Ma mère revint de Maltaverne le surlendemain, encore toute fumante du combat soutenu pour l’achat de la Tolose : cent hectares de pins et de chênes centenaires à cinq kilomètres du village. Numa Séris en avait jugé le prix excessif. Elle ne doutait pas quant à elle d’avoir fait un excellent placement. Après le dîner, nous nous assîmes au coin de son feu dans le petit salon. Je lui demandai, du ton distrait que je prends quand il s’agit de questions de cet ordre, d’où venait l’argent qui lui avait permis d’acquérir la Tolose.
— Oh ! j’ai pris dans les réserves que j’ai toujours.
— Oui : les poteaux de mine, la récolte de gemme de cette année. Sans compter cette coupe de pins au Brousse…
Elle me regarda. J’avais ce visage absent qui lui était familier et qui sans doute la rassura.
— L’important, dit-elle, c’est d’avoir l’argent, non de savoir d’où il vient…
— C’est important pour moi. Si tu as payé la Tolose sur tes revenus personnels de Noaillan, la Tolose est à toi. Si c’est sur les revenus de Maltaverne…
Elle eut une « bouffée ».
— Qu’est-ce que tu vas chercher ? Nos intérêts sont confondus, tu le sais bien.
— Mais ils ne se confondent pas avec l’intérêt de l’État. Ce serait tout de même raide d’avoir un jour à payer des droits de succession sur la Tolose qui en fait m’appartient. Et puis nos intérêts ne se confondront pas toujours : je n’ai pas fait vœu de célibat.
Le silence qui suivit, je me gardai de le rompre. Il dura longtemps, enfin il me semble. Puis maman dit à mi-voix : « Quelqu’un te monte la tête. Qui te monte la tête ? »
Je pris l’air le plus étonné dont je fusse capable. Je rappelai à maman que je venais d’avoir vingt et un ans, que je n’avais besoin de personne pour me poser certaines questions. Là-dessus, elle éclata, dénonça mon ingratitude : elle avait géré notre fortune avec une prudence et un bonheur qui étaient partout cités en exemple, elle l’avait incroyablement accrue ; elle se retirerait à Noaillan si je le souhaitais et ne se mêlerait plus de rien. Je demeurai froid devant cette menace. Je hochai la tête et même je souris. Maman quitta le petit salon, gagna sa chambre et en poussa le verrou selon un scénario immuable, dont j’étais résolu, ce soir-là, à rompre l’ordonnance : je n’irais pas, comme d’habitude, frapper à la porte et supplier : « Maman ouvre-moi ! »
Je mis une bûche au feu et demeurai immobile dans un état de désespoir calme qui était comme l’envers de la paix que donne Dieu et dont j’avais eu à certaines heures le pressentiment. Mais je m’en éloignais chaque jour un peu plus ; ou plutôt « les biens de ce monde » épaississaient leur cocon autour de moi qui m’érigeais contre ma mère en juge implacable, et pourtant nous étions à deux de jeu pour la possession de cette terre qui est à tous et à personne, et qui, elle, nous possédera.
Cette fois elle ne gagnerait pas. Maman ne gagnerait plus jamais. Peut-être le pressentait-elle. Je me rappelai son exclamation : « Quelqu’un te monte la tête ! » Comme elle faisait toujours, à peine débarquée elle avait dû interroger Louis Larpe et sa femme sur mon comportement. Le dîner commandé pour une dame puis décommandé au téléphone une heure plus tard par la dame elle-même, c’était beaucoup plus qu’il n’en fallait pour bouleverser maman. J’en eus la preuve à ce moment même. J’entendis le bruit du verrou de sa porte qu’elle ouvrit. Elle n’attendait pas que je vinsse lui demander pardon, elle faisait les premiers pas. Elle reprit sa place en face de moi comme si rien ne s’était passé entre nous.
