Ardmore coupa la connexion avec Frank pour contacter l’officier de quart :
— Passez-moi le tableau de commandes du grand autel. Vite !
Il l’obtint, mais ce ne fut pas l’opérateur de garde qu’Ardmore vit apparaître sur l’écran. À sa place se trouvait Calhoun, penché sur la console. L’opérateur était effondré sur son siège, la tête pendant de côté. Ardmore coupa immédiatement la connexion et fonça vers la porte.
Thomas et Brooks s’élancèrent derrière lui, rivalisant pour être en deuxième position, et distançant l’ordonnance qui arrivait bon dernier. L’ascenseur gravitationnel avala les trois hommes, les emportant à la vitesse maximale au niveau supérieur, et les expulsa brutalement sur le sol du temple.
L’autel n’était plus qu’à trente mètres d’eux.
— J’avais chargé Frank de le surveiller… essayait de dire Thomas, quand la tête de Calhoun surgit de derrière l’autel.
— Restez où vous êtes !
Les trois hommes s’immobilisèrent et Brooks chuchota :
— Il a le gros projecteur braqué sur nous. Soyez prudent, major !
— Je le sais, dit Ardmore du coin de la bouche.
Puis, s’éclaircissant la gorge, il appela :
— Colonel Calhoun !
— Je suis le grand dieu Mota. Parlez-moi avec respect !
— Oui, certainement, Seigneur Mota. Mais daignez renseigner vos serviteurs… Le colonel Calhoun n’est-il pas une de vos incarnations ?
Calhoun réfléchit.
— Quelquefois, dit-il enfin, oui, quelquefois, c’est exact.
— Alors, je désirerais parler au colonel Calhoun, dit Ardmore en se risquant à avancer de quelques pas.
— Ne bougez pas ! hurla Calhoun, arqué sur le projecteur. Ma foudre est réglée pour s’abattre sur les hommes blancs… Prenez garde !
— Faites attention, chef ! supplia Thomas. Avec ce projecteur, il peut pulvériser tout le temple !
— Comme si je ne le savais pas ! répliqua Ardmore sans presque remuer les lèvres.
Puis il se lança de nouveau sur cette sorte de corde raide verbale qu’était le dialogue avec Calhoun. Mais quelque chose venait de distraire l’attention de ce dernier. Les trois hommes virent le colonel tourner la tête, puis faire brusquement pivoter le projecteur, appuyant des deux mains sur les commandes. Il releva la tête presque aussitôt, sembla changer les réglages du projecteur, puis appuya à nouveau sur les boutons. Quasi simultanément, une masse pesante le heurta et, s’effondrant, il disparut derrière l’autel.
Les trois hommes trouvèrent Calhoun se débattant à terre sur la plateforme située derrière l’autel. Mais ses bras étaient retenus et ses jambes immobilisées par les membres d’un petit homme mat. C’était Frank Mitsui. Ses muscles étaient rigides, et ses yeux inanimés semblaient de porcelaine.
Il fallut quatre hommes pour passer une camisole de force improvisée à Calhoun et le descendre à l’infirmerie.
Tandis que ce petit groupe emportait l’encombrant psychopathe, Thomas dit :
— À mon avis, le colonel Calhoun avait réglé le projecteur pour tuer les Blancs. Le premier rayon n’a fait aucun mal à Frank, et Calhoun a dû s’arrêter pour modifier la fréquence. C’est ce qui nous a sauvés.
— Oui… Mais pas Frank.
— C’est vrai, mais étant donné la vie qu’il avait… Le deuxième rayon a dû l’atteindre de plein fouet, alors même qu’il sautait sur Calhoun. Avez-vous tâté ses bras ? Coagulés instantanément, comme un œuf dur.
Mais ils n’avaient pas le temps d’épiloguer sur la fin tragique du petit Mitsui. De précieuses minutes venaient de s’écouler. Ardmore et ses compagnons retournèrent rapidement dans le bureau du commandant, où ils trouvèrent Kendig, son chef d’état-major, gérant calmement le flot des dépêches. Ardmore lui demanda un rapide résumé verbal.
