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“Je suis bien content, dit Wilkie, de ne pas avoir à m’atteler à ça. Je ne saurais absolument pas par où commencer.

— Et pourtant, il va peut-être bien falloir vous y atteler, Bob, répliqua Ardmore. Nous allons sans doute tous devoir nous y mettre. Ah, bon sang, si seulement nous avions quelques centaines de types sur lesquels nous puissions compter ! Mais ce n’est pas le cas, nous ne sommes que neuf…

Il resta pensif un moment, tambourinant sur la table.

— Rien que neuf.

— Le colonel Calhoun n’acceptera jamais de jouer les prêtres, fit remarquer Brooks.

— Bon, alors on est huit. Jeff, combien y a-t-il de villes aux États-Unis ?

— Et vous ne pourrez pas non plus faire appel à Frank Mitsui, poursuivit Brooks. Du reste, j’ai beau être volontaire, je ne vois pas non plus à quoi vous pourriez m’utiliser. Je sais aussi bien comment m’y prendre pour installer une fausse Église que pour enseigner la danse classique !

— Pas de panique, docteur, je n’y connais rien non plus. Nous ferons ça au jugé. Fort heureusement, il n’y a aucune règle. Nous pourrons l’organiser de la façon qui nous conviendra le mieux.

— Mais comment parviendrez-vous à convaincre les gens ?

— Nous n’aurons pas besoin de le faire, en tout cas pas dans le but de les convertir. Les véritables convertis risquent de se révéler gênants plus qu’autre chose. Nous n’aurons que nos vainqueurs à convaincre de la légitimité de notre religion, et ça ne devrait pas être bien difficile : vues de l’extérieur, toutes les religions paraissent aussi ridicules les unes que les autres. Prenez, par exemple…

Ardmore vit l’expression du visage de Scheer et ajouta aussitôt :

— Excusez-moi, je n’ai pas l’intention d’offenser qui que ce soit. Mais ça n’en est pas moins un fait dont nous pourrons tirer parti sur le plan militaire. Prenez n’importe quel mystère religieux, n’importe quelle proposition théologique : exprimés en mots courants, ils paraîtront complètement absurdes à un profane. Et cela vaut aussi bien pour la consommation symbolique du corps et du sang du Christ chez les catholiques que pour le cannibalisme proprement dit dans certaines tribus sauvages.

“Attendez ! se hâta de dire Ardmore. Ne me jetez pas la pierre. Je me garde bien de porter un jugement sur n’importe quelle religion ou pratique rituelle, quelle qu’elle soit. Je constate simplement que nous serons libres de faire tout ce que nous voudrons, aussi longtemps que nous nous réclamerons d’un culte religieux et que nous ne porterons pas atteinte à l’autorité des bridés. Mais nous devons décider exactement de ce que nous allons faire et dire.

— Ce n’est pas le double discours qui me tracasse, dit Thomas. Je me suis contenté de prononcer de grandes phrases vides de sens, et ça a très bien marché. Mais je me demande comment nous allons parvenir à avoir pignon sur rue dans les villes. Nous ne sommes tout simplement pas assez nombreux pour y arriver. C’est à ça que vous pensiez quand vous me demandiez, tout à l’heure, combien il y avait de villes aux États-Unis ?

— Hmm, oui. Il est absolument hors de question de risquer d’agir directement tant que nous n’aurons pas littéralement quadrillé toute l’étendue du pays. Il faut nous préparer à une guerre de très longue haleine.

— Major, dit Thomas, pourquoi voulez-vous être présent dans toutes les villes ?

Ardmore parut intéressé par la remarque, et dit :

— Continuez.

— Eh bien, reprit Thomas d’un ton hésitant, d’après ce que nous avons déjà appris, les Panasiates n’ont pas de vrais effectifs militaires dans chaque localité. Ils ont environ soixante à soixante-quinze lieux de garnison. Dans la plupart des petites villes, il n’y a qu’un responsable, qui sert à la fois de maire, de chef de la police et de percepteur, pour veiller à l’exécution des ordres du gouverneur. Et ce grand ponte local n’est même pas un soldat à proprement parler, même s’il porte un uniforme et une arme. C’est une sorte de gendarme, un fonctionnaire qui fait office de gouverneur militaire. Je pense que nous pouvons nous permettre de l’ignorer. Son pouvoir ne durerait pas plus de cinq minutes s’il n’était pas soutenu par les troupes et les armes des villes de garnison.

— Je saisis votre point de vue, acquiesça Ardmore. Vous estimez que nous devrions nous concentrer sur les villes où il y a une garnison, et ignorer les autres. Cela dit, Jeff, nous ne devons pas sous-estimer l’ennemi. Si le grand dieu Mota ne se manifeste que dans les villes de garnison, il y aura certainement un agent du renseignement panasiate qui finira par trouver cela très curieux, quand il étudiera les statistiques concernant le territoire occupé. Je crois qu’il est important de nous manifester ailleurs et partout.

