7

“Allô ? Allô ? Jeff, vous êtes là ? Vous m’entendez ?

— Oui, je vous entends, major. Ne criez pas.

— J’aurais préféré que ces satanés appareils soient équipés comme des téléphones ordinaires. J’aime voir l’homme à qui je parle.

— Si c’étaient des téléphones ordinaires, nos petits copains asiatiques pourraient nous écouter. Pourquoi ne demandez-vous pas à Bob et au colonel d’ajouter un circuit de vision ? Je suis sûr qu’ils en sont capables.

— Bob l’a déjà fait, Jeff, mais Scheer a tellement de travail pour préparer des appareils pour l’installation des autels que je n’ose pas lui demander de s’en occuper en plus. Croyez-vous que vous pourriez recruter des assistants pour Scheer ? Un ou deux mécaniciens et un technicien radio ? La branche fabrication de notre entreprise prend une telle extension que Scheer ne va pas tarder à craquer à force d’être surmené. Chaque nuit, je suis obligé de lui donner l’ordre de se mettre au lit.

Thomas réfléchit.

— J’ai un homme qui pourrait peut-être convenir. Il était horloger.

— Un horloger ? Épatant !

— Je n’en sais trop rien. Il est un peu piqué. Toute sa famille a été massacrée. Un cas très triste, presque autant que celui de Frank Mitsui. Au fait, que devient Frank ? Est-ce qu’il va un peu mieux ?

— J’en ai l’impression. Évidemment, pas au fond de lui-même, mais il a l’air d’aimer son travail. Il s’occupe de la cuisine tout en vous remplaçant auprès de moi, en qualité de secrétaire.

— Saluez-le pour moi.

— Entendu. Maintenant, en ce qui concerne cet horloger… Vous n’avez pas besoin de vous montrer aussi prudent dans le recrutement du personnel destiné à la Citadelle que dans celui de nos agents de terrain, puisque ceux qui entrent à la Citadelle n’en ressortent plus.

— Je le sais, patron. Quand je vous ai envoyé Estelle Devens, je ne l’ai soumise à aucun test spécial. Bien entendu, je n’aurais pas pris sur moi de le faire si elle n’avait pas été sur le point d’être expédiée dans une maison close de l’autre côté du Pacifique.

— Vous avez très bien fait. Estelle a de grandes qualités. Elle aide Frank à la cuisine, elle coud les robes avec Graham, et Bob Wilkie l’instruit pour en faire une opératrice de para-radio…

Ardmore gloussa.

— Et la libido refait surface. J’ai l’impression qu’il en pince pour elle.

La voix de Thomas se fit grave :

— Qu’en pensez-vous, major ? Cela risque-t-il de tout mettre en péril ?

— Je ne pense pas. Bob est un gentleman et Estelle une fille extrêmement sérieuse. Si des nécessités d’ordre biologique commencent à les gêner dans leur travail, je n’aurai qu’à les marier en ma qualité de grand prêtre du prodigieux dieu Mota !

— Bob ne marchera pas. Il est un peu puritain, vous savez.

— Bon, alors, dans ce cas, je les marierai simplement en ma qualité de premier magistrat de ce prospère petit village. Et vous, ne soyez pas aussi formaliste… Ou alors, envoyez-moi un véritable prêtre !

— Et des femmes, faut-il vous en expédier d’autres, major ? En vous envoyant Estelle, j’ai obéi plus ou moins à une impulsion, mais il y a quantité de jeunes femmes qui se trouvent dans la même situation qu’elle.

Ardmore mit un long moment à répondre :

— Capitaine, vous me posez là une question très délicate. Bien à contrecœur, je suis obligé de vous dire que nous sommes en guerre, et que notre organisation a un caractère militaire et non humanitaire. À moins que vous ne recrutiez une femme qualifiée pour une fonction militaire bien spécifique, vous devez vous garder de le faire, même pour la sauver des bordels panasiates.

— Bien, major. J’y veillerai. Je n’aurais pas dû vous envoyer Estelle.

— Ce qui est fait est fait, et Estelle se débrouille très bien. On peut s’attendre à une guerre assez longue, et je pense que le moral des troupes sera meilleur au sein d’une organisation mixte que dans un environnement strictement masculin. Sans les femmes, les hommes s’effondrent, ils ont du mal à se fixer des buts. Mais la prochaine fois, essayez de nous envoyer une femme plus âgée, une sorte de mère supérieure ou de chaperon. Une infirmière senior serait bien le genre. Elle servirait à la fois d’assistante de laboratoire à Brooks et de gouvernante pour nos chères têtes blondes.

— Je vais voir ce que je peux trouver.

— Et envoyez-nous cet horloger. Nous en avons vraiment besoin.

— Je vais le soumettre à l’hypo-test dès ce soir.

— Est-ce bien nécessaire, Jeff ? Si les Panasiates ont massacré toute sa famille, vous pouvez être assuré de ses sentiments.

— C’est l’histoire qu’il raconte, mais je me sentirai beaucoup plus tranquille s’il me la répète sous l’influence de la drogue. Il pourrait très bien être un mouchard, vous savez.

— Bon, vous avez raison, comme toujours. Faites votre travail, je ferai le mien. Quand pensez-vous pouvoir installer Alec à la tête du temple, Jeff ? J’ai besoin de vous ici.

— Alec pourrait entrer en fonction dès maintenant. Mais j’ai cru comprendre que mon devoir primordial était de repérer et d’enrôler d’autres “prêtres” capables d’aller sur le terrain, et d’ouvrir seuls une nouvelle cellule.

