13

Ce mois de novembre fut radieux. Maman m’accompagnerait à Bordeaux, m’aiderait à faire ma malle et rentrerait seule à Maltaverne, elle y était résolue ; mais moi je lui répétai que je ne voulais rien décider d’avance, que je resterais auprès d’elle si je le jugeais nécessaire, et bien que je ne lui fusse plus d’aucun secours, je le voyais bien. Elle ne fit même pas semblant de protester.

L’avant-veille du jour fixé pour notre départ, elle me demanda de l’accompagner au moulin de M. Lapeyre. Je lui avouai que j’avais moi aussi songé à refaire ce chemin, et que je ne m’en étais pas senti la force.

— Mais à nous deux, me dit-elle, nous pourrons.

Elle était coiffée d’un chapeau de ville, elle avait mis ses gants noirs et ouvert son ombrelle. Elle n’était pas en deuil, elle n’avait pas le droit de porter le deuil de Jeannette qui n’était pas sa parente, mais rien n’apparaissait plus dans ses vêtements qui pût trahir le laisser-aller des vacances, comme si cette petite morte à chaque moment présente l’obligeait à une constante cérémonie.

Maman qui marchait très peu dans la vie ordinaire, avançait avec une sorte de majesté sur le chemin de sable que les aiguilles de pins avaient feutré. Aux abords du moulin, elle prit mon bras, ce qu’elle ne faisait jamais.

— C’est de là que je l’ai vue, dis-je. D’abord j’ai cru que c’était un garçon.

Elle s’arrêta. Elle regardait l’eau dormante de l’écluse que ne ridait aucun souffle. Elle me demanda de la mener dans les fougères, à l’endroit où je m’étais assis.

— Je crois que c’était là. Oui, c’était là.

Elle demeura debout, la face tournée vers cette eau endormie, et elle qui n’avait jamais pleuré devant nous, je la vis une fois encore appuyer sur ses yeux le revers de sa main gantée. Elle me dit : « Prête-moi ton mouchoir. »

— Il faut rentrer, maman, rentrons par le plus court. Elle ne me répondit pas, sortit du bois, s’avança vers l’écluse. Non, ce n’était pas possible qu’elle eût cette tentation. Je lui pris le bras, mais elle se dégagea. Qu’elles furent longues ces minutes où je voyais dans l’eau le reflet déformé de ma mère chapeautée et gantée comme à la ville, sous son ombrelle déployée ! « Rentrons », dit-elle enfin.

Nous prîmes le chemin de sable qui pour la petite Séris devait être le dernier en ce monde. Il fallut expliquer à maman à quelle distance je voyais marcher sagement, ou courir et jouer le pauvre chaperon rouge.

— Ah ! murmura-t-elle, voilà le tournant vers lequel elle a couru, après t’avoir découvert…

— Oui, et c’est là qu’elle est entrée dans le bois. Comme elle eût cherché à relever une piste de gibier, maman m’interrogeait, les yeux attachés au sol : « Tu es sûr que c’est ici qu’elle est entrée dans le bois ? » Elle ne s’y engagea pas. Elle demeurait immobile, dressée au-dessus des fougères, la face tournée vers les pins qui avaient vu… Je tentai de saisir sa main mais elle la retira et, sans tourner la tête, dit à mi-voix :

— C’était parce que tu lui faisais peur. Si tu n’avais été qu’indifférent, comme c’eût été naturel d’un garçon de ton âge à l’égard d’une enfant, elle n’aurait pas songé à fuir, rien ne se serait passé, elle vivrait. Pour avoir ressenti cette épouvante, il fallait qu’elle fût avertie de ta haine.

— Non, maman, non ! Elle connaissait, et ce ne pouvait être que par toi, mon hostilité à ce projet de mariage, arrangé d’avance pour des questions d’intérêt…

— Ce n’était pas pour des questions d’intérêt. C’est toi qui me prêtais ces motifs-là.