— Un changement, major… Ils ont lancé une bombe atomique sur le temple de Nashville. Ils l’ont manqué de peu, mais tout le quartier sud de la ville est détruit. Avez-vous fixé l’heure H ? Plusieurs diocèses nous ont posé la question.
— Non, pas encore, mais ça ne va plus tarder. À moins que vous ayez d’autres données à me communiquer, je vais leur donner immédiatement leurs dernières instructions, sur le circuit A.
— Non, major, je n’ai rien à ajouter. Vous pouvez y aller.
Quand on lui signala que le circuit A était prêt à fonctionner, Ardmore s’éclaircit la gorge. Il se sentait soudain nerveux.
— Messieurs, dans vingt minutes, nous attaquons, commença-t-il. Je veux passer en revue les points importants.
Il reprit le plan en détail. Chacun des douze véhicules avait pour cible une des métropoles, ou plutôt, même si cela ne différait pas beaucoup, une des villes où se concentraient les forces militaires des Panasiates. Cette attaque aérienne serait le signal qui déclencherait l’assaut au sol dans ces zones.
Tandis qu’Ardmore parlait, tous les véhicules, à l’exception d’un seul, étaient déjà dissimulés dans la stratosphère au-dessus de leurs objectifs.
Les lourds projecteurs dont étaient munis ces appareils serviraient à causer en peu de temps autant de dégâts que possible sur les objectifs militaires au sol, notamment les casernes et les pistes de décollage. Les prêtres, étant presque invulnérables, seconderaient cette action sur le terrain, aidés par les projecteurs des temples. Les “troupes” formées par les fidèles pourchasseraient et harcèleraient l’ennemi.
— Dites-leur bien de ne pas hésiter à tirer en cas de doute. Qu’ils n’attendent pas de voir leur cible de plus près. Les armes de base peuvent fonctionner des milliers de fois sans être rechargées et ne peuvent absolument pas faire de mal aux Blancs. Qu’ils tirent sur tout ce qui bouge ! Dites-leur aussi de ne s’étonner, ni ne s’effrayer de rien. Si quelque chose leur paraît impossible, c’est nous qui l’aurons provoqué : nous nous spécialisons dans les miracles ! Voilà, c’est tout. Bonne chasse !
Si Ardmore avait fait cette dernière recommandation, c’était à cause d’une mission spéciale dont étaient chargés Wilkie, Graham, Scheer et Downer. Avec la collaboration artistique de Graham, Wilkie avait mis au point certains effets spéciaux qui demandaient une équipe de quatre hommes pour être réalisés, mais ne faisaient pas partie du plan proprement dit. Wilkie lui-même ne savait pas si cela fonctionnerait bien, mais Ardmore leur avait laissé carte blanche et avait mis un véhicule à leur disposition.
Pendant qu’Ardmore parlait, son aide de camp l’avait aidé à revêtir sa robe. Le major fixa son turban sur sa tête, vérifia que son appareil individuel de para-radio était bien en liaison avec le bureau des communications, puis se tourna pour dire au revoir à Kendig et à Thomas. Dans les yeux de ce dernier, le major remarqua une étrange expression, et son propre visage s’empourpra :
— Vous voulez y aller, n’est-ce pas, Jeff ?
Thomas ne dit rien, mais Ardmore poursuivit :
— Oui, je sais, je suis un salaud. Mais un seul de nous deux peut assister à ces réjouissances, et ce sera moi !
— Vous vous méprenez, chef. Je n’aime pas tuer.
— Et alors ? Moi non plus, figurez-vous. Mais je vais quand même y aller, pour parachever le règlement de comptes de Frank Mitsui, dit le major en serrant la main des deux hommes.
Thomas donna l’ordre d’attaquer avant qu’Ardmore ait atteint la capitale panasiate. Le pilote déposa le major sur le toit du temple alors que le combat avait déjà commencé, puis il repartit en trombe rejoindre le poste qui lui avait été assigné.
