10

Maman m’attendait sur le palier, mais non point inquiète ni tourmentée, comme je l’avais imaginée. Elle se dressait devant moi, furieuse et blême, telle que j’avais cru la trouver à sa descente de l’auto et telle qu’alors elle n’était pas. Dieu savait quoi en mon absence l’avait mise hors d’elle.

— Elle a couché ici ! Tu as osé la faire coucher ici, et dans le lit de ton pauvre frère ! Cette drôlesse !

Comment ne l’avais-je pas prévu ? À peine aurais-je tourné les talons elle entrerait en chasse et son flair l’amènerait tout droit à ces draps mal dissimulés sous une commode.

— Des draps sales, et pour être sales ils le sont. Tu y as couché toi aussi. Dans la maison de ta mère, dans le lit de ton frère. Si jamais j’avais pu croire que tu serais capable de cette ignominie ! Et tu oses rire, malheureux enfant ! Qu’est-ce qu’elle a fait de toi !

— Je ne ris pas, je souris tristement de te voir commettre une fois de plus ton péché d’habitude qui est le jugement téméraire. Cette jeune femme que tu insultes sans la connaître n’est jamais venue ici. Sache que si elle y était venue (j’hésitai un instant) nous n’aurions pas eu besoin du lit de Laurent.

Elle ne réagit pas. Elle n’avait pas dû comprendre.

— Alors qui a couché dans cette chambre, dans ces draps ? Qui as-tu ramassé dans la rue ?

— Mais quelqu’un que tu connais, maman, que tu connais, depuis qu’il est né.

Elle crut que je me moquais d’elle. Quand le nom de Simon Duberc lui éclata à la figure, elle demeura muette quelques instants.

— Ah ! il ne manquait plus que celui-là ! que ce renégat !

— La perte de la foi n’est pas un reniement. Un séminariste qui quitte le séminaire, c’est la victime d’une erreur d’aiguillage.

— Il est passé à l’ennemi, tu le sais bien.

— Et si je te disais que les deux matins qu’il a vécus ici, il a assisté à la messe de six heures ?

À la vérité, je n’en avais pas la preuve absolue. Il pouvait être sorti à l’aube par une habitude paysanne. Mais je ne résistai pas au plaisir de déconcerter ma pauvre mère qui à ce moment-là me fit pitié. Je lui dis qu’il fallait se réjouir et non être triste de ce qu’elle apprenait de moi.

— Pendant que tu menais ici une perquisition et recherchais les traces de mes crimes, je voyais Simon précisément avec qui j’avais rendez-vous et j’obtenais de lui qu’il consente à voir M. le Doyen. Pas ici, rassure-toi.

Louis Larpe avec sa veste blanche de l’été ouvrit la porte et annonça : « Madame est servie. »


Je ne me souviens pas d’avoir vu ma mère désemparée comme je l’ai vue durant ce dîner, ébranlée dans ses certitudes, dans cette certitude essentielle d’avoir raison sur tout et d’abord que les êtres étaient bien tels qu’elle les voyait et qu’ils ne pouvaient être différents. Si je ne l’avais pas trompée, si le petit Duberc allait à la messe tous les matins, elle l’avait mal jugé. Ce que je lui avais raconté sur la drôlesse, il lui était aisé de le rejeter en bloc et de s’en tenir au cliché du garçon naïf qu’une mauvaise femme a ensorcelé : mais cette femme lui resterait à jamais inconnue. Simon, lui, reparaissait. Il n’avait jamais d’ailleurs quitté tout à fait la scène, il était demeuré entre M. le Doyen et maman un sujet de dispute.

Tout ce que je note ici sur elle, où l’ai-je pris sinon en moi et dans une certaine idée que je me fais de maman ? Qu’aurais-je tenté, pour Donzac, depuis que je rédige ce journal, que de lui proposer une vue imaginaire de Maltaverne, aussi irréelle que la Belle, que la Bête, que Riquet à la Houppe ? Ce qui fut réellement ? Ma mère dont l’appétit est très régulier, toujours très attentive à ce qu’on lui sert et dont la cuisinière redoute les jugements sans appel, ne toucha à rien ce soir-là, se retira dans sa chambre, le repas à peine achevé, me laissant libre de sortir. Mais je ne sortis pas et comme je ne voulais rien perdre de la nuit rafraîchie par la pluie d’orage, j’ouvris toutes les fenêtres, ce qui à cause des moustiques me condamnait à demeurer dans le noir et à ne pas lire.


