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En tirant leurs dernières cartouches, les soldats des Gardes wallonnes Paul Monsak, Gregor Franzmann et Franz Weller se replient en bon ordre de Puerta Cerrada sur la Plaza Mayor par la voûte de la rue Cuchilleros. Ils reculent en se protégeant mutuellement, de porche en porche et sans cesser de se battre avec une ténacité toute germanique, depuis que la dernière charge des cuirassiers et de l’infanterie française les a délogés de la place de la Cebada, où ils s’étaient joints à un groupe qui tentait de résister et où se trouvaient, entre autres, l’habitant de l’Arganzuela Andrés Pinilla, le cordonnier Francisco Doce González, le garde de la Casa del Campo León Sánchez et le vétérinaire Manuel Fernández Coca. Ils ont tué un officier et deux soldats français près de la maison de l’archevêque de Tolède : du coup, les soldats de l’armée impériale ont envahi la demeure et l’ont sauvagement saccagée. Maintenant, traquée par des cavaliers français, la bande s’est dispersée. Sánchez et Fernández Coca s’échappent vers la place du Cordon et les autres vers la Cava Alta, où une balle de fusil déchiquette les jambes d’Andrés Pinilla et une autre tue le cordonnier Doce González. Au moment où les survivants – les trois Gardes wallonnes, un médecin militaire de trente et un ans nommé Esteban Rodríguez Velilla, l’ouvrier maçon Joaquín Rodríguez Ocaña et le Biscayen Cayetano Artúa, au service du marquis de Villafranca – tentent de se retrancher derrière deux voitures abandonnées au pied de l’escalier de la rue Cuchilleros, un peloton d’infanterie impériale descend de la porte de Guadalajara en tirant sur tout ce qui bouge.
— Partons !… Vite !… Filons d’ici !
Pris entre deux feux, le maçon et le Biscayen tombent, blessés à mort, Monsak, Franzmann et Weller s’enfuient par l’escalier, et Esteban Rodríguez Velilla, atteint d’une balle dans une cuisse, essaye de se réfugier dans l’auberge de la Soledad où il loge, mais un cuirassier le rattrape et lui assène deux coups de sabre, dont l’un lui ouvre le crâne et l’autre lui fait une profonde entaille au cou. Perdant son sang, le médecin se traîne de porte en porte jusqu’à Puerta Cerrada, où des habitants pitoyables qui font partie des quelques-uns qui osent s’aventurer dans la rue le recueillent et le portent dans l’auberge. Sa jeune femme, Rosa Ubago, se précipite dans la cour, épouvantée par l’état de son mari qui gît inanimé, les vêtements trempés de sang. À ce moment entrent plusieurs soldats français qui ont vu emporter le blessé et veulent l’achever.
— Fripouille ! Salaud ! l’insultent les soldats impériaux, ivres de fureur.
Les coups de pieds et de crosses pleuvent, ils maltraitent la femme, les habitants s’enfuient, les Français laissent Rodríguez Velilla pour mort et mettent la maison à sac. Le médecin agonisera atrocement pendant dix jours, avant de mourir de ses blessures et des coups reçus. Retirée en Galice, sa veuve Rosa Ubago, selon une lettre que sa famille a conservée, ne se remariera pas, « par respect envers la mémoire de celui qui est mort en héros ».
— Hardi, les braves !… Que Dieu vous bénisse !… Vive l’Espagne !
Ces cris viennent d’une religieuse, sœur Eduarda de San Buenaventura : une des cinq sœurs converses qui, avec quatorze moniales, une prieure et une mère supérieure, résident dans le couvent cloîtré de Las Maravillas, juste en face du parc de Monteleón. À la différence de ses compagnes, sœur Eduarda ne soigne pas les blessés qu’on apporte de la rue et n’aide pas le chapelain, don Manuel Rojo, à leur prodiguer les secours spirituels. Elle est postée à une fenêtre du couvent qui donne sur l’entrée du parc et encourage les hommes qui se battent en leur lançant à travers la grille des images de saints et des scapulaires, que ceux-ci ramassent, baisent et glissent dans leurs vêtements.
