Il pleut sur les chênes de la Chicane. Ce chuchotement indéfini ajoute encore à l’isolement de cette lande perdue. J’ai le refuge de la minuscule salle à manger construite en bois de pin et revêtue de fougères, de sorte qu’elle se confond avec la cabane et n’effraie pas les palombes. Elle est pourvue d’une cheminée où Laurent venait faire cuire les alouettes qu’il avait tirées dans le champ de Jouanhaut : il n’aimait pas la chasse à la palombe qui oblige de rester immobile. Voilà quatre années qu’il ne bouge plus, le pauvre petit, que ce qui reste de lui ne bouge plus. Ce qui reste de ce jeune être plein de sang… Rien n’importe à rien. Cette évidence ne sert guère contre l’angoisse quand c’est un fait précis qui la suscite, un malheur qui est là, accompli, irréparable, qu’il va falloir porter durant ces soixante ans que je m’accorde de vie, mais cette angoisse je vais tâcher de la dominer, en reprenant dans ce cahier l’histoire où je l’avais laissée, en la revivant minute par minute jusqu’à ce dernier coup qui m’a frappé.
Donc la porte de Marie se referma derrière moi : c’est fini, c’est bien fini cette fois. « Alain, mon petit ! » Ce dernier appel m’irrite au lieu de me toucher. Non, je ne suis pas « ton petit ». Si vieille que tu sois, tu ne pourrais tout de même pas être ma mère. Je descends la rue de l’Église-Saint-Seurin, je cours vers maman, peut-être près de sa mort. Elle se plaint quelquefois de son cœur, elle dit souvent : « Chez nous, on meurt du cœur. » Louis Larpe qui m’attend sur le palier, m’avertit que Madame a sa migraine et ne dînera pas. J’entre sans frapper dans sa chambre. Elle est étendue, mais pas dans le noir, comme durant ses grandes crises. Elle a allumé sa lampe de chevet. Elle est très pâle, elle me sourit et paraît calme. Je m’efforce de ne pas me trahir, mais comment ne verrait-elle pas que je suis bouleversé ? Elle m’attire à elle et j’éclate en sanglots comme autrefois quand j’étais pardonné après une colère et qu’elle disait : « Tu as de bons retours. »
— Qu’y a-t-il, mon pauvre chéri ?
— On t’a fait du mal, je le sais.
— Ah ! tu sais ? Oui, du mal… et aussi du bien. Qu’est-ce que ça me fait, ce que cette pauvre fille pense de nous ? L’important, c’est qu’au fond, il faut lui rendre justice, elle a mesuré la distance infranchissable d’elle à toi, maintenant je suis tranquille…
— Elle t’a dit qu’elle avait renoncé ?
— Oh ! pas précisément, mais j’ai compris : elle s’est donné le beau rôle. C’est elle qui ne veut pas de ton argent, de tes propriétés, de ton milieu bourgeois. C’est elle qui te refuse, tu comprends ? (Elle riait, tant ça lui paraissait farce.) Moi, je veux bien !
Ainsi rien ne s’était passé comme Marie me l’avait rapporté. Elle avait revécu devant moi une scène à demi imaginaire. Pourquoi ? Pour se venger d’avoir été battue ? Car elle l’avait été, puisque maman était revenue rassurée.
— Oui, rassurée. Oh ! pas seulement par sa sortie contre tout ce que nous incarnons à ses yeux, mais aussi, mon pauvre chéri, parce que je l’ai vue. Je reconnais, ajouta-t-elle aussitôt, qu’elle a un très beau regard. Ça, on ne peut pas le lui enlever. Mais elle paraît bien plus vieille que son âge : c’est une femme qui travaille, n’est-ce pas ?
— Oui, dis-je, et qui a beaucoup souffert.
— Oh ! ces souffrances-là…
Maman, prudente, ravala ce qu’elle allait dire. Je demandai après un silence :
— Vous avez parlé de Maltaverne ?
— Non, tout de même ! Elle n’a pas eu ce toupet, à part sa diatribe contre les grandes propriétés et contre les gros propriétaires.
— Je parie qu’elle s’est indignée des coupes de bois que nous ne partageons pas avec les métayers ?
Je posai la question d’un air détaché. Un peu en retrait, j’observais ce grand visage blême que la lampe éclairait, et où ne se manifesta que de l’étonnement :
— Qu’est-ce que tu vas chercher ! Tu penses comme je l’aurais reçue, si elle s’était permis… Mais tu n’as pas dîné, mon pauvre petit. Il y a du poulet en gelée. Va, et ne t’inquiète pas de moi, je suis contente.