Ardmore regarda autour de lui. Dans le voisinage immédiat du temple, tout était calme, grâce, sans doute, au gros projecteur qui y était installé. Juste avant d’atterrir, le major avait vu un croiseur panasiate s’écraser, mais il n’avait pas pu repérer le rapide petit engin qui avait été chargé de cette mission. Ardmore descendit à l’intérieur du temple.
Le bâtiment semblait avoir été déserté. Un homme se tenait debout auprès d’une voiture duocycle qui avait été garée dans le sanctuaire même. Il s’avança et se présenta :
— Sergent Bryan, major. Le père… Enfin, le lieutenant Rogers m’a dit de vous attendre.
— Très bien, alors, partons, dit le major en montant dans la voiture. Bryan porta deux doigts à sa bouche et émit un sifflement strident.
— Joe ! appela-t-il.
La tête d’un homme surgit de derrière l’autel. Il reprit :
— On sort, Joe.
La tête disparut et les grandes portes du temple s’ouvrirent.
— Où allons-nous ? demanda Bryan en s’asseyant au volant.
— Où l’on se bat le plus… Ou, plutôt, où il y a le plus de Panasiates. Il m’en faut des quantités.
— Ça revient au même, dit Bryan.
Le véhicule dévala les larges marches du temple, tourna à droite, et prit de la vitesse.
La rue donnait sur un rond-point agrémenté de buissons. Quatre ou cinq silhouettes se dissimulaient derrière ces buissons, et l’une d’elles s’écroula sur le sol, face contre terre. Comme la voiture ralentissait, Ardmore entendit le ping ! aigu d’un pistolet ou fusil à vortex – il n’aurait su préciser – et une autre silhouette accroupie eut une secousse et s’effondra.
— Ils sont dans cet immeuble ! hurla Bryan à l’oreille de son compagnon.
Ardmore régla sa crosse de façon à obtenir un rayon étroit et fin dont il balaya l’immeuble du haut en bas. Les détonations cessèrent. Un Panasiate surgit d’une porte que le rayon n’avait pas encore atteinte et s’élança dans la rue. Ardmore coupa le rayon et changea les réglages de sa crosse pour obtenir un mince faisceau, intensément lumineux, qu’il braqua sur le fuyard. Quand le rayon toucha l’homme, il y eut une détonation sourde et l’on ne vit plus, à la place du panasiate, qu’un gros nuage huileux qui se dilata puis se dissipa rapidement.
— Bon sang de bonsoir ! Qu’est-ce que c’était que ça ? s’exclama Bryan.
— Explosion colloïdale. J’ai relâché la tension à la surface des cellules de son corps. Nous avions gardé cet atout en réserve pour aujourd’hui.
— Mais qu’est-ce qui l’a fait exploser ?
— La pression s’exerçant sur les cellules de son corps. Elle peut atteindre une puissance de plusieurs centaines de kilos. Mais partons.
Dans les rues qu’ils longèrent ensuite, il n’y avait plus que des cadavres, mais autant que la vitesse le lui permettait, Ardmore faisait quand même courir sur les immeubles le rayon de son projecteur individuel. Il profita de cette accalmie pour appeler la Citadelle :
— Vous avez déjà des rapports, Jeff ?
— Pas grand-chose encore, chef. C’est trop tôt.
La voiture s’engagea dans un vaste espace découvert, avant qu’Ardmore ne comprenne où Bryan l’emmenait. Ils allaient vers le campus de l’université publique que les troupes impériales avaient transformée en caserne. Les terrains d’athlétisme et de golf qui jouxtaient le campus avaient été transformés en aérodrome.