— Ne restez pas là, ma sœur, pour l’amour de Dieu ! la supplie la mère supérieure en essayant de l’arracher de la fenêtre.
— Alléluia ! Alléluia ! continue de clamer la religieuse sans se laisser faire. Vive l’Espagne !
Les coups de canon ont brisé les vitres du vestibule et des fenêtres du couvent transformé en hôpital de campagne. Salle capitulaire, chapelle, parloir, sacristie hébergent les blessés qui arrivent sans cesse, et de longues traînées rouges – que les sœurs, au début, lavaient à grand renfort de serpillières et de baquets d’eau, et dont, maintenant, plus personne ne se soucie – souillent les couloirs et les galeries. Grilles et clôture sont oubliées, les portes sur la rue sont ouvertes, et les carmélites récollettes s’activent avec de la charpie, des bandes, des boissons chaudes et de la nourriture, leurs robes et leurs tabliers tachés de sang. Certaines vont à la porte pour prendre en charge les blessés déchiquetés par les balles et la mitraille, amenés par leurs camarades ou venus par leurs propres moyens en titubant, en boitant et en essayant de comprimer leurs blessures.
— Hardi, les braves !… Vive la Vierge immaculée !
D’aucuns se signent en entendant les appels de sœur Eduarda. Dans la rue, où il se tient toujours près des canons, Luis Daoiz observe la religieuse à sa fenêtre, craignant qu’une balle perdue ne l’expédie dans l’autre monde. Il faut qu’elle soit vraiment toquée, décide-t-il. Ou patriote de toute son âme. Il a beau ne pas être un fervent des pieuses effigies ni ne jamais prier plus que le strict nécessaire, le capitaine accepte une petite médaille de la Vierge qu’un civil lui remet sur les instances de la religieuse.
— Elle a dit : C’est pour monsieur l’officier.
Daoiz prend la médaille et la contemple dans sa paume. Chacun voit midi à sa porte. Et puis, conclut-il, ça ne peut pas faire de mal, et l’enthousiasme de la sœur est réconfortant. D’ailleurs, sa présence à la fenêtre met du cœur au ventre des combattants. Et donc, en faisant en sorte d’être vu de ceux qui l’entourent, il baise gravement la médaille, la range dans la poche intérieure de sa veste, adresse, de la tête, un salut à la sœur. Ce qui lui vaut de nouvelles clameurs d’enthousiasme de celle-ci.
— Vive les officiers et les soldats espagnols ! crie-t-elle de derrière sa grille. Tenez bon, Dieu vous regarde du haut du Ciel !… Il vous attend tous là-haut !
Le caporal Eusebio Alonso, noir de poudre, croûtes de sang séché sur le front et moustache brûlée par les décharges, qui est en train de nettoyer l’âme d’un des canons de huit livres, s’arrête, bouche bée, pour regarder la religieuse, puis se tourne vers Daoiz.
— En ce qui me concerne, je préfère le laisser attendre. Ce n’est pas votre avis, mon capitaine ?
— C’est justement ce que j’étais en train de me dire. On n’est pas si pressés.
À deux pâtés de maisons de là, dans la partie de la rue Fuencarral comprise entre les rues San José et de la Palma, le commandant Charles Tristan de Montholon, faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire de la brigade Salm-Isembourg, 1re division d’infanterie, s’approche prudemment de la fenêtre pour jeter un coup d’œil. Le commandant a belle allure, il est d’une bonne famille, beau-fils du sénateur et marquis de Sémonville, jadis révolutionnaire intransigeant et aujourd’hui bien introduit dans le cercle intime de l’Empereur. Cette heureuse situation familiale n’est pas étrangère au fait que Charles de Montholon ait déjà atteint un grade élevé pour ses vingt-cinq ans, bien que ses états de service comportent plus de postes d’état-major auprès de généraux influents que de combats en première ligne. Ce que le fringant colonel ne peut imaginer, en cette tumultueuse journée de mai devant le parc d’artillerie de Madrid – dont il s’aperçoit que le nom, Monteleón, ressemble singulièrement à celui de Montholon –, c’est que l’avenir lui réserve, outre le grade de général et le titre de comte d’Empire, un poste d’observateur privilégié des derniers jours de l’Empereur, auquel il fermera les yeux après l’avoir accompagné à Sainte-Hélène. Mais treize ans le séparent encore de cet instant. Pour l’heure il est à Madrid, au soleil, bicorne sous le bras et mouchoir à la main pour s’éponger le front, en compagnie de deux officiers, de son trompette et d’un interprète.