— Tu ne m’as jamais rien dit qui pût me faire croire que tu en avais d’autres…

— Parce que tu la détestais tellement que je n’osais même pas prononcer son nom devant toi. À peine eussé-je ouvert la bouche, tu m’aurais fait taire, tu serais sorti en claquant la porte. Elle savait que tu la désignais de ce sobriquet ignoble.

C’est de ça qu’elle est morte. Oui, elle était déjà frappée à mort quand elle est entrée dans le bois. Elle avait depuis longtemps reçu de toi ce coup d’épée.

— Maman, tu es trop injuste.

Je voulus saisir son bras mais elle me repoussa presque avec violence et elle avançait seule, moi sur ses talons, lui répétant : « Tu es trop injuste, trop injuste ! » Alors elle tourna à demi la tête et d’un ton de défi :

— Oui, c’est toi ! c’est toi…

— Comment ne vois-tu pas, pauvre maman, que je ne puis être responsable de ce malheur sans que tu le sois, toi d’abord, qui as tout fait pour que le garçon que j’étais prenne tes projets en exécration. Dans le passé, tu avais toujours tout décidé pour moi, mais enfin, il me restait toute cette vie à vivre, j’ai vingt-deux ans, et voilà que tu prétendais en disposer à ta seule idée, et tu as beau dire, il ne s’agissait que des propriétés de Séris. Jamais, à aucun moment, je n’ai pu me douter de ta tendresse pour l’enfant…

— Parce que je craignais de t’irriter davantage si tu avais su que je l’aimais…

— Plus que moi ?

Elle ne répondit pas. Elle gravissait le perron de Maltaverne en s’arrêtant à chaque marche. Dans le vestibule, elle me repoussa encore :

— Il faut me laisser seule. Je n’ai plus besoin de personne. Comprends-moi : de personne.


J’entendis se fermer la porte de sa chambre et me rapprochai du feu. Le vent s’était levé et les branches qu’il agitait me semblaient à travers les vitres me faire signe. Une immense plainte confuse se confondait avec ce cri muet au-dedans de moi, ce reproche à Dieu tendre et désespéré.

Je n’allumai pas la lampe. À quoi me résoudre ? Que ma mère n’ait plus besoin de moi maintenant, c’est trop peu dire : ma présence lui est devenue odieuse. Il n’empêche que je dois veiller sur elle, demeurer à portée de son premier appel. Son ressentiment s’atténuera, elle finira forcément par avoir recours à moi, parce qu’elle n’a que moi. Oui, mais si elle refuse de s’éloigner d’ici, que deviendrai-je ? Demeurerons-nous à Maltaverne en face l’un de l’autre tout un hiver, ou resterai-je seul rue de Cheverus servi par Louis Larpe ?

Ces pensées s’enchaînèrent sans aucune logique, durant ce temps indéterminé où je demeurai sans lampe auprès du feu, tandis que s’épaississait le crépuscule, et je ne discernais plus que les deux taches blêmes de mes mains posées sur mes genoux maigres, et puis j’entendis le pas lourd et lent de ma mère dans l’escalier. Ce n’était pas l’heure encore du repas. Elle revenait donc vers moi. Elle entra. Je ne me levai pas de mon fauteuil. Elle mit une main sur mes cheveux et les rejeta en arrière comme pour son baiser du soir quand j’étais enfant, mais ce soir-là, il n’y eut pas de baiser. Elle me parla pourtant avec une douceur apprêtée, qui ne lui ressemblait pas.

— Il faut oublier ce que nous nous sommes dit, mon pauvre enfant. Nous avons été injustes à l’égard l’un de l’autre. J’étais peinée autrefois quand tu prétendais qu’il n’y avait aucun échange entre nous, que nous n’avions jamais parlé ensemble, ce qui s’appelle parler, comme au théâtre ou dans les romans. Eh bien, sur le chemin du moulin, nous venons de nous rattraper.

