Le plateau du petit déjeuner, les rideaux tirés sur un pâle soleil d’été de la Saint-Martin, ne réveillèrent pas le même garçon désespéré. Je me sentais lucide et sec, avec une idée nette, dégagée du sommeil et de la nuit : sachant ce qu’il fallait faire, ou du moins ce qu’il fallait tenter. Marie m’avait donné rendez-vous un peu avant la fermeture de la librairie : vers six heures, je retrouverais Simon, qui lui aussi, assurait-elle, arriverait vers ce moment-là. Mais elle avait oublié ce qu’elle m’avait dit, que Simon Duberc passait à la librairie tout son jeudi après-midi, qu’il y arrivait directement de Talence, à peine avait-il déjeuné. Je devrais donc pouvoir le guetter et l’approcher avant qu’il ait pénétré dans le magasin.
C’était mon unique chance de savoir s’il y avait eu complot entre Marie et lui et si c’était le complot que j’avais imaginé. Certes il chercherait à me tromper, mais il n’y parviendrait pas, je le savais. Il était de ce petit nombre d’êtres sur lesquels j’ai reçu pouvoir — j’ai reçu pouvoir au sens absolu. C’est fou ce que j’écris là, mais je n’écris que pour Donzac qui sait de quoi je parle : « Un de ceux que tu méduses… » comme il dit. Je saurai tout très vite, si je puis demeurer une demi-heure avec lui ailleurs que dans la rue. Mais comment le rencontrer à coup sûr ? Venant de Talence par le tramway, il remontera à pied la rue Sainte-Catherine. « Je ne puis le manquer si je fais le guet dès deux heures au coin de la rue Sainte-Catherine et des Galeries, à moins qu’aujourd’hui, pour préparer leur plan de bataille, ils n’aient décidé de déjeuner ensemble… Non, elle peut dîner hors de chez elle, mais pas déjeuner, à cause de sa mère. Elle m’en a averti et c’est arrangé entre elles deux. Sa mère prépare leur déjeuner… » Donc c’est bien à la librairie que Simon à deux heures la rejoindrait. Il suffisait de commencer le guet assez tôt.
J’y fus dès une heure et demie, à l’entrée des Galeries, du côté de la rue Sainte-Catherine. Le difficile, malgré la cohue, était de passer inaperçu. J’avais l’air d’attendre quelqu’un, mais aussi d’attendre n’importe qui : un être jeune immobile sur un trottoir, c’est un appât. J’aurais pu regarder les vitrines, mais il ne fallait courir aucun risque de manquer Simon. Je souhaitais de le voir avec une passion démesurée et me défendais d’y croire, par cette superstition que j’ai depuis l’enfance que les choses n’arrivant jamais comme nous les attendons, il ne fallait pas les fixer d’avance dans notre esprit telles que nous exigeons qu’elles soient.
Elles s’accomplirent pourtant : vers trois heures, Simon fut là tout à coup dans le champ de mon regard (il ne me voyait pas), raide comme il avait toujours été, redressé, rengorgé, avec cette attitude qui en impose, apprise au séminaire, un col dur et douteux, peut-être de celluloïd, un chapeau mou noir à larges bords — pédagogue des pieds à la tête, incroyablement vieilli. Quel âge avait-il ? Quatre ans de plus que moi : vingt-cinq ans, était-ce possible ? En fait, l’expression : ne pas avoir d’âge, prenait en lui un sens absolu. C’était le vieillissement de la souffrance, d’une souffrance ininterrompue dans laquelle il baignait déjà petit garçon, qui le recouvrait visiblement aujourd’hui. Ai-je vu tout cela à ce moment-là, au premier regard ? Non, j’invente, j’invente, et pourtant ce devait être vrai. Je l’ai toujours connu comme immergé dans un liquide qui le brûlait. Ce que je n’invente pas, c’est l’étrange matière minérale fossilisée des méplats de sa face. Ce que je n’invente pas, ce fut lorsqu’il me vit le jeune sang qui tout à coup pour un instant embrasa cette figure pétrifiée et ce sourire de quelques secondes, et tout à coup cette panique : « Non, pas maintenant, monsieur Alain, pas encore », insista-t-il, comme je lui prenais la main. Je ne m’étais pas trompé : il ne fallait pas qu’il me vît avant notre rencontre à la librairie.