— Et je vous fais respectueusement remarquer, major, que nous ne le pouvons pas. Nous n’avons pas assez d’effectifs. Nous aurons déjà assez de mal à recruter et à entraîner suffisamment d’hommes pour établir un temple dans chaque ville de garnison.

Ardmore se rongeait l’ongle du pouce et paraissait contrarié.

— Vous avez probablement raison, mais, nom d’une pipe, nous n’arriverons jamais à rien si nous restons assis là, à nous inquiéter des difficultés. Je vous ai déjà dit qu’il nous faudrait agir au jugé, et c’est ce que nous ferons. Notre premier objectif, c’est l’installation d’un quartier général à Denver. Jeff, de quoi allez-vous avoir besoin ?

— Je ne sais pas, dit Thomas en fronçant les sourcils. D’argent, je suppose.

— De ce côté-là, aucun problème, assura Wilkie. Combien vous en faut-il ? Je peux aussi facilement vous faire une demi-tonne d’or qu’une demi-livre.

— Je ne pense pas pouvoir en transporter plus de vingt-cinq kilos.

— Je crains qu’il ne puisse pas facilement dépenser des lingots, remarqua Ardmore. Il faudrait que cet or soit sous forme de monnaie.

— Mais non, protesta Thomas, je pourrai très bien utiliser des lingots. Il me suffira de les porter à la Banque impériale. Les chercheurs d’or sont encouragés par nos gracieux maîtres, qui en profitent pour exiger une sacrée commission sur cette activité.

— Le côté propagande vous échappe, dit Ardmore en secouant la tête. Un prêtre en longue robe et à la barbe flottante ne sort pas son carnet de chèques et son stylo à plume : ça ne cadre pas avec le personnage. De toute façon, je ne veux pas que vous ayez un compte en banque ; cela fournirait à l’ennemi un rapport détaillé sur tout ce que vous faites. Je veux que vous payiez tous vos achats en belle monnaie d’or, sonnante et trébuchante, et que vous puissiez aligner des piles et des piles de ces pièces. Ça fera un effet bœuf. Scheer, êtes-vous bon en matière de contrefaçon ?

— Je n’ai jamais essayé, major.

— Eh bien, c’est le moment ou jamais. Tout homme a besoin d’un métier de secours. Jeff, vous n’avez pas eu l’occasion de récupérer une pièce d’or à l’effigie de l’Empereur, je suppose ? Il nous faut un modèle.

— Non, je n’en ai pas. Mais je pense pouvoir m’en procurer une, si je fais savoir aux itinérants que j’en ai besoin.

— Je n’ai aucune envie d’attendre. Mais il vous faut de l’argent pour vous attaquer à Denver.

— Est-il nécessaire que ce soit de la monnaie impériale ? s’informa le docteur Brooks.

— Hein ?

Le biologiste sortit de sa poche une pièce d’or de cinq dollars :

— C’est une pièce porte-bonheur que je garde sur moi depuis mon enfance. Je ne pourrai pas retrouver de meilleure occasion de la céder.

— Hmm… Qu’en pensez-vous, Jeff ? Croyez-vous pouvoir utiliser des pièces américaines ?

— Eh bien, les billets de banque américains sont sans valeur, mais les pièces d’or… Je suppose que ces sangsues ne feront pas de difficultés pour les accepter, tant que c’est de l’or. Ils l’accepteront au moins au poids. Et je suis certain que les Américains le prendront volontiers.

— Peu importe à quel point ils le dévalueront, dit Ardmore en prenant la pièce et en la lançant à Scheer. Combien de temps vous faudra-t-il pour nous en fabriquer vingt ou vingt-cinq kilos ?

Le sergent examina la pièce :

— Pas longtemps si je les coule au lieu de les frapper. Vous les voulez toutes semblables, major ?

— Pourquoi ?

— Eh bien, major, il y a la question de la date.

— Je vois ce que vous voulez dire. Mais comme nous n’avons que ce modèle, nous n’aurons plus qu’à espérer que les Panasiates ne remarqueront rien ou n’y attacheront pas d’importance.

— Si vous m’accordiez un tout petit peu plus de temps, je crois que je pourrais arranger ça, major. Je vais en fabriquer une vingtaine d’après ce modèle, puis, à la main, je modifierai la date sur chaque pièce. Comme ça, j’aurai vingt modèles différents au lieu d’un seul.

— Scheer, vous avez l’âme d’un artiste. Faites comme vous avez dit et, pendant que vous y êtes, variez les éraflures et le degré d’usure.

— J’y avais pensé, major.

Ardmore sourit :

— J’ai l’impression que notre équipe va procurer plus d’une migraine à sa majesté l’Affreux. Bon, et maintenant, Jeff, voyez-vous encore des points à régler, avant que nous ajournions cette réunion ?

— Un seul, major. Comment vais-je à Denver ? Ou, plutôt, comment y allons-nous, en supposant que Howe m’accompagne ?

— Je pensais bien que vous me poseriez cette question. C’est compliqué. Nous ne pouvons évidemment pas espérer que le gouverneur mette un hélicoptère à notre disposition. Dans quel état sont vos pieds ? Avez-vous des problèmes de voûte plantaire, des cors, des oignons ?