La lecture est tellement toute ma vie (je me demande parfois si elle ne m’aura pas dispensé de vivre) que peut-être je n’aurais pas su, à vingt-deux ans, ce qu’il y a derrière ce cliché « la vie intérieure », si je n’avais été condamné bien souvent par les moustiques de ma ville natale à l’immobilité devant ce pan de ciel fourmillant au-dessus des toits qu’encadrait la fenêtre. Peut-être n’aurais-je jamais su ce que je sais et qui est si incroyable que je n’en parle à personne parce qu’on me traiterait de présomptueux, ou d’idiot, ou de fou ; c’est que la parole : « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous » est vraie à la lettre, qu’il n’y a qu’à descendre au-dedans de nous pour y pénétrer.

Si l’expérience que j’en fis ce soir-là marque une date dans ma vie, c’est que je l’ai atteint, ce royaume, comme jamais je ne l’avais atteint, bien que je ne pusse douter d’être en état de péché grave. Or j’avais été élevé dans cette croyance que le péché mortel vous coupait de Dieu absolument : ce qui incite le coupable à s’abandonner, à se dire : « perdu pour perdu… » et à ne plus lutter. Ce soir, entendant un appel que je connaissais bien, et accablé par le sentiment de ma culpabilité, j’eus recours au subterfuge de Donzac qui consiste à se dire : « Si j’étais un de ces innombrables chrétiens fervents mais privés de la confession parce qu’ils sont calvinistes ou luthériens, je demanderais directement pardon à Celui qui est au-dedans de moi. La contrition parfaite n’est pas inaccessible comme on nous le fait croire, et réservée aux saints ; elle est à notre portée dans la mesure où l’est le royaume de Dieu : c’est le sésame qui en ouvre nécessairement la porte. »

Je commençai donc par penser à tout ce qui s’était passé entre Marie et moi et je constatai que je ne parvenais pas à en éprouver de regret, que je ressentais ce péché non comme une offense mais comme une grâce, que ce qui eût pu m’arriver de pire c’est qu’aucune femme ne fût intervenue dans mon histoire… Mais non, c’eût été alors cette absence qui aurait été une grâce. À partir de là, ce ne fut plus moi qui parlais à moi-même. Je demeurai dans un grand calme. Je me chantonnai par instants sur la musique de Mendelssohn qu’on nous avait apprise au collège ou sur celle de Gounod que M. le Doyen préférait, le cantique de Racine :

D’un cœur qui t’aime

Mon Dieu qui peut troubler la paix ?

Il cherche en tout ta volonté suprême

Et ne se cherche jamais.

Sur la terre, dans le ciel même

Est-il d’autre bonheur que la tranquille paix

D’un cœur qui t’aime ?[1]

Le matin, maman ne se leva pas. Ses volets demeurèrent clos. Une migraine, chez elle, ne ressemblait à aucune de celles qui atteignent les autres femmes. Elle demeurait dans la nuit, avec des compresses d’eau sédative sur le front. Elle me fit dire de l’excuser auprès de M. le Doyen. Peut-être exagérait-elle son mal pour rendre possible ce tête-à-tête, son dernier espoir. Le Doyen eut bien du mal à dissimuler le bonheur que c’était pour lui de déjeuner avec moi seul. Cette figure flasque qu’il pétrissait toujours comme de la mie de pain, soucieuse et sombre d’habitude, était éclairée d’une joie innocente, enfantine. Il avait pourtant beaucoup vieilli et n’avait plus besoin du coiffeur pour sa tonsure ; surtout il ne se rengorgeait plus : c’était cela surtout qui le rendait différent du prêtre que mon enfance avait connu. Il n’avait plus cet aspect redressé, sûr de soi.

