12

À mon retour du moulin, l’esprit encore tout occupé de cette baigneuse effrayée, je vis que maman sur le perron me guettait. Elle me cria qu’il y avait un télégramme pour moi. Elle me le tendit ouvert : « Je l’ai ouvert, naturellement ! C’est de Simon… il a un toupet ! » Je lus : « Besoin urgent de vous voir. Télégraphiez si pouvez être demain Talence. »

— Si j’ai un conseil à te donner, c’est d’exiger qu’il t’écrive d’abord de quoi il retourne.

— Non, il n’y a pas plus discret que lui. Il doit avoir un motif très sérieux. Je partirai demain matin. Je vais avertir le chauffeur.

— Bien entendu ! C’est ta voiture et c’est ton chauffeur.


Dans le brouillard de l’aube les coqs de Maltaverne répondaient à ceux des métairies perdues. « C’est un cri répété par mille sentinelles. » Je me doutais bien que c’était Marie qui m’appelait et que je la trouverais chez Simon. Je n’en avais pas même la curiosité, résolu à me dérober aux palabres ; il n’y a pas à faire semblant, avec une comédienne, de croire à la réalité du personnage qu’elle joue, si convaincue qu’elle soit et si habile à se duper elle-même. Donzac dit des romans de Bourget que c’est de la psychologie à deux sous. Oui, et c’est de cette monnaie de billon que nous nous payons les uns les autres. Et puis, bien que j’eusse atteint un palier à ce moment-là, j’étais moi-même trop exténué, je ne sentais plus rien. Je riais seul dans l’auto à l’idée que ce qui surnageait de tous mes griefs contre Marie tenait dans ce qu’elle avait dit à Simon des orties de la Hure, et des mouches, et de la carriole, et de la gare du Nizan, c’était son reniement de Maltaverne, l’ingrate, l’indigne, l’idiote.


Elle n’était pas chez Simon quand je débarquai mais elle nous y rejoindrait à l’heure du déjeuner. Bard s’affolait parce que, me dit Simon, Marie avait dû interrompre son travail.

Ce qui la tuait, c’était de n’avoir pu m’expliquer elle-même ce projet de mariage qui dans son esprit se ramenait à un arrangement pour que la librairie ne change pas de mains. Simon reconnut qu’il avait fait à Marie une peinture trop noire de ma fureur quand il m’avait parlé sans précaution de ce projet qu’il croyait que je connaissais.

— Vous répétez tout, lui reprochai-je irrité. Vous envenimez tout. La discrétion est une vertu qui ne s’apprend pas malheureusement.

Il se défendit mal. Il devait avoir beaucoup d’autres péchés de cet ordre sur la conscience.

Marie descendit du tramway un peu avant midi. Ce qui était au moment de fondre sur moi, et que j’étais alors à mille lieues de pouvoir imaginer, maintenant que c’est arrivé m’empêche de fixer mon attention sur les propos confus échangés avec Marie dans la chambre où Simon nous avait laissés seuls. Ce que je dois dire à l’honneur de Marie, c’est qu’à peine eut-elle vu ma triste mine, elle ne s’inquiéta plus que de moi. Peut-être est-ce un don que j’ai d’éveiller chez les femmes une mère soucieuse et vite alarmée. Elle prit ma tête dans ses deux mains, elle me dit : « Je n’aime pas ton regard. »

J’entrai sans en débattre dans toutes les raisons qu’elle me donna de son mariage, comme si je ne m’en souciais plus. Les quelques heures qui me séparent de ces explications de Marie, du déjeuner qui suivit au bistrot de Talence où Simon nous invitait, ces quelques heures me paraissent être un espace de temps presque infini, une coupure dans ma vie entre deux mondes : comme si la vraie raison de mon angoisse m’avait été découverte tout à coup, comme si l’actualité la plus banale, une note sous un portrait dans La Petite Gironde apportée ce matin par le concierge de la rue de Cheverus avec mon café, avait suffi à me précipiter d’une seule poussée dans un vide sans fin où je n’arrête pas de couler.


Donc ce matin, après avoir bu quelques gorgées de café, je jetai un coup d’œil distrait sur la première page du journal et je me crus halluciné : cette figure de petite fille aux cheveux tirés sur un trop grand front et qui ne souriait pas, je la reconnaissais. C’était la petite fille du moulin. Et au-dessous, en italique : « Jeannette Séris a quitté avant-hier après-midi le domicile de son père, M. Numa Séris et n’a pas reparu. On croit à une fugue, l’enfant y étant sujet. Elle portait un jersey rayé et des espadrilles blanches, elle n’avait pas de bas. Ses cheveux étaient tenus par un peigne rond. » Suivait l’adresse de Numa Séris, un numéro de téléphone. C’était le Pou ! Avant de m’attabler et de mâcher et de remâcher tout ce que cette histoire promettait à mon angoisse, je m’attardai à cette farce que quelqu’un me faisait : c’était le Pou que j’avais vu au moulin de M. Lapeyre et trouvé adorable ! Ce ne pouvait être un hasard, c’était trop bien machiné. Comme il est écrit : « C’est l’ennemi qui a fait cela… » Oui, c’est l’ennemi qui me l’a fait voir adorable, mais elle, ma vue l’a terrifiée et elle a fui, et elle a disparu, peut-être pour toujours.