— Ne me dites pas que je dois faire tout ce chemin à pied ! Ce n’est pas la porte à côté.

— Non, bien sûr. Et le pire, c’est que nous allons retrouver ce problème à chaque instant, si nous voulons étendre notre organisation à tout le pays.

— Je ne vois pas où est la difficulté, intervint Brooks. Je croyais que tout citoyen avait encore la permission de circuler par n’importe quel moyen, sauf la voie des airs ?

— Oui, mais à condition d’avoir un permis de voyager et toutes sortes de paperasses compliquées à obtenir. Enfin… un jour viendra, poursuivit Ardmore, où notre costume de prêtre de Mota sera le seul permis dont nous ayons besoin. Si nous manœuvrons correctement, nous nous ferons bien voir des Panasiates et cela nous vaudra toutes sortes de privilèges spéciaux. En attendant, il faut que nous amenions Jeff à Denver sans attirer l’attention et sans lui ruiner les pieds. Mais, au fait, Jeff, vous ne m’avez jamais dit comment vous aviez voyagé au cours de votre dernière mission. On n’a pas abordé le sujet.

— J’ai fait du stop. C’était loin d’être du gâteau. La plupart des routiers ont trop peur de la police pour se risquer à prendre des passagers.

— C’est vrai ? Vous n’auriez pas dû, Jeff. Les prêtres de Mota ne font pas de stop. Cela s’accorde mal avec le don d’accomplir des miracles.

— Alors, comment fallait-il faire ? Bon sang, major, vous vous rendez compte que, si j’y avais été à pied, je serais encore en route ? Ou, plus vraisemblablement, arrêté par un policier de campagne qui n’aurait pas encore été informé de mon traitement de faveur !

Le visage de Thomas reflétait une irritation qui ne lui était pas habituelle.

— Excusez-moi, Jeff. Je n’aurais pas pu faire mieux que vous. Mais il nous faut maintenant trouver un autre moyen.

— Pourquoi ne pas, tout simplement, le conduire à Denver dans un de nos véhicules ? demanda Wilkie. De nuit, bien entendu.

— La nuit n’existe pas pour les radars, Bob. Les Panasiates vous repéreraient immédiatement et vous abattraient.

— Je ne crois pas. Nous avons à notre disposition une puissance presque illimitée – quand j’essaie de l’évaluer, ça m’effraie. Je crois pouvoir trouver un moyen de l’utiliser pour mettre hors d’usage tout radar susceptible de nous repérer.

— Et apprendre à l’ennemi qu’il reste des gens capables de bidouiller des appareils électroniques ? Nous ne pouvons pas nous griller dès maintenant, Bob.

Wilkie se tut, tout penaud, mais Ardmore reprit après avoir réfléchi :

— Pourtant, il va bien nous falloir prendre des risques. Bob, concoctez-nous votre anti-radar. Vous ferez tout le trajet en rase-mottes, vers trois ou quatre heures du matin. Ainsi, vous aurez une chance de passer inaperçus. Si nécessaire, vous utiliserez votre anti-radar, mais dans ce cas, tout le monde devra regagner immédiatement la base. Il ne faut pas que l’incident puisse être relié aux prêtres de Mota, ne serait-ce que par une concordance d’heures. Même recommandation en ce qui vous concerne, Jeff, quand Wilkie vous aura déposé. Si le malheur veut qu’un Panasiate vous surprenne, utilisez l’effet Ledbetter pour le tuer, lui et tous les autres alentour, et aussitôt après, prenez le maquis. Un Panasiate ne doit sous aucun prétexte pouvoir soupçonner les prêtres de Mota d’être autre chose que ce qu’ils semblent être. Tuez tous les témoins et fuyez.

— Compris, patron.


Le véhicule léger tournait au-dessus de la montagne de Lookout, à quelques pas de la tombe de Buffalo Bill. La portière s’ouvrit et un prêtre en robe sauta de l’appareil. Il trébucha en posant le pied à terre, à cause des lourds sacs de monnaie suspendus à ses épaules et à sa taille. Une autre silhouette, équipée de façon semblable, le suivit mais atterrit avec plus d’agilité.

— Ça va, Jeff ?

— Oui, très bien.

Wilkie passa en pilotage automatique assez longtemps pour se pencher à l’extérieur et dire :

— Bonne chance !

— Merci. Mais bouclez-la et filez !

— O.K.

La portière se referma et le véhicule disparut dans la nuit.

Il commençait à faire jour quand Thomas et Howe arrivèrent au pied de la montagne et approchèrent Denver. Pour autant qu’ils aient pu s’en rendre compte, personne ne les avait repérés, bien qu’ils aient dû se blottir dans un buisson pendant quelques minutes, osant à peine respirer, au passage d’une patrouille. Jeff avait braqué sa crosse, le pouce prêt à appuyer sur une des feuilles d’or se trouvant au-dessous du cube de Mota. Mais la patrouille était passée, sans se douter que la foudre avait failli s’abattre sur elle.