— Écoutez, Simon, il faut que je vous voie seul…
— Non, j’ai promis.
— Mais vous ne saviez pas que vous me rencontreriez. Cette rencontre n’a pas dépendu de vous et elle a été voulue…
— Vous voulez dire : par Dieu ? Vous êtes resté le même, monsieur Alain… Il n’y a qu’à vous regarder.
— Voulu par Dieu ? Je ne sais. Par moi, en tout cas. Je vous guette depuis une heure, je ne vous lâcherai pas. Vous direz ce que vous voudrez à Marie ou vous ne lui direz rien…
Tout à coup, à ce moment-là, je reçus l’inspiration de la parole qu’il attendait :
— Que nous importe, à vous et à moi ? C’est une autre histoire que la sienne. C’est notre histoire, Simon, c’est l’histoire de Maltaverne, c’est notre secret…
De nouveau le sang embrasa sa face fossilisée. Il répéta : « Notre secret, monsieur Alain, notre pauvre secret… »
— Écoutez, vous connaissez peut-être Prévost, le chocolat Prévost, tout près d’ici, sur les allées de Tourny. Il n’y a personne à cette heure-ci. Nous y resterons aussi peu que vous voudrez.
Il ne résista pas. Nous gagnâmes la place de la Comédie. Il tournait sa tête raide vers moi et me parlait. Il me dit qu’il n’avait rien à reprocher à M. Duport, qu’il avait pu, grâce à lui, faire à Paris sa seconde année de licence, et que grâce à M. Gaston Doumergue il avait été nommé professeur de sixième dans un collège de Seine-et-Oise : « Mais c’était compter sans mon accent. Je ne me serais jamais douté de l’effet que ferait mon accent à Paris, surtout dans une classe de garçons de douze ans. Vous à qui j’ai entendu dire plusieurs fois : je n’aime que les arbres, les animaux et les enfants, je vous conseille de supprimer ce dernier article : vous ne savez pas de quoi ils sont capables ! » Il avait été chahuté férocement. « Nous ne savons pas en Gironde l’effet que nous faisons à Paris dès que nous ouvrons la bouche. » Alors on l’avait nommé à Talence : « Mais même à Talence… » Marie avait promis de le corriger. Elle connaissait une méthode. Je lui dis qu’il y avait déjà un grand changement et que son accent ne choquait plus. Allait-il quelquefois à Maltaverne ?
— Pensez-vous ! Ça coûte gros… Non, ce n’est pas tant ça. Le vrai est que Madame y est tout le temps, vous le savez du reste. Il ne faut même pas lui parler de moi. Moi non plus, je vous demande pardon, mais je ne peux plus voir Madame, à la lettre… Sans compter Mme Duport. Celle-là ne dessoûle pas et me fait peur. Mes parents sont venus deux fois à Talence. J’ai payé le voyage. Prudent est venu une fois, il a couché dans ma chambre, dans mon lit… Vous imaginez…
Nous entrâmes chez Prévost. Il n’y avait en effet qu’un couple à cette heure-là, qui déjeunait d’une tasse de chocolat.
« Ça va vous rappeler les goûters de Mme Duport ! » dis-je en riant. Mais il ne rit pas, fermé à toute ironie, déjà méfiant et hérissé. Il beurrait son pain avec soin, le trempait dans le chocolat, mangeait voracement, ne parlait plus. Il ne restait pas beaucoup de temps.
— C’est étrange que Marie ait voulu me tromper, dis-je. Pourquoi m’a-t-elle caché que vous lui aviez parlé de moi, qu’elle savait tout de moi par vous…
— C’est une fille qui ne dit que ce qu’elle veut dire…
— Et qui a une idée de derrière la tête en ce qui me concerne. Oui, je suis épousable, après tout !