Dès ses premières approches pour obéir aux directives de « Madame » et pour me faire parler, je me dérobai. Je l’assurai que ma mère se montait la tête, qu’une seule femme occupait terriblement ma vie et que c’était elle, et qu’il n’y avait pas d’autre problème pour moi que de m’en libérer, fût-ce au prix d’un mariage absurde selon le monde. Je me gardai de rassurer M. le Doyen, lui donnant seulement l’impression que rien n’était encore décidé dans mon esprit.

— Mais, lui dis-je, ce n’est pas moi qui suis intéressant pour vous (et comme il protestait), je veux dire qu’en ce moment ce n’est pas pour moi qu’il faut vous jeter à l’eau, mais pour Simon que je vois tous les jours. Oui, c’est le moment de le tirer sur la berge ; mais cette fois, ce sera lui seul qui ira du côté où il se sentira appelé et vous ne serez là que pour lui en rendre l’accès facile. Seulement méfiez-vous, rappelez-vous qu’il suffit de lui parler de « direction » pour qu’il se mette en boule.

Il m’écoutait avec une attention humble et qui me touchait. Chez le pauvre Doyen, un instinct paternel, passionné, inutilisé, s’était déversé sur ce garçon paysan non certes sans cœur mais durci et aigri, dont il ne se lassait pas de parler : « Je ne l’ai jamais perdu de vue, tu sais, j’ai toujours veillé de loin sur lui sans qu’il s’en doute. Il a eu durant son premier hiver à Paris, une congestion pulmonaire. Je m’étais mis en rapport avec sa logeuse à qui j’avais graissé la patte et qui m’envoyait un bulletin de santé, en cachette, bien sûr ! Simon se serait cru à l’article de la mort s’il m’avait vu rôder autour de son lit. »

Puisque ma mère était couchée, rien n’empêchait que le Doyen retrouvât Simon rue de Cheverus plutôt qu’à la librairie. Il y consentit « mais il fallait que Madame fût d’accord ». Quand je lui présentai notre requête à travers la porte entrebâillée, maman m’interrompit de sa voix des mauvais jours : « Tout ce que vous voudrez, pourvu que je ne le rencontre pas. »

L’entrevue eut lieu dans le petit salon et dura près de deux heures ; puis Simon fila de son côté, sans prendre congé de moi. Il avait été entendu entre eux qu’il resterait encore une année à Talence dont le curé « le saint abbé Moureau » était un ami du Doyen et prendrait Simon en charge et le préparerait à revenir, non certes au séminaire de Bordeaux mais peut-être à celui d’Issy-les-Moulineaux. Cela demandait beaucoup de réflexions et de démarches.

De mon côté, je promis au Doyen qu’il me verrait bientôt à Maltaverne : ma mère avait fini par me faire consentir au départ, mais du bout des lèvres. Je prétendis avoir d’abord à prendre des notes indispensables pour ma thèse à la bibliothèque municipale ; je doute si personne peut se vanter de m’y avoir vu durant tout ce temps…


Je rouvre ce cahier après deux mois écoulés. Ce que j’ai vécu ne relevait d’aucune écriture, n’était pas exprimable : une certaine honte est intraduisible. Ce que j’en pourrai dire ici sera comme tout le reste un arrangement, une mise en forme. J’essayerai pourtant : je dois tenir ma promesse à Donzac… Au vrai, à quoi bon ce prétexte que je me donne ? Comme si je ne trouvais pas mon plaisir à cette honte revécue heure par heure jusqu’à la fin de l’histoire, ou plutôt de ce chapitre de mon histoire qui ne fait que commencer !

J’écris ceci le 20 octobre, le cahier sur mes genoux, à notre palombière au lieu-dit « la Chicane », que des kilomètres séparent de toute métairie, par un temps brumeux et doux, un jour qui devrait être de grand passage, mais les palombes ne passent pas : il fait tiède, elles s’attardent dans les chênes et se gorgent de glands. Je vois de profil le nez pointu et le menton en galoche de Prudent qui surveille, entre les cimes, ces avenues du ciel, par où les vols surgiront, s’ils surgissent. Un métayer, après avoir sifflé, rejoint Prudent et l’interroge :

— Passat Palumbes ?