Lorsqu’il fit jour et qu’ils eurent atteint la ville, Thomas et Howe ne cherchèrent plus à passer inaperçus. Peu de Panasiates étaient dehors à cette heure matinale ; les membres de te race esclave se hâtaient le long des rues, se rendant à leur travail, mais la race des seigneurs dormait encore. Les Américains qui croisaient les deux hommes les dévisageaient brièvement, mais ne les arrêtaient pas, et ne leur adressaient pas la parole. Les indigènes avaient déjà appris la loi fondamentale des États policiers : “Occupez-vous de vos affaires et ne soyez pas curieux.”

Jeff chercha délibérément à rencontrer un policier panasiate. Alec et lui descendirent du trottoir, branchèrent leurs boucliers et attendirent. Il n’y avait pas d’Américains alentour, car l’omniprésence de la police d’occupation les incitait à raser les murs et à se faire tout petits. Jeff s’humecta les lèvres et dit :

— C’est moi qui parlerai, Alec.

— Ça me va.

— Il arrive. Oh, mon Dieu, Alec, allumez votre auréole !

— Hein ?

Howe glissa un doigt sous son turban, derrière l’oreille droite. Aussitôt, l’auréole se mit à miroiter au-dessus de sa tête. C’était un simple effet d’ionisation, un tour de passe-passe dû aux spectres additionnels, beaucoup moins mystérieux que le phénomène de l’aurore, par exemple, mais c’était très réussi.

— C’est mieux, lui accorda Jeff, du coin de la bouche. Mais qu’a votre barbe ?

— Elle se décolle sans arrêt parce que je transpire.

— Ne la perdez surtout pas maintenant ! Le voilà.

Thomas se mit en position pour bénir le Panasiate, et Howe l’imita.

— La paix soit avec vous, maître ! entonna Jeff.

Le policier asiatique s’arrêta. Sa connaissance de l’anglais se limitait à Halte, Suivez-moi et Montrez votre carte. Il se fiait à sa matraque pour faire rentrer ces chiens dans les rangs. Mais il reconnaissait l’accoutrement des deux hommes, identique au dessin de l’affiche qui venait d’être placardée dans le poste de police. S’habiller ainsi était une des nombreuses choses ridicules que l’on permettait aux esclaves.

Néanmoins, un esclave restait un esclave et devait être maintenu dans le bon chemin. Or tous les esclaves devaient s’incliner et ces deux-là ne s’inclinaient pas. Il voulut frapper à l’estomac l’esclave le plus proche de lui.

La matraque rebondit avant d’avoir atteint son but et les doigts du policier ressentirent une violente secousse, comme si son arme avait heurté quelque chose de très dur.

— La paix soit avec vous ! grommela Jeff en observant attentivement l’homme. Le policier était armé d’un pistolet à vortex. Jeff n’en redoutait pas les effets, mais il n’avait aucune intention de laisser voir à son interlocuteur que les armes de l’Empereur ne pouvaient rien contre lui. Il regrettait d’avoir utilisé son bouclier pour se protéger d’un coup de matraque et espérait que le Panasiate n’en croirait pas ses yeux et nierait l’évidence.

Manifestement, l’homme était ahuri. Il regarda sa matraque, recula le bras comme pour frapper à nouveau, puis parut se raviser. Faisant appel à ses maigres ressources en anglais, il ordonna :

— Suivez-moi !

Jeff leva de nouveau la main :

— La paix soit avec vous ! dit-il. Puis, achevant sa bénédiction dans un jargon parfaitement incompréhensible, il pointa l’index vers Howe.

Le policier eut l’air perplexe ; il gagna le coin de la rue et, après avoir regardé à droite et à gauche, souffla dans son sifflet.

— Pourquoi m’avez-vous montré du doigt ? chuchota Alec.

— Je ne sais pas. Ça m’a paru être une bonne idée. Attention !

Un autre policier arrivait à la hâte et, se joignant à son camarade, il se dirigea vers Howe et Thomas. Il semblait être d’un grade supérieur. Après avoir échangé quelques phrases avec son sous-fifre dans leur incompréhensible langue chantante, il s’approcha et sortit son pistolet en disant :

— Allez, vous deux, suivez-nous vite !

— Venez, Alec, dit Thomas en obtempérant.

Ce faisant, il débrancha son bouclier ; il espérait que Howe s’en apercevrait et agirait de même. Il semblait préférable à Thomas de ne pas divulguer l’existence des boucliers, tout au moins pour l’instant.

Les Panasiates les conduisirent au poste de police le plus proche. Jeff marchait d’un pas assuré, en distribuant des bénédictions mielleuses à tour de bras. À l’approche du poste, le policier gradé dépêcha son subordonné en avant-coureur, si bien que, à leur arrivée, l’officier en chef les attendait sur le seuil, apparemment curieux de voir ces drôles d’oiseaux que ses hommes avaient capturés.

Mais la curiosité de l’officier de police se nuançait d’appréhension. Il était au courant des circonstances dans lesquelles l’infortuné lieutenant qui avait découvert l’existence de ces saints hommes avait rejoint ses ancêtres. Il était donc bien décidé à ne pas commettre de faute pouvant lui faire perdre la face.