— Oh ! Dites donc ! Elle n’est pas folle ! Le fils Gajac, cette commise de librairie ! Sans compter tout ce qu’on sait d’elle. Intelligente comme elle est… Et puis elle vous connaît, quoiqu’elle m’ait lâché un jour (vous ne lui direz pas que je vous l’ai répété) : « Si je le voulais, votre ange, si je le voulais, je l’aurais… » Même je crois qu’elle a dit : « Quand je le voudrai, je l’aurai. » Mais ça pouvait vouloir dire aussi bien…
Il parlait, la bouche pleine de pain et de chocolat. Je dis : « Me voilà sorti de la nasse. »
— Quelle nasse ? Il n’y a pas de nasse. Elle vous aime, vous savez ? Ça, en tout cas, c’est sûr. J’ai été assez jaloux, je vous en ai assez voulu… Non, ce n’est pas vrai, je ne vous en voulais pas. Au fond, j’ai toujours pensé que tout vous était dû. Alors, dites donc, on se sera rencontrés au coin de la rue Sainte-Catherine et des Galeries, c’est la vérité, après tout. Ce qu’on ne lui dira pas, c’est cette conversation chez Prévost…
Je payai, je me levai. Il y avait à peine cinq minutes de marche jusqu’à la librairie.
— Elle ne nous croira pas, dis-je tout à coup, pas plus que moi je ne l’ai crue. Vous mentez sur les deux tableaux, Simon. À elle encore, je comprends que vous mentiez. Mais à moi !
Il murmura : « Que suis-je donc pour vous ? » Je ne répondis pas. Comme nous entrions dans les Galeries, à la dernière minute, nous décidâmes de ne jouer aucune comédie et de rapporter à Marie les circonstances réelles de notre rencontre. Dès le seuil de la librairie, pleine des clients du jeudi, elle nous vit, nous enveloppa d’un rapide et intense regard, sans répondre à notre sourire, et revint aux clients qui la harcelaient. Nous demeurâmes debout près d’une vitrine. Simon me dit : « Elle ne me le pardonnera pas. Pas plus qu’elle ne se pardonne à elle-même de vous avoir caché qu’elle savait tout de vous grâce à moi. C’est tout de même vrai que vous lui avez plu quand elle vous croyait pauvre. »
À ce moment, elle eut quelque répit et s’approcha de nous. Cette fois elle souriait et fit le geste de nous pousser vers la porte :
— Maintenant que vous vous êtes retrouvés, vous n’avez rien à faire ici. Et moi je vous gênerais.
Comme je protestais que nous reviendrions la chercher à la fermeture du magasin, elle nous l’interdit sèchement. Elle nous parlait à tous deux, en fait elle ne regardait que moi. J’existais seul. Elle me toucha le front de l’index : « Dieu sait ce qui se passe là », dit-elle, « tout ce que vous allez inventer… Mais tant pis ! En tout cas, M. Duberc n’a rien à vous dire de moi, il ne sait rien de moi. »
Un client la happa. Je croyais que Simon ne l’avait pas entendue, mais il s’exclama avec rage dès que nous nous retrouvâmes dehors :
— Ah ! Je ne sais rien d’elle ? J’en sais bien plus qu’elle n’imagine et ce qu’elle désire le plus au monde vous cacher et dont elle me croit à mille lieues…
Être celui des deux que la femme ne regarde pas, je l’ai été plus souvent qu’à mon tour et je n’en ai jamais ressenti qu’une vague jalousie — rien de cette amertume dont Simon débordait, presque de désespoir, parce que ce serait toujours ainsi pour lui, croyait-il : « Moi, mon lot, c’est la mère Duport. Adieu… » Je le retins par le bras et lui demandai de m’accompagner rue de Cheverus : « Vous vous reposerez un instant dans ma chambre… » Il me suivit, mais de mauvais gré, la tête basse. Que savait-il ? Qu’avait-il insinué sur Marie ? Je ne souffrais pas. Je voulais savoir. Oui, que tout soit au clair sur elle. C’était une curiosité détachée, comme indifférente. Mais j’avais laissé passer le moment où Simon aurait parlé par vengeance. Il ne fallait rien hasarder. Il montait notre escalier presque avec religion. Il était impressionné.