— Les tireurs avancés doivent tenter de nettoyer la rue et d’éliminer les servants des canons… L’attaque sera simultanée : les Westphaliens depuis la rue San Bernardo, et la 4e compagnie par cette autre rue… Comment s’appelle-t-elle ?
— San Pedro. Elle débouche juste sur l’entrée du parc.
— Par la rue San Pedro, donc. Et d’ici, les 2e et 3e compagnies par la rue San José. Trois points à la fois donneront à ces sauvages du fil à retordre pendant que nous leur tomberons dessus. Eh bien, allons-y… Exécution !
Les capitaines qui accompagnent Montholon se regardent entre eux. Ils se nomment Hiller et Labédoyère. Ce sont des vétérans qui se sont forgés sur les champs de bataille de la moitié de l’Europe et non parmi les aides de camp et les cartes d’un quartier général.
— Ne vaut-il pas mieux attendre l’arrivée de nos canons ? interroge prudemment Hiller. Il serait peut-être préférable de laisser d’abord la mitraille balayer la rue.
Montholon esquisse une moue dédaigneuse.
— Nous pouvons régler ça seuls. Ils ne sont qu’une poignée de militaires et quelques civils. Ils auront à peine le temps de tirer une salve que nous serons déjà sur eux.
— Mais les Westphaliens ont déjà beaucoup souffert.
— Ils ont été trop confiants et ce sont des maladroits. Ne perdons plus de temps.
Sûr de la troupe sous ses ordres, le commandant regarde les alentours. Depuis un moment, pendant que les tireurs avancés font des tirs de diversion sur les canons ennemis, le gros des forces d’assaut prend position en attendant l’ordre d’avancer. De la fontaine Neuve à la porte de Los Pozos, la rue Fuencarral fourmille des vestes bleues, pantalons blancs, guêtres et shakos noirs de l’infanterie de ligne. Les soldats sont jeunes, comme d’habitude en Espagne, mais encadrés par des sous-officiers disciplinés et expérimentés. C’est peut-être ce qui explique leur calme, malgré les cadavres de leurs camarades qu’ils voient au loin, gisant sur la chaussée. Ils veulent se venger et, en se voyant si nombreux, ils ont confiance. Ils sont quand même l’infanterie de l’armée la plus puissante du monde ! Montholon, lui non plus, ne nourrit aucun doute. Dès que l’attaque aura commencé, la défense des insurgés s’effondrera comme un château de cartes.
— Allons-y, une bonne fois pour toutes.
— À vos ordres.
Sonneries de trompette, roulements de tambour : le capitaine Hiller tire son sabre, crie « Vive l’Empereur ! » et se plante au milieu de la rue, tandis que les quatre-vingt-dix soldats de sa compagnie se mettent en mouvement. En tête, les tireurs qui sautent de porte en porte, puis des files de soldats qui se collent aux façades et marchent derrière leurs officiers. Du carrefour où il se trouve, le commandant les voit progresser sur les deux bords de la rue San José tandis que crépite la fusillade et que la fumée s’étend comme un nuage au ras du sol. Par les roulements des tambours qui proviennent des environs, Montholon sait que, dans le même instant, un mouvement similaire est en action dans la rue San Pedro, près du couvent des sœurs, et que les Westphaliens, que l’expérience a rendus prudents, progressent également par la rue San Bernardo. L’idée est que ces trois attaques simultanées convergent sur l’entrée même du parc.