J’étais l’unique témoin. Il fallait sans plus tarder rentrer à Maltaverne, mais j’avais rendez-vous ici à midi avec Marie et avec Simon. Je leur dirais tout, je ferais ce qu’ils me conseilleraient de faire. Après tout, ce devait être une fugue ; je ne savais pas qu’elle y fût sujette : on ne parlait jamais d’elle devant moi. Pourquoi vous moquez-vous de moi, mon Dieu ?

Je m’habillai en hâte, je sortis, j’achetai les deux autres journaux de Bordeaux, y trouvai le même portrait, le même avis ; j’entrai dans le hall du Crédit Lyonnais et dans celui du journal La France, rue Porte-Dijeaux, où les dernières dépêches étaient affichées : aucune qui concernât la disparition de la petite Séris. Je revins rue de Cheverus. Je confesse que je tremblais de peur, que je transpirais d’angoisse. Peur de quoi ? Angoisse de quoi ? J’étais sûr qu’il fallait m’attendre au pire. Si ce pire advenait, eh bien, cette fois, je trouverais la force et les moyens pour passer de l’autre côté. L’ennemi ne m’aurait pas, si bien machiné que ce fût.

C’était comme si j’avais tenu dans mes deux mains un nœud coulant encore lâche autour de mon cou, mais il se resserrait seconde après seconde. À midi je me tenais derrière la porte, je n’attendis pas qu’ils aient sonné pour ouvrir. Je ne sais de quoi j’avais l’air. Marie cria : « Alain, qu’y a-t-il ? » Je ne pouvais parler et leur montrai la photographie. Eh bien quoi ? Ils l’avaient vue, ils en avaient ri d’abord. C’était une fugue… Je protestai : « Il n’y a pas de quoi rire, je suis dans le bain jusqu’au cou. »

— Mais tu es fou, Alain !

Alors je commençai à leur raconter l’histoire, je ne reconnaissais pas ma voix. Ils ne riaient plus. Marie dit : « Nous allons déjeuner, et puis tu partiras. Avant ce soir on l’aura retrouvée. Tu feras ta déposition dès ton arrivée. » Comme je n’aurais rien pu avaler de solide, Marie proposa d’aller boire une tasse de chocolat chez Prévost :

— Ce n’est que l’ennui d’une déposition à faire…

— Et de voir son nom dans tous les journaux, interrompit Simon.

Marie le dévisagea, haussa les épaules et proposa d’aller à la librairie d’où elle téléphonerait à son meilleur client, chef des informations à La Petite Gironde : peut-être partirais-je rassuré.

La librairie étant fermée à cette heure-là, nous y pénétrâmes par une porte privée. L’ami de Marie n’était pas au journal mais elle avait son numéro personnel et l’eut lui-même assez vite au bout du fil. Elle me tendit un écouteur. Oui, il y avait du nouveau : « Un résinier avait vu la petite fille passer près de lui en courant, comme si elle avait été effrayée par quelqu’un, ou par quelque chose, ou même comme si elle était poursuivie. On interrogeait ce résinier sans relâche. Ce n’était encore qu’un témoin mais… » Je laissai tomber l’écouteur.

— Alain, pourquoi s’affoler ?

— Il n’a pas menti, ce résinier, elle courait parce qu’elle avait peur. C’était de moi qu’elle avait peur. De moi qui venais de la regarder se baigner…

— Oui, et qui un quart d’heure plus tard, étais de retour à Maltaverne où on te remettait le télégramme de Simon. De quoi t’inquiètes-tu ?

Simon hochait la tête :

— Hé bé, dites donc, si vous trouvez qu’il n’y a pas à se faire de mauvais sang…

— Taisez-vous, idiot, cria-t-elle avec colère. Mais regardez sa pauvre figure. Je voulais vous demander de l’accompagner à Maltaverne ; à la réflexion je préfère le savoir seul qu’avec vous… Et puis non ! C’est moi qui vais faire le voyage. Vous, restez ici jusqu’à l’arrivée de Balège. Vous lui expliquerez… Au besoin vous l’aiderez. Je serai de retour demain matin.

— Mais que dira Madame quand elle vous verra ?

— Elle verra aussi son fils, un regard lui suffira : elle comprendra, elle n’est pas comme vous qui ne comprenez rien.


