hommes, femmes et enfants.

Ce qui perturbait Thomas encore plus que toutes les souffrances dont on lui parlait et dont il était témoin, c’était d’apprendre que des mesures étaient prises pour éliminer totalement la culture américaine. Les écoles étaient fermées, rien ne pouvait être imprimé en anglais, et l’on commençait à entrevoir l’époque, au bout d’une génération peut-être, où cette langue ne serait plus qu’un patois d’illettrés, utilisé seulement par des serfs incultes qui seraient incapables de se révolter, privés de tout moyen de communication à grande échelle.

Il était impossible de faire une estimation rationnelle du nombre d’Asiatiques se trouvant sur le territoire des États-Unis. On racontait que des transports de troupe acheminaient quotidiennement sur la côte Ouest des milliers de fonctionnaires, dont la plupart avaient déjà fait leurs preuves lors de l’assimilation de l’Inde. Il était difficile de dire s’ils venaient grossir les forces armées qui avaient conquis et régentaient maintenant le pays, mais il était clair qu’ils allaient se substituer aux quelques employés blancs aidant actuellement l’administration civile sous la menace d’une arme. Quand le peu de fonctionnaires blancs restants serait “éliminé”, il deviendrait encore bien plus difficile d’organiser une résistance.


C’est dans une communauté itinérante que Thomas trouva le moyen d’entrer dans les villes.

Finny, au nom de famille inconnu, n’était pas à proprement parler un chevalier de la route, mais un homme qui avait cherché refuge parmi les itinérants et qui les payait en mettant son talent à leur service. C’était un vieil anarchiste qui avait servi son idéal de liberté en fabriquant des billets de banque d’excellente qualité, sans se préoccuper d’en demander l’autorisation au Trésor. Certains disaient que son vrai nom était Phineas, d’autres reliaient son surnom à son habitude de produire des billets de cinq dollars : “assez gros pour être utiles, mais pas assez pour éveiller les soupçons.”

À la requête d’un des itinérants, il fit une carte d’immatriculation pour Thomas. Tandis que ce dernier le regardait travailler, Finny lui disait :

— C’est surtout le numéro d’immatriculation qui compte. Pratiquement aucun des Asiatiques que tu croiseras ne lit l’anglais, donc peu importe ce que nous inscrirons sur cette carte. “Il était une bergère…” ferait probablement l’affaire. C’est pareil pour la photo. Pour eux, tous les Blancs se ressemblent.

Il prit dans ses affaires une poignée de photographies et les approcha de ses lunettes aux verres épais :

— Tiens ! Choisis-en une qui te correspond vaguement et on l’utilisera. Maintenant, pour ce qui est du matricule…

Les mains du vieil homme semblaient agitées d’un tremblement sénile, mais elles devinrent extraordinairement assurées quand, à l’aide d’encre de Chine, il imita sur la carte des caractères imprimés. Et pourtant, il le faisait sans l’équipement nécessaire, avec les moyens les plus primitifs. Thomas comprenait pourquoi les chefs-d’œuvre du vieil artiste avaient fait le désespoir des employés de banque.

— Voilà ! annonça-t-il. Je t’ai donné un matricule indiquant que tu as eu ta carte dès les premiers temps, et un numéro de classification te permettant de voyager. Il spécifie également que tu es physiquement inapte au travail manuel et que tu as la permission de faire le colporteur ou de mendier. À leurs yeux, c’est kif-kif.

— Merci mille fois, dit Thomas. Au fait, euh… Combien je vous dois ?

La réaction de Finny donna à Thomas l’impression d’avoir proféré une injure.

— Ne parle pas d’argent, fiston ! L’argent est un mal en soi, car c’est lui qui permet à l’homme de réduire son frère en esclavage.

— Je vous demande pardon, dit Thomas avec sincérité. Mais je voudrais quand même pouvoir faire quelque chose pour vous.

— Ça, c’est différent. Aide tes frères chaque fois que tu le pourras, et l’aide te viendra quand tu en auras besoin.