— J’ai réfléchi, Alain. C’est vrai que j’oublie ton âge et que je te traite trop comme le petit garçon que tu n’es plus. Je te déchargeais de tout, je ne t’associais à rien. C’était ce que tu voulais. Mais quel bonheur si tu consentais enfin à t’intéresser à ce qui sera ton devoir d’état ! Tu ne m’auras pas toujours.
Elle se tut, croyant que j’allais me lever pour l’embrasser, mais je demeurai immobile et silencieux. Elle me rappela alors que jusqu’à la mort de Laurent, elle n’avait pas acheté un hectare ni fait le moindre placement que ce ne fût comme notre tutrice et en notre nom à nous deux. Depuis que Laurent n’était plus là et jusqu’à l’achat de la Tolose, il ne s’était agi que de lopins sans importance. Pour la Tolose, il avait fallu faire vite, le vendeur menaçant de se raviser. Elle avait dû signer l’acte et verser l’argent le jour même, mais elle reconnaissait qu’elle avait eu tort d’agir avec tant de hâte. Elle allait faire le nécessaire et restituerait sur ses biens propres à la caisse de Maltaverne le prix de la Tolose.
— Et si jamais tu te maries, la Tolose sera mon cadeau personnel. Mais on ne se marie pas à vingt et un ans.
— Parce que c’est l’âge de la caserne. Cela aussi m’aura été épargné : j’aurai coupé à tout. Peut-être ne couperai-je pas au mariage.
— Non, je l’espère bien.
Je ne manifestai mon accord par aucun mot, par aucun signe, le silence entre nous devint insupportable. Nous nous levâmes, et nous souhaitâmes une bonne nuit.
Dix heures n’avaient pas encore sonné. Je songeai que chacun dans notre chambre nous aurions l’esprit occupé du même être : pour maman c’était la créature inconnue que j’avais invitée un soir en son absence et qui m’avait changé au point que je venais de lui demander des comptes à propos de la Tolose ; mais à moi aussi cette femme m’était inconnue bien que je l’aie tenue quelques instants dans mes bras, que j’aie cru être aimé d’elle : elle m’avait menti, elle savait que je le savais et n’avait encore rien tenté pour connaître ce qui se passait en moi…
Depuis ma rencontre avec Simon, je n’étais pas revenu à la librairie : trois jours déjà ! Marie avait dû y voir le signe de sa condamnation et elle ne luttait pas. Le ramier sauvage qu’elle avait apprivoisé avait pris peur, s’était envolé : elle tâcherait de m’oublier. Telle était la réaction que je lui prêtais. Et puis je me souvenais de ce que Simon m’avait dit du plan de Marie pour que je ne fusse pas réduit à épouser le Pou. Le plan de Marie, conçu par Marie.
J’avais résolu de faire le mort jusqu’au jeudi, jour de notre rendez-vous avec Simon. Mais le lendemain, au retour de la Faculté, je n’y tins plus. J’essayai de résister. Je fis halte, comme presque chaque jour, à la cathédrale qui se trouve sur ma route : c’est même un raccourci que de la traverser. Moi, je m’y attardais. C’était l’endroit du monde où je me sentais le plus à l’abri du monde et comme immergé dans cet amour sans rivage dont j’étais séparé à jamais, moi le jeune homme riche « qui s’éloigna triste parce qu’il avait de grands biens ». Ce jour-là, je ne m’y attardai pas. Je remontai la rue Sainte-Catherine jusqu’aux Galeries Bordelaises. Je n’avais pas encore passé le seuil de la librairie que Marie m’avait vu ; et moi je vis au premier regard qu’elle avait souffert. La souffrance l’avait vieillie. Ce n’était plus une jeune fille, non plus une jeune femme : une créature souffrante depuis des années mais en ce moment souffrante à cause de moi. Je connais, et Donzac connaît ce trait de ma nature, je ne sais s’il est très singulier ou s’il est commun à beaucoup d’hommes : quand je tiens à quelqu’un, ce besoin que j’ai de sa souffrance pour être rassuré. Je ressentis à l’instant même une grande paix, avant que nous ayons échangé aucune parole. Il n’y eut entre nous qu’un furtif serrement de mains. Je lui dis de me retrouver chez Prévost dès qu’elle serait libre et tuai le temps jusqu’à ce moment-là, errant comme un chien perdu à travers le labyrinthe de ces quartiers morts de Saint-Michel et de Sainte-Croix. Puis j’attendis chez Prévost, devant ma tasse de chocolat, tout à la joie animale du repos. Enfin elle entra. « Elle s’était mis du rouge » comme aurait dit ma mère sur un ton de condamnation.