J’avais faim, et je mangeai gloutonnement sous le regard satisfait de Louis Larpe. Je ne souffrais pas encore. Peut-être ne souffrirais-je pas ? J’avais été un enfant, puis un adolescent maladivement sensible, disait-on, et je le croyais aussi. J’étais seul à savoir en quel monstre d’indifférence je pouvais être changé tout à coup, et pas seulement à l’égard des autres, mais de moi-même. Pourquoi était-ce contre moi que Marie s’était déchaînée ? Pourquoi s’était-elle vengée sur moi de ce que maman l’avait dominée, comme elle dominait ses métayers, ses domestiques, ses locataires, ses fournisseurs, Numa Séris, et plus que tous les autres, son misérable fils ? Peut-être Marie me haïssait-elle tout à coup pour tout ce qu’elle avait adoré en moi : cette faiblesse, cette enfance inguérissable. Qu’allais-je chercher ? Elle s’était arrachée avec violence à ce dernier songe de bonheur que j’incarnais pour elle… Et moi ? et moi ? Étendu dans le nuage de la moustiquaire, j’entendais les bêtes féroces bourdonner alentour. Je ne me doutais pas qu’il en surgirait bientôt de plus redoutables. Je me répétais : et moi ? Je serrais les dents, non, je n’étais pas si sensible qu’ils le croyaient tous, je n’étais pas non plus si faible.
Nous partîmes pour Maltaverne le surlendemain. La veille j’allai dire adieu à Simon. Je lui avais donné rendez-vous chez lui à Talence où nous pourrions parler sans contrainte. Je n’avais pu le décider à me suivre, fût-ce pour quelques jours. Ce n’était pas seulement à cause de Madame, mais les Duport surtout lui faisaient peur. Je le sentis paisible, détendu ; le nom de M. Moureau revenait sans cesse dans ses propos. Il s’était remis aux mains de M. Moureau. Je lui avouai que cet abandon total de Pascal à son directeur, c’est la chose du monde dont je me sens le moins capable. Cette dernière année au Petit Lycée ne l’effrayait plus. Ce serait un temps de « récollection » comme il disait. Plus tard il entrerait au séminaire d’Issy : « A ce moment-là, vous serez à Paris, nous nous verrons. » Il ne faisait pas de doute pour lui que je monterais à Paris, que je continuerais d’être comblé et accablé de tout ce que lui ne connaîtrait jamais qu’à travers moi, qu’en moi. Je lui dis plaisamment qu’ainsi il conquerrait le monde par procuration et pendant que je me perdrais, lui ferait son salut. Il me dit à mi-voix : « Notre salut à tous deux. »
Je ne savais pas qu’il avait, lui aussi, un coup à me porter. Je le croyais inoffensif, incapable de me faire du bien ni du mal — oui, le plus inoffensif des êtres. Nous n’avions pas échangé un mot sur Marie et ce silence était lourd de je ne savais quoi. J’étais habitué depuis toujours à entendre maman, perspicace et investigatrice, me dire : « Tu me caches quelque chose. » J’avais pris ce pli moi-même de détecter ce que les autres me cachaient. Je demandai à Simon au moment où je le quittais s’il était au courant pour Marie et moi ? Oui, il l’avait vue la veille. Je regrettai d’avoir prononcé ce nom. Je sentais qu’il allait manquer de tact, ce paysan. Il en manqua, il dit : « C’était comme si on lui avait arraché une dent… » Il ajouta : « C’est mieux pour vous deux. Parce que de toute façon, elle n’a jamais cru… Vous la soupçonniez d’avoir des idées de mariage… Sortant d’où elle sort, non, mais dites donc ! Intelligente comme elle est, elle aurait été capable peut-être, de vous mener jusque-là, mais elle savait bien que c’eût été l’enfer. Elle n’est pas folle. Seulement cette histoire, si elle avait duré, ça aurait pu faire rater ce qui est une affaire entendue pour elle, bien que le vieux Bard n’y regarde pas de si près. »
— Qu’est-ce que Bard a à voir dans la vie privée de Marie ?
— Dites donc ! c’est entendu, il n’y a rien entre eux sur un certain plan, et il n’y aura jamais rien. Le vieux Bard a soixante-dix ans. En somme, Marie épousera la librairie. Lui, au fond, en est devenu le comptable, et elle en est l’âme. Sa librairie, c’est tout pour elle, vous savez. Je vous jure qu’elle la préfère à Maltaverne. Il faut l’entendre parler des orties de la Hure, des mouches, du retour en carriole traînée par cette rosse que les taons harcelaient, de l’attente à la gare du Nizan…
— Si quelqu’un avait dû comprendre Maltaverne, ses pins qui saignent, cette terre d’aridité et de douleur, c’était elle…
— Mais non, monsieur Alain, il faut y être né et que nos grands-pères, et que nos arrière-grands-pères y soient nés. Il n’y a que nous deux… Elle est quelqu’un de la ville, elle ne vit pas même dans une rue, à l’air libre, mais dans un passage.