— C’est exact, mais Alec ne peut-il pas faire cela ? Après tout, c’est ici que nous effectuons les tests décisifs. Nous avons décidé que jamais, en aucune circonstance, la véritable nature de notre organisation ne serait révélée à quiconque avant que cette personne ne se trouve dans la Citadelle et entièrement sous notre contrôle. Donc si Alec commettait une erreur d’appréciation en recrutant un homme, les conséquences ne seraient pas tragiques.

Jeff ne savait comment aborder le sujet qui le préoccupait.

— Écoutez, patron, ça peut paraître très simple, vu depuis la Citadelle, mais ici, c’est différent. Je…

Il s’interrompit.

— Qu’y a-t-il, Jeff ? Vous avez la trouille ?

— Apparemment.

— Pourquoi ? Il me semble que l’opération se déroule selon le plan prévu.

— Euh… Oui, peut-être. Mais, major, vous avez dit que ce serait une guerre assez longue…

— Oui ?

— Eh bien, c’est impossible. Si c’est une guerre qui se prolonge, nous la perdrons.

— Mais elle ne peut qu’être longue ! Nous ne nous risquerons pas à entreprendre une action directe, tant que nous n’aurons pas des hommes de confiance prêts à attaquer simultanément dans tout le pays.

— Oui, oui, bien sûr, mais il faut que le délai soit le plus bref possible. Quel est, selon vous, le plus grand danger que nous courons ?

— Ma foi, que quelqu’un nous trahisse, soit involontairement, soit délibérément.

— Je ne suis pas du tout de cet avis, major. Votre opinion est due au fait que vous voyez les choses depuis la Citadelle. Moi, vu d’ici, j’appréhende un autre danger, totalement différent, qui m’angoisse continuellement.

— Mais de quoi s’agit-il, Jeff ? Parlez.

— Nous avons une véritable épée de Damoclès sur la tête, car je crains que les Panasiates ne deviennent soupçonneux à notre égard. Ils peuvent penser à tout instant que nous ne sommes pas ce que nous prétendons être, à savoir une de ces religions occidentales de pacotille, juste bonnes à faire tenir les esclaves tranquilles. Si cette idée leur vient avant que nous soyons prêts, nous sommes foutus.

— Jeff, ne vous mettez pas dans des états pareils. Au pire, vous êtes assez équipés pour regagner la base en vous battant. Ils ne peuvent pas utiliser une bombe atomique contre vous dans une de leurs villes principales, et Calhoun dit que le nouveau bouclier de la Citadelle est capable de la protéger même d’une bombe atomique.

— J’en doute, mais, même en l’admettant, quel bien cela nous ferait-t-il ? À supposer que nous puissions tenir le coup dans la Citadelle jusqu’à ce que nous mourions de vieillesse, si nous n’osons pas mettre le nez dehors, nous ne risquons pas de libérer le pays !

— Hmm… Non, mais cela nous donnerait le temps d’échafauder un autre plan.

— Ne vous faites pas d’illusions, major. S’ils comprennent, nous sommes liquidés… et le peuple américain perd son ultime chance d’être libéré, jusqu’à la prochaine génération tout au moins. Nous sommes encore trop peu nombreux, quelle que soit la puissance des armes que Calhoun et Wilkie peuvent concocter.

— Mais même si je dois vous donner raison, vous saviez tout cela avant de partir. Alors pourquoi cette panique soudaine ? C’est le traumatisme du soldat au front ?

— En un sens, oui, peut-être. Mais je veux vous exposer les dangers tels que je les entrevois ici, sur place. Si nous étions vraiment une secte religieuse, sans aucune puissance militaire, ils nous ficheraient la paix jusqu’à la Saint-Glinglin, pas vrai ?

— Exact.

— Alors, le danger réside dans ce qu’il nous faut faire pour dissimuler tout ce que nous ne sommes pas supposés posséder. Et toutes ces choses sont là, sur le terrain. Tout d’abord, dit Thomas en comptant sur ses doigts, oubliant que son supérieur ne pouvait pas le voir, il y a le bouclier du temple. Nous sommes obligés de l’avoir, car nous ne résisterions pas à une perquisition, mais le fait de l’utiliser serait presque aussi dangereux. Si une huile panasiate se met en tête d’inspecter les lieux en dépit de notre immunité, c’est la fin des haricots. Je n’oserai pas le tuer et je n’oserai pas non plus le laisser entrer. Jusqu’à présent, avec l’aide de Dieu, de mes beaux discours et de mes pots-de-vin généreux, j’ai pu les tenir à distance.

— Mais ils connaissent déjà les effets des boucliers, Jeff. Ils en ont été avertis dès le premier contact avec notre religion.

— Vous le croyez ? Moi pas. Quand je me remémore mon entrevue avec le gouverneur, je suis convaincu qu’ils n’ont pas cru l’officier ayant essayé de pénétrer de force dans le Temple suprême, quand il a fait son rapport. Et vous pouvez parier votre chemise que, à l’heure actuelle, il est mort. C’est comme ça qu’ils fonctionnent. Et les hommes de l’escouade, eux, ne comptent pas.

“Deuxièmement, il y a aussi le bouclier individuel que nous autres, les “prêtres”, nous portons. J’ai fait usage du mien une seule fois, et je le regrette. Fort heureusement, j’ai eu affaire à un simple soldat ; il ne racontera pas l’incident, car on ne le croirait pas et il perdrait la face.