— Nade ! Nade !

Comme la Hure, les quelques chênes énormes et bas qui abritent notre cabane m’ont toujours rendu l’éternité sensible, m’ont toujours pénétré de cette condition d’éphémère qui est la nôtre. Ce ne serait rien que d’être un roseau pensant — mais un moucheron pensant et qui, si peu d’instants qu’il ait à vivre, trouve tout de même le temps de s’accoupler, voilà l’horrible. De ce qui s’est passé, j’essayerai de fixer le peu qui ne m’en paraît pas indicible.


Si je ne fréquentais pas la bibliothèque municipale, ce n’est pas parce que j’allais presque chaque soir rue de l’Église-Saint-Seurin. Comme je ne retrouvais Marie qu’après la fermeture de la librairie, j’aurais pu accorder aisément les exigences de ma thèse et celles de ma passion. Mais durant ces heures lourdes et lentes dans la ville que la canicule engourdissait, je n’étais plus capable que d’attendre… Eh bien quoi ? Où est le drame ? C’est l’histoire de tous et de chacun, à un certain âge, à certains moments. Oui, il faut être chrétien comme je le suis, ou l’avoir été comme Marie, pour croire qu’il y va plus que de la vie pour nous de céder à l’instinct qui assure la propagation des espèces vivantes. Ou plutôt il faut appartenir à l’espèce de chrétiens intraitables de laquelle je relève : autant de permissions qu’ils se donnent, ils ne se cherchent pas d’excuse. S’ils se perdent, ils se perdront les yeux ouverts.

Ce dont je ne doutais plus, c’est de la bonne foi de Marie, le jour où elle m’avait manifesté son angoisse de me couper de Dieu et où il m’avait semblé « qu’elle parlait faux ». Elle avait renoncé à Dieu pour elle, non pour moi. Elle prétendait que je suis composé d’un alliage où ce qui vient du Christ se confond avec ce qui vient de Cybèle… Mais à l’entendre, c’est la part chrétienne qui l’emporte : « Je ne voudrais pas t’abîmer », me répétait-elle. Je protestais, en lui rappelant notre nuit à Maltaverne. Pourquoi nous demandions-nous, n’était-ce plus pareil ? Pourquoi ces retours rampants de presque chaque soir, rue de l’Église-Saint-Seurin, alors qu’en nous quittant la veille nous étions d’accord pour décider que ce serait la dernière fois ? Pourquoi ces rechutes ressemblaient-elles si peu à ce songe de notre nuit d’été où tout le bonheur du monde m’avait été découvert en un instant — comme si nos deux âmes avaient eu ce soir-là, ce seul soir, la permission de s’unir en même temps que nos deux corps ? Mais de nouveau j’étais condamné au dégoût. Qui m’avait appris le dégoût ?

« Qu’est-ce que tu vas chercher ! » comme m’aurait dit ma pauvre maman. Marie ne ressemblait à aucune autre, peut-être, parce qu’elle avait été une fille pieuse. Cela non plus n’était pas un mensonge : sa souffrance dépassait infiniment la mienne. Cette souffrance la vieillissait, enfin lui rendait son âge alors que moi, selon elle, je gardais mon aspect angélique — les ailes pas même fripées, disait-elle, moqueuse et douloureuse.


Rue de Cheverus, maman m’attendait, errant à travers les pièces avec son masque tragique des temps de crise. Je fis durer le plus que je pus le prétexte de lectures à la bibliothèque municipale. Elle exigea de connaître au moins la date de notre départ. Je me refusai à en fixer aucune. Au bout d’une semaine, elle ne me demanda plus rien et ne fit plus semblant d’être dupe. Elle savait d’où je revenais chaque soir, et elle savait que je le savais. Elle ne m’embrassait si longuement que pour me flairer, mais elle demeurait aveugle sur ce qui l’eût comblée de joie si elle avait su le pénétrer : elle me croyait pris à la toile d’araignée et je l’étais en effet, ou plutôt mon corps l’était durant les heures où il attendait, et puis l’espace de quelques minutes. Qu’il ne fût plus question de nous lier pour toujours, Marie et moi, ma mère n’en avait aucun pressentiment : de ma sujétion dans l’immédiat, elle concluait à ma sujétion éternelle.