Je me sentais délié, je me remettais entre ses mains, rien ne pouvait m’arriver de sinistre tant qu’elle serait là. Je retrouvais le souffle. L’auto roulait au pas d’homme dans la rue Sainte-Catherine encombrée. Puis ce fut la route de Léognan et déjà les pins commençaient. Marie m’avait pris la main. Elle me demanda : « Tu n’as plus peur ? » Non, je n’avais plus peur, mais je savais que ça me reprendrait. Je voyais maintenant que je ne pouvais être suspecté, mais dans moins de dix minutes, peut-être ne le verrais-je plus. Ce qui alors m’apparaîtrait avec évidence, c’est que tout m’accusait.

— Même toi, Marie, si on t’interrogeait, et si tu disais tout ce que tu sais, tu serais un témoin à charge…

— Attention, mon petit, tu te laisses glisser de nouveau…

— Tu te rappelles, le matin de notre départ, lorsque tu as voulu voir la Hure et que j’ai pris un chemin de traverse parce que nous savions que la petite nous épiait, tu te souviens de ce que je t’ai dit d’elle ? Je t’ai dit : « Je l’étranglerai » !

— Tu as rêvé, Alain. En tout cas c’est sans importance pour personne.

— N’empêche que si on t’interrogeait, ce serait ton devoir de rappeler ce mot révélateur.

— Révélateur de quoi, sinon de l’irritation d’un moment, que je ressentais moi-même, que n’importe qui eût ressentie…

— Elle savait que je la détestais puisqu’elle avait si peur de moi, puisqu’il a suffi qu’elle me reconnaisse à ce tournant du chemin, pour entrer en courant dans le bois où il y avait cet homme qui l’attendait.

— C’est la faute à la fatalité, comme dit Charles Bovary, ce n’est pas la tienne en tout cas.

— Un morceau de bois a craqué sous mon espadrille et elle a tourné la tête, et elle m’a vu. J’aurais pu poser mon pied à côté du morceau de bois et elle aurait suivi le chemin de sable jusqu’à Maltaverne. Et que je l’aie vue nue juste à ce moment-là, que je découvre à ce moment-là que je m’étais trompé sur elle, qu’elle était devenue aussi différente de la petite fille que nous appelions le Pou qu’un papillon l’est d’une chenille…

Marie murmura après un silence : « Quel écroulement pour ta mère ! »

— Au fond tu la comprends ?

Oui, elle la comprenait. Nous ne parlâmes plus. Elle me tenait la main par instants, la serrait un peu pour me rappeler sa présence : « Ne crains rien, je suis là. » C’était ce que disait maman quand j’avais peur la nuit. Marie connaissait mon mal, elle avait pu l’étudier de près sur un de ses vieillards : « Tu as dit à Simon que j’avais l’habitude des vieillards… » Il répétait tout décidément !

— Oui, il répète tout. Eh bien, un de mes vieillards, je l’ai vu tout près d’être étranglé par des chimères qu’il se forgeait.

À Villandraut, où nous nous arrêtâmes pour prendre de l’essence, des gens discutaient devant le garage. Quand le chauffeur reprit le volant, il nous dit : « Le salaud a avoué, il l’a étranglée, il a caché le corps dans un parc à moutons et de là, pendant la nuit, il l’a porté sur une brouette jusqu’à un trou profond de la Hure en amont du moulin. » Je mis mes deux mains sur ma figure, non pour cacher mes larmes à Marie mais pour ne plus rien voir de ce monde dont je n’avais pas le courage de sortir.

Maman assise seule dans le salon aux volets clos, était à la lettre foudroyée et ne réagit pas à la présence de Marie. La reconnut-elle seulement ?

— Je n’ai pas voulu, madame, qu’il fît ce voyage seul après le coup qu’il a reçu ce matin.

Elle me dévisagea :

— Ç’a été un coup pour toi ?

— Plus terrible que tu ne peux l’imaginer : c’est de moi que la petite a eu peur, c’est ma vue qui l’a affolée.

Maman répétait d’un ton las : « Qu’est-ce que tu racontes ? » Mais elle devint très vite plus attentive. Quand j’eus fini, elle dit : « Maintenant qu’on tient le coupable, qu’il a avoué, ce n’est pas la peine que tu parles ; tout cela doit demeurer entre nous. »

— Non, protesta Marie, c’est important pour ce misérable qui va jouer sa tête. Le témoignage d’Alain prouvera que la petite a eu peur en effet, qu’elle est entrée en courant dans le bois, que tout s’est passé comme l’homme l’avait rapporté et on ne l’avait pas cru : cette petite fille essoufflée, haletante…

— Oui, dis-je, c’est ce halètement qui a dû la perdre.