— Oui, tout est sorti de nous malgré nous.

— Ce qui est sorti de nous, de moi en tout cas, oublie-le. Je cherchais quelqu’un de qui me plaindre, un responsable, sur qui me décharger. Et toi aussi… Nous nous chargions mutuellement…

— Oui, dis-je sombrement : comme aux Assises, deux complices qui s’accusent l’un l’autre.

Elle me dit : « Tais-toi ! » Je ne la voyais pas, mais je l’entendais pleurer. Je me levai, l’embrassai, lui demandai pardon.

— Rien n’a été de notre faute, maman : de ce qui a dépendu de nous, il ne pouvait rien naître de pire qu’un malentendu qui aurait fini par se dissiper, qui se serait très vite dissipé, car j’étais impatient de savoir qui était cette baigneuse du moulin, et je l’aurais su le soir même sans ce télégramme de Simon…

— Ça n’aurait rien changé à rien. Tout était déjà accompli.

— Oui, maman, et ni toi ni moi n’avons eu la moindre part à cette coïncidence incroyable. Mais ces crimes-là sont toujours commis au hasard d’une rencontre. On peut toujours dire : « Si l’enfant avait pris un autre chemin… »

Elle murmura : « C’est fait maintenant. Ça a eu lieu, c’est accompli. » Nous demeurâmes sans parler. Je ne voyais qu’une masse confuse dans le fauteuil, en face de moi.

— Écoute, Alain, ne faisons plus de phrases et parlons net. Il n’y a pas de question pour toi, il faut que tu partes. Cela vaudra mieux pour nous deux. Tu m’écriras souvent : par lettre, on ne s’irrite pas. Tu me raconteras ta vie, enfin la part de ta vie que tu pourras me raconter. Je m’occuperai de tes affaires ; si je tombais malade, il suffirait d’un télégramme, la De Dion t’attendrait à Bordeaux, tu serais ici le soir même.

— Oui, de loin tu me supporteras, tu te réhabitueras à moi…

Cette fois encore elle ne protesta pas. Avait-elle entendu et compris ? Elle demanda :

— Tu es toujours décidé pour après-demain ? Il faut en tout cas que tu passes un jour à Bordeaux…

— Non, maman. J’ai ici les livres que je veux emporter. L’auto me mènera directement au train de Paris. Il part à onze heures quatre.

— Mais tu as presque tous tes vêtements rue de Cheverus…

— J’ai ici tout ce qui est nécessaire à l’étudiant que je veux être pour commencer et qui ne sera invité par personne, puisqu’il ne connaîtra personne.

— Tu finiras par te faire des relations…

— Peut-être… Mais si je dois aller dans le monde, ce ne sera qu’après avoir observé comment on s’habille à Paris. Tu te souviens de ce qu’il en a cuit au pauvre Lucien de Rubempré de débarquer à Paris habillé comme à Angoulême.

Elle me demanda à mi-voix, du ton de quelqu’un qui n’attend pas de réponse : « Qui est Lucien de Rubempré ? »

— Voyons, maman ! Tu as lu pourtant Les Illusions perdues ! Je te les ai fait lire.

— Oh ! moi, tu sais, je ne suis pas comme toi : rien ne reste de ce que je lis, ça me traverse…

Elle se mit à tisonner, les coudes aux genoux, comme je l’avais toujours vue faire, et tout à coup, elle me dit :

— Il faudra télégraphier à cette personne pour qu’elle t’attende à la gare, et te mette dans le train.

— Non, maman, je n’ai plus besoin qu’on me mette dans le train. D’ailleurs je déteste les gares presque autant que les cimetières. Ma nouvelle vie commencera après-demain à onze heures quatre. Je renaîtrai à cette heure-là.


La femme de Prudent vint annoncer que le dîner était servi.