— Mais, Jeff, il faut bien que les “prêtres” aient un bouclier : nous ne pouvons pas courir le risque qu’une de nos crosses tombe entre des mains ennemies. Sans compter que les bridés pourraient s’emparer d’un prêtre dépourvu de bouclier et le droguer avant qu’il ait pu se suicider.

— Je le sais bien ! Nous sommes obligés d’avoir ces boucliers, mais nous n’osons pas nous en servir. Là encore, il faut s’en sortir en baratinant. Troisième point délicat : l’auréole. Cette auréole a été une erreur, patron.

— Pourquoi donc ?

— Je vous accorde qu’elle impressionne les gens superstitieux, mais les gros pontes panasiates ne sont pas plus superstitieux que vous ou moi. Tenez, le gouverneur, par exemple. J’avais mon auréole quand je l’ai rencontré, et il n’a pas été impressionné. Ma chance a voulu qu’il n’y attache pas d’importance, la considérant sans doute comme un gadget destiné à en imposer aux fidèles de Mota. Mais, supposez que la chose l’intéresse et qu’il décide de découvrir comment je m’y prends ?

— Il vaudra peut-être mieux que nous n’ayons pas recours à l’auréole dans la prochaine ville où nous pénétrerons.

— Trop tard. Notre signalement officiel est désormais “les saints hommes à l’auréole”. Elle est, en quelque sorte, notre marque de fabrique.

— Ah bon ? Jeff, je trouve que vous avez fait un excellent travail pour assurer notre couverture.

— Il y a encore un autre risque. Une sorte de bombe à retardement, un poison lent.

— Et c’est ?

— L’argent. Nous avons trop d’argent. Cela finira par éveiller les soupçons.

— Mais il vous faut nécessairement de l’argent pour votre action.

— À qui le dites-vous ! C’est même la seule chose qui nous ait permis de nous en tirer jusqu’à présent. Ces gens-là se laissent encore plus facilement corrompre que les Américains, chef. Chez nous, la corruption est un manquement au devoir relativement mal vu ; chez eux, c’est une part essentielle de leur culture. Et c’est une bonne chose pour nous, car nous sommes traités avec la même considération que la poule aux œufs d’or.

— Alors, pourquoi dites-vous que c’est une bombe à retardement ? Quels risques l’argent vous fait-il courir ?

— Avez-vous oublié comment se termine la fameuse fable ? Un jour, un petit malin se demande d’où vient tout cet or et éventre la poule pour le découvrir. Pour l’instant, tous ceux qui bénéficient de nos libéralités sont bien décidés à fermer les yeux et à en profiter tant que ça dure. Je parie qu’aucun d’entre eux ne soufflera mot de ses gains, tant qu’il le pourra. Je doute que le gouverneur sache que nous semblons disposer de pièces d’or américaines en quantité illimitée, mais il finira immanquablement par l’apprendre, et c’est ce qui en fait une bombe à retardement. À moins qu’il puisse être acheté, lui aussi – d’une façon détournée, bien entendu –, il ordonnera une enquête très gênante pour nous, et nous risquons de tomber sur un fonctionnaire zélé, préférant connaître les faits plutôt que de tendre la main. Donc nous avons intérêt à être prêts à agir avant que ce moment n’arrive !

— Hmm… oui, sans doute. Bon, Jeff, faites de votre mieux et recrutez-nous quelques “prêtres” le plus rapidement possible. Si nous disposions de cent hommes de confiance, sachant aussi bien que vous s’y prendre avec les gens, nous pourrions fixer le jour J à un mois d’ici. Mais cela peut demander des années et, comme vous le dites, les événements pourraient nous dépasser avant que nous soyons prêts.

— Vous saisissez pourquoi ce recrutement m’est difficile ? Il ne suffit pas que ces hommes soient loyaux, il faut aussi qu’ils soient doués pour embobiner les gens. Moi, je me suis perfectionné dans cet art quand j’étais itinérant, mais Alec est trop honnête pour réussir dans cette voie. Cela dit, j’ai peut-être déjà une recrue. Un nommé Johnson.

— Ah ? Parlez-moi de lui.

— Il était agent immobilier, et il sait être convaincant. Bien entendu, les Panasiates l’ont réduit au chômage et il veut à tout prix éviter les camps de travail. Pour l’instant, j’essaye de le sonder.

— Bon, si vous pensez qu’il peut faire l’affaire, envoyez-le ici. Mais je pourrai peut-être l’examiner sur place…

— Comment ça ?

— Oui, en vous écoutant, Jeff, je réfléchissais. Je me rends compte que je ne suis pas suffisamment au fait de la situation sur le terrain. Il faut que je vienne voir les choses de mes propres yeux. Si je dois mener la danse, je dois la connaître à fond. Ce n’est pas en restant au fond de mon trou que j’y parviendrai. Je ne suis plus en contact avec la réalité.

— Je croyais que cette question était réglée depuis longtemps, patron.

— Que voulez-vous dire ?

— Allez-vous laisser Calhoun commander en votre absence ?

Durant plusieurs secondes, Ardmore resta silencieux, puis il dit :

— Allez au diable, Jeff !

— C’est-à-dire ?

— Oh, très bien ! N’en parlons plus !

— Ne vous fâchez pas, patron. J’ai simplement essayé de vous donner une vue d’ensemble de la situation. C’est pour ça que j’ai parlé aussi longtemps.

— Et je suis heureux que vous l’ayez fait. Je veux que vous répétiez tout cela, en donnant beaucoup plus de détails. Estelle va enregistrer tout ce que vous direz et nous en tirerons un manuel d’instruction à l’usage des futurs “prêtres”.