Thomas trouvait la philosophie du vieil anarchiste confuse et irréaliste, mais il passa un long moment à le faire parler, car il n’avait encore jamais rencontré personne qui en savait autant sur les Panasiates. Finny semblait ne pas les craindre, et être sûr de pouvoir se débrouiller avec eux quand ce serait nécessaire. De tous les gens que Thomas avait vus depuis la débâcle, Finny semblait être le moins perturbé par le changement. En fait, il n’éprouvait même aucun sentiment de haine ou d’amertume. À priori, cela semblait incompréhensible de la part d’un homme au cœur aussi généreux que Finny, mais Thomas se rendit compte que, comme cet anarchiste voyait tous les gouvernements comme mauvais et tous les hommes comme ses frères stricto sensu, l’occupation ne représentait pour lui qu’un degré de plus du même mal. Aux yeux de Finny, les Panasiates n’étaient pas haïssables ; c’étaient simplement des esprits plus égarés que les autres, dont les excès étaient déplorables.

Thomas ne voyait pas les choses avec un détachement aussi olympien. Les Panasiates massacraient et opprimaient un peuple naguère libre, “jusqu’à ce que le dernier d’entre eux ait retraversé le Pacifique, se disait-il, il n’est de bons Panasiates que les Panasiates morts. Si l’Asie est surpeuplée, ils n’ont qu’à pratiquer le contrôle des naissances !”

Néanmoins, le détachement de Finny et son absence d’animosité permirent à Thomas de mieux apprécier la nature du problème.

— Ne commets pas l’erreur de penser que les Panasiates sont mauvais, car c’est faux ; mais ils sont bel et bien différents de nous. Derrière leur arrogance se dissimule un complexe d’infériorité raciale, une paranoïa collective, qui les incite à se prouver, en nous le démontrant, qu’un Jaune vaut bien un Blanc, et vaut même beaucoup plus. Ils tiennent aux marques extérieures de respect, plus qu’à n’importe quoi au monde. N’oublie jamais ça, fiston.

— Mais pourquoi feraient-ils un complexe d’infériorité par rapport à nous ? Il y a plus de deux générations que nous n’avons eu aucun contact avec eux… depuis l’acte de Non-Ingérence.

— Penses-tu qu’une race entière ait la mémoire si courte ? Tout cela remonte au XIXe siècle. Te souviens-tu que deux dignitaires japonais avaient été forcés à se suicider pour l’honneur, afin de réparer un affront fait au Commodore Perry lorsqu’il négocia les relations commerciales avec le Japon ? Aujourd’hui, ces deux morts sont vengées par la mort de milliers de dignitaires américains.

— Mais les Panasiates ne sont pas des japonais.

— Non, et ce ne sont pas non plus des Chinois. C’est un mélange de races, puissant, fier, et fécond. Du point de vue américain, ils ont les vices des deux races sans les vertus d’aucune. Mais, de mon point de vue, ce sont simplement des êtres humains qui ont été dupés par la vieille foutaise de l’État considéré comme puissance ultime. Ich habe einen Kameraden. Une fois que tu as saisi la nature de…

Finny se lança dans une longue dissertation où intervenaient Rousseau, Rocker, Thoreau, et d’autres encore. Thomas trouva son discours exaltant, mais peu convaincant.

Néanmoins, cette discussion avec Finny lui fut très utile pour comprendre ce qu’ils allaient devoir affronter. L’acte de Non-Ingérence avait empêché les Américains d’apprendre quoi que ce soit d’important sur leur ennemi. Le front de Thomas se plissa tandis qu’il cherchait à se remémorer ce qu’il savait sur ce point.

À l’époque où il avait été voté, l’acte de Non-Ingérence n’avait guère été qu’une reconnaissance légale d’un état de fait. La soviétisation de l’Asie en avait chassé les Occidentaux, et tout particulièrement les Américains, bien plus efficacement que n’aurait pu le faire n’importe quelle décision du Congrès. Thomas restait totalement perplexe quant aux obscures raisons qui avaient pu, à l’époque, inciter le Parlement à penser que les États-Unis feraient preuve de dignité en entérinant officiellement ce qui avait déjà été mis en place concrètement par les communistes. Cela sentait la politique de l’autruche. Le Congrès avait sans doute estimé plus économique d’agir comme si l’Asie rouge n’existait pas, plutôt que de lui faire la guerre.