— Quand je pense, dit maman en se levant que je suis contente de manger, que j’ai faim.

Nous étions assis face à face sous la suspension dont la lampe filait, sentait le pétrole. J’éprouvai tout à coup de la joie à l’idée de ce départ si proche, de ce départ pour un autre monde, pour une autre vie.

Non, ce n’était pas de la joie, mais cette impatience éprouvée dans un tunnel interminable et étouffant : il faut en sortir coûte que coûte, le plus vite possible, fuir à jamais, sans tourner la tête, avec tout son trésor au-dedans de soi.


Ma mère se leva lourdement, nous retrouvâmes chacun notre fauteuil. Elle mit une bûche au feu et releva ses jupes, comme je l’avais toujours vue faire, pour exposer ses jambes à la flamme. Tout à coup elle dit sans me regarder :

— Plus j’y pense, et plus je trouve qu’il serait convenable que tu avertisses cette personne de ton départ, que tu lui indiques l’heure de ton train.

— C’est tout de même drôle, avoue-le, ma pauvre maman, que ce soit toi…

Je m’interrompis à temps, craignant d’ajouter, si peu que ce fût, à ce qu’elle souffrait.

— Oui, dit-elle, j’en ai pensé du mal. Elle était pour moi celle qui risquait de faire échouer le bonheur de ma petite enfant. Je n’imaginais pas, triste folle que j’étais, que ce qui allait le détruire, la détruirait elle, d’abord, ma pauvre petite enfant, et quelle serait cette destruction. Tout m’apparaît tellement différent aujourd’hui, les êtres et les choses… Ou plutôt je les vois tels qu’ils sont, ni pires ni meilleurs. Ah ! Ça ne me sera plus difficile d’obéir au précepte : « Ne jugez pas. » Non, je ne jugerai plus. Et puis cette personne, je la connais mieux que tu ne crois. Je ne t’ai jamais rapporté le détail de ce que nous nous sommes dit, elle et moi, pendant les deux heures que tu dormis, comme assommé, après ta déposition à la gendarmerie. Elle ne jouait pas la comédie, je te jure. Elle n’avait qu’une idée en tête : que je ne te perde pas de vue parce qu’elle te croyait atteint d’un mal qu’elle avait observé de près chez ce Père qui a tenu une si grande place dans sa vie. J’ai compris ce qu’elle eût été pour toi, ce qu’elle pourrait être encore ; et que m’importe maintenant, elle ou une autre ! Elle serait ce que j’ai été moi-même, elle te protégerait, elle te garderait, sans demander rien en échange. Ce que tu m’as dit d’elle un jour, qu’elle avait plus souffert qu’aucune fille de son âge, je sais maintenant ce que ça veut dire : elle avait passé la ligne au-delà de laquelle il n’y a plus rien ; moi, toute vieille que je suis, je vivais de mon espérance, je haïssais tout ce qui la menaçait. Mais maintenant… pourquoi pas elle, après tout ? Moi, je peux traîner encore un peu de temps ; mais je n’irai pas loin. Tu resteras seul. Alors pourquoi pas elle ?

— Non, maman, ne recommence pas, ne recommençons pas. C’est à cette mort qu’était ma vie ici qu’il faut que je m’arrache et je m’en arracherai. Si je dois en crever, le plus tôt sera le mieux. Mais non, je vivrai ! Je vivrai !

— Tu es un ingrat, tu l’as toujours été. Cette personne le sait maintenant comme je l’ai toujours su.

— Ce qu’elle seule pouvait me donner et qu’elle m’a donné, je ne l’oublierai jamais, si vieux que je vive. Mais comprends-moi, maman, moi aussi j’ai passé la ligne au-delà de laquelle il n’est plus question d’être heureux ; il s’agit de dominer la vie. Cette ligne, je l’aurai passée à vingt-deux ans, et toi, la soixantaine sonnée.


