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Ce fut à l’époque où nous nous y serions le moins attendus que tout commença. En juillet, j’avais été reçu à ma licence avec mention. Comme je refusais d’accompagner maman à Dax où elle aurait dû faire une cure, elle y renonça pour ne pas me perdre de vue, et nous nous retrouvâmes bec à bec, et sans presque nous parler en dehors des propos inévitables, dans ce Maltaverne d’août que le feu du ciel rendait inhumain ; et nous devenions pareils à ces oiseaux nocturnes qui ne sortent de leur repaire qu’au crépuscule.

Marie prisonnière de sa librairie m’avait dit adieu avec larmes, mais un projet fou que nous avait soufflé Simon lui donnait, disait-elle, le courage de vivre dans un Bordeaux où je ne serais plus. Elle me reverrait bientôt et elle connaîtrait enfin Maltaverne.

Ma mère s’était résignée à tenir la promesse qu’elle avait faite depuis longtemps au vieux Duberc de l’accompagner à Lourdes au pèlerinage diocésain du 17 au 20 août. Ce qui enchantait les Duberc, tout en leur faisant peur, c’est que le voyage se ferait dans la De Dion : Louis Larpe et sa femme étant en congé, je serais seul à Maltaverne avec Prudent (mais il était notre complice), servi par la femme de Prudent, marié depuis janvier dernier, une ilote tremblante devant lui et qui certes se tairait s’il lui donnait l’ordre de se taire. Les maisons bourgeoises du bourg seraient presque toutes vidées de leurs habitants, soit que ces dames fussent à Lourdes, vieilles brebis pressées autour de M. le Doyen, ou dans quelques villégiatures de la montagne ou de la mer.

Marie et Simon logeraient chez les Duberc. Nous ne regardions pas au-delà. Ce qui se passerait entre nous, puis avec ma mère à son retour, je m’interdisais d’y arrêter ma pensée. Je voyais bien qu’en revanche ma mère, à mesure que l’heure de son départ approchait, s’inquiétait de me laisser seul à Maltaverne. Pourquoi, me disait-elle, ne pas aller passer ces trois jours à Luchon où elle me rejoindrait après avoir confié les Duberc à M. le Doyen ? Je dus mettre dans mon refus une âpreté qui la froissa mais surtout, je le sais aujourd’hui, qui l’avertit qu’il y avait anguille sous roche. Je prétendis que je me faisais une joie de ce tête-à-tête avec un Maltaverne inespérément vidé de toute sa substance humaine. Elle ne m’appelait plus « diseur de riens », elle m’observait, cherchant ce que pouvaient recouvrir ces propos fous.

— Que feras-tu pendant ces trois jours ?

— Je marcherai. J’irai une fois encore voir le vieux de Lassus pour observer ce que je serai dans soixante ans quand je serai le vieux de Maltaverne.


Je tremblais que maman ne se ravisât et trouvât un prétexte pour ne pas partir. Je ne respirai que lorsque j’entendis s’éloigner sur la route le bruit du moteur de la De Dion et que, seul sur le perron, je respirai avec délice la brume annonciatrice d’un jour torride, d’un jour interminable d’attente. Simon et Marie arriveraient par le train du soir. Prudent irait seul les accueillir à la gare et les amènerait à Maltaverne par un raccourci à travers bois, toujours désert le soir.

La femme de Prudent fit à fond la chambre de ses parents, mit au lit les plus beaux draps. Je lui dis de préparer à tout hasard au château (comme elle appelait la maison) la chambre à donner où la dame serait mieux à cause du cabinet de toilette. Elle obéit sans manifester d’étonnement.

Je ne voudrais rien écrire ici, concernant cette soirée et cette nuit, qui ressemblât à une de ces narrations dont André Donzac au collège était jaloux. Pourtant il faut que ce témoin de ma vie sache que ce fut l’instant qui l’éclaire, cette vie, qui lui donne sa signification parce que ce fut une nuit de péché et pourtant une nuit de grâce.


J’avais pris sa valise et l’avais précédée dans la chambre d’amis sans lui demander son avis ni celui de Simon. Dans sa robe claire d’été, sous son chapeau de paille, elle était une autre Marie que celle de chez Bard, la jeune fille que je n’avais pas connue, que d’autres avaient connue. Ce ne fut qu’une brève souffrance.