— La paix soit avec vous ! fit Jeff en prenant la pose. Maître, j’ai à me plaindre de vos serviteurs. Ils nous ont empêchés d’accomplir notre saint devoir, qui est pourtant approuvé par Son Altesse Sérénissime le gouverneur lui-même !

L’officier joua avec sa matraque, puis parla à ses subordonnés dans leur langue avant de se tourner de nouveau vers Jeff.

— Qui es-tu ?

— Un prêtre du grand dieu Mota.

Le Panasiate posa la même question à Alec, et Jeff intervint aussitôt :

— Maître, dit-il vivement, mon compagnon est un très saint homme qui a fait vœu de silence. Si vous le forcez à parler, ce sera un péché qui retombera sur vous.

L’officier hésita. Le bulletin de renseignements concernant ces énergumènes était des plus catégoriques, mais n’indiquait aucun précédent quant à la façon de se conduire à leur égard. Or, l’officier avait horreur d’établir des précédents ; ceux qui le faisaient avaient parfois de l’avancement mais, bien plus souvent, ils allaient rejoindre leurs ancêtres.

— Il n’a pas besoin de rompre son vœu, mais montrez-moi vos cartes, tous les deux.

Jeff parut étonné :

— Nous sommes d’humbles serviteurs anonymes du grand dieu Mota. En quoi ce genre de détails nous concerne-t-il ?

— Dépêchez-vous !

Jeff s’efforça de paraître triste pour dissimuler sa nervosité. Il avait répété ce petit discours dans sa tête. Beaucoup de choses allaient dépendre de son succès.

— Je suis navré pour vous, jeune maître, et je vais prier pour que Mota vous ait en sa sainte garde, mais je dois vous demander d’être mis en présence du gouverneur impérial. Immédiatement !

— C’est impossible.

— Son Altesse m’a déjà vu et consentira à me recevoir de nouveau. Le gouverneur impérial est toujours prêt à donner audience aux serviteurs du grand dieu Mota.

L’officier le regarda sans rien dire, puis, faisant demi-tour, rentra dans le poste de police. Les deux hommes attendirent.

— Croyez-vous qu’il va vraiment nous faire conduire devant le prince ? chuchota Howe.

— Je ne pense pas, et j’espère bien que non.

— Mais, si c’est le cas, que ferez-vous ?

— Ce que j’aurai à faire. Taisez-vous. Vous êtes censé avoir fait vœu de silence.

Après quelques minutes, l’officier revint et dit brièvement :

— Vous êtes libres de vous en aller.

— Voir le gouverneur impérial ? s’enquit malicieusement Jeff.

— Non, non ! Allez-vous en, c’est tout. Déguerpissez de mon district.

Jeff recula d’un pas pour donner à l’officier une ultime bénédiction, puis les deux “prêtres” s’en allèrent. Du coin de l’œil, Jeff vit l’officier lever sa matraque et en frapper violemment le policier gradé, mais il fit mine de n’avoir rien remarqué et attendit d’avoir parcouru une centaine de mètres avant de parler à Howe.

— Voilà ! Nous devrions avoir la paix pour un bout de temps.

— Vous croyez ? Alors que vous l’avez sûrement mis en colère contre nous ?

— Peu importe. Nous ne pouvions pas lui laisser croire, à lui ou à n’importe quel autre flic, qu’il pouvait nous malmener comme les autres Blancs. Dans moins de cinq minutes, toute la ville saura que je suis de retour et qu’il faut me laisser tranquille. Nous ne pouvions pas agir autrement.

— Peut-être. Mais je continue à penser qu’il est dangereux pour nous d’avoir éveillé l’attention des flics.

— Vous ne comprenez pas, dit Jeff avec impatience. C’est l’attitude la moins risquée. Des flics sont toujours des flics, quelle que soit la couleur de leur peau. Ils agissent par la menace et ne comprennent que la menace. Quand ils seront persuadés qu’on ne peut pas nous toucher sans s’attirer des ennuis extrêmement graves, ils nous témoigneront autant de déférence qu’à leurs supérieurs. Vous verrez.

— Je souhaite que vous ayez raison.

— J’ai raison. Les flics ne sont jamais que des flics, et ils nous mangeront bientôt dans la main. Oh, oh ! Attention, Alec. En voilà un autre.

Un policier panasiate arrivait derrière eux au petit trot, mais au lieu de les rejoindre ou de leur dire de s’arrêter, il gagna le trottoir opposé et les ignora résolument, tout en se maintenant à leur hauteur.

— À votre avis, qu’est-ce qui se passe, Jeff ?

— Nous avons un chaperon, et c’est une bonne chose, Alec. Maintenant, les autres Chinetoques ne nous importuneront plus. Nous pouvons donc nous consacrer à notre mission. Vous connaissez très bien cette ville, je crois ? Où pensez-vous que nous devrions installer le temple ?

— Ça dépend de ce que vous recherchez, je suppose.

— Je ne sais pas exactement.