C’est bien cela que j’ai dit à maman, l’avant-veille de mon départ pour Paris. Mais c’est devenu du langage écrit. Je transposais de moi-même depuis que je rédige ce cahier, sans arrière-pensée, et parce que j’ai toujours été premier en narration, et que je continuais dans la foulée de l’écolier appliqué que j’ai été. Maintenant l’heure est venue pour moi de regarder en face et sans en mourir de honte cette tentation à laquelle je ne pourrai céder que lorsque maman ne sera plus là : qu’un livre broché à trois francs soit l’aboutissement de toute cette souffrance. Le nouvel homme né en moi manifestera sa force et son courage en osant utiliser pour son avancement ce destin qui sera devenu la matière d’un livre broché à trois francs.


De ce que nous nous sommes dit encore au long de cette veillée avant la montée silencieuse vers les chambres (avec en main la même lampe Pigeon d’autrefois parce que du premier étage nous ne pouvions éteindre l’électricité !) rien ne m’est resté ; sans doute n’y avais-je prêté qu’une attention distraite ; ce que je regardais en face c’était cette évidence que je ne m’étais jamais formulée clairement : que pour moi, renoncer à ma mère, et renoncer à Marie, cela relevait de la même nécessité, non le fait d’une nature égoïste ou cruelle, ni de ma sécheresse à l’égard des autres. Ce qui se manifestait en moi enfin et à quoi j’allais obéir avec une résolution froide, tenait dans le désir de survivre, et ce double renoncement en demeurait la condition.

Étendu entre mes draps glacés où je mis longtemps à me réchauffer, dans cette chambre de campagne, au long d’une nuit d’arrière automne, j’y pensais avec méthode. La lampe Pigeon était demeurée allumée, mais sa lueur étroitement circonscrite laissait la pièce submergée d’une ombre propice aux fantômes morts ou vivants, et je me demandais si l’insignifiance absolue d’une chambre d’hôtel à Paris suffirait à les conjurer. Non que j’eusse peur d’eux, mais je ne vivrais cette nouvelle vie inconnue qu’à condition de les forcer à dormir en moi, pour qu’ils ne me détournent pas de ce combat que j’étais résolu à mener.

Je ne resterais pas seul, je le savais. Je serais aimé, je le savais. Mais j’étais résolu d’avance à n’être plus pris en charge par personne. Je me noircis assez pour ne pas ajouter de noir à mon personnage. Il n’y avait pas en moi ce soir-là l’idée d’utiliser les autres, de les faire servir à ma réussite ou à mon plaisir. Je ne sais pas ce que le Seigneur appelle le péché contre l’esprit et qui était à ses yeux irrémissible, mais je sais, j’ai toujours su, ce qu’est le péché contre les corps. La petite Séris étranglée et violée n’est que l’image immonde et démesurément grossie du crime spirituel commis impunément par tant d’êtres qui ne se croient pas responsables, qui peut-être en effet ne le sont pas. Moi, mon Dieu, je suis, quoi que je fasse, responsable devant Vous. Je m’efforcerai de redevenir pur parce que je ne peux pas me passer de Vous — ah ! je le sais ! Vous le savez : né dans un autre milieu, peut-être aurais-je pu me passer de tout le reste sauf de Vous.

Ce fut le thème de mon oraison de cette avant-dernière nuit à Maltaverne : je flottais entre les temps révolus et ceux qui allaient naître, entre ce que j’avais souffert et ce que j’allais souffrir et qui était lié à des rencontres, à des échecs, à des malentendus, à des maladies, à des événements imprévisibles. Je ne pensais jamais qu’à mon histoire personnelle comme si l’histoire de France ne me concernait pas.