Ce fut alors que, pour la première fois, Ardmore se rendit compte à quel point le nombre d’Américains qu’il avait armé pour lutter contre l’envahisseur était ridicule. Il y avait une mince ébauche de ligne d’assaut sur la droite, et Ardmore pouvait constater les ravages qu’ils causaient dans les rangs des Panasiates, mais ces derniers étaient si nombreux qu’on sentait qu’ils finiraient par l’emporter rien qu’en submergeant leurs adversaires, comme un raz de marée. Bon sang, pourquoi le véhicule de patrouille ayant cette ville pour objectif n’était-il pas intervenu ? Avait-il eu un pépin ?
Ardmore, en réfléchissant, se dit que l’équipage avait dû avoir trop à faire avec les attaques aériennes pour trouver le temps de s’occuper de la caserne. Il finissait par se dire qu’ils auraient dû attaquer une ville après l’autre, en utilisant tous les véhicules disponibles réunis en escadrille, et en s’en remettant au brouillage radio pour couvrir leur action. Était-il trop tard pour changer d’avis ? Oui. Maintenant le gant était jeté, la bataille était engagée sur tout le territoire, et il fallait battre le fer tant qu’il était chaud.
Ardmore avait déjà mis sa crosse en action, pour tenter de retourner la situation. Le rayon, réglé sur l’effet originel au maximum de son intensité, taillait à travers les lignes panasiates et y causait un assez beau carnage, quand Ardmore décida de changer de tactique pour recourir à l’explosion colloïdale. C’était moins rapide et moins précis, mais l’effet sur le moral de l’ennemi serait sans doute plus grand.
Pour rendre la chose encore plus mystérieuse, Ardmore ne se servit même pas du rayon-guide, visant au jugé… Et hop ! Un des Panasiates parti en fumée… Puis un autre… Maintenant, Ardmore les avait en ligne… Trois, quatre… Encore et encore… Plus d’une douzaine !
C’en fut trop pour les Orientaux. C’étaient des soldats courageux et entraînés, mais ils ne pouvaient pas lutter contre ce qu’ils ne comprenaient pas. Ils cessèrent soudain le combat et se mirent à courir en direction des baraquements. Ardmore entendit les exclamations de joie des quelques Américains présents, mais c’était surtout leur cri de rébellion qui dominait tout. Certains sortirent à découvert pour prendre en chasse les Asiatiques désemparés.
Ardmore appela de nouveau le quartier général :
— Circuit A ! demanda-t-il.
Après quelques secondes d’attente, une voix lui dit :
— Vous l’avez.
— À tous les officiers, attention ! Utilisez de préférence l’explosion colloïdale. Elle les rend fous de terreur !
Le major répéta son message, puis abandonna le circuit, ordonnant à Bryan de se rapprocher des bâtiments. Bryan s’exécuta, montant sur un trottoir et faisant louvoyer le véhicule entre les arbres. Soudain, les deux hommes perçurent une terrible explosion. La voiture fut soulevée à plus d’un mètre dans les airs et retomba de côté. Ardmore se redressa et tenta de sortir ; il se rendit alors compte qu’il avait pu réussir à préserver sa crosse.
Au-dessus de lui, la portière était coincée. À l’aide de sa crosse, il la fit fondre et sortit comme il put de la voiture, puis il se retourna vers Bryan en demandant :
— Êtes-vous blessé ?
— Rien de grave. Je me suis peut-être fêlé la clavicule gauche.
— Tenez, attrapez ma main… Pouvez-vous y arriver ? Il ne faut pas que je lâche ma crosse.
Leurs efforts conjugués parvinrent à le faire sortir.
— Je vais devoir vous laisser là. Vous avez votre arme de base ?
— Oui, major.
— Parfait. Bonne chance.
En s’en allant, Ardmore regarda le cratère qui s’était creusé dans le sol, et se félicita d’avoir gardé son bouclier branché.
Quelques douzaines d’Américains avançaient prudemment entre les bâtiments, tirant à vue. Deux fois, Ardmore fut la cible d’hommes qui, comme on le leur avait ordonné, tiraient avant de se poser des questions. De braves soldats ! Tirez sur tout ce qui bouge !