Jeff s’arrêta pour essuyer la sueur ruisselant sur son front ; sa robe était chaude et le poids des pièces en rendait le port plus pénible encore.

— Maintenant que je suis ici, toute cette affaire me semble ridicule. Je crois que je n’étais pas fait pour être agent secret. Et si nous nous installions dans les quartiers chics ? Nous voulons faire une grande impression…

— Non, ça ne me paraît pas être une bonne idée, Jeff. Maintenant, dans les quartiers chics, il n’y a plus que deux sortes de gens.

— C’est-à-dire ?

— Les Panasiates et les traîtres : des trafiquants du marché noir et toutes sortes d’autres collabos.

Thomas parut troublé.

— Je crois que j’ai vécu trop longtemps à l’écart, dit-il. Jusqu’à cet instant, Alec, il ne me serait jamais venu à l’idée qu’un Américain, quel qu’il soit, puisse s’entendre avec les envahisseurs.

— Moi non plus, je ne l’aurais pas cru… si je ne l’avais pas vu. J’imagine qu’il y a des salauds-nés qui sont capables de tout.

Les deux hommes arrêtèrent leur choix sur un entrepôt vide, situé près de la rivière, dans un quartier pauvre et très peuplé. Ce secteur avait longtemps été en crise, mais, maintenant, il périclitait complètement. Trois boutiques sur quatre avaient leurs portes condamnées, et le commerce était au point mort. Ce bâtiment était loin d’être le seul entrepôt vide ; Thomas l’avait choisi à cause de sa forme presque cubique, rappelant celle du Temple suprême et du cube de sa crosse. Sa décision avait également été influencée par le fait que l’entrepôt était séparé des autres immeubles, à droite par une ruelle, et à gauche par un terrain vague.

La porte principale étant défoncée, les deux hommes jetèrent un coup d’œil, puis risquèrent une reconnaissance à l’intérieur. L’entrepôt était totalement abandonné, mais la plomberie était intacte et les murs solides. Au rez-de-chaussée, il n’y avait qu’une seule pièce, avec quelques piliers pour soutenir le plafond à sept mètres de hauteur. Ce serait parfait pour le “culte”.

— Je crois que ça ira, estima Jeff.

Un rat surgit d’un tas de débris accumulés contre un des murs. Presque machinalement, Jeff braqua sa crosse sur lui. Le rongeur sauta en l’air et retomba mort.

— À qui nous adresser pour acheter ce bâtiment ?

— Les Américains n’ont pas le droit d’être propriétaires de biens immobiliers. Nous allons devoir découvrir qui est le gérant.

— Ça ne devrait pas être bien difficile.

Les deux hommes ressortirent. Leur chaperon de la police les attendait sur le trottoir d’en face, mais fit mine de regarder ailleurs.

Les rues s’étaient remplies, même dans ce quartier. Thomas arrêta un garçon qui passait. C’était un gamin de douze ans à peine, mais dont le regard reflétait déjà toute l’expérience et tout le cynisme d’un adulte.

— La paix soit avec toi, mon fils. Qui loue cet immeuble ?

— Hé, vous, lâchez-moi !

— Je ne te veux pas de mal, dit Thomas en tendant au gosse une des pièces de cinq dollars les mieux réussies par Scheer.

Le gamin regarda la pièce et, du coin de l’œil, repéra le policier panasiate arrêté de l’autre côté de la rue. Celui-ci ne semblait pas s’occuper d’eux. Le jeune garçon escamota la pièce :

— Vous feriez mieux d’aller voir Konsky. Pour ce genre de trucs, c’est un as.

— Qui est Konsky ?

— Tout le monde connaît Konsky. Dites donc, grand-père, pourquoi est-ce que vous êtes déguisé comme ça ? Les bridés vont vous chercher des embrouilles.

— Je suis un prêtre du grand dieu Mota et le Seigneur Mota veille sur les siens. Conduis-nous vers ce Konsky.

— Rien à faire. Je ne veux pas avoir d’histoires avec les bridés ! dit l’enfant en tentant de se libérer.

Jeff le retint fermement par le bras et exhiba une autre pièce, mais sans la lui donner.

— Ne crains rien. Le Seigneur Mota te protégera, toi aussi.

Le jeune garçon regarda la pièce, puis jeta un coup d’œil aux alentours avant de dire :

— O.K., suivez-moi.

Il les fit tourner dans une rue transversale et leur indiqua un bureau situé au-dessus d’un bar :

— Konsky est là-haut, s’il est là.

Jeff donna la seconde pièce au garçon et lui dit de revenir le voir à l’entrepôt, car le Seigneur Mota aurait des cadeaux pour lui. Tandis qu’ils gravissaient tous deux l’escalier, Alec s’étonna que Jeff ait agi avec aussi peu de prudence.

— C’est un gosse digne de confiance, assura Jeff. Bien sûr, les événements en ont fait une arsouille, mais il est de notre côté. Il nous fera de la publicité… mais pas auprès des Panasiates.