— D’accord, mais alors je vous rappellerai tout à l’heure. J’ai un office dans dix minutes.

— Alec ne peut-il même pas se charger du culte ?

— Bien sûr que si, et il s’en tire très bien. Il prêche même beaucoup mieux que moi. Mais c’est durant les offices que j’ai les meilleures possibilités de recrutement. J’étudie la foule et, ensuite, je parle individuellement à certaines personnes.

— O.K., bon, alors je coupe.

— Au revoir.


Une foule nombreuse assistait maintenant aux offices. Thomas ne nourrissait aucune illusion sur le pouvoir d’attraction du culte de Mota : au moment même des offices, on entassait, sur des tables disposées sur les côtés, les victuailles achetées avec le bel or de Scheer. Mais Alec jouait néanmoins son rôle avec beaucoup de talent. En l’écoutant prêcher, Jeff se disait que le vieux montagnard avait dû réussir à si bien concilier cet étrange nouveau métier avec sa conscience qu’il finissait par avoir le sentiment de prêcher pour son Dieu, symboliquement bien sûr, et selon des rites assez bizarres. En tout cas, sa voix trouvait des accents convaincants.

“S’il continue comme ça, songea Jeff, nous allons avoir des bigotes qui vont s’évanouir dans les rangées. Je devrais peut-être lui dire de mettre la pédale douce.”

Mais Alec parvint à l’hymne final sans incident fâcheux. La congrégation chanta avec ferveur, puis s’attroupa autour des tables. La musique sacrée avait posé un problème au début, jusqu’à ce que Jeff ait eu l’idée de faire chanter de nouvelles paroles sur les airs patriotiques américains les plus connus. Cela avait une double utilité : en écoutant attentivement, on entendait les anciennes paroles, les vraies, chantées par les plus intrépides “fidèles”.

Tandis que ses ouailles se restauraient, Jeff circulait le long des tables, caressant la tête des enfants, donnant sa bénédiction, et surtout écoutant. Au passage, un homme se leva et l’arrêta. C’était Johnson, l’ancien agent immobilier.

— Puis-je vous dire un mot, saint homme ?

— Qu’y a-t-il, mon fils ?

Johnson lui fit comprendre qu’il désirait lui parler en privé. Ils se retirèrent donc à l’écart de la foule, dans l’ombre de l’autel.

— Saint homme, je n’ose pas retourner chez moi ce soir.

— Et pourquoi donc, mon fils ?

— Je n’ai toujours pas pu faire valider ma carte de travail et mon délai de grâce expire aujourd’hui. Si je retourne chez moi, je suis bon pour les camps.

Jeff le regarda gravement :

— Vous savez que les serviteurs de Mota ne prêchent pas la résistance à l’autorité temporelle.

— Vous n’allez pas me laisser arrêter !

— Nous ne vous refusons pas asile, mon fils, et peut-être la situation n’est-elle pas aussi désespérée que vous le pensez. Si vous passez la nuit ici, rien ne dit que, demain, vous ne trouverez pas quelqu’un pour vous proposer du travail et faire valider votre carte.

— Alors, je peux rester ?

— Vous pouvez rester.

Thomas estima qu’après tout, Johnson pouvait rester au temple un moment. S’il remplissait les conditions, il pourrait être envoyé immédiatement à la Citadelle pour y subir le test final ; sinon, tout en continuant à ignorer la vérité, il pourrait être employé au temple qui avait sans cesse davantage besoin de personnel, surtout aux cuisines.

Quand la foule des fidèles fut partie, Jeff ferma la porte, puis inspecta lui-même l’édifice pour s’assurer que seuls demeuraient présents le personnel du temple et ceux à qui il avait été accordé asile pour la nuit. Ces derniers étaient au nombre d’une douzaine et Jeff observait certains d’entre eux pour en faire d’éventuelles recrues.

Quand il eut terminé son inspection et que le temple fut en ordre, Jeff emmena tout le monde, sauf Alec, dans les dortoirs du premier étage, puis verrouilla la porte qui donnait sur l’escalier. C’était une habitude qu’il avait prise. L’autel et sa merveilleuse installation étaient à l’abri des curieux, car il était protégé par un bouclier qu’actionnait un interrupteur installé au sous-sol, mais Jeff ne tenait pas à ce que quelqu’un essaye même de s’en approcher. Un bobard sur le “caractère sacré” du rez-de-chaussée suffisait à justifier la fermeture de la porte de communication.

Alec et Jeff descendirent au sous-sol, refermant sur eux une lourde porte blindée. Leur appartement était constitué par une vaste pièce comprenant la centrale d’énergie de l’autel, le communicateur reliant le temple à la Citadelle, et les deux lits que Peewee Jenkins leur avait procurés, le jour de leur arrivée à Denver. Alec se déshabilla, passa dans la salle de bains contiguë, puis se mit au lit. Jeff retira sa robe et son turban, mais pas sa fausse barbe, car il avait laissé pousser la vraie. Il enfila une salopette, alluma un cigare et appela la base.

Au cours des trois heures qui suivirent, accompagné par les ronflements d’Alec, Jeff dicta son rapport. Puis, lui aussi, se coucha.

Jeff s’éveilla avec un sentiment de malaise. Les lumières ne s’étaient pas allumées, donc ce n’était pas le réveil automatique qui l’avait arraché au sommeil. Il demeura un instant totalement immobile dans son lit, puis il étendit la main vers le plancher et récupéra sa crosse.