Je reprends ce cahier dans une chambre aussi silencieuse que ma chambre de Maltaverne. Sa fenêtre ouvre sur l’étroit jardin de l’hôtel de l’Espérance, rue de Vaugirard, en face du séminaire des Carmes. Le grondement de Paris est plus étouffé que celui des pins du parc en proie au vent d’équinoxe ; je suis calme, je ne souffre pas. Hier matin dimanche, j’ai vendu le journal de Sangnier La Démocratie à la sortie de la grand-messe à Saint-Sulpice. J’étais allé m’inscrire boulevard Raspail, dès le lendemain de mon arrivée. C’est cela qu’on m’a donné à faire comme entrée de jeu, et malgré mon titre de licencié ès lettres dont je crois bien que je me vantai pour la première fois. Sans doute ont-ils eu raison de me soumettre à cette épreuve, elle a été décisive : ils ne me verront plus. Il y a cinq ou six ans, je m’y serais prêté ; c’est trop tard aujourd’hui. Donc rien à faire d’autre pour l’instant que de hanter les bibliothèques et que de prendre des inscriptions, de suivre des cours, étudiant parmi les étudiants, sans que rien ne se manifeste au-dehors de ce que je porte en moi et qui ne pèse pas plus lourd sans doute que ce qui charge beaucoup d’entre eux — mais cette histoire-là, c’est moi qui l’assume, et non un autre, moi qui suis capable de n’en rien laisser perdre, de ne rien laisser se perdre d’une adolescence différente de toutes les autres, à la fois plus comblée et plus démunie qu’aucune autre, plus solitaire surtout ; et puis, si peu que le drame ait comporté de personnages, quel autre garçon a eu cette mère-là, et quel autre a dans le cœur cette petite fille étranglée et souillée ?

Les dernières pages de ce cahier, il faut qu’elles répondent clairement à une question toute simple en apparence et que pourtant, depuis mon arrivée à Paris, j’élude. André Donzac vit en face de mon hôtel au séminaire des Carmes, et il me croit encore à Bordeaux. Pourquoi ne lui ai-je pas fait signe ? Je me suis fié d’abord au hasard d’une rencontre que je croyais inévitable, comme si la rue de Vaugirard était la rue de Cheverus ! Au vrai cette rencontre, je la redoute. Pourquoi ? Je sais bien pourtant que je dois la provoquer. J’ai besoin d’être introduit à la Sorbonne, et non par un guide indifférent et pressé, mais par un ami comme Donzac qui sait l’être que je suis, qui me prendra en charge aussi longtemps qu’il faudra — à la Sorbonne, dans les bibliothèques, mais aussi dans les musées. Je suis ici à deux pas du Luxembourg, de cette salle Caillebotte où je sais qu’André entre presque chaque jour, où il m’a fait jurer de ne pas aller sans lui : il veut être là quand je verrai pour la première fois « le balcon » de Manet. J’attendrai, je ne suis pas impatient : la rue à Paris l’emporte sur tous les musées.

Au vrai j’ai une raison plus pressante de relancer Donzac : j’ai hâte de remettre la main sur mes cahiers qu’il détient. Ah ! cela surtout ! Si le feu anéantissait ce séminaire vétuste, si Donzac mourait subitement… Le journal d’une adolescence, quelle folie que de jouer toute sa vie sur cette carte ! C’est ce que je fais pourtant. Dieu merci, il n’y a que moi au monde pour le savoir et pour en rire.

Il faut aussi que j’aie de quoi remplir les quatre pages de ma lettre hebdomadaire à maman. Les états d’âme ne servent de rien avec elle, il faut comme elle dit « quelque chose à raconter ». Je ne l’ai guère entretenue jusqu’à maintenant que de l’hôtel, que de la nourriture, que du service. Ses deux brèves réponses ont trait à sa santé et à une vente de bois.