Un avion panasiate, volant à basse altitude, longeait lentement les abords de l’université. Derrière lui se répandait un épais brouillard jaune. Du gaz ! Ils gazaient leurs propres troupes afin de tuer une poignée d’Américains ! Le banc de brume descendait lentement vers le sol et dérivait du côté d’Ardmore. Il comprit soudain que la situation était grave, autant pour lui que pour les autres. Son bouclier offrait peu de protection contre les gaz, car il était nécessaire de laisser filtrer l’air pour pouvoir respirer.
Mais tandis même qu’il comprenait que sa fin était proche, Ardmore tentait de viser l’avion. Il vit l’appareil osciller, puis s’écraser sur le sol avant même d’avoir pu ajuster son tir. Le véhicule de patrouille de la Citadelle faisait donc quand même son travail… Bravo !
La nappe de gaz approchait. En courant, Ardmore parviendrait-il à la contourner ? Non. Il pourrait peut-être retenir sa respiration et s’élancer tout droit à travers la nappe asphyxiante, en se fiant à son bouclier pour le reste ? Ses chances étaient minces.
Soudain, la réponse surgit presque instinctivement des méandres de son cerveau : la transmutation. Quelques secondes plus tard, sa crosse braquée de façon à projeter un large cône, le major creusait une tranchée au sein du nuage mortel, propulsant le rayon de haut en bas et de bas en haut, comme s’il jouait avec un tuyau d’arrosage, et le brouillard gazeux se transforma en vivifiant oxygène.
— Jeff !
— Oui, chef ?
— A-t-on des problèmes de gaz ?
— Oui, pas mal. À…
— Peu importe. Diffusez sur le circuit A : réglez vos crosses sur…
Et Ardmore indiqua comment procéder pour se défendre contre cette arme immatérielle.
Le véhicule de la Citadelle surgit soudain des nues avec fracas. Il se stabilisa et se mit à patrouiller juste au-dessus des baraquements. Instantanément, un grand silence s’étendit sur l’université. Voilà qui était mieux. Le pilote avait sans doute simplement été débordé à un moment donné. Ardmore se sentit soudain très seul ; le combat s’était déplacé pendant qu’il s’occupait de la menace du gaz. Le major chercha autour de lui un moyen de transport à réquisitionner, afin d’aller voir par lui-même la situation dans le reste de la ville. Le problème de cette foutue bataille, se disait-il, c’est qu’il n’y avait aucune cohérence. On se battait partout en même temps. Mais on n’y pouvait rien ; c’était dans la nature même du problème.
— Chef ?
C’était Thomas qui appelait.
— Je vous écoute, Jeff.
— Wilkie vient vers vous.
— Bon. A-t-il eu de la chance ?
— Oui, mais attendez de voir ! J’en ai juste eu un aperçu sur l’écran, transmis de Kansas City. C’est tout pour l’instant.
— O.K.
De nouveau, Ardmore chercha du regard un moyen de transport. Il désirait être à proximité de Panasiates, mais de Panasiates en vie, quand Wilkie arriverait. Un monocycle avait été abandonné au bord du trottoir, non loin de l’université. Le major se l’appropria.
Ardmore découvrit qu’il y avait encore quantité de Panasiates aux alentours du palais et que le combat prenait plutôt mauvaise tournure pour les Américains. Il se mit aussitôt à l’œuvre avec sa crosse et il était très occupé à choisir des Panasiates et à les faire exploser quand Wilkie arriva.
C’était quelque chose d’énorme, d’incroyable, une sorte de Gargantua entièrement noir, mesurant plus de trois cents mètres de haut, qui enjambait les édifices et dont les pieds remplissaient les rues. C’était comme si l’Empire State Building était en train de se promener : l’ombre géante, en trois dimensions, d’un prêtre de Mota, robe et crosse comprises.
Et cette apparition avait une voix.
Elle avait une voix qui ressemblait au tonnerre et s’entendait à des kilomètres à la ronde :
— Américains, relevez la tête ! Le jour est venu ! Voici venir le Disciple ! Levez-vous et châtiez vos oppresseurs !
