9

Marie me supplia de ne pas venir rue de l’Église-Saint-Seurin, en l’absence de sa mère qui était à Soulac. Nous nous verrions à loisir dans son cagibi de la librairie. Rue de Cheverus, notre escalier, au sortir de la rue, paraissait un lieu de délices. Durant les trois jours que nous vécûmes ensemble Simon et moi, attendant la réponse de « Madame », nous quittâmes souvent le petit salon pour aller nous asseoir sur les marches de cet escalier glacé.

Les nuits, pires que les jours, voyaient surgir l’armée innombrable des moustiques les plus gros, les plus venimeux qui aient jamais existé sous nos latitudes. Comme j’avais une moustiquaire, il ne s’agissait pour moi que de bien m’assurer avant de m’endormir qu’aucune bête féroce n’était enfermée avec moi dans la cage. Mais le lit de Laurent ne comportait plus de moustiquaire. Je vis le lendemain que Simon était défiguré par une piqûre à la paupière. Il s’étonnait de ce que j’en paraissais affligé.

— Mais ce n’est rien, monsieur Alain. Hé bé, s’il fallait s’en faire pour des moustiques, pour une bouffiole à l’œil !

Il avait tout de même dormi et il était sorti à l’aube. Pour assister à la messe ? Je n’osai le lui demander, mais en vérité je n’en doutais pas. Après le déjeuner, nous nous retrouvâmes à la librairie obscure et fraîche et où les clients étaient rares. Bard séjournait à Arcachon et se reposait de tout sur Marie. Balège était malade, ou prétendait l’être. Je découvris dans la vitrine des nouveautés une Anthologie des poètes modernes, de Léautaud et Van Bever, et j’y avançai de découverte en découverte. Il y avait surtout un poème d’un certain Francis Jammes : Il va neiger dans quelques jours… qui m’enchantait, me « navrait de joie », mais je ne pus partager mon bonheur ni avec Marie, insensible à cette poésie-là, ni avec Simon, insensible à toute poésie, et qui, beaucoup plus que nous, attendait dans l’angoisse la réponse de « Madame ». Il me pressait de rentrer : « Ça va être l’heure du courrier… »


Nous traversâmes la rue Sainte-Catherine et descendîmes l’étroite rue Margaux vers la rue de Cheverus. Je marchais un peu en arrière de Simon, l’esprit occupé de je ne sais quelle histoire que je me racontais, ne regardant que les pavés. Tout à coup ce cri retentit à mon oreille, bien qu’il fût poussé sourdement :

— Madame est là ! Madame est revenue !

Je levai une tête effarée. Oui, la De Dion, monstre familier, était immobile devant la porte. Que devions-nous faire ? Je conseillai à Simon de revenir à la librairie et d’y donner l’alarme à Marie. J’affronterais seul ma mère et dès que possible je les rejoindrais. Il ne se fit pas prier pour prendre le large. Lâchement je l’enviais, moi qui devais m’avancer seul vers cette divinité redoutable et déchaînée. Comment avions-nous été assez stupides pour ne pas imaginer de sa part d’autre réponse qu’une lettre, pour ne pas prévoir qu’elle-même surgirait en chair et en os et qu’elle foncerait sur nous ?

En fait, telle n’avait pas été sa réaction première puisque trois jours s’étaient écoulés depuis que Prudent lui avait remis notre lettre. Je sus très vite ce qui l’avait décidée à me relancer rue de Cheverus. Dès que j’entrai dans le petit salon où elle se tenait debout, le chapeau encore sur la tête, elle m’attira à elle :

— Mon pauvre petit ! Heureusement que je n’arrive pas trop tard.

Elle ne doutait pas que ce qu’elle allait me dire de cette créature m’en détacherait et que je ne pourrais plus y penser qu’avec répulsion. Je sus qu’elle était restée deux jours comme assommée par notre lettre. Puis elle était allée à la cure demander conseil à M. le Doyen, et là, ce qu’elle avait appris dépassait, me dit-elle, en abomination l’histoire pourtant abominable du percepteur. M. le Doyen, au moment où le scandale éclata, était vicaire à Lesparre. Durant l’été, il avait des rapports intermittents mais assez étroits avec le Père X… Ainsi fut-il tenu au courant d’un autre scandale qui n’éclata pas : un scandale infiniment pire que l’autre.

Aux yeux de ma mère, une femme capable de séduire un prêtre, un religieux, de faire le mal avec lui ou seulement, se reprit-elle, de tenter de faire le mal (au cas où il ne se fût rien passé, comme les amis du Père X… l’assuraient, il ne fallait pas commettre le péché de jugement téméraire…), cette femme était une possédée, une créature maudite, dont le seul contact devait transmettre la malédiction, comme une maladie honteuse et sans remède.