Je sortais le soir, après dîner, repu et las. Maman savait que ce n’était pas pour faire le mal : je lui demandais toujours de m’accompagner. Elle refusait, mais elle était tranquille. Parfois je rentrais au bout d’une heure, d’autres fois plus tard si j’étais allé au concert-promenade installé sur les Quinconces durant les mois d’été, mais le plus souvent je me contentais d’une glace au café de la Comédie, ou en dépit des moustiques j’allais errer sur la terrasse du Jardin Public, loin de la foule agglutinée autour de la fanfare du 57e.


À ce déclin du mois d’août, j’étais assuré de n’y rencontrer personne. Ce soir-là, il y avait un jeune fumeur de pipe sur le banc où je m’assis à l’extrémité de la terrasse. Je m’installai le plus loin possible de lui, sans le regarder. Il me demanda d’un ton moqueur :

— Toi à Bordeaux au mois d’août ? Tu n’es pas à Arcachon, ou à Pontaillac, ou à Luchon ?

Je reconnus un étudiant de licence nommé Keller, un de ces chrétiens « qui vont au peuple », un « sillonniste », l’espèce de garçons que j’horripile sans que j’aie besoin d’ouvrir la bouche.

— C’est sans doute, dis-je d’un certain air, que j’ai mieux à faire ici.

Il grommela : « Ça ne m’étonne pas de toi. » Quand nous nous étions connus à la Faculté, il y avait deux ans, cet apôtre d’abord séduit, avait commencé de me prêcher ; mais c’était l’époque où pour moi Sous l’œil des Barbares de Barrès répondait à tout, me fournissait de formules pour me défendre des camarades « au large rire blessant ». J’opposais aux autres « une surface lisse ». Je ne m’en privai pas avec ce Keller qui eut vite fait de me juger comme ce qu’il y a de plus méprisable au monde : un grand bourgeois nanti.

— Que connais-tu de moi ? lui répliquai-je. Ce que je t’en ai montré pour que tu me fiches la paix, et ça n’a pas traîné. J’aurais aussi bien réussi un numéro genre « belle âme » comme tu les aimes.

— Et chacun de ces masques recouvre quoi ? Ça ne doit pas être beau à voir…

— Mais je ne t’invite pas à regarder !

Ceci fut dit, sans doute, d’un ton qui troubla ce chrétien, car il ajouta aussitôt : « Pardonne-moi, je reconnais que je n’avais pas le droit de le prendre de si haut. Nous sommes tous de pauvres types. »

— Oui, Keller, mais il y a loin d’un pauvre type comme moi, gâté, gavé, qui ne souffre que pour lui, à un pauvre type comme toi qui a faim et soif de justice.

— Oh ! mais tu sais, je cherche mon plaisir malgré tout… Nous devrions nous voir, ajouta-t-il avec élan. Je ne te prêcherai pas.

J’avais envie de me confier. J’étouffais. Je lui dis :

— Je veux bien, mais je traverse de mauvais jours. Je suis dans un grand abandon du côté de Dieu.

Il me prit la main et la tint un instant dans la sienne.

— « Quand vous croyez être loin de moi, c’est alors que je suis le plus près. » Tu connais ce mot de l’Imitation ?

— Mais il ne s’agit pas seulement de froideur, de sécheresse, je fais le mal.

— Tu fais le mal ?

— Oui, et celle avec qui je le fais désire autant que moi-même que nous y renoncions… Mais il y a un moment de la journée où ça ne dépend ni d’elle ni de moi…

— Oui, je vois, dit Keller, d’un ton concentré. Eh bien, je prierai, je ferai prier. Je suis très lié avec la supérieure de la Visitation.