— Je ne suis pas venue pour me défendre. Vous croirez ce que vous voudrez… Mais non que j’ai obéi à des motifs inavouables. Je savais que si vous retrouviez Simon Duberc sans que je fusse là, notre histoire serait finie avant d’avoir commencé…
— Moi aussi Marie, je vous ai menti. Nous nous sommes trompés mutuellement pour ne pas nous perdre.
— On ne perd que ce qu’on a possédé. Non, Alain, je ne t’ai pas perdu.
Elle ne m’avait pas perdu, mais elle voulait me sauver. Elle me croyait menacé de mort, si la mort pour un homme est de se trouver malgré lui lié à une femme qui lui fait horreur, au degré où le Pou me ferait horreur. Ma mère savait que le temps travaillait pour elle, que chaque année gagnée la rapprochait de l’accomplissement d’un rêve caressé à toutes les minutes de sa vie.
— Il faut la prévenir puisque nous avons la chance de savoir par où elle attaquera… Mais d’abord, Alain, il faut que vous-même, de qui tout dépend, sachiez si vous êtes avec nous qui voulons vous délivrer. Simon Duberc m’assure que vous y êtes résolu. Peut-être l’étiez-vous le soir de votre rencontre et l’êtes-vous moins aujourd’hui ?
Elle cherchait mon regard, mais comme nous étions assis côte à côte, il m’était facile de le dérober. Je lui dis que j’étais résolu à tout et à rien, que je ne retournerais plus jamais sous un joug auquel j’avais déjà échappé en esprit, mais que je réservais mon jugement sur les moyens qui allaient m’être proposés.
Je ne sais trop comment à partir de là, ce fut surtout de Simon Duberc qu’il fut question entre nous. Elle me parla de lui avec abandon et je crois sans arrière-pensée, et ce qu’elle m’en rapporta donnait son sens à cette offre de Simon de tout quitter non pour me suivre « mais pour échapper à l’enfer de Talence ». Pauvre Simon. Son enfer était au-dedans de lui. Il avait été à Paris au bord du suicide. Il l’était toujours, retenu seulement par ce qui subsistait de foi en lui et qui l’avait gardé contre toutes les tentatives de ses nouveaux maîtres pour se servir de lui. Ils lui avaient suggéré d’écrire les confessions d’un petit paysan détourné de sa vraie voie par une dévote riche. Le plan du livre lui aurait été fourni, et il n’aurait eu qu’à en remplir en quelque sorte les casiers. Simon se cabra, on n’insista pas, et comme il donnait toute satisfaction au secrétariat, on le supporta… J’éclatai soudain :
— C’était donc pour parler de Simon que je vous aurai attendue plus de deux heures cet après-midi, que je me serai crevé dans le dédale de ces quartiers sinistres…
— Oui, c’est vrai que je vous parle de lui parce que je n’ose pas vous parler de nous, parce que je sais ce que vous allez croire… mais comment pourriez-vous le croire ? Vous savez de qui je suis la fille, les années que j’ai de plus que vous, ce que j’en ai fait, ou plutôt ce qu’on a fait de moi durant ces années-là — ce que de vieux hommes ont fait de moi. Ah ! Ce que j’étais à votre âge, Alain, ce que j’étais…
Non, elle ne jouait pas à ce moment-là, ou alors quelle comédienne ! Ce qui dut lui être horrible, ce fut mon silence. Je ne protestai pas, non par insensibilité mais parce que mes paroles de garçon bien élevé, les seules qui me venaient à l’esprit, eussent été pires que des injures.