— Alors vous croyez que Bard et elle…
— Oh ! pas avant le coup de feu des fêtes, mais vers le 15 janvier.
— J’aurai été la dernière permission qu’elle se donnait… C’est tout de même horrible.
— Mais non, puisqu’il ne se passera rien, qu’il ne peut rien se passer, que c’est un arrangement de leurs vies…
— Et puis quoi ! m’écriai-je, elle est habituée aux vieillards.
— C’est mal, monsieur Alain, c’est mal !
— Quelle horreur, les vieillards, dès qu’ils ne se tiennent pas à distance des jeunes êtres, c’est à vomir, les vieux écrivains qui osent en parler dans leurs livres, qui n’en ont pas honte. Dire qu’elle a été vouée à eux ! Enfin elle m’aura eu. C’est toujours ça. Quand Balège sera à la retraite, elle pourra s’envoyer un commis de vingt ans.
— Non, monsieur Alain, elle vous a aimé, elle vous aime.
— Eh bien, elle aimera un commis de vingt ans, et puis ils assassineront Bard pour pouvoir s’épouser. Au fond ça fait très Zola, cette librairie dans ce passage.
— Oh ! monsieur Alain, dites-donc ! c’est mal…
— Et elle aussi, a un côté Zola : tout ce que j’exècre au fond. Qu’est-ce que Thérèse Raquin peut comprendre à Maltaverne ? Elle l’a aimé tout de même, vous savez, elle l’a aimé le soir de votre arrivée, et puis la nuit, et encore à l’aube avant que s’allume la fournaise, alors les pins semblaient nous bénir elle et moi de leurs branches étendues… Mais non, ils ne bénissaient que moi, ils ne connaissaient que moi, elle n’avait rien à voir avec eux.
Et tout à coup j’éclatai :
— Mais bien sûr qu’elle est faite pour Bard. Elle n’est pas tellement plus jeune que lui après tout.
— Oh ! monsieur Alain !
— A partir du moment où une femme n’est plus vraiment jeune, elle est passée de l’autre côté, du côté de Bard.
Je ne savais pas que la douleur chez moi pût tourner à cette rage. « Quand je pense, m’écriai-je, à tous ces prêtres qui gémissent en secret de leur célibat, alors que c’est le plus beau de leur histoire que d’échapper à cette chiennerie. Et encore les chiens, c’est plus propre. »
— Oh ! monsieur Alain, comme dit souvent Madame, vous déparlez. La chair est sainte, vous le savez.
J’éclatai en sanglots : « Oui, je le sais. » Simon n’avait aucune idée de ce qu’il faut faire et dire quand un monsieur comme monsieur Alain sanglotait devant lui. Depuis l’enfance, lui n’avait jamais pleuré devant personne, ni même seul. Les larmes, c’était encore un de mes privilèges.
Je me repris vite, m’essuyai les yeux, m’excusai : ce n’était que la surprise de ce mariage avec le vieux. Je me faisais déjà à cette idée. C’était la librairie qu’elle épousait : quoi de mieux ? Tout était bien… Je montai en auto. Je reverrais Simon à la rentrée. Dans la De Dion, je recommençai de souffrir. Ce n’était pas ce que d’habitude j’appelais souffrir. Cela me faisait mal physiquement, c’était physiquement intolérable. Elle savait, elle avait toujours su, elle s’était offert le béjaune que j’étais, avant de se lier. Quand elle serait madame Bard, elle devrait se tenir. Qu’était-ce que ce mal ? Ça ne durerait pas. Si je n’avais dû partir le lendemain pour Maltaverne, j’aurais donné rendez-vous à Keller, il m’aurait amené au Sillon, j’aurais peut-être rencontré quelqu’un. Il m’avait dit : « Le Sillon, c’est une amitié. » On s’aime, c’est de l’amour, et il n’y a pas la chiennerie.