Il y avait quelqu’un dans la pièce, en plus d’Alec dont les ronflements continuaient à s’élever de l’autre lit. Jeff en était certain même si, pour l’instant, il n’arrivait à distinguer aucun son. À tâtons, précautionneusement, il brancha le bouclier de façon à protéger les deux lits, puis il alluma la lumière.

Johnson se tenait debout, devant le communicateur. Des lunettes d’un modèle compliqué recouvraient ses yeux et il tenait à la main un projecteur de lumière noire.

— Restez où vous êtes, dit Jeff calmement.

L’homme fit volte-face et remonta ses lunettes sur son front, clignant des yeux sous l’éclat soudain de la lumière. Un pistolet à vortex apparut brusquement dans son autre main :

— Pas de mouvements trop brusques, papy ! lança-t-il. Ce n’est pas un jouet que j’ai là.

— Alec ! appela Jeff, réveillez-vous !

Alec s’assit dans son lit, immédiatement lucide. Il regarda autour de lui et saisit promptement sa crosse.

— Je nous ai mis tous les deux sous bouclier, dit rapidement Jeff. Emparez-vous de lui, mais ne le tuez pas.

— Si vous bougez, je vous descends ! s’écria Johnson.

— Ne soyez pas ridicule, mon fils, dit Jeff. Le grand dieu Mota protège les siens. Posez cette arme.

Sans perdre de temps en paroles, Alec paramétra sa crosse. Cela lui prit un moment, car il n’avait abordé les rayons tracteurs et presseurs qu’à l’entraînement. Johnson le regarda, hésita, puis tira à bout portant.

Rien ne se produisit, le bouclier de Jeff ayant absorbé l’énergie provoquée par le tir.

Johnson parut abasourdi ; il le fut encore davantage et se frotta la main quand, un instant plus tard, Alec lui arracha son arme à l’aide d’un rayon tracteur.

— Maintenant, mon fils, dit Jeff, racontez-nous pourquoi vous avez jugé bon de profaner les mystères de Mota.

Johnson promena autour de lui un regard chargé d’appréhension, mais dit d’un ton de défi :

— Vous pouvez laisser tomber vos histoires à la sauce Mota. Je ne marche pas.

— Le Seigneur Mota ne se laisse pas insulter.

— Laissez tomber, je vous dis. Comment expliquez-vous ça ? fit Johnson en indiquant le communicateur.

— Le Seigneur Mota n’a pas besoin d’expliquer. Asseyez-vous, mon fils, et faites la paix avec lui.

— M’asseoir ? Mon œil ! Je fous le camp sans plus tarder et si vous ne voulez pas que les bridés envahissent votre temple, ne cherchez pas à m’arrêter. Je ne suis pas du genre à dénoncer des Blancs, sauf s’ils cherchent à me créer des ennuis.

— Vous voulez dire que vous êtes un simple voleur ?

— Faites attention à ce que vous dites. Vous jetez l’or par les fenêtres, alors c’est forcé qu’on s’intéresse à vous.

— Asseyez-vous.

— Je m’en vais.

— Immobilisez-le, Alec, dit Jeff comme l’homme se détournait pour s’enfuir. Mais ne lui faites pas de mal.

Cette dernière injonction ralentit l’action d’Alec, et Johnson était déjà à mi-hauteur de l’escalier quand un rayon tracteur lui tira les pieds en arrière et le fit tomber lourdement et se cogner la tête.

Sans hâte, Jeff se leva et enfila sa robe.

— Gardez votre crosse braquée sur lui, Alec, dit-il. Moi, je vais faire une reconnaissance.

Thomas ne fut absent que quelques minutes et quand il revint, Johnson dormait, étendu sur le lit d’Alec.

— Il n’y a pas beaucoup de dégâts, déclara Jeff. La porte d’en haut a simplement été crochetée. Comme personne n’était réveillé, je me suis contenté de la reverrouiller. Mais la serrure de la porte du bas devra être remplacée. Il a utilisé quelque chose qui l’a fait fondre. Cette porte devrait vraiment être équipée d’un bouclier ; il faut que j’en parle à Bob.

Il regarda Johnson :

— Toujours dans les pommes ?

— Pas vraiment, dit Alec. Il revenait à lui, mais je lui ai injecté du penthotal de sodium.

— Excellente idée ! Je veux le questionner.

— C’est bien ce que j’ai pensé.

— Il est anesthésié ?

— Non, il a juste eu une dose qui le rendra bavard.

Thomas saisit le lobe d’une des oreilles de Johnson et le pinça durement avec son ongle. L’homme remua à peine.

— Il est drôlement proche de l’anesthésie… L’effet du coup sur la tête, sans doute. Johnson, vous m’entendez ?

— Mmm… Oui.

Thomas interrogea patiemment l’homme pendant un long moment. Finalement, Alec l’interrompit :

— Jeff, faut-il écouter ça plus longtemps ? J’ai l’impression de regarder à l’intérieur d’une fosse septique.

— Moi aussi, ça me donne envie de vomir, mais il faut bien qu’on sache ce qu’il en est exactement.

Jeff poursuivit son interrogatoire. Qui payait Johnson ? Qu’est-ce que les Panasiates s’attendaient à découvrir ? Comment devait-il faire son rapport ? Et quand devait-il faire le prochain ? Avait-il des complices ? Que pensaient les Panasiates du temple de Mota ? Le chef de Johnson savait-il qu’il passait la nuit dans le temple ?

Et, enfin, qu’est-ce qui l’avait poussé à trahir son propre peuple ?