Il fallait, me dit-elle, que je fusse assuré qu’en se mêlant de cette intrigue elle ne cherchait pas son intérêt, sinon cette sorte de plaisir que nous avons à délivrer une mouche avant que l’araignée l’ait dévorée. Enfin elle en vint à son plan de bataille : dès le prochain séjour de ma mère à Maltaverne, je lui annoncerais par lettre mes fiançailles avec « la libraire de chez Bard ». Marie consentait à ce que je me serve d’elle qui était bien en effet le genre de femme dont ma mère pouvait avoir le plus horreur : son milieu, son âge, ce que maman aurait vite fait de découvrir sur cette famille, sur le passé de Marie, il n’en fallait pas tant pour qu’elle me mît le marché en main ; et comme je lui tiendrais tête, pour qu’elle se retire sur sa terre de Noaillan et qu’elle emmène avec elle les Duberc.
Ici j’interrompis Marie : il me paraissait incroyable que les Duberc pussent être détachés de Maltaverne : ils y adhéraient comme l’huître à sa valve. Selon Marie, il n’y avait rien à redouter de ce côté-là : le vieux Duberc savait qu’il ne s’agissait que d’une ruse pour m’empêcher de tomber dans les filets d’une mauvaise femme de la ville. Lui aussi, comme « la mistresse », rêvait de régner un jour sur le domaine de Numa Séris, et il se croyait irremplaçable. Il ne doutait pas que dès la première semaine je le rappellerais.
Je demandai après un silence :
— Croyez-vous qu’elle ne parera pas le coup ? Vous ne connaissez pas ma mère.
— Je vous connais, vous, Alain. Sa force est faite de votre faiblesse. Vous êtes le maître de tout. Vous tenez tout, mais elle vous tient.
Je ne protestai pas. Marie se leva et sortit seule. Il ne fallait pas qu’on nous vît ensemble. Nous convînmes de nous retrouver jeudi avec Simon à la librairie.
Bien que je ne fusse pas en retard pour le dîner, maman, sur le palier, guettait mon retour. Je vis sa grande figure blême penchée sur la rampe : « Ah ! te voilà ! » Elle ne s’éloignerait plus, elle me garderait à vue, voilà ce que serait sa première défense. Or je n’imaginais réalisable le plan de Marie que durant un séjour de maman à Maltaverne. Il fallait que ce fût par lettre qu’elle apprît mes fiançailles. L’affronter à visage découvert, je n’oserais jamais. L’oserais-je, ce serait courir le risque d’être très vite démasqué. Je ne lui avais jamais menti sans qu’elle m’en fît honte aussitôt.
Durant tout l’hiver, sans me faire espionner, sans recourir à aucune filature, elle sut chaque jeudi que je sortais d’un conciliabule avec ses ennemis inconnus. Les soirs où Marie me guettait derrière sa porte, rue de l’Église-Saint-Seurin et m’introduisait dans le salon glacé, et qu’au retour j’allais donner à ma mère, si tard qu’il fût, le baiser rituel et obligatoire, j’avais beau d’abord m’arrêter au lavabo de l’office, me laver la figure et les mains, ma mère m’attirait à elle, me flairait, reconnaissait sur moi une odeur étrangère. Non qu’elle m’en ait jamais rien dit. Je savais qu’elle savait. Nous étions atrocement transparents l’un à l’autre.