Je voulais tout de suite aller à la gendarmerie, mais en ce moment, selon maman, ils étaient tous au moulin : l’assassin montrait l’endroit où il avait jeté le corps. Je ne voulus pas attendre. Ce fut maman qui demanda à Marie : « Vous ne le quittez pas ? »

Je les intéressai moins que je ne m’y étais attendu. Ils tenaient l’assassin et ils allaient repêcher le cadavre. Le brigadier qui m’interrogea ne parut attacher aucune importance à ce que je crus devoir lui dire de la peur que ma vue avait sans doute éveillée chez la petite Séris. C’était pour eux une affaire réglée. Au retour, je dormis deux heures, lourdement. J’ai su que durant mon sommeil, maman et Marie avaient parlé de moi, ou plutôt que Marie s’était appliquée à alarmer maman à mon sujet. Elle eut le sentiment d’y avoir réussi puisqu’elle partit pour la gare à six heures, sans m’avoir revu : « mais, m’assura maman, tout à fait tranquille à mon sujet ».


Cette inquiétude éveillée occupait maman, la détournait un peu de ce petit cadavre qu’elle ne cessait pourtant de voir. Je découvris durant la nuit qu’elle passa auprès de moi, dans le lit de Laurent, qu’elle était attachée à la petite Séris par d’autres liens que les calculs sordides que je lui avais prêtés, qu’elle chérissait cette enfant sans mère et qu’elle en était chérie.

— Mais ce que tu ne savais pas, ce que tu ne pouvais pas savoir puisqu’il m’était interdit de te parler d’elle, c’est jusqu’où allait son amour pour toi.

— Son amour pour moi ?

— Oui, cela paraît incroyable chez une fille de douze ans. Je n’aurais jamais imaginé que cela pût exister, ou c’eût été pour m’en scandaliser, si je n’avais été témoin de ce culte, de cette dévotion si tendre d’enfant et pourtant déjà de femme — mais en toute pureté et innocence certes je le sais, moi à qui elle ne cessait de parler de toi. Si une pensée peut m’aider à ne pas me révolter contre l’abomination de ce que cette innocente a subi, c’est que maintenant, elle voit que tu ne la hais plus, que tu la pleures, que tu ne l’oublieras plus, qu’elle n’est plus le Pou pour toi…

— Mais elle ne savait pas que je l’appelais le Pou ?

— Elle le savait. Ce n’est pas moi, tu penses bien, qui le lui avais répété. Numa Séris le tenait des Duberc, de ton cher Simon j’imagine, et un soir que Numa était ivre, il l’a dit à la petite. Elle a pleuré, elle a pleuré…

Maintenant c’était nous qui pleurions tous les deux dans la nuit, maman et moi, avec en nous cette réalité insoutenable de ce que l’enfant avait subi dans son pauvre corps, de cette salissure, de cette souillure…

— Alain, toi qui as lu tous les livres, toi qui sais tout ce qu’on a pu écrire sur le mal que Dieu permet, quand il s’agit d’un enfant, d’une petite fille, pourquoi avant de la tuer, avoir livré sa chair et son âme à une brute aveugle ? Quel est le sens de cette épreuve-là que tous les jours des enfants subissent ? Encore ne connaissons-nous que ce que la presse rapporte. Mais chaque jour, partout, dans le monde entier…

Elle se tut, attendant ma réponse. Je continuais de pleurer sur ce petit corps déshonoré que toute l’eau de la Hure n’arriverait pas à laver. Enfin je dis :

— Peut-être le mal est-il quelqu’un.

— Alors il existe, il a été créé, cette puissance lui a été donnée.

— Maman, il n’y a pas d’autre réponse que ce corps nu, car il était nu, couvert de crachats, cloué à une potence et dont les intellectuels se moquaient, et qui était le corps du Seigneur. La réponse, la petite fille la serre à jamais contre son cœur. Maintenant et à jamais. Et nous, bientôt, nous saurons ce que nous pressentons, chaque fois que nous communions à ce corps insulté, crucifié, et glorifié.

— Oui, je crois, je crois.

Je l’entendais sangloter pour la première fois de ma vie, sangloter d’amour.

— Je l’aimais, cette petite fille, comme je n’ai jamais aimé personne, pas même toi. Je lui avais dit : « Il faut que tu sois instruite, moi je n’ai jamais pu parler de rien avec Alain. Dans nos familles, il n’y a pas de femmes pour un garçon comme lui. » Alors, elle qui n’avait été qu’à l’école primaire jusqu’au certificat d’études, travaillait maintenant avec notre instituteur qui est très intelligent, qui prépare sa licence de lettres. Elle faisait aussi du latin avec M. le curé, qui lui ouvrait l’esprit sur les questions qui t’intéressent. Lui aussi les connaît maintenant. Ce pauvre Doyen, tu ne te doutes pas de ton influence sur lui. Je t’empêche de dormir. Mon chéri, il faut dormir.