— Oh ! non, protestai-je. Ça n’en vaut pas la peine. Ce n’est rien, c’est moins que rien…

— Tu appelles ça moins que rien ?

Je me levai, j’avais repris le ton qui à la Faculté exaspérait Keller :

— Oui, moi je suis humble, pour l’humilité je ne crains personne, je ne crois pas qu’aucun de mes gestes ait la moindre importance.

— Pourtant le moindre de ces gestes-là engage l’éternité. Tu ne le crois pas ?

— Oui, je le crois… Mais ce geste-là pas plus qu’un autre. Le pire de moi, Keller, ce n’est pas les actes vois-tu, ce n’est pas même mes pensées. Le pire de moi, c’est d’être indifférent à cette passion qui te possède, toi, le chrétien, mais aussi tous les jeunes militants socialistes, anarchistes… Le pire de moi c’est d’être indifférent à la souffrance des autres, et résigné à mes privilèges…

— Tu es un bourgeois, un grand bourgeois, il faut le tuer en toi. Nous le tuerons, tu verras.

— La bourgeoisie a bon dos. En fait, je suis issu de ces paysans landais qui font travailler leurs vieux parents jusqu’à ce qu’ils crèvent, et quand ils prennent une petite fille pour les servir, une gouge comme ils l’appellent dans leur patois, si elle tient, c’est que cet âge résiste à tout…

Je me tus, honteux de m’être livré à cette belle âme de rencontre et me levai : « Adieu Keller. Ne me suis pas. Oublie ce que je t’ai dit. Oublie-moi. »

— Penses-tu que je vais t’oublier ! Nous nous reverrons à la rentrée ? Promets-moi…

Pauvre Keller ! Il allait prier, souffrir pour moi, et faire prier et faire souffrir de saintes filles. Quelle folie ! Pourtant il n’y avait rien au monde à quoi je fusse plus sensible qu’à la communion des saints, qu’à cette réversibilité : mon irritation contre lui venait de ce qu’il se mêlait de mes affaires les plus cachées et que je ne doutais pas de son pouvoir d’agir sur elles, d’en changer le cours. Non que je croie que ce qui se passa le lendemain soit lié à cette rencontre au Jardin des Plantes. Ce qui est arrivé était dans l’ordre du possible et même de l’inévitable : maman n’en pouvait plus d’incertitude et d’angoisse, le temps passait, il fallait qu’elle intervînt.


Le lendemain matin, à peine avais-je ouvert les yeux, je savais qu’à l’heure habituelle je n’aurais pas besoin de sonner rue de l’Église-Saint-Seurin, que Marie me guetterait derrière la porte. Il ne pleuvait pas, mais il avait dû pleuvoir ailleurs, c’était un jour de rémission. Je pus trotter comme un chien perdu l’après-midi sur les quais. J’allai jusqu’aux docks. Le tramway me ramena, debout sur la plate-forme arrière pressé par des dockers. J’errai encore. Jusqu’à l’instant attendu, ce que je fis importe peu. Vers six heures et demie, Marie n’était pas derrière la porte et je sonnai en vain. Elle avait dû être retenue. Je décidai de faire quelques pas dans le quartier, je n’en pouvais plus. Je m’immergeai durant dix minutes dans les ténèbres de Saint-Seurin, l’église la plus noire de la ville ; puis je revins à la maison de Marie. À ce moment je la vis traverser la rue. Elle était essoufflée et pâle. Elle tira la clef de sa poche : « Entre vite. » Elle me poussa dans le salon dont les volets étaient fermés. Avant même d’avoir enlevé son chapeau, elle me dit : « Je viens de voir ta mère. »

— Où l’as-tu vue ? Tu lui as parlé ?