Elle eut d’ailleurs cet hiver-là une preuve irrécusable que je la trompais. Moi qui détestais de danser, j’acceptais sans rechigner toutes les invitations, et presque chaque soir revêtais mon smoking ou mon habit. Ma mère qui, au départ, m’avait dit : « Tu me raconteras… » m’interrogeait à mon retour. Elle voulait tout savoir de la fête et avait vite fait de deviner que je ne savais rien parce que je n’y avais pas été ou que je n’y étais demeuré qu’un instant : ce qu’une facile enquête lui confirmait. Je ne faisais jamais que traverser les bals. Il y avait cette autre preuve, qu’elle ne me voyait plus communier, que je m’arrangeais pour n’assister jamais aux mêmes messes qu’elle. Même à Noël, je fus invité par un camarade à un réveillon à la campagne.
Louis Larpe remettait toujours à maman le courrier qu’elle triait elle-même. Il n’y eut jamais aucune lettre suspecte. Elle ne releva ni la piste de Marie, ni celle de Simon. Nous ne sortions plus jamais ensemble. Nous avions renoncé à nous rejoindre chez Prévost ou au café de Marie, au coin de la rue Esprit-des-Lois. Nous nous retrouvions soit à la librairie, après la fermeture, dans le « cagibi » de Marie, soit dans le salon de la rue de l’Église-Saint-Seurin. Comme il n’était pas question pour Simon de remettre les pieds rue de Cheverus, ce fut moi qui, à la belle saison, allai quelquefois le retrouver à Talence. Il y avait pris pension chez une veuve dans une de ces maisons sans étage que les Bordelais appellent échoppes. Il avait résisté longtemps à l’idée de m’y recevoir : incroyable distance qui s’établit entre les classes avec le consentement des pauvres et souvent contre la volonté des riches honteux de leur richesse, comme je l’étais.
C’était une chambre banale, meublée d’acajou, qui donnait sur un jardin de curé, et au-delà il y avait la route de Bayonne. Partout des revues, des livres, non des romans ni des poèmes, mais le Pascal de Boutroux, la Vie de sainte Thérèse par elle-même, le Saint François d’Assise de Joergensen, un saint Jean de la Croix… Il me dit à ma première visite, comme je m’étonnais de ces livres : « Je refais mon éducation religieuse, grâce à vous », et changea aussitôt de propos. Je me rendis compte, Ce jour-là, qu’il y allait de la vie pour lui que ce rêve s’accomplît : moi et lui à Maltaverne. C’était un rêve fou et pourtant réalisable.
Bien qu’il fût le plus impatient de nous trois, il ne croyait pas que Marie eût raison de vouloir sans plus tarder entrer en action et que j’exige de ma mère qu’elle me laisse seul faire un voyage à Paris ou à Nice, d’où je lui annoncerais mes fiançailles. Il paraissait très important à Simon que la bombe éclatât durant un séjour de ma mère à Maltaverne qui n’est éloigné de Noaillan que de quelques kilomètres, de sorte que son déménagement immédiat et spectaculaire et celui des Duberc se feraient sur l’heure. Nous n’aurions pas longtemps à attendre : malgré son parti pris de ne plus me laisser seul, ma mère devrait se rendre à Maltaverne pour le règlement des gemmes et des poteaux de mine et pour compter les pins de diverses coupes.
Nous n’avions pas prévu qu’avec la De Dion elle pouvait partir à l’aube et être de retour à Bordeaux le soir même. Deux fois elle coucha à Maltaverne mais une seule nuit et n’y fit pas un vrai séjour. Ainsi s’écoula cette vingt-deuxième année où par degrés insensibles Marie fit de l’ange-enfant un être pareil aux autres hommes ; mais l’enfant survivait à ces actes, il revenait, à peine étaient-ils accomplis, non pour maudire Marie : il se blottissait contre elle, il se faisait bercer.