— Quelque chose ne va pas, dit Labédoyère, qui est resté près de Montholon.
Quoi qu’il lui en coûte, ce dernier a le même sentiment. En dépit de la pluie de balles qui s’abat sur les canons rebelles, les Espagnols ne bronchent pas. D’innombrables éclairs percent la fumée. Une explosion fait trembler les façades, et un projectile vient s’écraser contre les murs en faisant voler en éclats crépi, briques et bois. Peu après apparaissent des soldats français qui reviennent blessés, se cramponnant aux murs, ou qui titubent, soutenus par leurs camarades. L’un d’eux est le capitaine Hiller, le visage en sang, car un ricochet lui a arraché son shako et l’a blessé au front.
— Ils ne plient pas, rapporte-t-il pendant qu’il nettoie le sang qui l’aveugle et se fait panser avant de retourner, stoïque, en bon soldat de métier, dans le nuage de fumée.
En le voyant repartir, Labédoyère fronce les sourcils.
— Je crois que ça ne sera pas si facile, commente-t-il.
Montholon lui impose le silence et donne un ordre sec.
— Avancez avec votre compagnie.
Labédoyère hausse les épaules, tire son sabre, fait battre le tambour, crie « Baïonnette au canon ! » et pénètre dans le nuage de poudre derrière Hiller, suivi de cent deux soldats qui baissent la tête chaque fois que, en face, flamboie un chapelet d’éclairs.
— En avant ! Vive l’Empereur !… En avant !
Resté au carrefour, inquiet, le commandant Montholon se ronge l’ongle de l’annulaire gauche, où luit une bague en or aux armes de sa famille. Il est impossible, se dit-il, que dans une sordide et obscure affaire de rétablissement de l’ordre, un quarteron d’insurgés déguenillés résiste aux vainqueurs d’Iéna et d’Austerlitz. Mais le capitaine Labédoyère a raison. Ça ne sera pas facile.
La balle frappe Jacinto Ruiz dans le dos et ressort par la poitrine. À cinq ou six pas de là, Daoiz le voit se dresser comme si, soudain, il avait oublié quelque chose d’important. Après quoi, le lieutenant lâche son sabre, regarde avec étonnement l’orifice de sortie dans la toile déchirée de sa veste blanche, et, enfin, suffoqué par le sang qui jaillit de sa bouche, tombe d’abord sur le canon puis sur le pavé, glissant le long de l’affût.
— Occupez-vous de cet officier ! ordonne Daoiz.
Des civils prennent Ruiz et l’emportent à l’intérieur du parc, mais Daoiz n’a pas le temps de se lamenter sur la perte du lieutenant. Deux artilleurs et quatre civils qui servent les canons sont tombés sous la grêle de balles que les Français font pleuvoir sur les pièces, et plusieurs de ceux qui aident à charger et à pointer sont blessés. Chaque fois que les ennemis parviennent à se rapprocher un peu, leur tir se fait plus précis, et des essaims de plombs passent en bourdonnant pour aller frapper le métal des canons ou faire voler en éclats le bois des affûts. Pendant que Daoiz regarde autour de lui, une balle vient heurter avec un claquement métallique la lame du sabre qu’il tient toujours contre son épaule. Il constate que l’impact a creusé dans celle-ci une entaille d’un demi-pouce.
Je n’en sortirai pas vivant, se dit-il encore une fois.
Les sifflements et les claquements secs redoublent. À force de s’attendre à être touché d’un moment à l’autre, la tension des muscles rend le dos et le torse de Daoiz douloureux. Un autre artilleur affecté au canon du lieutenant Arango, Sébastian Blanco, vingt-huit ans, porte les mains à sa tête et s’effondre avec un gémissement.
— D’autres hommes à cette pièce… Ne la dégarnissez pas !