Ardmore se demanda comment l’équipage qui conduisait le véhicule pouvait endurer un tel vacarme et si l’appareil volait à l’intérieur de la projection ou quelque part au-dessus d’elle.
La voix se mit à parler la langue des Panasiates. Ardmore ne comprenait pas les mots, mais connaissait le sens général du discours. Downer disait aux seigneurs de la guerre que la vengeance s’abattait sur eux et que, s’ils voulaient sauver leur peau jaune, ils feraient bien de fuir au plus vite. Il leur signifiait la chose avec beaucoup d’emphase et un grand luxe de détails, ayant une parfaite connaissance de leur psychologie et de leurs points faibles.
L’horrifiante apparition titanesque s’immobilisa dans le parc bordant le palais et, se penchant, toucha d’un énorme doigt un Panasiate qui fuyait. L’homme se volatilisa littéralement. L’apparition se redressa et continua son discours en panasiate, mais il n’y avait plus aucun à proximité.
Le combat continua sporadiquement pendant plusieurs heures, mais ce n’était plus une bataille. Cela ressemblait plutôt à une dératisation. Quelques Orientaux se rendirent, d’autres se suicidèrent. La plupart furent abattus par leurs ex-esclaves. Thomas était en train de faire à Ardmore un rapport circonstancié sur la progression des opérations de nettoyage à travers tout le pays, quand il fut interrompu par l’officier préposé aux communications :
— Appel urgent du prêtre chargé de la capitale, major.
— Passez-le-moi.
— Major Ardmore ? s’enquit une nouvelle voix.
— Oui. Je vous écoute.
— Nous avons fait prisonnier le prince royal…
— Sans blague !
— C’est la vérité, major. Je vous demande la permission de l’exécuter.
— Non !
— Que dites-vous, major ?
— Vous m’avez bien entendu, c’est non. Je le verrai à votre quartier général. En attendant, faites en sorte qu’il ne lui arrive rien !
Ardmore prit le temps de se raser la barbe et de revêtir son uniforme avant de faire venir le prince royal. Lorsque le dirigeant panasiate fut enfin devant lui, le major lui dit sans cérémonies :
— Tous ceux des vôtres que j’arriverai à sauver seront embarqués et réexpédiés d’où ils viennent.
— Vous êtes magnanime.
— Vous savez maintenant, je suppose, que vous avez été mystifié et abusé par une science surpassant celle de vos savants. À tout moment, presque jusqu’à la fin, vous auriez pu nous écraser.
L’Oriental demeura impassible. Ardmore espérait de tout cœur que ce calme n’était qu’une apparence. Il poursuivit :
— Ce que je viens de dire concernant les vôtres ne s’applique pas à vous. Je vous retiens ici, en tant que criminel de droit commun.
— Pour avoir fait la guerre ? s’enquit le prince en haussant les sourcils.
— Non. Sur ce point, vous seriez capable de vous en tirer. Vous êtes inculpé pour l’exécution massive que vous avez orchestrée sur le territoire américain ; pour votre fameuse “leçon”. Vous serez traduit devant un jury, comme n’importe quel criminel de droit commun et, fort probablement, pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est tout. Emmenez-le.
— Un instant, je vous prie.
— Qu’y a-t-il ?
— Vous vous rappelez le problème d’échecs que vous avez vu dans mon palais ?
— Et alors ?
— Pourriez-vous m’indiquer quelle était la solution en quatre coups ?
— Oh, ça ! fit Ardmore en riant de bon cœur. Vous croiriez n’importe quoi, ma parole ! Je n’avais aucune solution. Je bluffais, tout simplement.
L’espace d’un instant, il apparut clairement que le calme glacial du prince, enfin, venait d’être ébranlé.
Le prince royal ne comparut jamais devant un jury. Le lendemain matin, on le découvrit mort dans sa cellule, sa tête reposant sur l’échiquier qu’il avait réclamé.