Nous nous retrouvâmes tous les trois à la salle à manger pour un repas rapide et silencieux. Ce fut elle qui me demanda de faire le tour du parc. Elle s’arrêta sur le perron. Je jetai sur ses épaules ma vieille pèlerine de collégien. Elle descendit les marches lentement. Elle me dit : « Tout m’était connu d’avance par vous. Tout est bien pareil à vous. » Je lui assurai que si elle avait été déçue, je ne le lui aurais pas pardonné.

Elle ne connaissait que les pins de Soulac, souffletés par la mer, auprès desquels ceux de Maltaverne ressemblaient à des géants. Je lui tenais le bras pour qu’elle ne s’écartât pas de l’allée. « C’est le gros chêne ? » Elle l’avait reconnu, bien que ce fût un chêne pareil à beaucoup d’autres ; j’y appuyai mes lèvres selon le rite, puis nous échangeâmes avec Marie notre premier baiser.

« Ce que j’aime tant à Maltaverne… » Sur ce thème j’étais inépuisable et Marie avait eu déjà les oreilles rebattues de mon hostilité aux beaux sites et que la nature ne me touchait que là où j’étais seul à pouvoir être atteint par elle, moi seul et les êtres qui l’aimaient par moi, en moi. Nous n’allâmes pas jusqu’au ruisseau parce que la prairie devait être mouillée, mais nous demeurâmes immobiles et sans parler, à l’écoute de ce ruissellement si furtif et qui dure et qui durera dans les siècles des siècles.

« Pourquoi, demandai-je à Marie, ce que je ne ressens pas au bord des grands fleuves ou même de l’océan, m’est-il donné par ce cours d’eau où enfant je lançais les bateaux que j’avais taillés dans une écorce de pin ? » Il y a loin de se connaître comme éphémère, à le sentir dans sa chair. C’est ce que le ruissellement de la Hure a appris à un petit garçon, dans ces nuits d’été d’autrefois où il s’arrêtait pour écouter le silence — ce silence tout vibrant de grillons et que traversait le sanglot d’un nocturne, l’appel des crapauds, où était perceptible le moindre froissement de branches.

Nous nous arrêtâmes au milieu de l’allée pour écouter le silence. Marie dit à voix basse : « Il me semble que quelqu’un marche, que j’entends craquer les aiguilles de pin. » Mais non c’était le vent, ou une belette : tant de bêtes s’entre-dévorent ou s’accouplent la nuit.

— Et nous aussi, que faisons-nous d’autre ? Et pourtant nous sommes autres.


Ce fut, cette nuit-là, l’heure de nos vies où peut-être nous approchâmes le plus de la vérité pressentie par nous deux (je le sais, parce que nous en parlâmes longtemps pieds nus sur le balcon, à l’heure du plus grand silence), que l’amour humain est la préfiguration de celui qui nous a créés — mais que quelquefois, comme cette nuit pour nous deux, et si coupable qu’il fût, il ressemblait à cet amour que le Créateur voue à sa créature, et la créature à son Créateur, et que le bonheur dont nous débordions Marie et moi était comme un pardon donné d’avance.


Je m’étais endormi. Je fus réveillé par un sanglot. Je la pris dans mes bras : pourquoi pleurait-elle ? Je ne compris pas d’abord ce qu’elle répétait à voix basse : « Plus jamais ! plus jamais ! »

— Mais non, Marie : pour toujours et à jamais. Elle protesta : « Tu ne sais pas ce que tu dis. »

Le plus étrange est qu’à ce moment-là rien ne subsistait de mes soupçons. Cette évidence qu’elle m’avait amené, non peut-être par ruse et assurément par amour, mais enfin qu’elle m’avait amené à cette promesse solennelle de me lier à elle pour toujours, ne tenait pas contre la révélation de cette nuit. Il n’y a pas de mensonge dans le bonheur que deux êtres se donnent. Cela du moins est vrai et l’était pour moi plus que pour un autre garçon de mon âge, puisque Marie m’avait guéri, m’avait délivré de je ne savais quel interdit. Peut-être pour un moment ? Mais non ! pour toujours ! pour toujours !

— Tu vois, lui disais-je, ce qui me déplaisait dans notre plan, et même m’était odieux, c’était de mentir encore à ma mère, de lui faire croire que je voulais t’épouser. Eh bien, ma chérie, je lui dirai les yeux dans les yeux : « Je vais t’amener ma fiancée »… Et ce sera vrai. Tu pleures ? Pourquoi pleures-tu ?