Satisfait, Daoiz observe que, même en se battant ainsi exposés en plein milieu de la rue, les canons sont manœuvrés avec régularité et de façon relativement efficace, et que leurs tirs rasants imposent le respect aux Français, en s’unissant au feu impitoyable qui vient du mur et des fenêtres supérieures du parc, où le capitaine Goicoechea et ses Volontaires de l’État font leur travail. Des maisons d’en face et du verger de Las Maravillas, les civils, qui gardent le moral, tirent également ou alertent sur les mouvements de l’ennemi. Daoiz voit l’un d’eux quitter son abri, courir vingt pas sous le feu pour fouiller les poches d’un Français mort près du porche du couvent et, après l’avoir détroussé, revenir sans une égratignure.
— Il y a des gabachos qui se rassemblent là-bas ! Ils vont charger à la baïonnette !
— Apportez de la mitraille !… Il faut tirer à mitraille !
Les sacs chargés de balles ou de morceaux de métal sont épuisés depuis longtemps. Quelqu’un apporte une boîte pleine de pierres à fusil.
— C’est tout ce qu’il y a, mon capitaine.
— Il en reste d’autres ?
— Une seule.
— C’est toujours mieux que rien… Chargez la pièce !
Joignant ses efforts à ceux des servants, Daoiz aide à pointer le canon sur la rue San Bernardo. Une balle claque tout près de sa main droite, métal contre métal, et s’écrase à terre, aplatie, de la taille d’une pièce de monnaie. Le capitaine est aidé par l’artilleur Pascual Iglesias, et un homme du peuple de vingt-sept ans, grand et fort, un vrai ruffian, nommé Antonio Gómez Mosquera. Comme les roues de l’affût butent contre les décombres de la rue, Ramona García Sánchez, qui continue d’apporter du parc des cartouches ou de l’eau pour rafraîchir canons et artilleurs, aide aussi à pousser.
— C’est pas le moment de flancher, messieurs les soldats, blague-t-elle, en ahanant, dents serrées, une épaule contre les rayons d’une roue.
Dans l’effort, la résille qui maintient ses cheveux s’est défaite, et ceux-ci tombent en vagues sur ses épaules.
— Olé ! Voyez cette courageuse ! lance galamment Gómez Mosquera en jetant un regard sur le corsage légèrement entrouvert de la fille.
— Parle moins et vise mieux, mon joli… J’ai envie d’un éventail en plumes de gabacho pour aller le dimanche aux arènes.
— C’est comme si c’était fait, ma belle.
Dès que le canon est en position, l’artilleur Iglesias enfonce l’épinglette dans la lumière, passe un écouvillon dans le tube et lève la main.
— Prêt !
— Feu, ordonne Daoiz, pendant que tous s’écartent.
C’est Gómez Mosquera qui applique le boutefeu fumant. Une violente secousse fait reculer le canon, et celui-ci expédie une volée de pierres à fusil transformées en mitraille sur les Français qui se pressent à cinquante pas. Soulagé, Daoiz voit la masse des ennemis se décomposer : des soldats tombent, d’autres courent, et cet endroit de la rue se vide. Du mur de clôture et des balcons voisins, les tireurs applaudissent. Ramona García Sánchez, après s’être essuyé le nez du dos de la main, complimente joyeusement le capitaine.
— Vive messieurs les officiers ! On peut être petit mais quand même joli garçon ! Et vive leurs mères, qui nous les ont donnés !
— Merci. Mais allez-vous-en, ils vont tirer à leur tour.
— M’en aller ?… Même les Maures de Murat ne me délogeront pas d’ici, ni leur impératrice Agrippine, ni leur freluquet de Nabuléon Malaparte… Je ne marche que pour le roi Ferdinand.
— Je vous dis de vous en aller, insiste Daoiz avec raideur. C’est trop dangereux de rester à découvert.
La figure salie par la fumée de la poudre, la fille se noue un foulard autour de la tête pour rassembler ses cheveux et esquisse un sourire. Daoiz observe que la sueur met des taches sombres à sa chemise et ses aisselles.