— Oui, crois-tu ! J’étais en train de montrer un livre à un client. Je me suis sentie gênée par le regard insistant d’une dame en noir, un peu corpulente, d’aspect très cossu, entrée depuis un instant. En une seconde j’eus l’impression que ce n’était pas une cliente mais quelqu’un que j’intéressais, et à ce moment-là je t’ai vu, oui toi, Alain, ton visage d’ange m’est apparu, s’est détaché de cette grande figure impérieuse d’Agrippine, d’Athalie. J’ai reconnu ta mère si ressemblante à l’idée que je me faisais d’elle. « Dévorer des yeux », oui, ça peut être vrai à la lettre. C’est trop peu dire qu’elle me dévorait des yeux, elle me déchiquetait. Je croyais savoir ce que c’est que d’être l’ennemie de quelqu’un. Non, être haïe, vraiment haïe c’est plus rare qu’on ne croit : quelqu’un qui vous tuerait lentement, pour mieux en jouir, si c’était permis, je sais désormais à quoi ça ressemble.

« Fallait-il la laisser repartir ? Qu’aurais-tu fait, Alain ? Moi, j’ai cédé à mon premier mouvement qui au fond était de curiosité. Je l’ai abordée, je lui ai demandé sur le ton le plus commercial : « Vous désirez, madame ? » Elle a paru interloquée. Elle prétendit n’être entrée que pour jeter un coup d’œil sur les nouveautés. « Oui, dis-je et peut-être aussi sur moi ? » Tu imagines sa figure à ce moment-là. « Vous savez qui je suis ? — Je sais tout de vous, madame. » Elle a blêmi, elle a murmuré : « Il vous parle de moi ? Rien ne saurait plus m’étonner de lui ! » J’ai protesté : « Oh ! ce n’est pas grâce à ce qu’il m’a rapporté sur vous que je sais tout de vous, c’est parce que vous l’avez marqué, pétri et repétri, il reste tellement votre ouvrage, même au moment où il va vous échapper : je sais tout de vous dans la mesure où je sais tout de lui. » Elle dit : « Tout ça, c’est des mots… » du même ton qu’elle devait t’appeler naguère « diseur de riens ». Elle grommela : « Impossible de parler dans cette boutique… — Mais il y a une arrière-boutique, madame. Si vous croyez pouvoir y pénétrer… » Elle y consentit. Je priai Balège de s’occuper durant un moment de la vente et introduisis ta mère dans le cagibi.

— Maman dans le cagibi !

— Oui, crois-tu, dans ce placard, nous étions bec à bec, comme tu aimes dire. Les premières paroles qu’elle m’adressa n’étaient pas accordées à sa rage : c’est qu’elle les avait préparées à froid avant de venir, et je crois qu’à mesure qu’elle me les servait, elle se calmait, se retrouvait peu à peu à leur diapason. Elle m’assura qu’elle s’interdisait de porter aucun jugement sur moi, et que même elle avait trop intérêt à ce que le bien que tu lui avais dit de moi fût vrai pour ne pas désirer y croire. « Mais, mademoiselle, si vous êtes la créature d’élite dont il m’a fait le portrait (malgré elle son mépris sifflait entre les mots) il n’est pas possible qu’aimant Alain comme vous prétendez l’aimer, vous ne conveniez pas qu’il ne saurait rien y avoir de pire pour un garçon de vingt-deux ans, et qui en a toujours quinze pour beaucoup de choses…

— Qui en avait quinze, madame, avant de me rencontrer. » Elle a fort bien compris ce que je voulais lui faire entendre, serra les mâchoires, mais se contint et enchaîna : « Il ne saurait rien y avoir de pire que d’épouser une femme tellement plus âgée et, pardonnez-moi si je vous blesse, mais enfin qui a un passé… — Oui, dis-je, et un présent, et pourquoi pas un avenir ? » C’était à froid que je m’appliquais à l’irriter pour la faire dégorger. Elle enchaîna : « Croyez-vous mademoiselle qu’il existe une mère au monde que ce projet de mariage ne consternerait pas ? Je ne vous rappellerai pas ce qui rend à la lettre inimaginable une alliance entre nos deux familles…

— Certes madame… d’abord parce que moi je n’appartiens pas à une famille. Alain, lui, est le fils Gajac, le type même du fils de famille… »


J’interrompis Marie avec irritation :

— Tu t’es moquée de moi devant ma mère ! Tu as voulu briller, la dominer, l’écraser et tu t’es servie de moi.