L’effet de la drogue commençait à s’atténuer, et Johnson avait de nouveau vaguement conscience de ce qui l’environnait, mais il était encore loin de l’autocensure et continuait à parler avec un sauvage mépris de l’opinion que Jeff et Alec pourraient avoir de lui :

— Un homme doit penser d’abord à lui-même, non ? Quand on est futé, on sait s’accommoder de tout.

— Sans doute ne sommes-nous pas très futés, Alec, commenta Thomas.

Puis il resta silencieux pendant quelques instants avant d’ajouter :

— Je crois qu’il nous a dit tout ce qu’il savait. Je suis en train de me demander ce que nous allons faire de lui.

— Si je lui faisais une autre piqûre, il nous en apprendrait peut-être davantage.

— Vous ne me ferez pas parler ! s’écria Johnson qui ne semblait pas avoir conscience des révélations qu’il venait de faire.

Thomas le gifla du revers de la main :

— Tais-toi ! Nous n’avons qu’une piqûre à faire, et tu parleras. Pour l’instant, tiens-toi tranquille !

Puis, se tournant vers Alec :

— Si nous l’expédions à la Citadelle, ils arriveront peut-être à lui soutirer plus de renseignements, mais ça me paraît peu probable et ce serait aussi difficile que dangereux. Si nous étions surpris avec lui ou s’il s’échappait, nous serions cuits. Je pense qu’il vaut mieux nous débarrasser de lui maintenant, ici même.

Le visage de Johnson exprima un soudain effroi et il tenta de s’asseoir, mais le rayon d’Alec le tenait cloué au lit.

— Hé ! De quoi parlez-vous ? cria l’homme. Ce serait un meurtre !

— Faites-lui une autre piqûre, Alec. Nous ne pouvons pas travailler dans un tel boucan.

Sans mot dire, Howe fit rapidement l’injection, en dépit de la résistance de Johnson. Celui-ci se débattit encore un peu avant de céder à l’effet de la drogue. Quand Howe se redressa, son visage reflétait un désarroi aussi total que celui de Johnson.

— Est-ce que vous vouliez bien dire ce que j’ai compris, Jeff ? J’ai accepté de servir la cause, mais pas de commettre des meurtres.

— Ce n’est pas un crime, Alec. Nous exécutons un espion.

Howe se mordilla la lèvre :

— Je crois, dit-il, que ça ne me gênerait pas le moins du monde de tuer un type en combat loyal. Mais le mettre à mort après l’avoir réduit à l’impuissance, comme un porc, ça me retourne l’estomac.

— Les exécutions se passent toujours comme ça, Alec. Avez-vous déjà vu un homme mourir dans une chambre à gaz ?

— Mais c’est un assassinat, Jeff ! Nous n’avons pas autorité pour décider de son exécution !

— Si, moi, j’ai cette autorité, Alec. Je suis un officier supérieur en mission spéciale, et nous sommes en temps de guerre.

— Mais, bon sang, Jeff, il n’a même pas été l’objet d’un semblant de procès !

— Un procès a pour but d’établir l’innocence ou la culpabilité d’un prévenu. Est-il coupable ?

— Oh, ça, oui ! Mais un homme a droit à un procès.

— Alec, dit Jeff après avoir marqué un temps, j’ai été avocat. Si la jurisprudence occidentale, telle qu’elle a été échafaudée au cours des siècles, est si compliquée en matière criminelle, c’est pour empêcher qu’un innocent puisse être reconnu coupable et condamné par erreur. Il en résulte parfois qu’un coupable est déclaré innocent, mais ça n’est pas le but recherché. Je n’ai ni le temps, ni le personnel nécessaire pour constituer une cour martiale et soumettre cet homme à un procès dans les formes. Mais sa culpabilité a été établie avec beaucoup plus de certitude que n’aurait pu le faire une cour, et je n’ai pas l’intention de compromettre ma mission ni de mettre en péril nos chances dans cette guerre, juste pour le faire bénéficier de tout l’appareil destiné à protéger les innocents.

“S’il m’était possible d’effacer une partie de sa mémoire, de telle façon que, rendu à la liberté, il puisse assurer à ses maîtres n’avoir vu qu’une secte d’excentriques et des tas de gens affamés en train de manger, je le ferais. Pas pour éviter la sale besogne de tuer Johnson, mais parce que cela embrouillerait l’ennemi. Mais je ne peux absolument pas le laisser partir…

— Ce n’est pas ce que je vous demande de faire, Jeff !

— Taisez-vous, soldat, et écoutez. Si je relâche cet homme avec tout ce qu’il sait maintenant, en admettant même qu’il soit résolu à se taire, les Panasiates n’auraient pas plus de difficultés que nous à le faire parler malgré lui. Nous n’avons pas la structure nécessaire pour le garder ici et il serait dangereux de l’envoyer à la base. J’ai donc l’intention de l’exécuter immédiatement.

Jeff se tut et Alec dit avec hésitation :

— Capitaine Thomas ?

— Oui ?

— Pourquoi n’appelez-vous pas le major Ardmore afin de voir ce qu’il en pense ?

— Parce que je n’ai aucune raison de le faire. Si je suis obligé de demander au major Ardmore de décider pour moi, c’est que je ne suis pas à la hauteur de ma tâche. Je n’ajouterai qu’une chose : vous êtes trop sensible et émotif pour cette mission. Vous semblez penser que les États-Unis peuvent gagner cette guerre sans que personne ne soit blessé. Vous n’avez même pas le courage de regarder mourir un traître. J’avais espéré pouvoir vous confier, sous peu, la direction de ce temple, mais au lieu de cela, je vous renvoie dès demain à la Citadelle et je dirai dans mon rapport au commandant en chef que vous êtes totalement inapte à toute mission impliquant un contact avec l’ennemi. En attendant, vous exécuterez mes ordres. Aidez-moi à traîner ce colosse dans la salle de bains.