— Oui, dis-je, l’escalier n’est pas mal. À Bordeaux, il y a deux cents ans, on savait bâtir… Mais les appartements ! Ce que nous en avons fait !
Je l’avais introduit dans le salon où Mounestet, le tapissier de ma mère, avait habillé les fenêtres, comme il disait, avec une abondance de relevés, de glands, de franges et de pompons, dont Simon était ébloui :
— C’est grandiose.
— C’est hideux. Songez, Simon, à ce qu’est la cuisine des Duberc, votre cuisine, à ces jambons pendus aux solives, à cette horloge paysanne qui bat comme son cœur, à ce vaisselier, à cette pauvreté des assiettes de terre, des couverts d’étain, à l’odeur de farine et de graisse de confit, mais surtout à cette ombre sainte où Dieu habite, celle des « pèlerins d’Emmaüs ».
— Eh bé, ça, alors ! Vous avez l’air de croire ce que vous dites…
— Un intérieur bourgeois comme le nôtre, c’est la laideur absolue. Dès qu’un paysan commence à s’élever et se soucie d’avoir un salon, il entre en bourgeoisie, c’est-à-dire en laideur.
Simon répétait : « Eh bé, alors ! »
Je l’introduisis dans le petit salon de maman :
— C’est ici que vit Madame ! dit-il avec un accent de révérence et de haine.
— Elle n’y vit plus beaucoup. Songez, Simon, à ce qu’est ma vie dans ce vieux logis mort. Nous en habitons seuls toute une aile. Mais c’est moi, je le reconnais, qui crée ce désert. J’ai toujours eu peur des autres…
— Des filles surtout ?
— Pas plus que des garçons.
— Mais pas de Marie ? Elle dit de vous : « Je l’apprivoise… »
Il eut un bref sourire aux lèvres serrées que je lui connaissais depuis son enfance.
— Ce que vous savez d’elle, Simon, qu’elle ne sait pas que vous savez…
— Oh ! monsieur Alain, oubliez ce qui tout à l’heure m’a échappé dans la colère. Ce serait mal de vous raconter… Pourtant, ajouta-t-il, ça vous aiderait aussi à la comprendre. Elle ne vous a pas tout dit de ce qui la concerne mais ce qu’elle a caché vous la rendrait peut-être plus chère, ou peut-être plus horrible… Comment savoir avec vous ?
— Qui a pu vous parler d’elle à Talence ? Et ici vous ne connaissez personne. Je ne vous crois pas.
— Eh bé ! Ne me croyez pas. Je ne vous demande rien, moi !
Il s’était raidi.
— Mais moi, Simon, je vous demande tout. Venez à mon secours, vous qui savez ce qui me la rendrait plus chère ou plus horrible. Impossible de me laisser dans ce doute. Que vais-je imaginer, maintenant ?
L’angoisse que je ressentais vraiment, je la jouais en même temps pour vaincre la dernière hésitation de Simon. Ce furent de vraies larmes qu’il vit sur mes joues et que peut-être je n’aurais pas versées si j’avais été seul. Tel je suis. Que Dieu me pardonne.
Il n’y avait rien d’étrange au hasard qui avait appris à Simon ce qu’il savait. Balège, le commis bossu, habitait le quartier Saint-Genès. Après la fermeture du magasin, le jeudi soir comme chaque soir, il rentrait chez lui par le tramway de Saint-Genès qui est celui de Talence et que prenait Simon. Ainsi échangèrent-ils d’abord quelques paroles.
— Mais lui aussi, ce Quasimodo, Marie l’occupe, le possède. Il vit seul, sans parents ni amis, je suis le premier vivant qui l’écoute, avec intérêt et même, il l’a deviné, avec une passion égale à la sienne, parler de Marie, intarissablement.