— Toi-même, tu vois, tu en restes muet de dégoût…

— Mais non, ma pauvre mère, je le savais.

— Tu le savais !

La stupeur lui coupa la parole. Je le savais, et je voulais donner mon nom à cette créature, lui faire connaître ma mère, lui livrer Maltaverne, me lier à elle à jamais ? Elle cacha sa figure dans ses deux mains, en un geste de théâtre qui m’était familier : « Mon Dieu, gémit-elle, que vous ai-je fait ? » Ce murmure contre Dieu accompagnait presque toujours ce geste. Et cette fois encore.

— Essaie de comprendre, maman.

Je lui rappelai que le même événement changeait d’aspect selon le côté par où on l’observait. L’ordre auquel appartenait le Père X… s’était mobilisé tout entier pour sa défense, rejetant tout le mal sur une mauvaise femme, sur une fille hystérique qui avait voulu le perdre, sans y réussir. C’était ce son de cloche qu’avait entendu notre doyen. Or il s’agissait d’une toute jeune fille, très pieuse, disciple fervente du Père, qu’un malheur atroce venait de frapper et qui n’avait d’autre recours que lui.

— Je sais ce qu’elle a été durant toute cette histoire dont tu ignores les prolongements sinistres : une petite fille martyre. Oui, voilà ce qu’elle a été. Et, ajoutai-je, elle aura été la femme que j’ai eu le bonheur de trouver sur ma route.

— Tu es devenu fou, mon pauvre enfant, elle t’a rendu fou ! Ce n’était pas la divinité courroucée que nous attendions, mais une mère accablée, une chrétienne atterrée, renforcée dans sa conviction plutôt qu’ébranlée par ce que je venais de dire. D’ailleurs jamais je n’avais vu maman se rendre à des raisons, avoir l’air seulement de les avoir entendues. Elle chercha un mouchoir dans son sac, debout au milieu de la pièce, regardant le monstre que j’étais devenu. Elle se moucha, s’essuya les yeux. J’essayai de la tirer à moi pour l’embrasser, mais elle se dégagea comme si elle redoutait mon contact. Peut-être en avait-elle vraiment peur ?

— Écoute, Alain.

Elle voyait bien que j’étais possédé, envoûté, qu’elle n’obtiendrait rien de moi, mais le moins que je pusse concéder à ma mère, c’était un temps de réflexion, un délai qui, étant donné mon âge, se fût imposé même s’il s’était agi de fiançailles normales avec une jeune fille de notre monde. Maman parlait sans hausser la voix, elle se sentait sur un terrain solide. Qui n’aurait jugé cette proposition raisonnable ? J’acquiesçai d’un geste vague :

— Disons une année… Dans un an nous en reparlerons. Je sentis la corde autour de mon cou. Je me débattis et ne concédai que les quatre mois qui nous séparaient du jour de l’an. Quatre mois, c’était tout de même le temps de respirer, de voir venir. Elle me demanda de les lui accorder entièrement, que je ne m’éloigne pas d’elle, que nous ne soyons plus séparés jusqu’à Noël.

— Sauf, dis-je à tout hasard, si à la rentrée mon travail m’oblige d’aller à Paris.

— Quel travail ?

— Ma thèse.

— Toi ? Une thèse ? Quelle thèse ?

— Mais je t’en ai parlé. Tu n’écoutes jamais quand je te parle de mon travail. C’est sur la naissance du mouvement franciscain en France. Mon professeur, Albert Dufourcq, me l’a conseillé.

Elle n’écoutait déjà plus. Elle enleva son chapeau, en tirant lentement les longues épingles. Je lui demandai si elle ne rentrerait pas à Maltaverne. Mais non, elle ne me laisserait pas seul. Elle avait télégraphié à Louis Larpe et à sa femme. Ils seraient là ce soir.

— Et puis nous irons où tu voudras, ou nous resterons à Bordeaux. Je suis à tes ordres, comme au fond je l’ai toujours été.

Que faire ? Oh ! Dieu ! Comment avais-je pu céder à cette idée enfantine (mais nous avions été trois à la partager !) que le réel se conformerait forcément à un plan conçu par nous, que tout se passerait comme nous l’avions résolu, que les réactions de ma mère seraient ce que nous avions décidé qu’elles seraient.

— J’ai quelque chose encore à te demander, Alain, mais tu ne me le refuseras pas : c’est d’accepter de voir M. le Doyen. Il viendra déjeuner demain. Tu lui parleras ou tu ne lui parleras pas.