— L’important pour moi, ce n’est pas de dormir c’est que tu sois là.

Nous demeurâmes un peu de temps sans parler. Le vent de cette nuit d’automne donnait une voix aux pins de Maltaverne et ils pleuraient avec nous la petite fille livrée vivante à une bête, non pour être dévorée comme la vierge Blandine, mais pour être aussi souillée qu’une créature de Dieu peut l’être en ce monde, et son dernier regard s’était posé sur cette face convulsée. Maman parla de nouveau :

— Si j’en crois cette personne (c’était Marie, cette personne) tu t’étais mis dans la tête que j’avais chargé la pauvre petite de vous épier pendant mon absence. Comment as-tu pu me croire capable… Certes, je lui disais trop de choses. Nous vivions si près l’une de l’autre pendant mes séjours à Maltaverne, quand tu n’étais pas là ! Elle n’ignorait rien de mes craintes depuis que cette personne était entrée dans ta vie. En fait nous ne parlions que de toi. Mais si la petite vous a guettés durant ce séjour, ce n’était pas moi qui le lui avais demandé, c’était d’elle-même, pour son propre compte. Qu’une fille de cet âge puisse être jalouse comme elle l’était, je n’aurais jamais cru que ce fût possible. Ce qu’elle a souffert par toi durant cette soirée et cette nuit, elle me l’a dit, elle me disait tout. Nous nous disions tout. Moi, tu sais, je n’étais pas jalouse. J’aurais donné ma vie pour que tu l’aimes. Elle croyait que tu finirais par l’aimer et elle me le faisait croire. L’horrible, c’est que c’était vrai, c’est que tu l’auras aimée une heure avant qu’elle soit violée et étranglée…

— Oui, et que je vais l’aimer maintenant aussi vieux que je vive, que je vais la bercer en moi, que je la serrerai encore contre mon cœur, ce pauvre petit Pou, mon unique amour.

Tout à coup j’entendis rire maman. Oui, elle riait. Elle dit :

— Sais-tu comment elle se vengeait de ce que vous l’appeliez le Pou ? Eh bien elle n’appelait cette personne que « le grappin » parce qu’elle m’entendait souvent m’inquiéter de cette fille « qui t’avait mis le grappin »…


Cette fois le silence dura entre nous, et puis j’entendis le souffle de ma mère endormie, presque un râle, comme s’il eût passé à travers toutes les larmes qu’elle n’avait pas versées encore. Moi, je veillais, je refaisais en esprit le chemin déjà parcouru, qui était un chemin de croix : première station, la mort de mon frère ; deuxième station : la petite fille violée. Si faible, si désarmé, où trouverais-je la force de faire un pas de plus ? Ah ! me coucher sur la terre nue, dans un endroit de Maltaverne que je connais, que j’appelais « la beauté » quand j’étais enfant. Pourquoi « la beauté » ? M’étendre et attendre de m’endormir du sommeil sans réveil.

Je m’endormis moi aussi. Quand je m’éveillai, maman n’était plus dans la chambre. Elle avait dû aller à la messe. Moi, je n’essayai pas de prier, non par révolte, mais parce qu’un malheur comme celui-là donne le sentiment d’une absence — non certes d’une inexistence, mais c’est impossible que quelqu’un soit là, et pourtant il est là : tel est le mystère de la foi, indestructible dans ceux qui en ont reçu la grâce et jusqu’à résister même au meurtre d’une petite fille, et à ce meurtre-là, dont la seule idée me donnait l’envie de hurler monotonement comme une bête torturée.


Chacun de nous, dès le réveil, rentra dans sa douleur, s’emmura de nouveau. Pour fuir les journalistes (ma déposition avait paru dans les journaux), ce fut à partir de ce matin-là que j’allai à la chasse à la palombe : la nôtre, à « la Chicane », est introuvable, inaccessible. Il est vrai aussi que l’assassin sous les verrous, ayant avoué, l’histoire avait été déjà remplacée par d’autres. Toute la question était de trouver la force de poursuivre la mienne, de décider dans quelle direction avancer. Marie m’écrivit qu’il faudrait partir pour Paris dès que je m’en sentirais la force : « … Ce que ton Barrès dénonce comme un mal, le déracinement, est le seul remède, après le coup que tu as reçu, apporte la seule chance de guérison. Certes tout ce qui est arrivé, où que tu sois, tu l’auras toujours en toi, mais en toi qui as peut-être reçu le don que tu admires tant dans les autres, de le retrouver vivant, de l’exhumer. C’est ce que Simon Duberc pense de toi, avec une certitude rabâcheuse, mais à la longue saisissante : « Il sera grand un jour, vous verrez ! » répète-t-il. Je l’aime à cause de cela, en dépit de ce qu’il y a de mal né en lui, de son côté paysan perverti, en dépit du monstre que vous avez fait de lui à Maltaverne — mais il croit en toi. Il ne t’aime pas autant que tu l’imagines, peut-être te déteste-t-il à certains moments, mais il croit en toi. C’est la foi que les autres mettent en nous qui nous indique notre route. Simon et moi après Donzac nous t’indiquons la tienne, hors de quoi il n’est pas pour toi de vrai chemin.