— Ta fiancée… Tu as raison : cela au moins aura été vrai. J’aurai été ta fiancée « pour de vrai » comme disent les enfants.

Je lui demandai si cette nuit elle n’avait pas été ma femme « pour de vrai ».

— Oui, cette nuit… Il y aura eu cette nuit.

Je lui dis : « Et toutes les nuits de nos deux vies… » Les coqs de métairie en métairie annonçaient l’aube. La femme de Prudent allait se lever. Marie avant de regagner sa chambre voulut revenir avec moi sur le balcon malgré le brouillard que les branches des pins semblaient arracher d’eux. Elle soupira :

— Maltaverne, je te regarde, je te regarde comme si je risquais de t’oublier jamais.

Je dis : « Quelqu’un marche dans l’allée. » Nous rentrâmes dans la chambre. Ce devait être Prudent ou sa femme. Le brouillard en tout cas nous rendait invisibles et nous ne parlions qu’à mi-voix. Notre dernière étreinte fut brève. Elle regagna sa chambre et je me laissai couler avec délices dans le sommeil dont me tira la femme de Prudent portant le plateau du petit déjeuner. Elle avait déjà servi son café à la dame. Je lui demandai si c’était elle ou son mari que vers six heures j’avais entendu marcher devant la maison. Non, ce n’était pas eux. Ça devait être… Elle hésita. Madame avait permis à Jeannette Séris de venir jouer dans le parc quand Monsieur n’était pas là. Elle y passait sa vie, elle y était comme chez elle. Ce matin, elle était sans doute venue lever les nasses qu’elle avait tendues hier soir dans la Hure.

— Elle était là hier soir ?

— Oh ! mais elle s’est bien cachée, elle n’a pas fait de bruit.


Je m’habillai en hâte et nous nous retrouvâmes tous les trois dans la cuisine des Duberc pour tenir conseil. Il n’y avait pas de doute que le Pou avait été chargé par ma mère de nous épier et qu’à peine débarquée, elle saurait tout. Nous n’avions plus le choix. Je résolus de partir avec eux pour Bordeaux et de confier à Prudent la lettre qui annoncerait à ma mère mes fiançailles. Simon viendrait habiter avec moi rue de Cheverus, il coucherait dans le lit de Laurent. C’est vrai que Bordeaux est inhabitable au mois d’août. « Mais notre hôtel de la rue de Cheverus est une glacière » selon maman. Si les opérations se déroulaient comme nous l’avions prévu, dès que ma mère et les Duberc auraient abandonné Maltaverne, nous nous y établirions pour ne plus le quitter.

De nous trois, Simon paraissait celui que l’ouverture des hostilités émouvait le plus. Il ne pouvait ignorer ce qu’avait dû être cette nuit pour Marie et pour moi, mais ne paraissait pas en souffrir.


Nous passâmes la matinée dans la cuisine des Duberc à peser chaque mot de la lettre qui allait porter le premier coup à ma mère et que Prudent devait lui remettre dès sa descente d’auto. Il y eut une première rédaction qui était toute de moi, éloquente et furieuse, où ma rancune se dégorgeait, dont Simon fut enchanté mais non Marie, et je me rendis à ses raisons. Nous nous décidâmes pour une lettre courte et correcte : « J’ai reçu ici en ton absence la visite d’une jeune femme qui est ma fiancée et que j’ai hâte de te présenter. Nous nous connaissons depuis plusieurs mois. Elle travaille chez Bard le libraire et elle est très cultivée. Sa jeunesse a connu de grandes épreuves… » Je rappelai la triste fin de son père que ma mère connaissait sans doute. Simon demanda : « Vous n’avez pas peur qu’elle ait un coup de sang ? » Je sentais qu’il était lui-même choqué de ces fiançailles (tout imaginaires qu’elles fussent, croyait-il). Une commise de chez Bard épouser le fils Gajac ! C’était tellement incroyable que Madame ne le croirait pas et flairerait le piège.

Il fallait aussi s’assurer que Prudent ne trahirait pas. Il avait toujours été ambitieux pour son frère. Voilà que Simon revenait à Maltaverne et que tous ses diplômes ne lui serviraient à rien ! Prudent, bien qu’il fût l’aîné, ne pouvait prétendre à la succession de son père, ne sachant ni lire ni écrire, s’il savait compter ; mais ce retour de Simon, quelle faillite ce devait être à ses yeux !