Tandis que ma mère passait dans sa chambre, j’allai dans celle de Laurent, fis en hâte la valise de Simon Duberc, enlevai les draps du lit que je cachai sous la commode. Ce fut avec cette valise que Marie et Simon me virent entrer dans la librairie accablé et transpirant. Marie, occupée à vendre un Baedeker du Sud-Ouest, vint nous rejoindre dans le cagibi où Simon me pressait de questions : « Ah ! mon pauvre Simon, lui avais-je dit, je vous jure que Madame ne se meurt pas, que Madame n’est pas morte. »

Je leur fis un rapport le plus fidèle que je pus de ce qui s’était passé entre ma mère et moi. « Comme toujours elle m’avait eu ; comme elle m’aura de tout temps à jamais… » Marie protesta :

— Mais mon pauvre petit, jamais vous n’avez été aussi maître du terrain, si vous en avez la volonté. Il n’est rien à quoi votre mère ne consente contre la rupture de nos fiançailles… du moins dans l’immédiat, car ne vous y trompez pas, ce à quoi elle ne renoncera jamais c’est aux mille hectares de Séris, c’est de régner avant de mourir sur ce vaste empire de pins et de sable, sur cette fournaise…

— Mais Marie, protestai-je à mi-voix, nous sommes fiancés « pour de vrai ».

Elle secoua la tête, et comme Simon avait gagné le magasin pour nous laisser seuls, elle me dit :

— Oui, tu l’auras cru, au moins durant quelques minutes de notre nuit. Sois béni pour ces quelques minutes. Mais tu sais bien que ce n’était pas « pour de vrai »…

— Pourquoi, Marie ? Pourquoi ?

Mon soulagement me faisait horreur. Simon nous rejoignit sans nous voir, absorbé dans ses réflexions.

— Nous avons été idiots, dit-il. J’ai cru d’abord que Prudent nous avait trompés. Non, Madame avait bien dû avoir, durant quelques jours, cette idée de vous faire chanter en abandonnant Maltaverne et en amenant mon père avec elle. Mais elle sait que même sans quitter le bourg il y aurait plus de candidats à la succession de mon père que vous ne pourriez en recevoir en une seule journée. Quant à la connaissance des limites qu’a mon père, elle est certes commode, mais enfin il y a le recours au cadastre.

— Peut-être aussi, dis-je à Marie, dès que ma mère a su par M. le Doyen qui vous êtes, ce que vous avez fait de la librairie Bard, elle a compris ce que vous sauriez tirer de Maltaverne. Entre nous ma mère a une réputation usurpée de femme d’affaires. Sa passion charnelle de la propriété se manifeste dans l’orgueil qu’elle a d’avoir des pins sur pieds, alors que beaucoup qui devraient être coupés, pourrissent, perdent de leur valeur. Si vous deveniez la maîtresse à Maltaverne, vous y trouveriez des centaines de milliers de francs à réaliser immédiatement sans que la propriété en souffre. Au contraire même…

Elle me demanda en riant si je cherchais à la tenter ou à lui donner des regrets. Et comme je protestais :

— Ah ! soupira-t-elle, vous êtes bien le fils de Madame (et à voix basse) ; tu n’as pas moins de volonté qu’elle au fond.

— Oui, murmurai-je en baissant la tête. Vous savez ce qui m’obsède ? Je sais à qui je ressemblerai en 1970. Je vous parle souvent du vieux de Lassus…


Marie me quitta appelée par un client, mais Simon m’avait entendu.

— Et moi, monsieur Alain, qu’est-ce que je serai en 1970 ? ou plutôt qu’est-ce que j’aurai été, parce qu’il ne restera plus de moi, en ces années-là, que quelques ossements. Moi, je n’aurai rien été. Tandis que vous, vous aurez vécu, je ne sais pas quelle vie, mais vous aurez eu une vie, une vie qu’on pourra raconter, que vous vous pourrez raconter, puisque moi, votre témoin, je ne serai plus là. Le premier prix de narration, en 1970, vous continuerez de l’avoir, vous verrez ! Mais moi…

— Vous, Simon, nous savons maintenant que vous vous retrouvez à votre point de départ. Ce royaume que vous aviez cru abandonner, vous l’aviez au-dedans de vous, et partout où vous êtes, il est aussi.

— Jamais ! protesta-t-il avec cette sourde violence que son accent rendait grotesque. Hé bé, si vous croyez que j’irai les supplier de me reprendre !