Le lendemain nous étions à Maltaverne. Je n’avais pas voulu entendre parler de Luchon, ni de la vie d’hôtel où que ce fût. Maman voyait bien que j’étais malheureux, c’était une affaire de quelques jours, j’avais été opéré. Il y avait le contrecoup inévitable. Pour elle, je la voyais détendue comme elle ne l’avait été peut-être depuis des années, pacifiée, comme quelqu’un qui sort à peine d’un péril mortel. Pas un instant elle ne se douta que jamais elle n’avait été plus près de ce qui eût été pour elle le malheur des malheurs. Que jamais elle n’en a été aussi près qu’entre les moments de rémission qui me sont encore accordés. Ce que j’écris ici je ne l’écris que pour moi, même Donzac ne le lira pas, parce qu’il n’y a rien de plus honteux, de plus méprisable que de faire semblant de vouloir mourir et de ne pas mourir. Un suicide raté est toujours suspect ; mais n’être même pas capable de se rater ! Mieux vaut ne pas en donner l’amusement aux autres.
Il reste qu’entre la visite de Simon, la veille de notre départ pour Maltaverne et aujourd’hui, je n’ai été gardé contre ce désir fou de dormir à tout jamais, contre ce vouloir-ne-pas-vivre, que par quoi ? Je ne sais rien de ce que les médecins savent de ce mal, mais je sais ce qu’est un pauvre être qui n’est que le moment d’une race, et dont un arrière-grand-père et un arrière-grand-oncle se sont noyés dans une lagune de la Téchoueyre, peut-être atteints de ce mal que les bergers appellent la pelagre et qui, disent-ils, pousse à se noyer ceux qui en souffrent. Je sais que leur maladie est une maladie comme toutes les maladies dont on a en soi le principe, qui dégage de l’angoisse à dose mortelle, qu’elle constitue le centre même de notre être, depuis notre venue au monde, et qu’elle tenait déjà dans notre premier vagissement.
Durant ces dernières semaines vécues auprès de maman épanouie, apaisée et qui me passait tout, et qui se donnait du mal pour me faire manger des écrevisses et des cèpes, je puis convenir avec moi-même que je n’ai été séparé de la mort que par ma maladresse. « Tu ne sais rien faire de tes dix doigts, m’a souvent répété maman méprisante, tu ne serais même pas capable d’être un portefaix ! » Non, et pas même de me tuer. La lagune de la Téchoueyre n’a plus aujourd’hui aucune profondeur. Quant au poison… que peut-on acheter chez le pharmacien sans ordonnance ? Trop lâche pour affronter la mort d’Anna Karénine sous un train, trop lâche pour me jeter dans le vide, trop lâche pour presser sur une gâchette.
Le plus étrange est que l’unique nécessaire pour moi, ma foi en la vie éternelle, entre à peine en ligne de compte. Par-delà les définitions du petit catéchisme, les interdits des casuistes, j’entends comme un éclat de rire qui se moque d’eux : ces imbéciles assimilent à un meurtre l’acte de sortir librement du monde… D’abord, ce n’est pas librement, puisque cette nécessité nous est transmise, comme tout ce qui nous tue au jour la journée, de la naissance à la mort. Depuis mon retour, cette terre de Maltaverne n’est plus à mes yeux que ce qu’elle est : une lande aride et morne et qui finira par brûler. C’était mon regard qui la transfigurait, mon regard magique. Et de même Marie : cette terre de Maltaverne et Marie, les voilà à jamais telles qu’elles sont. J’ai perdu sur elles mon pouvoir de transfiguration. Surtout que Marie ne croie pas que c’est à cause d’elle que j’ai voulu mourir.
J’essaye de prier, mais les mots se déchargent de toute signification à mesure que je les prononce, et ce refuge par-delà les paroles auquel si souvent j’avais eu recours et que je croyais être un état de contemplation, n’est plus qu’une ouverture béante sur le vide, sur le rien.
Encore une fois, il y a des rémissions. Je retrouve tout à coup du goût à la vie. Je sais que ça ne durera pas, que mon mal me reprendra, mais je profite de ce temps qui m’est donné pour retrouver le souffle. Par une belle nuit, je me suis levé et je suis allé pieds nus sur le balcon où Marie et moi nous étions accoudés. Oui, il y avait ce que mes yeux voyaient une fois encore, ce ciel où les étoiles pâlissaient, les cimes des pins qui en paraissaient si proches, et mes yeux qui les contemplaient, et ce cœur désespéré. Cela était en tout cas, je mentais en proclamant qu’il n’y a rien, et que je n’eusse pas la clef de ce monde absurde ne prouvait pas qu’elle n’existe pas.