Pendant que les deux frères discutaient dans la cuisine, Marie me dit qu’elle voulait aller voir couler la Hure dont elle n’avait qu’entendu le ruissellement dans la nuit. Mais le Pou nous épiait, nous suivrait peut-être en se cachant derrière les pins. Je ne pouvais supporter la pensée de me trouver nez à nez avec cette petite fille hideuse. « Je serais capable de l’étrangler ! »

Marie me demanda si nous ne pouvions atteindre la Hure en évitant le parc. Oui, certes, les chemins de sable ne manquaient pas, où il n’y avait aucune chance que le Pou fût aux aguets. Nous sortîmes. Un reste de fraîcheur persistait avec des lambeaux de brume, mais déjà une cigale, puis deux, puis trois se répondaient, ne s’accordaient pas. Je dis à Marie : « Ne crois pas que je t’obligerai à vivre dans ce climat inhumain. Nous viendrons nous y replonger à certaines époques… » Elle ne me répondit pas. Elle marchait péniblement dans le sable. La rédaction de cette lettre avait dû lui être horrible. Elle me dit :

— Ce que ta mère va ressentir en la lisant, eh bien elle aura raison de le ressentir. Elle ne sait pas que je suis ton aînée de dix ans… Et ce que j’ai été durant ces années-là… Et toi ce que tu es…

— Ce que je suis ? Où est le mérite d’avoir eu cette enfance prolongée jusqu’à devenir ce monstre que tu appelles un ange ? Et toi, Marie, ceux qui auraient dû te garder étaient des loups dévorants…


Je vis qu’elle pleurait. Nous étions dans un pré au bord de la Hure. Nous nous assîmes sur un aulne abattu. Elle continua de pleurer contre moi. Je lui dis : « Fais attention aux orties. » Ces orties, autour de nous, deviendraient dans mon souvenir de la menthe dont je froisserais entre mes doigts les feuilles parfumées ; et ce maigre ruisseau sous ces aulnes dont plusieurs avaient été coupés, serait lié ainsi qu’il l’avait toujours été, à ce désespoir de l’écoulement éternel : il m’entraînait comme tout le reste et je ne comptais pas plus que les écorces de pin taillées en bateau que nous y faisions flotter, Laurent et moi. Et cette femme contre moi, et qui ne pleurait plus, ce pauvre corps qui avait servi à d’autres, dont j’avais consenti à me charger jusqu’à la fin de ma vie.


La brume ne se dissipait pas, mais le peu de soleil qu’elle laissait passer était accablant. Ce serait un jour d’orage. Peut-être pleuvrait-il enfin sur cette lande altérée où le feu prenait, ici ou là, chaque jour, allumé, disait-on, par les bergers, mais il suffisait d’un rayon de soleil sur un tesson de bouteille…

Quelle étrange alchimie au-dedans de moi transfigurait toutes ces choses de néant — comme si d’être passées leur donnait droit à la transfiguration !

Mieux valait attendre l’heure du train chez les Duberc où il faisait frais. Nous comptions le prendre à la gare du Nizan, à dix kilomètres de Maltaverne. Nous ferions le trajet dans la carriole de Prudent. J’avertis Marie qu’il faudrait partir, la dernière bouchée avalée, à une heure où la chaleur est telle que même le bétail ne sort pas. Marie murmura : « Pas même le Pou ! »

Sous le soleil de la deuxième heure, cette randonnée en carriole, dans un nuage de taons et de mouches, sur une route poussiéreuse et crevassée, ce fut le cauchemar auquel aboutissait pour nous le songe d’une nuit d’été. J’étais assis sur la banquette arrière à côté de Simon transpirant. J’avais mis la main entre le dossier et Marie pour lui amortir les cahots. Elle se tenait, raidie et muette, et moi, avec ce don que j’ai de ressentir ce que l’autre se retient d’exprimer, je savais qu’au-dedans d’elle le Maltaverne enchanté de la nuit s’était mué en une terre maudite et qu’il fallait la fuir sans tourner la tête. Nous entendîmes une trompe d’auto, puis ce fut le vacarme d’un moteur. Stella, la vieille jument, se cabra. Nous fûmes dépassés par une Serpollet qu’un monstre à lunettes pilotait. La poussière nous ensevelit au point que Prudent dut faire halte un instant au bord de la route.

Le train avait du retard. Nous attendîmes presque seuls sur le quai brûlant d’une gare perdue, au milieu de cages où des poules mouraient de soif.

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