— Tant que vous resterez ici, mon général, Ramona García ne vous lâchera pas… Comme dit une cousine à moi qui n’est pas mariée, un homme, ça se suit jusqu’à l’autel, et un homme courageux jusqu’à la fin du monde.
— Elle dit vraiment ça, votre cousine ?
— Juré craché, cœur de ma vie.
Et, en remettant un peu d’ordre dans sa mise devant les sourires fatigués des artilleurs et des civils, Ramona García Sánchez chante à voix basse au capitaine deux ou trois mesures d’une copia.
L’ultime affrontement dans le centre de Madrid a lieu sur la Plaza Mayor, où se sont retirés les derniers groupes qui disputent encore la rue aux Français. S’abritant sous les arcades, les porches et dans les ruelles voisines, leurs munitions épuisées, avec pour seules armes des sabres, des navajas et des couteaux, une poignée d’hommes livrent un combat sans espoir, meurent ou sont faits prisonniers. Le boulanger Antonio Maseda, acculé par un détachement de l’infanterie française, refuse de lâcher la vieille épée rouillée qu’il tient à la main et est criblé de coups de baïonnettes sous le portique de Pañeros. Le mendiant Francisco Calderón subit le même sort, abattu d’une balle en essayant de s’échapper par le passage de l’Infierno.
— On n’a plus rien à faire ici !… Filons, et que chacun se débrouille comme il peut !
Une détonation finale, et tous se mettent à courir. Dans l’embouchure de la rue Nueva, les détenus de la Prison royale ont tiré leur dernier coup de canon contre les grenadiers français qui débouchent de la rue de la Platería. Après quoi, toujours sur les conseils du Galicien Souto, ils rendent la pièce inutilisable en l’enclouant et se dispersent dans les rues proches. Un coup de feu abat le détenu Domingo Palén, qui est ramassé, encore en vie, par ses camarades. Dans leur fuite, juste au moment où ils se mettent à courir aveuglément dans la rue de l’Amargura, le charbonnier asturien Domingo Girón, les détenus Souto, Francisco Xavier Cayón et Francisco Fernández Pico, tombent sur six cavaliers polonais qui leur crient de se rendre. Ils sont sur le point d’obéir, quand, d’un balcon, intervient la jeune Felipa Vicálvaro Sáez, âgée de quinze ans, en lançant des pots de fleurs sur les Polonais, dont l’un tombe de cheval. Un coup de feu retentit, la fille s’effondre, transpercée par une balle, et les détenus en profitent pour faire face, couteaux à la main.
— Salauds de Gabachos !… On va vous foutre vos sabres dans le cul !
Dans la mêlée, ils tuent le cavalier démonté, et les autres tournent casaque tandis que les quatre hommes traversent la Calle Mayor en courant. D’autres Polonais arrivent au galop, d’autres coups de feu sont tirés, et le charbonnier Girón s’écroule, mort, au coin de la rue Bordadores. Quelques pas plus loin, dans la rue de Las Aguas, Fernández Pico a un genou éclaté par une balle et tombe.
— Ne me laissez pas là !… Au secours !
Les sabots des cavaliers résonnent tout près. Ni Souto ni Cayón ne prennent le temps de regarder derrière eux. Le blessé tente de ramper jusqu’à l’abri d’un porche, mais un Polonais arrête net son cheval devant lui, se penche, et, sans mettre pied à terre, l’achève posément avec son sabre. Ainsi finit Francisco Fernández Pico, âgé de dix-huit ans, domicilié rue de la Paloma et berger de profession. Il était en prison pour avoir poignardé un tavernier qui avait mis de l’eau dans son vin.