Je ne vais pas refaire ici à l’usage de Donzac le discours de Simon. Je ne vais pas recomposer la scène dans sa fausse vérité de « narration » : Que l’excès de malheur qui avait frappé cette fille, dont elle était encore accablée, dès que j’en fus informé m’ait apporté à moi un soulagement, un allégement, que je respire mieux depuis ce moment-là, c’est cela seul qu’il importe à Donzac de connaître. Cette prémonition que Marie semble avoir eue, et des scrupules du chrétien pratiquant que je suis et de ses exigences, j’en connais maintenant les raisons à travers ce que Balège a rapporté à Simon. Il n’y a eu, du moins au départ, chez Marie, aucun calcul, aucune idée de chantage au mariage dans le rappel de mes pratiques chrétiennes et de mes habitudes sacramentelles. Il aura suffi du tableau que Simon lui a retracé de mon enfance scrupuleuse, de ma mère et de sa religion espagnole, de l’atmosphère étouffante de Maltaverne, pour que cette fille qui comprend tout, qui pressent tout, ait connu mon drame, car il recoupait le sien. Fille d’un percepteur débauché, elle l’était aussi d’une mère très dévote mais d’une religion semble-t-il plus éclairée que celle de maman. C’est qu’un religieux éminent, dont je ne dirai rien qui puisse permettre à Donzac de l’identifier avec certitude, passait chaque année les mois d’été à Soulac-sur-Mer, où résidait la famille de Marie. En fait, il dirigeait la mère et la fille. Marie devint sa secrétaire bénévole et mieux encore : un disciple aimé. Elle lui doit son goût des idées, sa culture, si inattendue chez une petite provinciale mais aussi, selon Balège, à cette époque-là, un dévouement total à ce qu’elle croyait être l’Église et qui, en fait, était un homme.
Je n’ai certes aucune raison de croire ce que Simon m’a rapporté, peut-être en les déformant, des ragots de Balège. Il me suffit de pressentir que ce tragique reflux de la Foi qui se retire d’un seul coup d’une âme qu’elle recouvrait entièrement dut être, dans le cas de Marie, lié à cette découverte (que de jeunes chrétiens l’auront faite !) que le saint à qui ils avaient cru se fier n’était lui-même en réalité qu’un pauvre être de chair, pareil aux autres, pire que les autres à cause du masque qu’il était condamné à ne pas arracher de sa face. Déconvertis par leur convertisseur… oui, j’en ai connu plus d’un. Mais je me laisse entraîner : j’invente ici ce que j’insinue. De quoi suis-je sûr dans cette histoire ? Qu’après le scandale du suicide paternel, Marie dut se retirer de certains postes qu’elle occupait dans des œuvres de jeunesse patronnées par le Père et qu’elle en souffrit, que l’ami qui la plaça chez Bard, et qui était lui aussi un dirigé et un fanatique du Père, se brouilla avec lui à cause d’elle. Ce qui s’est passé réellement, Balège n’en détient aucune preuve. Ne se serait-il rien passé entre ces deux quinquagénaires, et dont l’un était entièrement soumis à l’autre, que ce qui éclate entre deux garçons dans un bar ou sur un trottoir à propos d’une fille, j’imagine qu’il n’est besoin de rien imaginer d’autre pour expliquer l’irréligion actuelle de Marie, et en même temps la connaissance, l’expérience vécue qu’elle a de mon drame personnel…
— Et vous-même, Simon, lui dis-je, et moi-même, nous sommes victimes comme elle de ce que la parole du Fils de l’Homme, du Fils de Dieu, ne peut nous être transmise que par des pécheurs. Mais pas seulement sa Parole. Il s’identifie à eux. C’est la raison de cet échec qui dure depuis deux mille ans.
— Vous, monsieur Alain, vous avez sauvé votre foi.
— Et vous, Simon ? Croyez-vous donc l’avoir perdue ?