Konsky se révéla être un homme mielleux et méfiant. Il fut vite évident qu’il avait des “relations”, mais il mit du temps à parler, jusqu’à ce qu’il ait vu la couleur de leur or. Après cela, l’accoutrement et les allures bizarres de ses clients ne le tracassèrent plus le moins du monde. Thomas le gratifia du grand jeu et le bénit à foison, sachant bien que Konsky n’en avait cure, mais pour bien rester dans la peau de son personnage. Konsky s’informa de la situation exacte de l’entrepôt, marchanda le loyer et le pot-de-vin, qu’il qualifia de “frais pour services spéciaux”, puis les quitta.

Thomas et Howe étaient contents d’être enfin seuls. Être un “saint homme” a ses inconvénients ; ils n’avaient rien mangé depuis leur départ de la Citadelle. Jeff sortit de sous sa robe des sandwiches qu’ils engloutirent aussitôt. Et ce qu’ils apprécièrent encore davantage, c’est que le bureau de Konsky comprenait des toilettes adjacentes.

Trois heures plus tard, ils étaient en possession d’un document dont la traduction en anglais déclarait que le Céleste Empereur était heureux de concéder à ses fidèles sujets, etc., la location payable à l’avance de l’entrepôt. En échange d’une autre somme disproportionnée, Konsky promit de faire nettoyer le bâtiment le jour même, de fournir différents matériaux, et de veiller à l’exécution de certaines réparations. Jeff le remercia et, avec un sérieux imperturbable, le convia à venir assister aux premiers offices qui seraient célébrés dans le nouveau temple.

Ils reprirent le chemin de l’entrepôt. Lorsque Konsky fut hors de vue, Jeff dit :

— Vous savez, Alec, nous allons souvent avoir à recourir à ce type, mais quand le jour viendra, j’aurai une petite liste de noms, et le sien apparaîtra en tête. Je m’occuperai moi-même de lui.

— On se le partagera, se contenta de dire Howe.

Quand ils arrivèrent à l’entrepôt, le gamin des rues parut se matérialiser soudain à côté d’eux :

— Vous avez d’autres commissions, grand-père ?

— Sois béni, mon fils. Oui, plusieurs.

Après une nouvelle transaction financière, le gamin les quitta pour aller leur trouver des lits de camp et de la literie. Jeff le regarda partir et dit :

— J’en ferai un enfant de chœur. Il peut aller dans des endroits auxquels nous n’avons pas accès, et faire des choses dont nous devons nous abstenir. Et les flics s’intéressent moins à un enfant qu’à un adulte.

— Je ne pense pas que vous puissiez lui faire confiance.

— Je n’en ai pas l’intention. Il nous prendra toujours pour deux cinglés et sera fermement convaincu que nous sommes des prêtres du grand dieu Mota. Nous ne pouvons nous fier à personne, Alec, avant d’avoir pris toutes les garanties possibles. Venez. Allons tuer tous les rats de cet entrepôt avant l’arrivée de l’équipe de nettoyage. Voulez-vous que je vérifie les paramètres de votre crosse ?

Avant la tombée de la nuit, le premier temple du dieu Mota à Denver avait commencé à prendre forme, bien qu’il ait toujours l’air d’un entrepôt et qu’il n’y ait pas encore de fidèles. Tout le bâtiment empestait le désinfectant, mais il avait été nettoyé et vidé de fond en comble, et la porte d’entrée fermait. Il contenait deux lits de fortune, ainsi qu’une réserve de provisions pouvant permettre à deux hommes de subsister pendant une quinzaine de jours.

Leur chaperon de la police continuait à monter la garde de l’autre côté de la rue.


Cette surveillance se maintint pendant quatre jours, au cours desquels, à deux reprises, une escouade de policiers vint se livrer à une minutieuse perquisition. Thomas les laissa faire, car il n’avait encore rien à cacher. Leurs crosses étaient encore leurs seules sources de puissance, et leur seul communicateur Ledbetter était porté par Howe, ce qui le faisait paraître légèrement bossu durant la journée. Thomas, quant à lui, portait la ceinture d’argent.

Entre-temps, toujours par l’entremise de Konsky, les deux hommes avaient acquis une automobile puissante et rapide, avec la permission de la conduire ou de la faire conduire partout où s’étendait la juridiction du gouverneur. Les “frais pour services spéciaux” furent particulièrement élevés. Thomas engagea un chauffeur, non point par l’intermédiaire de Konsky, mais par Peewee Jenkins, le gamin qui leur était venu en aide le premier jour.

La surveillance spéciale dont faisaient l’objet les prêtres de Mota prit fin à midi, le quatrième jour. Cet après-midi-là, Jeff, laissant le futur temple à la garde de Howe, se rendit à la Citadelle en voiture. Il revint en compagnie de Scheer, très mal à l’aise et peu convaincant avec ses vêtements religieux et sa barbe. Il transportait avec lui un coffre cubique émaillé aux six couleurs sacrées de Mota. Une fois à l’intérieur de l’entrepôt, la porte ayant été bien barricadée, Scheer ouvrit le coffre avec une extrême prudence, d’une façon bien précise, afin qu’il n’explose pas en les pulvérisant, eux et le temple tout entier. Après quoi, Scheer s’affaira autour de l’“autel” récemment construit. Il termina peu après minuit, mais il avait encore beaucoup de travail à faire à l’extérieur du bâtiment, tandis que Howe et Thomas montaient la garde, prêts à assommer ou même tuer, au besoin, quiconque viendrait interrompre le sergent.