Mais creusons un peu plus. Donzac appartient, du moins pour l’instant, à cet alios, à ce sable dont je viens de m’arracher pour ne pas mourir. Dès que nous nous serons retrouvés, je crains que sa seule présence ne dissipe l’enchantement de Paris. Comment définir ce charme qui m’enivre, dont je suis comme saoul ? Je me baigne dans ce fleuve humain, je me laisse porter par lui, je flotte à la surface des trottoirs, ou je plonge dans des bars en sous-sol comme celui de la Taverne du Panthéon au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot. À Bordeaux, j’étais le fils Gajac qui avait peur des autres ; mais à Paris je ne suis personne, aussi inconnu qu’un être humain peut l’être, sans nom, si je ne puis être sans visage, et il est vrai que les chasseurs de visages ici abondent, mais je ne les crains pas parce que, dans cette sorte de chasse, il faut que le gibier soit complice et je suis assuré de ne l’être jamais.

Je marche donc la nuit, aussi loin que mes jambes peuvent me porter. Ah ! je sais pourquoi maintenant je me suis entraîné durant tant d’années, dans les bois de Maltaverne, à la découverte du « gros pin » ou pour aller voir le « vieux de Lassus » !

Les premiers soirs, je ne franchissais pas la Seine. Je m’accoudais aux parapets des ponts — ces parapets que j’aime à cause de Baudelaire et de Maurice de Guérin qui s’y sont accoudés, mais aussi tant de personnages inventés ! Je me récitais Le Bateau ivre (je ne connais Rimbaud que depuis cette année) et Victor Hugo qui sort ici de toutes les pierres. Et puis un soir je l’ai passée cette Seine, et je la passe maintenant presque tous les soirs. Près des guichets du Louvre, au flanc même du palais, il y a des bancs de pierre où la nuit personne jamais ne s’assoit. J’y reprends souffle en contemplant ce décor illustre toujours dressé — mais en 1907, Stéphen Pichon, Briand, Barthou (mais il est vrai aussi Clemenceau, Picquart…) — c’est Lilliput qui s’ébat dans ce décor de Shakespeare. Je remonte la rue de Rivoli jusqu’à la Concorde. Là encore, le plateau demeure vide, le temps d’un entracte : en 1907, il ne se passe rien. Ce qui se passera, je le verrai, moi qui ai vingt-deux ans ! J’ai toujours été fou d’histoire, mais je ne le savais pas. Paris m’a rendu conscient de cette folie. Je regarde fixement les deux palais de Gabriel et les villes assises, et Strasbourg sous ses couronnes et ses drapeaux délavés, avec l’idée de ce qui est en germe dans ce Lilliput de 1907, et que je verrai…

Quand je suis à bout, je m’arrête au Wéber, le seul grand café où j’ose entrer en dehors de ceux du quartier Latin. Il ne me reste rien de la honteuse peur de dépenser qui me tenait à Bordeaux. Je commande douze marennes, une demi-bouteille de Mumm. Je ne sais trop de quoi j’ai l’air, ni à quoi je ressemble, ni pour qui on me prend. En vérité, serais-je revenu au Wéber sans ce couple que j’y ai vu le premier soir et que j’y retrouve toujours ? La vieille arrive la première. Elle a des cheveux gris coupés à la Jeanne d’Arc. Oui, une vieille Jeanne d’Arc, c’est à ça qu’elle ressemble. On lui apporte une assiette anglaise et un demi. Elle fume, les yeux fixés sur l’entrée. L’autre arrive un peu avant minuit, elle est lasse et elle a faim : de quel travail sortait-elle ? Une Jeanne d’Arc elle aussi mais qui serait blonde et qui a l’âge de Jeanne d’Arc. Le second soir où je l’ai vue, elle m’a regardé, elle me reconnaissait. La vieille la surveillait dans la glace.

Pour rentrer, je prends une voiture de l’Urbaine aux roues caoutchoutées, dont les lanternes ont la couleur de celles qui remisent à Vaugirard.