Il ne répondit pas, masqua un instant sa face de ses deux mains monstrueuses. Il soupira :
— Qu’est-ce qu’avoir la foi ? Qu’est-ce que la perdre ? J’ai cru que je l’avais perdue. M. Duport m’avait fait faire par un de ses amis professeur à la Sorbonne un tableau synoptique de toutes les impossibilités que Dieu soit. Ne riez pas : vous ne connaissez rien aux sciences modernes, monsieur Alain, ni moi non plus…
— Mais il y a pour nous deux une autre impossibilité : c’est qu’il n’y ait pas eu à un moment donné, quelqu’un qui a dit certaines paroles…
— À qui on prête certaines paroles.
— Oui, et certains gestes.
— Nous sommes les derniers à y attacher de l’importance. Vous n’êtes jamais sorti de votre trou, monsieur Alain. Si vous saviez ce que tout ça est inexistant à Paris, à quel point c’est une affaire finie…
— Mais vous et moi, nous savons que ça existe…
— Qu’est-ce que vous appelez « ça » ? ce qu’on vous a seriné depuis l’enfance, et qu’à moi on m’a ingurgité dès le petit séminaire ?
— Non, Simon : ce qui résiste au contraire à ces formules, à ces mécaniques verbales, à ce dressage, et qui ne relève pas de l’automate en nous… Mais vous me comprenez. Vous êtes le seul à pouvoir me comprendre !
Il me demanda à mi-voix avec une ardeur contenue : « Qu’est-ce qui vous le fait croire ? »
Mais à quoi bon servir à Donzac une conversation arrangée et retouchée et dont l’essentiel d’ailleurs me venait de lui ? Ce qui a compté dans la rencontre de ce soir-là, ce qui a peut-être changé ma vie, ce qui l’a rendue à jamais différente de ce qu’elle eût été si ce spectre, Simon, n’y avait pas reparu, je voudrais le cerner, l’isoler du contexte… ou plutôt non ! Il faudrait écrire : ce qui a empêché ma vie de changer au moment où Marie allait en dévier le cours, ce qui a fait rentrer dans son lit le ruisseau landais entre ses aulnes pareils à des gardiens incorruptibles… Je suis sûr que c’est ce soir-là, et non plus tard, que Simon m’a rendu capable de traiter ma mère en ennemie, car c’est bien dans ce petit salon de la rue de Cheverus qu’il m’a ouvert les yeux ; or il n’en a jamais plus passé le seuil, ma mère étant revenue de Maltaverne, le surlendemain, après l’achat de la Tolose.
Désormais, j’allai chaque jeudi, vers quatre heures, chez Bard où Simon m’attendait. Marie en proie aux clients me souriait de loin. Nous sortions, Simon et moi. Je l’amenais chez Prévost. Je ne m’asseyais pas en face de lui pour ne pas le voir tremper son croissant beurré dans le chocolat. Nous retrouvions Marie après la fermeture de la librairie, non plus dans son café du coin de la rue Esprit-des-Lois (depuis le retour de ma mère nous étions devenus prudents) mais dans le salon glacé de la rue de l’Église-Saint-Seurin.
Mais il faut d’abord que Donzac sache ce que Simon m’avait livré, ce soir où il vint rue de Cheverus. Ce secret, lui-même le tenait de Prudent, son frère, qui le lui avait raconté lors de son unique visite à Talence. Ma mère n’était point si persuadée que je l’avais cru de ma soumission et de sa victoire finale. À vingt et un ans, je pouvais être la proie du premier venu, de la première venue. Le risque était que quelqu’un, attiré par ma fortune, me mît le grappin. Mon hostilité au mariage ne la rassurait plus parce qu’elle comprenait que le mariage était pour moi l’unique défense sûre contre le Pou. Les années dangereuses, croyait-elle, c’étaient celles de ma vie d’étudiant à Bordeaux. Que je ne fusse pas une proie facile, elle le savait. Elle connaissait cette force d’inertie que j’opposais à toute tentative de séduction. Mais il suffirait d’une rencontre pour éveiller en moi un homme pareil aux autres, pire que les autres. Tant que je ne serais pas revenu à Maltaverne, que je n’y serais pas revenu pour toujours, rien ne serait gagné. Quand elle m’y aurait ramené enfin, que j’y aurais jeté l’ancre à jamais, alors tout s’accomplirait de ce qu’elle avait résolu.