Je ne lui répondis pas, mais après un silence quand je le vis apaisé, je lui demandai sur un ton indifférent s’il voyait encore quelquefois M. le Doyen. Non, il ne le voyait plus : « Mais nous échangeons de temps en temps une lettre. Lui, il ne m’a pas lâché. »

— Il déjeune demain rue de Cheverus. Voulez-vous que je lui propose que nous passions à la librairie vers cette heure-ci ?

Cette fois, Simon n’éclata pas, et même un peu de sang colora sa face de pierre, comme le premier jour où il me reconnut, rue Sainte-Catherine. Il dit : « Je serais content de le revoir… mais l’ami hé ? pas le directeur ! Ça, c’est fini. Je n’ai plus besoin de personne pour savoir ce que j’ai à faire. »

— De personne. Simon, sauf peut-être de lui. Il y a toujours quelqu’un, pour le bien et pour le mal, qui voit plus clair en nous que nous-même, qui nous déchiffre mieux. Moi, ce fut Donzac, puis Marie, ce fut vous aussi.

— Moi, monsieur Alain ? Moi ? qu’est-ce que je vous ai apporté ?…

— Vous êtes transparent, vous m’aidez à croire à la Grâce. Démuni de tout ce dont j’ai été comblé et accablé, de sorte que je m’enliserai sous le poids de mes grands biens, alors que vous…

Donzac comprendra que je mets ici en forme ce que fut la substance de nos propos dans cette arrière-boutique de librairie où s’accomplit entre Simon et moi un échange inoubliable : chacun de nous vit clairement et définit la vocation de l’autre. Ce n’est pas depuis ce jour-là que je songe à écrire : je n’ai jamais cessé d’écrire ; mais depuis ce jour j’envisage que je pourrais tenter d’être un écrivain, fût-ce à compte d’auteur. Ce que j’écris maintenant, ce que je suis en train d’écrire, je pourrais le publier. Ah ! le dernier chapitre ! Je n’aurais qu’à paraphraser celui de L’Éducation sentimentale : « Il ne voyagea pas, il ne connut pas la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il ne revint pas, parce qu’il n’était pas parti… »


Quand j’atteignis l’extrémité des Galeries, je m’aperçus qu’une violente pluie d’orage inondait la ville bienheureuse. J’attendis la fin de l’averse avec d’autres passants qui se réjouissaient et se congratulaient. Mais moi je n’étais pas seulement délivré par cette pluie d’orage. Je reviendrais ici demain, nous nous y étions donné rendez-vous. Mais j’étais sorti de la librairie, j’en étais sorti absolument. Ce pourquoi j’y étais entré un jour achevait de s’accomplir. J’émergeais de Maltaverne et de mon enfance interminable et je voyais d’un seul regard cette vie que j’allais vivre, comme Simon venait de le prophétiser avec certitude, et voilà que je n’en doutais pas plus que lui, que j’en étais assuré, que j’étais certain de ne pas mourir, bien qu’autour de moi le mal qui avait frappé mon frère Laurent dévorait chaque jour tant de garçons et de filles et que moi-même j’avais ce voile sur le poumon gauche ; mais moi, je ne mourrais pas, je vivrais, j’allais commencer à vivre.

Lorsque la pluie eut cessé et que je pus traverser la rue Sainte-Catherine, et par la rue Margaux atteindre la rue de Cheverus, je savais qu’il n’était plus question pour moi de me replier avec Simon sur Maltaverne, mais de monter à Paris, pour que tout ce qui devait m’arriver m’arrive, chaque chose et chaque être à son heure. Et pourtant je ne perdrais rien de ce Maltaverne d’où j’émergeais, je l’emportais avec moi, ce serait mon trésor comme celui qu’avec Laurent nous avions enterré au pied d’un pin, pour le retrouver aux prochaines vacances : ce n’était rien d’autre dans une boîte que quelques billes d’agate…

Donzac aura raison de ne pas croire que tout ait pu m’apparaître si nettement au sortir de la librairie et tandis que la pluie d’orage inondait la rue Sainte-Catherine ; mais les éléments de cette vision étaient en moi et cette sensation d’un seuil franchi, d’un commencement, j’en ressens la joie à mesure que j’écris. Joie ! pleurs de joie ! Traversée sans fin dont même les orages ne seront au fond que délices. J’ai vingt-deux ans. J’ai vingt-deux ans. C’est déjà assez terrible de ne plus en avoir quinze, de ne plus en avoir dix-huit pour que je songe à m’en réjouir. Je sais que chaque année maintenant sera une marche que je descendrai… Mais je m’arrête sur cette marche de mes vingt-deux ans, enfin je me donne l’illusion de m’y arrêter puisque en fait la Hure ni le temps ne s’arrêtent de couler.

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