Du moins aurai-je eu la consolation, cette année-là, de voir Simon s’ouvrir à l’espérance. Ce que serait sa vie à Maltaverne, il l’envisageait comme une retraite où lui et moi, que je fusse présent ou absent, nous chercherions ensemble, nous finirions par trouver : oui, nous ferions ensemble la découverte. Quelle découverte ? Il disait que j’avais éclairé pour lui une évidence : c’est que presque tout de ce que les ennemis de l’Église haïssaient dans l’Église était en effet haïssable et l’avait toujours été, à tous les moments de l’histoire humaine, comme l’était la religion pharisaïque de Madame. Ils s’acharnaient contre des structures que d’autres adoraient, comme Huysmans, fou de grégorien. Et ces adorations étaient aussi vaines que ces malédictions. Nous deux nous savions qu’à un certain moment de l’Histoire, Dieu s’était manifesté et qu’il se manifestait encore dans des destins particuliers d’hommes et de femmes qui avaient un trait commun, celui d’épouser étroitement la croix.
— Ce qui vous est interdit à vous, monsieur Alain, parce que vous êtes le jeune homme riche. Mais non à moi. Moi je suis pauvre et je resterai pauvre. Il ne faudra pas que vous me donniez un sou de plus que ce que Madame donne à mon père. Je bénéficierai en plus de ces grâces de lumière que vous avez, de ces inspirations.
Je le mettais en garde contre l’illusion qu’il existe des méthodes assurées pour atteindre Dieu sensiblement ; je lui rappelai qu’il n’est rien au monde qui relève moins de notre volonté, et que le désir que nous en avons trahit la recherche d’une délectation qui nous ramène à ce que nous voulions fuir.
Rien donc ne se passa. Comme c’était ma seconde année de licence, je trouvai un alibi à toutes mes difficultés dans la préparation de l’examen. Marie et Simon ajustaient leur plan de bataille aux occasions offertes par les grandes vacances. Ils ne pouvaient concevoir qu’un garçon de vingt-deux ans hésitât à voyager sans sa mère — et pas seulement à cause de la peine qu’elle ressentirait, mais parce que lui-même était encore cet enfant qui s’affolait lorsque sa mère le laissait seul un instant dans le wagon pour aller acheter un journal : en voyage plus encore que dans la vie de chaque jour, elle le déchargeait de tout. Mais elle ne m’avait jamais aidé dans mon travail d’étudiant comme le fit Marie durant cette période d’avant l’épreuve écrite où je la retrouvai chaque soir rue de l’Église-Saint-Seurin après la fermeture de la librairie. J’avais obtenu de ma mère que l’heure du dîner fût reculée.
Ainsi s’écoula cette année que nous avions voulue dramatique, et qui fut sans histoire — sauf la nôtre, au-dedans de chacun de nous, et dont je ne puis rien dire, pas même de la mienne, qui ne soit imaginaire, ou qui ne soit arrangé pour intéresser Donzac. Il me semble que mon âme était comme en veilleuse, que la préparation de l’examen m’avait fait mettre tout le reste, et même Dieu, entre parenthèses. Je ne m’interrogeais plus au sujet de Marie parce qu’elle souffrait.
Et même Dieu… Ici encore Donzac retrouvera son influence. Il professait qu’il fallait parfois accorder à la nature des vacances. Je savais que Marie était triste parce que, entre nous deux, tout devait finir, mais elle avait gardé du temps qu’elle travaillait pour le Père X…, le souvenir d’un mystique qui avait échafaudé une doctrine sur ce qu’il appelait « le sacrement du moment présent ». Elle me disait : « Cette minute m’est donnée, tu es là, je suis là, je ne regarde pas plus loin. »
Non que durant cette période, je n’aie parfois ressenti des doutes au sujet de Marie. Elle m’avait menti, elle pouvait me mentir encore. Je l’imaginais fort capable de jouer la créature souffrant à cause de moi qui était précisément celle dont j’avais besoin moi-même pour ne pas souffrir. Peut-être ne m’avait-elle pas tout découvert de son plan. Peut-être comportait-il des ruses connues d’elle seule et me trouverais-je un jour lié à elle pour le temps et pour l’éternité. Mais je me méfiais, je ne serais pas pris de court, elle ne me tiendrait qu’autant que je le voudrais… Seul de nous trois, Simon débordait d’espérance.