Ces temps de rémission se rapprochèrent jusqu’à l’incident que je vais rapporter — enfin ce que je crus n’être qu’un incident, et c’était l’endroit de la route où j’allais être assailli, pris à la gorge, comme si la tentation du suicide avait été chez moi l’annonce d’un malheur près de s’abattre sur nous. Bien qu’en septembre on ne se baigne plus au moulin de M. Lapeyre, où l’eau est glacée, il faisait si chaud, ce jour-là, que je pris à tout hasard mon caleçon de bain. Sans doute aussi cette idée était-elle en moi d’une possibilité d’en finir, ce jour-là, car il y avait toutes les chances que je fusse seul. Je me savais sans courage devant la fin d’Anna Karénine, mais non devant celle d’Ophélie — peut-être parce que je n’ignorais pas que je ferais d’instinct les mouvements qui m’empêcheraient de couler. J’y pensais vaguement comme à un accident qui pourrait arriver. La douleur de maman, la douleur de Marie, je m’en donnais le spectacle. On dirait ce qu’on dit toujours : que j’avais eu une crampe, une congestion. Il n’y aurait pas de témoin.
Je dévalais le chemin de sable qui descend vers le moulin et m’aperçus avec dépit qu’un baigneur solitaire s’ébattait dans l’étang. L’eau est si froide qu’on ne s’y attarde guère. Je décidai donc d’attendre qu’il ait fait place nette et me glissai dans les fougères d’où je pouvais, invisible, ne pas le perdre des yeux. Il y a un plaisir inavouable, mais que j’avoue, à voir quelqu’un qui ne nous voit pas, qui ne sait pas que nous sommes là, qui se croit seul. Au vrai, c’est un plaisir de Dieu. Je m’aperçus très vite que mon baigneur était une baigneuse, en vérité si gracile, aux jambes si longues, qu’on aurait pu s’y tromper. Plus tout à fait une petite fille. Avec les filles on ne sait jamais, les filles ne sont jamais des enfants, l’enfance leur est interdite. La preuve que celle-là était une fillette, c’est qu’elle se baignait en maillot comme un garçon. Jamais une fille du bourg ne se le serait permis. Elle sortit de l’eau et s’assit sur le bord, au soleil, pour se sécher, regarda autour d’elle. C’était la solitude et le silence du milieu du jour. Elle fit glisser d’un geste rapide le haut du maillot, dénuda chastement ses épaules maigrichonnes et une gorge à peine née. Ce que je ressentis alors ce ne fut pas ce que Donzac va croire : un plaisir faunesque. Non, les petites filles ne me donnent pas encore de mauvaises pensées. Je crus que le poing qui me serrait la gorge s’ouvrait tout à coup, (si j’avais su !) ce fut comme si quelqu’un apposait ses mains sur mes yeux aveugles et les retirait, et tout à coup je voyais. Un seul être comme celui-là était une merveille et il y en avait des millions de par le monde — ce monde que je ne connaissais pas, et que rien ni personne d’ailleurs ne m’obligerait à parcourir, si je préférais demeurer dans une chambre, là où sont mes livres et où ne sont pas les autres hommes.
Elle resta debout un long moment dans le soleil, la petite fille, et ce fut si peu une pensée louche qu’elle me donna que ce que j’éprouvai à la contempler, et sans doute qui ne vaut que pour moi, et que me donne toujours la vue d’un jeune corps s’il est beau, c’est l’évidence que Dieu est. Dieu existe, vous le voyez bien. De sorte que la même voix qui crie à mon oreille : « Tout est là, tout est offert, tue et mange… », cette même voix me souffle aussi : « Mais tu peux choisir de renoncer à tout et de me chercher, Moi, et c’est cela l’unique aventure. »
La petite fille avait disparu dans les fougères et en sortit un instant après, court vêtue, pas belle, autant que j’en pus juger de loin avec son peigne rond qui lui tirait les cheveux en arrière et lui faisait un trop grand front. Mais moi qui l’avais vue dévêtue, je savais qu’elle était belle, non pas de cette beauté fixée dans certains traits, mais qui tient à une ligne appelée à s’effacer, liée au moment d’une mue. J’avais surpris un instant entre l’aube et l’aurore, ou plutôt entre l’aurore et le matin — la merveille qui ne durera pas, est là déjà sans être vraiment commencée.
Je la laissai filer et la suivis, mais de loin. Elle marchait droite et sérieuse, comme une grande fille, et tout à coup entrait dans les fougères d’un bond de cabri, se penchait pour ramasser je ne savais quoi, repartait. À un moment, une branche morte craqua sous mon espadrille. Elle se retourna, mit sa petite main à la hauteur de ses yeux pour voir qui approchait, et tout à coup, m’avait-elle reconnu ? elle détala, disparut à un tournant, et quand j’y parvins moi-même, elle avait dû filer à travers bois, car je ne la vis plus.