Quelquefois le temps est si mauvais que je ne puis quitter les cafés du boulevard Saint-Michel. Je n’évite guère que le d’Harcourt à cause de ses prostituées minables, harcelantes et vérolées. Ces soirs-là, je suis livré à mon obsession essentielle. Le mystère du mal qui n’était pour moi qu’une vue de l’esprit fourmille sous mon regard. La brute qui s’est ruée sur la petite Séris dans le bois, près du moulin de M. Lapeyre, il me semble qu’ici, elle rôde partout, mais chaque monstre y est comme surveillé par tous les autres et il erre, démasqué, avec des yeux fous, avec cette bouche hideuse qu’il faudrait cacher.

Je n’ai pas osé encore pousser jusqu’à Montmartre. Le quartier Latin, sa faune m’est familière, j’y ai mes habitudes, mais Montmartre me fait peur. J’en entends parler souvent au Bar du Panthéon où on est entassé, où n’importe qui vous interpelle. Je réponds volontiers, n’étant personne.


Et puis je me couche vers deux heures, je sombre dans un sommeil comme je n’en connaissais pas à Maltaverne où les coqs de l’aube me réveillaient. À Paris, quand j’en émerge, ceux qui travaillent sont à leur affaire depuis des heures. Il est trop tard pour assister à une messe, sauf le dimanche. Je déjeune à midi avec les autres étudiants de l’hôtel : le seul moment de la journée où je parle à mes semblables qui connaissent mon nom et mon prénom, et qui savent de quelle province je suis monté à Paris et qui haïssent ou admirent Maurras et qui me sont tellement indifférents que je ne les vois pas.

Et puis je recommence d’errer ; mais l’après-midi, mes escales ce sont les églises, bien qu’il s’agisse du même voyage que la nuit : ce que mes yeux ont vu, la nuit, je viens vous en demander raison, mon Dieu. Je commence toujours par Saint-Sulpice, que j’atteins en descendant cette étroite rue Férou où mon père étudiant a habité, la dernière année de l’Empire. À l’intérieur de l’église, mon itinéraire non plus ne change jamais : je m’arrête dès l’entrée, à droite, devant la fresque de Delacroix. Je suis à la fois Jacob et l’ange : c’est moi-même aux prises avec moi-même ; car j’ai l’air de flotter, mais non, je suis redressé et tendu, j’exige une réponse, assis derrière le maître-autel, face à la Vierge de Pigalle, que Donzac abomine, mais moi je l’aime. Je demeure là aussi longtemps que je peux le supporter, et puis je sors par la rue Servandoni. Je gagne les quais, je remonte la Seine jusqu’à Notre-Dame. Je m’y plonge, j’y suis immergé comme à Saint-André de Bordeaux, mais ici l’histoire humaine qui s’y est déroulée me cache Dieu.


Quelquefois je me réveille avant l’aube. J’entends sur le pavé de bois rouler un fiacre attardé. Il me semble alors que rien ne peut plus m’arriver en ce monde, qu’il ne m’arrivera plus rien, que tout est bu, que tout est mangé, que cette nuit au balcon de Maltaverne, avec Marie qui m’aimait, c’est tout ce que j’aurai eu et que je suis ce mendiant à qui on a déjà donné et qui n’a plus rien à attendre de personne — pas même de malheur, parce qu’en fait de malheur j’ai reçu aussi mon dû, le jour où cette petite fille courait devant moi sur le chemin du moulin de M. Lapeyre, et puis un morceau de bois mort a craqué sous mon espadrille, et elle s’est retournée.

Il m’est arrivé pourtant quelque chose, mais c’est si peu que je ne sais comment le noter. Hier soir au Wéber la vieille Jeanne d’Arc n’a pas paru : elle doit être malade ; je ne croyais pas que la jeune viendrait. Je surveillais tout de même la porte. Elle est entrée à son heure habituelle, elle s’est assise, elle a étudié la carte comme si elle n’avait pas su qu’elle allait demander une assiette anglaise, et puis elle a levé les yeux, elle m’a regardé et elle a souri.

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