Les hasards de l’ultime résistance sur la Plaza Mayor ont réuni dans le même groupe, près de la voûte de la rue Cuchilleros, Teodoro Arroyo, qui habite sur l’escalier des Animas, le courrier des Postes Pedro Linares – survivant de plusieurs escarmouches –, les Gardes wallonnes Monsak, Franzmann et Weller, le Napolitain Bartolomé Pechirelli, l’invalide de la 3e compagnie Felipe García Sánchez et son fils le cordonnier Pablo García Vélez, les employés d’ambassade à la retraite Nicolás Canal et Miguel Gómez Morales, le tailleur Antonio Gálvez et ce qui reste de la bande formée par l’orfèvre de la rue Atocha Julián Tejedor de la Torre, son ami le bourrelier Lorenzo Domínguez et divers commis et apprentis. En tout dix-sept hommes, qui se sont réfugiés sous la voûte qui donne accès à la place, et leur nombre attire l’attention d’un peloton ennemi en train de récupérer le canon abandonné. Comme ils ne peuvent atteindre les Espagnols avec leurs fusils, car ceux-ci se protègent sous les porches et derrière les épais piliers des arcades, les Français chargent à la baïonnette, ce qui donne lieu à un corps à corps sans merci. Plusieurs soldats français tombent, et aussi Teodoro Arroyo, l’aine ouverte d’un coup de baïonnette, tandis que le courrier des Postes Pedro Linares, qui a roulé à terre étroitement enlacé à un sergent français, l’accable de coups de couteau avant d’être tué par plusieurs ennemis.
— Paul !… Sauve-toi, Paul !
Le cri lancé par le soldat de la Garde wallonne Franz Weller à son camarade Monsak arrive trop tard car, déjà, celui-ci est tombé, les poumons transpercés, étouffé par le sang qui lui monte à la bouche. Hors d’eux, Weller et Gregor Franzmann se jettent sur les Français en se servant des baïonnettes fixées sur leurs fusils contre les lames acérées des ennemis. C’est une mêlée où l’on se bat à coups de crosses et à l’arme blanche. Des deux côtés, on hurle pour se donner du courage et terrifier l’ennemi, d’autres hommes tombent, aspergeant tout de leur sang. Les insurgés tiennent bon et les Français reculent.
— En avant ! crie Pablo García Vélez. Ils battent en retraite !… Tuons-les tous !
Weller et Franzmann, qui ont reçu des blessures légères – le premier a l’arcade sourcilière ouverte, le second, une entaille de baïonnette à l’épaule –, savent qu’appliquer le mot « retraite » à l’ennemi est une chimère ; aussi, après avoir échangé un bref regard d’intelligence, ils jettent leurs fusils et se précipitent sous les arcades en esquivant comme ils le peuvent le feu de mousqueterie qui vient de l’autre côté. Ils arrivent de la sorte sur la petite place de la Provincia, où ils butent sur des soldats français. À leur surprise, ceux-ci, en les voyant seuls, en uniforme et sans armes, ne se montrent pas hostiles. Ils échangent avec eux quelques mots en français et en allemand, et les aident même à panser leurs blessures quand les Gardes wallonnes leur racontent qu’ils les ont reçues en tentant de s’interposer entre les combattants.
— Ces Espagnols, vous savez… affirme Franzmann. De vrais animaux, tous. Jawohl !
Après quoi, les Français indiquent aux deux camarades le meilleur chemin à suivre pour ne pas faire de mauvaises rencontres, et ceux-ci descendent la rue Atocha pour aller se faire soigner à l’Hôpital général. Quelques heures plus tard, sans autres incidents, le Hongrois et l’Alsacien seront de retour dans leur caserne. Et là, alors qu’ils s’attendaient à un sévère châtiment pour désertion, ils s’apercevront à leur grand soulagement que, dans la confusion qui y règne, personne n’a remarqué leur absence.
Le tailleur Antonio Gálvez n’a pas la chance des Gardes wallonnes Franzmann et Weller, quand il tente de s’échapper, après s’être séparé du groupe dans la mêlée de la voûte de la rue Cuchilleros. Pendant qu’il court de la rue Nueva à la petite place San Miguel, une volée de mitraille balaye l’espace, fait voler les pavés en éclats, atteint Gálvez aux jambes et l’étend sur la chaussée. Il parvient à se relever et se remet à courir en trébuchant lourdement, tandis que les voisins qui sont aux balcons lui prodiguent leurs encouragements ; mais il ne fait que quelques pas avant de s’écrouler de nouveau. Il est toujours en train de ramper quand les soldats le rattrapent, tirent sur les balcons pour en faire fuir les habitants et écrasent sans pitié le corps avec leurs crosses. Laissé pour mort, réanimé plus tard grâce au geste charitable de deux femmes qui sortent le relever et le portent dans une maison proche, Antonio Gálvez demeurera invalide pour le reste de ses jours.