« Le seul obstacle vient de ta mère et ce n’est pas moi qui te conseillerai de t’en moquer. Si j’éprouve quelque remords quand je songe à notre histoire, c’est bien au sujet de cette pauvre “Madame” que j’avais atrocement simplifiée d’après l’image que vous m’aviez donnée d’elle, toi et Simon. Tu te rappelles que je te disais, durant ces séjours qu’elle multipliait à Maltaverne, “qu’elle te trompait avec tes propriétés”. Eh bien nous le savons aujourd’hui, c’était avec le Pou qu’elle te trompait — car il s’agissait d’amour, bien que ni la chair ni le sang n’y fussent engagés. »

Oui, je le voyais enfin : une vieille femme avait déversé sur une petite fille toute la tendresse dont personne au long de sa vie ne s’était soucié sinon un mari qui sans doute lui faisait physiquement horreur, sinon moi, mais je lui demeurais inintelligible, d’une autre race, bien que je fusse sorti d’elle ; j’approfondissais par ma seule présence le gouffre de solitude dans lequel la pauvre « Madame » se serait enfoncée sans les propriétés qui la maintenaient à la surface, sans les dévotions qui jalonnaient ses journées… Mais il y a eu cette enfant que je haïssais, et qui m’aimait, et qu’elle aima.


Oui, cet obstacle-là, il ne s’agissait pas de le tourner. Maman m’approuvait de vouloir aller à Paris mais elle me demandait d’attendre une année encore. J’avais reconnu que je pouvais poursuivre à Bordeaux les travaux d’approche exigés par ma thèse. Il s’agissait bien de ma thèse ! Il y allait de ma vie (enfin je m’en persuadais). Il fallait tenter cette dernière chance, me déraciner de cette terre où j’avais été atteint au cœur et faire cette expérience de la replantation, de ce qu’on appelle chez nous, le « repiquage », dans un terrain étranger — avec cette idée qui ne me venait pas seulement de Donzac, de Simon, de Marie, peut-être aussi des hommes d’affaires dont j’étais issu : l’idée d’utiliser cet acquis horrible, de n’en rien laisser perdre. « Il faut que rien ne se perde » répétait-on aux enfants que nous étions, mais il s’agissait de morceaux de pain ou de bouts de chandelles. Maintenant, pour moi, ce qui ne devait pas se perdre, c’était ce que j’avais souffert et ce que j’avais fait souffrir, c’était cette petite fille immergée par son assassin dans le ruisseau qui ruissellerait en moi sous ses aulnes jusqu’à mon heure dernière, c’était cette mère écrasante et elle-même écrasée. Sur ce capital-là, il me faudrait vivre. Tout ce qui m’arriverait encore, si interminable que soit la route, resterait en dehors du cercle fatidique tracé autour de cette part de ma vie.


Maman me disait : « On a beau dire, on ne meurt pas de chagrin. Les gens ne meurent pas de leur chagrin. Même s’ils ne se consolent pas, ils ne meurent pas ; mais moi je mourrai, je suis en train de mourir. Attends un peu, ne me quitte pas. » Je ne pouvais lui répondre que pour moi qui avais vingt-deux ans, ce n’était pas si simple et qu’il fallait tenter de survivre. J’emportais chaque jour, à la Chicane, un des Balzac de mon père, dans cette édition Charpentier de 1839 où certains titres n’ont pas été repris dans les œuvres complètes. Balzac n’est pas l’auteur que je préfère : il est trop gros (je parle de son style). Mais c’est l’auteur qui agit le plus directement sur moi comme un excitant à ne-pas-vouloir-mourir. Je déteste cette race de jeunes ambitieux qu’il décrit, leur férocité ; et pourtant ils me donnent envie de tenter ma chance, moi aussi, par des voies qui me seront propres et qu’il me reste à découvrir.


Pour l’instant je me trouve toujours à l’intérieur du cercle : ce n’est pas encore du révolu à redécouvrir et à transposer, ce n’est pas du vécu, mais ce que je vis ici et maintenant, et maman est là, encore vivante, que je ne peux pas laisser mourir seule avec en elle cette petite fille adorée et violée, aux yeux ouverts. Elle m’a dit : « À tous les instants de mes jours et de mes nuits, je la vois morte, mais les yeux dilatés par l’épouvante. »


Elle allait quotidiennement chez le père Séris qui buvait moins qu’elle ne l’eût craint, parce qu’il voulait régler ses affaires « avant de se mettre sérieusement à boire ».