Les lèvres de Howe tremblèrent, mais il ne dit rien. Les deux hommes portèrent Johnson, toujours inconscient, dans la pièce voisine. Avant de “consacrer” le temple, Thomas avait fait abattre une cloison dans le sous-sol entre les toilettes du gardien et le réduit mitoyen, et y avait fait installer une vieille baignoire. Ils y déposèrent Johnson.

— Pourquoi dans la baignoire ? demanda Howe en s’humectant les lèvres.

— Parce qu’il va y avoir du sang partout.

— Vous n’allez pas utiliser votre crosse ?

— Non, il me faudrait une heure pour la démonter et enlever le circuit qui bloque les fréquences fatales aux hommes blancs. Et je ne suis pas sûr que je saurais ensuite la remettre dans son état premier. Donnez-moi votre rasoir droit et sortez.

Howe alla chercher son rasoir et revint, mais il ne le tendit pas à Jeff.

— Avez-vous déjà égorgé un porc ? demanda-t-il.

— Non.

— Alors, je saurai mieux m’y prendre que vous.

Se penchant sur la baignoire, Howe releva le menton de Johnson. L’homme respirait pesamment et il émit un grognement. Howe fit un geste rapide et trancha net la gorge de Johnson. Il laissa retomber la tête, se redressa et regarda le sang rouge jaillir dans la baignoire. Il cracha dedans, puis s’approcha du lavabo et nettoya son rasoir.

— Je crois que j’ai parlé un peu trop vite, Alec, dit Jeff.

— Non, répondit lentement Howe sans relever la tête, pas du tout. Mais vous comprenez, il faut un certain temps pour s’habituer à l’idée de la guerre.

— Oui, c’est juste. Allez, débarrassons-nous de ça.

En dépit de sa nuit très courte, Jeff Thomas se leva extrêmement tôt, car il voulait faire son rapport à Ardmore avant l’office du matin. Le major l’écouta avec attention, puis il dit :

— Je vais vous envoyer Scheer pour installer un bouclier à la porte du sous-sol ; cet équipement sera systématiquement installé dans tous les futurs temples. Et en ce qui concerne Howe, voulez-vous le renvoyer ici ?

— Non, décida Thomas. Je pense que maintenant il a passé le cap. Il est délicat de nature, mais il a beaucoup de force morale. Et puis bon sang, patron, il nous faut bien avoir confiance en quelqu’un !

— Êtes-vous décidé à lui laisser la direction du temple ?

— Eh bien… oui, maintenant je le suis. Pourquoi ?

— Parce que je veux que vous vous rendiez à Salt Lake City, pour ainsi dire immédiatement. J’ai passé quasiment une nuit blanche à réfléchir à ce que vous m’aviez dit hier. Vous m’avez stimulé, Jeff, mon esprit commençait à se relâcher et à se ramollir. Combien de recrues possibles avez-vous en ce moment ?

— Treize, maintenant que Johnson n’est plus dans le coup. Bien entendu, ce ne sont pas tous d’éventuels candidats à la “prêtrise”.

— Je veux que vous me les envoyiez tous ici immédiatement.

— Mais, patron, je ne les ai pas encore examinés.

— J’opère un changement radical des procédures. Les interrogatoires sous l’influence du penthotal auront lieu uniquement ici, à la Citadelle. Vous n’avez pas l’infrastructure nécessaire pour le faire convenablement. J’assigne Brooks à cette tâche. Il se chargera de les examiner, et je vous enverrai ceux qui auront subi victorieusement cette épreuve. À partir de maintenant, la première tâche des “prêtres” sera de repérer des candidats potentiels et de les expédier au Temple suprême.

Thomas étudia un instant cette nouvelle organisation, puis il dit :

— Et les types comme Johnson, qu’en fera-t-on ? Nous ne voulons pas que des gars dans son genre pénètrent dans la Citadelle.

— J’ai prévu la chose, et c’est la raison pour laquelle l’interrogatoire aura désormais lieu ici. Le candidat sera drogué à son insu au moment où il ira se coucher. Puis on lui fera une injection, on le réveillera, et on l’interrogera durant la nuit. S’il répond de façon satisfaisante, tout sera parfait. Dans le cas contraire, il ne saura jamais qu’il a été drogué et interrogé, mais croira avoir subi victorieusement l’épreuve d’admission.

— Hein ?

— C’est toute la beauté de la chose ! Le candidat indésirable sera admis à servir le grand dieu Mota et nommé frère lai, et ensuite, nous lui en ferons baver. Il dormira dans une cellule vide, lessivera les sols, sera nourri peu et mal, et passera plusieurs heures par jour, agenouillé, à faire ses dévotions. Il sera soumis à une discipline si dure qu’il n’aura jamais la possibilité de soupçonner que le Temple suprême recouvre autre chose que le roc de la montagne. Quand il en aura suffisamment enduré, il demandera à être relevé de ses vœux et nous y consentirons avec tristesse. Après quoi, il pourra s’en aller raconter ce qu’il veut à ses maîtres, si ça lui fait plaisir !

— L’idée me paraît excellente, major, s’enthousiasma Thomas. Vous allez bien rigoler, et en plus je suis convaincu que ça marchera.