L’important, comme elle l’expliqua au vieux Duberc (c’est de lui que Prudent tenait tout ce qu’il rapporta à son frère), était de ne pas se laisser surprendre. « Je ne l’ai plus en main, répétait-elle, je sens qu’il m’échappe. » Si je décidais de me marier, selon maman, le pire serait que je fisse un choix convenable qui ne soulèverait aucune critique. Mais même alors, elle saurait bien découvrir des impossibilités : il y a toujours des impossibilités. Je devrais me soumettre à son veto qui serait absolu. Elle tirait toute sa force de mon incapacité à mener mes affaires, à y arrêter seulement ma pensée. En dépit de mes succès scolaires dont elle s’enorgueillissait le jour de la distribution des prix, elle me jugeait selon l’échelle de valeurs qui avait cours chez les siens : la même que celle du Père Grandet. Rien n’a changé en France depuis Balzac. « Un pauvre être », voilà ce que j’étais pour maman en dépit de toutes mes lectures.
Si donc je m’obstinais, elle se retirerait sur ses terres de Noaillan, et me laisserait seul avec mes deux mille hectares sur les bras. Ce ne serait pas le pire : pour que je n’aie aucun recours, elle avait obtenu la promesse des Duberc qu’ils la suivraient à Noaillan, de sorte que je n’aurais rien d’autre à faire que de me soumettre, ne pouvant me passer à la fois de ma mère et de mon régisseur. Ce serait pour mon bien, elle me sauverait malgré moi. Je croyais l’entendre : « Je t’ai porté et je te porterai jusqu’à la fin de ma vie. »
Simon avait d’abord parlé d’un ton détaché et comme par devoir : « Il faut que vous sachiez, monsieur Alain… » Mais une rancune accumulée depuis sa petite enfance contre « madame » sourdait peu à peu à travers chaque mot. Quant à ce que je ressentais moi-même… Maman n’avait pas besoin d’être là pour me frapper d’une sorte de stupeur. Elle me tenait, elle avait raison de n’en pas douter. Je soupirai : « Il n’y a pas de remède ! »
— Mais si ! monsieur Alain, il y a un remède. C’est Marie qui en a eu l’idée. Elle vous délivrera si vous y consentez.
Il s’entêta à ne rien vouloir m’en dire : c’était à elle, et non à lui de m’exposer le plan qu’elle avait conçu. Tout à coup, après un silence, il me dit avec une brusque passion, comme assourdie : « Pour moi je vous jure, monsieur Alain, que si jamais vous vous trouviez sans régisseur, sans personne, eh bien, vous savez je connais les limites aussi bien que mon père. Faites-moi signe, j’accourrai. Oh ! ne croyez surtout pas que je quitterais tout pour vous. Non, mais je renoncerais à l’enfer qu’est ma vie à Talence pour retrouver Maltaverne… »
— Et Maltaverne, c’est moi.
Il détourna la tête, se leva : « À jeudi, à la librairie. »
J’écoutai décroître le bruit des pas de Simon dans l’escalier, puis se refermer la lourde porte. J’émergeai de ma stupeur qui était à demi jouée, ou enfin qui était celle que je laissais paraître dès que maman entrait en scène. Mais ce soir-là, quand je fus seul, je cédai à une sorte de rage froide non pas contre elle seule, mais contre Marie qui se permettait d’avoir un plan : c’était l’irritation de celui qui passe pour le plus faible et qui inspire de la pitié aux femmes, alors qu’il déborde au-dedans de lui d’une force infinie. « Elles verront ! elles verront ! » Que verraient-elles ? L’important serait de garder ma tête froide. Ce que j’avais appris d’heureux ce soir-là c’était que Simon quitterait tout à mon premier appel. « Pour échapper à son enfer », m’avait-il dit. Peut-être… Mais il ne le ferait pour personne d’autre. Quoi qu’il pût advenir, je ne serais pas seul.