Pendant plus d’un demi-siècle, cette politique avait semblé justifiée : il n’y avait pas eu de guerre. Les partisans de cette mesure avaient affirmé que, même pour l’URSS, la Chine était un gros morceau à digérer, et que tant que cette digestion ne serait pas terminée, les États-Unis n’avaient pas à redouter de guerre. Ils avaient eu raison sur ce point, mais l’acte de Non-Ingérence avait eu une conséquence inattendue : l’Amérique avait le dos tourné lorsque ce fut en fait la Chine qui digéra la Russie, et les États-Unis furent confrontés à un système encore plus étranger aux esprits occidentaux que le régime soviétique auquel il s’était substitué.


Fort de sa fausse carte d’immatriculation et de la recommandation de Finny de se montrer servile devant l’envahisseur, Thomas se risqua dans une ville de moyenne importance. La qualité du travail de Finny fut presque immédiatement mise à l’épreuve.

Thomas s’était arrêté au coin d’une rue pour lire un avis sur un panneau : ordre était donné à tous les Américains d’être devant leur télévision chaque soir à huit heures pour y recevoir les instructions que les vainqueurs pourraient avoir à leur donner. Ce n’était pas nouveau. Cette mesure était déjà effective depuis plusieurs jours, et Thomas en avait entendu parler. Il allait continuer son chemin, quand il reçut sur les omoplates un coup cinglant. Il se retourna vivement et se trouva face à un Panasiate portant l’uniforme vert de l’administration civile, et tenant une cravache à la main.

— Dégage de là, garçon !

L’homme parlait en anglais, mais d’une voix chantante dépourvue de l’accentuation habituelle des Américains.

Thomas sauta dans le caniveau. “Ils aiment regarder vers le bas, pas vers le haut”, pensa-t-il. Il joignit les mains dans l’attitude requise et, baissant la tête, il dit :

— Le maître parle, le serviteur obéit.

— C’est mieux ! reprit l’Asiatique, paraissant s’adoucir quelque peu. Ton ticket.

L’accent de l’homme n’était pas mauvais, mais Thomas ne comprit pas immédiatement, peut-être à cause du choc émotionnel qu’il éprouvait à cette expérience du rôle d’esclave, qui dépassait toutes ses appréhensions. Dire qu’il enrageait intérieurement serait plus qu’en dessous de la vérité.

La cravache lui fouetta le visage :

— Ton ticket !

Thomas exhiba sa carte d’immatriculation. Le temps que l’Oriental mit à l’examiner lui permit de reprendre un peu son sang-froid. Sur le moment, il lui importait peu que la contrefaçon soit découverte. Si ça tournait mal, il massacrerait cet homme de ses propres mains !

Mais la carte passa le test. L’Asiatique la lui restitua à contrecœur et poursuivit sa route, avec un air important, sans se douter qu’il venait de frôler la mort.

Thomas ne tarda pas à se rendre compte qu’il y avait peu de choses à découvrir en ville qu’il n’ait déjà appris par ouï-dire dans les communautés. Il put faire sa propre estimation de la proportion de dominants par rapport aux dominés, et constater que les écoles étaient fermées et les journaux disparus. Il nota cependant avec intérêt que les services religieux avaient toujours lieu, bien que tout autre rassemblement de Blancs soit formellement interdit.

Mais ce fut surtout la vue de tous ces visages inexpressifs, figés, et de tous ces enfants sans gaieté, qui tortura Thomas et l’incita à dormir dans les communautés plutôt qu’en ville.

Dans un de ces refuges d’itinérants, Thomas rencontra un vieil ami à lui. Frank Roosevelt Mitsui était aussi américain que Benjamin Franklin et bien plus que cet aristocrate anglais de George Washington. Son grand-père avait amené sa grand-mère, mi-Chinoise, mi-vahiné, d’Honolulu à Los Angeles, où il s’était établi comme pépiniériste et avait fait pousser des fleurs, des plantes et des petits enfants jaunes qui ne se souciaient pas plus des Chinois que des Japonais.

Le père de Frank avait rencontré sa mère, Thelma Wang, d’origine chinoise, mais principalement occidentale, au Club international de l’université de Californie du Sud. Il l’emmena à Imperial Valley et l’installa dans une belle petite ferme au prix d’un bel emprunt, qui diminua à mesure que Frank grandissait.