— Croirais-tu, disait maman, qu’à ces obsèques où tout le monde pleurait, le vieux Séris semble n’avoir été touché que par tes larmes. Il pourrait t’en vouloir après tout, même s’il ne sait pas que la petite a beaucoup souffert à cause de toi. Eh bien non ! Et sais-tu ce qu’il m’a proposé ? Une vente fictive de toute sa propriété, de sorte que tu serais en fait son héritier, l’héritier de la petite…

— Pour rien au monde ! protestai-je.

— Bien entendu, dit maman. Il ne saurait en être question. J’étais si sûre de ton refus que j’ai refusé en notre nom à tous deux, sûre que tu m’approuverais. Alors il m’a suggéré une vente réelle, lui gardant l’usufruit. À toi de décider.

— Mais maman, je ferai ce que tu voudras.

— Ce que je veux ? Je ne veux plus rien. La seule idée de profiter de cette mort me fait horreur. La propriété de Séris sera partagée entre plusieurs neveux, et donc anéantie. C’est ce que je souhaite : qu’il ne reste rien de ce qui était à elle. Ce que j’aimerais, c’est que tout brûle. D’ailleurs Numa Séris croit que c’est ce qui arrivera, que tout finira par brûler.

— Pourquoi tout brûlerait-il plus que jadis ou que naguère, ma pauvre maman ? Depuis le temps que le tocsin sonne, et qu’on vient à bout du feu…

— Parce que justement, à en croire Séris, le tocsin s’il sonne encore dans les années à venir, ne mobilisera plus personne : il n’y aura plus personne dans les métairies. Les gens supporteront de moins en moins de vivre comme des loups dans ces quartiers perdus, nourris de pain noir et de cruchade. Séris dit que les savants américains n’ont plus besoin de notre résine pour en extraire l’essence de térébenthine et qu’on aura de moins en moins recours à nos pins pour les poteaux de mine et pour les traverses de chemin de fer. Alors tout brûlera, répétait maman avec une sorte de satisfaction désespérée, parce qu’il n’y aura plus personne… Et pourquoi les arbres seraient-ils seuls épargnés ? Ils mourront eux aussi, brûlés vifs. Ça vaut mieux que…

« Tu as cru que j’aimais la terre pour la terre. Ce que j’avais devant les yeux, c’était la petite et toi, maîtres de tout, et moi veillant sur vous deux, sur vos intérêts, et la regardant, elle, être heureuse auprès de toi. Quand le Doyen me faisait la morale, me rabâchait : “Vous n’emporterez pas vos métairies avec vous !” Je lui disais : “Mais je me réjouirai à mon lit de mort de savoir que les enfants vont les posséder, que je les leur laisse dans le meilleur état possible.” Je disais au Doyen que la propriété dure, qu’il est vrai qu’elle a contre elle les partages, mais qu’elle se gonfle par les mariages et les héritages et qu’elle se moque de la mort. Je sais maintenant que ce n’est pas vrai. Mais qu’est-ce qui est vrai, Alain, qu’est-ce qui est vrai ?


Il ne me restait que de me mettre entre les mains de Dieu, que d’attendre un signe de lui — ce signe qui serait peut-être un appel entendu de moi seul pour devancer mon heure. C’était ne tenir aucun compte de ce qui se passait au-dedans de ma mère, à mon insu et à son insu : oui, à la lettre de ce qui « passait », en elle, de ce qui changeait et qui allait se fixer dans le parti inattendu qu’elle allait prendre et qui me rend libre.


Le jour de la Toussaint, nous allâmes apporter notre bouquet à la petite Séris. Je fus frappé de ce que maman ne récita pas le De Profundis, comme elle avait accoutumé de faire lorsqu’elle nous faisait nous agenouiller, Laurent et moi, sur la tombe de pauvre papa. « Du fond de l’abîme j’ai crié vers vous, Seigneur, Seigneur… » Était-ce le pathétique de l’imploration qui passait malgré elle dans sa voix ? ou était-ce ma propre angoisse que cette voix orchestrait ? À cette dernière Toussaint, aucun cri ne monta de l’abîme au bord duquel maman se tenait debout, vieux chêne encore vert, mais que la foudre a frappé. Elle ne s’agenouilla pas, ses lèvres ne remuaient pas. Sur la route, au retour, elle me dit :

— Je viens de prendre une résolution. Je ne rentrerai pas à Bordeaux. Je vais attendre ici. Alors toi, tu peux monter à Paris, comme disait cette personne le jour où elle t’a ramené : « Il faut qu’il monte à Paris… » me répétait-elle.

— Mais attendre quoi, maman ?