Quand le soleil se leva de nouveau sur le temple, le mur où s’encastrait la porte d’entrée était devenu vert émeraude, tandis que les trois autres étaient respectivement rouge, doré, et bleu marine. Le temple de Mota était prêt à recevoir les fidèles… et les autres. Détail extrêmement important, il fallait être de race blanche pour pouvoir en franchir impunément le seuil.

Une heure avant le lever du soleil, Jeff se posta près de la porte et attendit, anxieux. La soudaine transformation du bâtiment allait certainement provoquer une nouvelle perquisition, à laquelle il devrait s’opposer, par tous les moyens, y compris les plus radicaux. Thomas espérait qu’il lui suffirait de parler pour parvenir à convaincre les policiers que le temple devait être considéré comme une enclave, uniquement réservée à la race des esclaves. Mais il suffirait d’un léger excès de zèle de la part d’un subalterne pour obliger Thomas à recourir aux moyens violents et anéantir ainsi tout espoir de réussir une pénétration pacifique.

Howe, survenant derrière lui, le fit sursauter.

— Hé là ! Oh… Alec ! Ne me faites pas des coups pareils, je suis déjà nerveux comme tout !

— Désolé, mais le major Ardmore est sur le circuit. Il veut savoir comment vous vous débrouillez.

— Parlez-lui, moi je ne peux pas quitter la porte.

— Il demande aussi quand Scheer sera de retour.

— Dites-lui que je le lui renverrai dès que je serai sûr qu’il peut se risquer au-dehors sans danger, mais pas une minute avant cela.

— O.K.

Howe s’éloigna et, comme Jeff reportait son regard vers la rue, il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Un Panasiate en uniforme était en train d’examiner l’immeuble avec curiosité. L’étranger demeura là un moment, puis s’éloigna au petit trot, qui semblait être de rigueur chaque fois qu’un militaire panasiate était de service.

“Mota, mon vieux, pensa Jeff, c’est le moment de montrer ce dont tu es capable.”

Moins de dix minutes plus tard, arriva une escouade commandée par l’officier qui avait déjà dirigé les précédentes perquisitions.

— Écarte-toi, saint homme.

— Non, maître, répondit Jeff avec fermeté. Le temple est maintenant consacré. Nul ne peut plus y pénétrer, à part les fidèles du Seigneur Mota.

— Nous n’abîmerons pas ton temple, saint homme. Laisse-nous passer.

— Maître, si vous entrez, je ne pourrai détourner de vous le courroux du Seigneur Mota, ni celui du gouverneur.

Avant que l’officier ait eu le temps de réfléchir à cette dernière remarque, Jeff poursuivit vivement :

— Le Seigneur Mota attendait votre visite et vous bénit. Il m’a chargé, moi, son humble serviteur, de vous faire trois dons.

— Des dons ?

— Pour vous-même, dit Jeff en déposant une lourde bourse dans la main de l’officier. Pour votre supérieur – que son nom soit béni, dit-il en lui en tendant une seconde. Et pour vos hommes.

Une troisième bourse vint s’ajouter aux autres et le Panasiate fut obligé d’utiliser ses deux mains.

Il demeura un moment immobile. Rien qu’à leur poids, aucun doute ne pouvait subsister dans son esprit quant au contenu des bourses. Il y avait là plus d’or qu’il n’en avait vu dans sa vie. Après quelques instants, il se tourna vers ses hommes, aboya un ordre, et la petite troupe fit demi-tour.

— Vous avez gagné, Jeff ? s’enquit Howe en survenant aussitôt.

— Cette manche-là, du moins, répondit Thomas en regardant s’éloigner l’escouade. Aux quatre coins du monde, les flics sont tous pareils. Ça me rappelle un agent de la brigade ferroviaire que j’ai connu.

— Vous croyez qu’il partagera, comme vous le lui avez suggéré ?

— Ses hommes n’auront certainement pas une seule de ces pièces, mais il remettra sans doute une des bourses à son supérieur pour que celui-ci ne crache pas le morceau. Et, avant d’arriver au poste, il aura probablement trouvé un moyen de dissimuler la troisième part du butin. Je me demande seulement si cet officier est un politicien honnête.

— Hein ?

— Un politicien honnête est celui qui, une fois acheté, demeure acheté. Bon, allons nous préparer à recevoir nos clients.

Le soir même, les premiers services religieux furent célébrés. Ils étaient très simples, car Jeff en était encore à ses balbutiements en tant que prêtre. Ils s’en tinrent au bon vieux système des missions : on chante un cantique et on partage un repas. Mais, à ce repas, il y avait de la viande bien rouge et du pain bien blanc, comme les fidèles n’en avaient pas mangé depuis des mois.

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