Pendant trois saisons, Jeff Thomas avait récolté des laitues et des melons d’hiver pour Frank Mitsui et il le considérait comme un bon patron. Il était devenu presque intime avec son employeur à cause de l’affection qu’il éprouvait pour sa ribambelle d’enfants mats, qui représentaient la plus importante production de Frank. Mais en découvrant soudain ce visage jaune et plat dans une communauté, le sang de Thomas ne fit qu’un tour, et il faillit ne pas reconnaître son vieil ami.

Cette rencontre le mettait mal à l’aise. Même s’il connaissait très bien Frank, Thomas n’était pas d’humeur à faire confiance à un Oriental. Mais le regard de Frank était éloquent. Il reflétait une souffrance encore plus intense que celle que Thomas avait vue dans les yeux des hommes blancs, et qui ne s’atténua pas même quand Mitsui sourit en lui serrant la main.

— Ça alors, Frank, improvisa bêtement Jeff, si je m’attendais à te trouver ici… J’aurais cru que tu supporterais très bien le nouveau régime…

Mitsui eut l’air encore plus malheureux, et il parut avoir peine à trouver ses mots. Un des autres itinérants intervint :

— Sois pas idiot, Jeff. Tu sais donc pas ce qu’ils ont fait aux gens comme Frank ?

— Non.

— Eh bien, vois-tu, vous êtes tous les deux en cavale. S’ils te prennent, toi, c’est le camp de travail. Mais s’ils le prennent, lui, rideau. Ils le tueront immédiatement.

— Ah ! Mais qu’est-ce que tu as fait, Frank ?

Mitsui secoua tristement la tête.

— Il n’a rien fait, poursuivit l’autre. Mais l’Empire n’a pas besoin d’Asiatiques américanisés, alors il les liquide.

C’était très simple. Les Japonais, Chinois et autres Asiatiques de la côte Ouest, et particulièrement les métis, ne rentraient ni dans la catégorie des esclaves, ni dans celle des maîtres. Ils représentaient un danger pour la stabilité du nouveau régime. Selon la plus froide logique, ils étaient donc systématiquement pourchassés et tués.

Thomas écouta l’histoire de Frank :

— Quand je suis revenu à la maison, ils étaient morts… Tous. Ma petite Shirley, Junior, Jimmy, le bébé… Et Alice.

Mitsui enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer. Alice était sa femme. Thomas la revoyait encore, une femme robuste, mate, en salopette et chapeau de paille, parlant peu, mais souriant beaucoup.

— Tout d’abord, j’ai voulu me tuer, poursuivit Mitsui quand il eut suffisamment recouvré son calme. Puis j’ai compris que j’avais mieux à faire. Je suis resté caché deux jours dans un fossé d’irrigation, et puis j’ai gagné la montagne. Là, je suis tombé sur des Blancs qui ont failli me tuer avant de que je n’arrive à les convaincre que j’étais de leur côté.

Thomas comprenait leur réaction, et ne savait pas trop quoi dire. De part et d’autre, Frank était un paria. Pour lui, il n’y avait pas d’espoir.

— Qu’as-tu l’intention de faire, maintenant, Frank ?

La volonté de vivre anima de nouveau le visage de l’homme :

— C’est pour ça que je refuse de mourir ! J’en aurai dix pour chacun d’eux, dit-il en comptant sur ses doigts mats. Dix de ces démons pour chacun de mes enfants. Et vingt pour Alice. Puis peut-être encore dix pour moi-même et, alors, je pourrai mourir.

— Hmm. Et la chasse a été bonne ?

— J’en ai eu treize pour l’instant. Je progresse lentement, car je dois être très prudent, pour ne pas être tué avant d’avoir fini.

Thomas se mit à réfléchir, et tenta d’intégrer cette nouvelle donnée à son propre but. Une pareille détermination pouvait être utile, si elle était bien dirigée. Ce ne fut cependant que plusieurs heures plus tard qu’il aborda de nouveau Mitsui.

— Est-ce que ça te plairait, demanda-t-il avec douceur, d’augmenter ton tarif de dix à mille pour chacun de tes enfants, et deux mille pour Alice ?

Загрузка...