— Moi aussi et, par ce moyen, nous tirerons parti des agents de l’ennemi. Après la guerre, nous les alignerons tous et nous les fusillerons. Enfin, je veux dire tous les vrais espions, pas les crânes de piaf. Mais c’est un détail ; parlons plutôt des candidats qui seront admis. Il me faut des recrues et il me les faut vite. Envoyez-m’en plusieurs centaines le plus rapidement possible. Dans le tas, je sélectionnerai au moins soixante candidats à la “prêtrise”, je les entraînerai et je les enverrai à l’assaut des villes, tous en même temps. Vous m’avez parfaitement convaincu, Jeff, du danger qu’il y avait à attendre. Je veux toucher simultanément tous les centres névralgiques des Panasiates. Vous m’avez persuadé que c’est notre seule chance de mener cette mascarade à bien.

Thomas siffla :

— Vous n’en demandez pas un peu beaucoup, patron ?

— C’est faisable. Voici les nouvelles recommandations concernant le recrutement. Branchez votre enregistreur.

— C’est fait.

— Bon. N’envoyez ici que les candidats ayant perdu leur proche famille du fait de l’invasion panasiate, ou ayant, à première vue, d’autres raisons valables d’être loyaux envers nous, même dans les pires circonstances. Éliminez les personnes manifestement instables, mais laissez au personnel de la Citadelle le soin de procéder à des évaluations psychologiques plus minutieuses. N’envoyez que des candidats faisant partie des catégories suivantes. Pour la prêtrise : représentants de commerce, publicitaires, vendeurs, journalistes, prédicateurs, politiciens, psychologues, camelots, bonimenteurs de foire, chefs du personnel, psychiatres, avocats d’assises, directeurs de théâtre. Pour les travaux n’impliquant pas de contact avec le public ou l’ennemi : ouvriers métallurgistes qualifiés, techniciens en électronique, bijoutiers, horlogers, ouvriers de précision dans n’importe quel domaine, cuisiniers, sténographes, techniciens de laboratoire, physiciens, couturières. Dans cette seconde catégorie, vous pouvez recruter des femmes pour n’importe lequel de ces emplois.

— Mais pas pour la “prêtrise” ?

— Qu’en pensez-vous ?

— J’y suis opposé. Les Panasiates tiennent les femmes pour quantité négligeable, et encore. Je ne pense pas qu’une femme “prêtre” pourrait travailler en contact avec eux.

— C’est aussi mon sentiment. Bon, et maintenant, Alec pourra-t-il opérer le recrutement en suivant ces directives ?

— Hmm… Patron, ça m’ennuie de le laisser seul ici dès maintenant.

— Mais il n’est du genre à faire un lapsus susceptible de nous trahir, n’est-ce pas ?

— Non, je crains plutôt qu’il n’obtienne pas beaucoup de résultats.

— Alors aiguillonnez-le, dites-lui qu’il faut réussir vite ou périr. À partir de maintenant nous allons forcer la chance, Jeff. Laissez-lui le temple et venez ici au rapport. Vous et Scheer repartirez immédiatement pour Salt Lake City, de façon officielle. Achetez une seconde voiture et emmenez votre chauffeur, Alec en recrutera un autre. Je veux que Scheer soit de retour à la base d’ici quarante-huit heures et qu’ensuite, vous ne tardiez pas plus de deux jours à m’envoyer vos premières recrues. Dans deux semaines, j’enverrai quelqu’un vous relever, soit Graham, soit Brooks…

— Hum ! Ni l’un ni l’autre ne me semblent avoir le tempérament nécessaire.

— Ils seront bien capables de vous remplacer quand vous aurez mis la chose en marche. D’ailleurs, celui que je vous enverrai ne tardera pas à être relevé à son tour par un nouveau prêtre plus doué. À votre retour ici, vous créerez un “séminaire”, ou plutôt, vous le reprendrez et vous en améliorerez les méthodes. Je le fonde dès maintenant, avec les effectifs disponibles. Ce sera votre tâche. Je ne vous enverrai plus sur le terrain, sinon peut-être pour remédier aux problèmes potentiels.

— Ah ça, vraiment, j’ai bien fait de parler ! soupira Thomas.

— Pour ça, oui. Et maintenant, remuez-vous le train.

— Un instant. Pourquoi spécialement Salt Lake City ?

— Parce que cette ville me paraît être un excellent point de recrutement. Les mormons sont des gens sagaces, ils ont le sens pratique, et je ne pense pas que vous trouviez un seul traître parmi eux. Si vous vous y attelez, je suis persuadé que vous parviendrez à convaincre leurs doyens que le grand dieu Mota est un puissant allié et qu’il ne menace aucunement leurs convictions religieuses. Nous devrions avoir bien plus souvent recours aux religions légitimes ; elles devraient constituer l’ossature de notre organisation. Prenez les mormons, par exemple : ils font appel à des missionnaires laïcs. Si vous savez y faire, vous pourrez en recruter un certain nombre, qui seront des hommes courageux et expérimentés, habitués à s’organiser en territoire hostile, diplomates et bons prédicateurs. Vous saisissez ?

— Parfaitement. Je vais faire de mon mieux.

— Vous réussirez. Dès que possible, nous enverrons quelqu’un relever Alec pour que nous puissions l’envoyer se faire la main à Cheyenne. Ce n’est pas une grande ville et, s’il loupe son coup, ce ne sera pas très grave. Mais je suis prêt à parier qu’il saura conquérir Cheyenne. Et maintenant, vous, allez prendre Salt Lake City.

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