— Oui, dit-elle, je reconnais que je prenais un plaisir aigu à ce règlement de compte, que je m’en donnais à cœur joie d’être insolente. L’insolence suprême que j’avais au bord des lèvres, c’eût été de lui dire : votre fils m’a demandée en mariage, mais rassurez-vous, il n’est pas question que j’y consente : je l’aime, lui, non sa fortune dont j’ai horreur, non son milieu qui me dégoûte… Je lui aurais accordé que la différence d’âge entre nous représentait une menace pour notre bonheur, pour moi plus encore que pour toi. Oui… mais, Alain, c’était lui vendre la mèche, et lui enlever un poids énorme : elle redevenait du coup maîtresse de ta vie, tu perdais cette monnaie d’échange dont je t’ai pourvu : il n’est rien à quoi ta mère ne consente si je m’efface. Il m’a donc fallu jouer le jeu, et je l’ai joué à fond. Je l’ai approuvée d’abord, je me suis donné les gants d’entrer dans ses raisons. J’ai reconnu qu’au point de vue social, et même à tout point de vue, j’étais bien le type même de l’épouse que la mère d’un fils unique aussi fortuné que tu l’es ne devait pas souhaiter pour lui… À moins, ai-je ajouté, qu’elle ne serve à le préserver d’un mal pire…

— Oh ! protestai-je, tu ne lui as pas jeté à la figure sa passion de la terre, Numa Séris, le Pou ?

— Non, je ne lui ai rien jeté à la figure, je lui ai tout servi, mais de manière à ce qu’elle ne sorte pas en claquant la porte. Je me suis vantée d’avoir d’ores et déjà rompu presque tous les liens qui te ligotaient, mais je convins que je n’avais pas fini de te rendre libre ; j’ajoutai que je n’aurais pas de peine à te démontrer que ce n’est pas sorcier de regarder pousser les pins qui poussent tout seuls, ni de faire récolter leur résine par des métayers et d’empocher l’argent ; au lieu de laisser pourrir ceux qui devraient être coupés depuis longtemps et de perdre ainsi le bénéfice des semis qui devraient les remplacer, je t’apprendrais à faire des coupes régulières et t’assurerais un revenu annuel énorme sur lequel vos métayers ne touchent rien… Mais nous, ai-je ajouté, nous changerons tout cela et nous partagerons avec les métayers le prix des coupes de pins. Nous l’avons résolu, Alain et moi…

— Ce n’est pas vrai, m’écriai-je, tu ne lui as pas fait ce mensonge ?

— Hé bien si ! je me suis donné ce plaisir.

Cette voix mauvaise de Marie, je l’avais entendue parfois en de brèves échappées, où elle dégorgeait un peu de l’amertume accumulée en elle au long de sa triste jeunesse mais il avait fallu la rencontre avec ma mère pour que les digues cèdent et pour que s’épande cette vague qui m’éclaboussait moi-même en ce moment. Je me trouvai tout à coup du côté de ma mère. Je m’en aperçus au cri que je poussai :

— Non ! mais de quoi te mêles-tu ?

— Ah ! cria-t-elle furieuse, c’est aussi fort que le « qui te l’a dit » d’Hermione ! Je me demande si c’est l’offense faite à ta mère qui t’indigne, ou si ce n’est pas plutôt cette invention de partager avec les métayers les coupes de pins — si ce n’est pas à cause de cet os que j’ai fait semblant de t’enlever, que tu montres tes crocs tout à coup. Ah ! fils de ta mère ! Eh bien, cours la consoler.

Je balbutiai : « Marie, ma chérie… » Je voulus l’attirer à moi, mais elle me repoussa, elle était hors d’elle.

— En tout cas, ce que tu ne sauras jamais faire, je le crains, c’est de prendre une femme dans tes bras : ça ne s’apprend pas.

Je reçus le coup sans d’abord le sentir, immobile, les mains pendantes. Elle dut voir ma figure décomposée et en une seconde fut dégrisée. Elle gémit : « Alain, mon petit… » mais ce fut mon tour de la repousser et je tirai violemment derrière moi la porte de la rue.

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