Elle répéta : « Attendre… » Je lui rappelai qu’elle n’aurait plus M. le Doyen qui allait finir sa vie à Bordeaux, non à la tête d’une des paroisses de la ville, ce qu’il avait toujours espéré et cru, mais dans une aumônerie de bonnes sœurs.

— Je le sais, et ce n’est pas de son successeur que j’aurai beaucoup à attendre.

Nous ne le connaissions pas encore : il avait refusé de venir chez nous avant d’avoir visité le dernier métayer de la paroisse. Il avait manifesté grossièrement devant le pauvre doyen son intention bien arrêtée de n’être pas, lui, « le curé du château ».

— La faim chasse le loup du bois, dit maman, et je n’attendrai pas longtemps pour le voir arriver la main tendue. Quant aux métayers, ils auront recours à lui comme à leur habitude, pour bénir le parc à cochons. M. le Doyen d’ailleurs trouve que son successeur a raison, que nous nous sommes trompés, nous autres, que nous nous serons trompés sur tout.

Elle avançait sur la route d’un pas ferme, répondant aux saluts, dosant selon l’importance des gens ses inclinaisons de tête et ses sourires, et pourtant ce qu’elle me rappelait à ce moment de sa vie, c’était cette mouche à qui mon voisin d’étude, jouant à dégrader Dreyfus, arrachait une patte et puis une aile. Ainsi maman était dépouillée jour après jour de toutes ses certitudes. Rien n’était vrai de ce qu’elle avait cru, mais le plus faux de tout c’était ce qu’elle avait confondu avec la vérité révélée. Même si elle n’en avait pas une conscience claire, ici et maintenant, elle en subissait l’évidence, avec l’insensibilité morne d’une créature frappée dans l’enfant qu’elle a le plus aimé en ce monde : tout le reste peut lui être enlevé, elle ne sent plus rien.

— Quand tout nous manque, lui dis-je, quand nous nous croyons abandonnés, à l’heure qui vient toujours, pour chacun de nous, où nous soupirons à notre tour : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » c’est l’heure de l’échec définitif que la croix préfigure, dont la croix est le signe scandaleux et insupportable à l’être jeune ou dans la force de l’âge, — jusqu’au jour où elle devient ce qui se conforme exactement à notre corps…

Maman coupa :

— Et à notre cœur.

Je fus étonné de cette parole dans sa bouche. Comment savait-elle que c’est toujours notre cœur qui est crucifié ? Peut-être maman n’avait-elle vécu à notre insu que par le cœur ? Sa tendresse pour Jeannette avait dû être précédée de tendresses annonciatrices. J’essayai de me rappeler. Tout ce dont je pus me souvenir, ce fut, après la mort de mon père, dans ce vieil hôtel où ne pénétrait presque personne, la venue, une ou deux fois par an, d’une amie de couvent, Sarah M…, irlandaise ou anglaise ; elle était accompagnée d’une petite fille, « sa pupille », nous avait dit maman. Elles arrivaient de loin, comme ces oiseaux de mer que la tempête chasse vers la côte, au temps de l’équinoxe. La naissance de cette petite fille appelée Andrée était liée à un de ces secrets dont maman disait : « Ce n’est pas pour vous ». Rien n’était pour nous, mais tout entrait en moi et rien n’en sera perdu.


Le dernier combat d’arrière-garde que livra maman fut pour me demander de loger à Paris dans un cercle d’étudiants catholiques ; mais je l’assurai qu’à vingt-deux ans j’en avais passé l’âge, que non seulement cela ne m’effrayait pas de ne connaître personne à Paris, mais que c’était ce qui me piquait au jeu : partir de zéro, tenter cette éternelle conquête toujours recommencée de la grande ville par un petit provincial, sans aucune lettre de recommandation dans ses poches.

— Mais quelle sera ta vie ?

— En principe, celle d’un étudiant studieux, attentif à ne perdre aucune chance. Au premier rang des chances, je mets la grâce de certaines rencontres.

Maman demanda : « Pour le bien ou pour le mal ? »

— Ce n’est jamais si simple. Je crois que toutes nos rencontres, même les pires, sont voulues.

— Qu’est-ce que tu en sais, mon pauvre drôle ?

Qu’en savais-je en effet ? C’était moi qui dégageais délibérément le sens de mon histoire, qui l’ordonnais selon mes vues, moi qui prêtais à l’Être infini des intentions humaines, moi seul qui me satisfaisais de ce que j’inventais.

Maman ne m’écoutait plus. Elle me demandait quelle somme il faudrait m’envoyer chaque mois et n’imaginait pas que je pusse répondre qu’elle n’avait pas à s’en mêler, que pour disposer de mon bien je n’avais besoin d’aucun intermédiaire. Jusqu’à la fin, elle contrôlerait mes dépenses, elle passerait, penchée sur ses livres de comptes, tous ses après-midi de dimanche.

Загрузка...