Non loin de là, après s’être échappé de la Plaza Mayor, le cordonnier Pablo García Vélez, âgé de vingt ans, cherche son père. Lorsque la seconde charge française à la baïonnette s’est vue soutenue par des cuirassiers venus de la rue Impérial, et que le reste du groupe de la voûte de la rue Cuchilleros a été dispersé sous une avalanche de coups de sabres, García Vélez et son père – le Murcien de quarante-deux ans Felipe García Sánchez – ont été séparés, chacun essayant de se sauver comme il le pouvait. Maintenant, sa navaja passée dans sa large ceinture et une entaille au cuir chevelu saignant un peu, épuisé par le combat et les galopades qu’il a dû fournir, les Français à ses trousses, le cordonnier parcourt prudemment les alentours, avançant de porche en porche, inquiet du sort de son père ; il ignore qu’à cette heure, après avoir fui vers les environs de la rue Preciados, Felipe García Sánchez gît sur le pavé avec deux balles dans le dos.
— Faites attention, monsieur !… Il y a des Français aux Conseils !
García Sánchez sursaute et se retourne. Assise sur les marches de bois, dans la pénombre de l’entrée où il vient de se réfugier, se tient une jeune fille de seize ou dix-sept ans.
— Remonte chez toi, ma fille. Ce qui se passe dehors n’est pas fait pour toi.
— Cette maison n’est pas la mienne. J’attends de pouvoir partir.
— Alors, attends encore un peu, jusqu’à ce que ça se calme.
Le garçon demeure sous la voûte, guettant les environs. Ils semblent tranquilles, bien que des tirs isolés résonnent du côté de la Plaza Mayor. Il parvient à voir un homme mort : un civil, étendu sur le ventre, à quinze pas.
J’espère, se dit-il, que mon père a réussi à s’en sortir. Puis il pense aux autres. À tous ces gens dispersés lors du dernier assaut français. Avant de se mettre à courir, il a eu le temps d’en voir certains lever les mains et se rendre. Il se dit qu’il n’aimerait pas être dans leur peau, avec tous ces gabachos morts sur la place.
— Vous voulez un peu de pain ?
García Vélez n’a rien mangé depuis qu’il est parti de chez lui, au petit matin. Il s’assied donc sur une marche, près de la jeune fille qui lui tend la moitié d’un pain, sur les deux qu’elle porte dans un panier. Elle n’est ni laide ni jolie. Elle dit s’appeler Antonia Nieto Colmenar, couturière dans le quartier, habitant près de l’église de Santiago. Elle était sortie faire ses achats sur la place quand elle a été surprise par les charges des Français et a cherché à s’abriter.
— Tu as du sang sur ta jupe, ma fille, observe le cordonnier.
— Vous aussi, vous en avez, sur les mains et à la tête.
Le jeune homme sourit, en regardant le rouge sombre qui sèche sur ses doigts et sa navaja. Puis il tâte sa blessure au crâne. Elle le brûle.
— Le sang sur mes mains est français, dit-il fièrement.
— Le mien est celui d’un homme mort, pas très loin. Je me suis agenouillée pour le secourir, mais je n’ai rien pu faire. Après, je suis venue ici… À cause de ce sang, personne n’a voulu me laisser entrer. Dès qu’ils le voyaient, les gens qui m’avaient ouvert leur porte la refermaient aussitôt… Ils ne veulent pas avoir de problèmes.
Le cordonnier écoute distraitement, occupé à mordre dans le pain avec voracité, mais la troisième bouchée ne passe pas, il a la gorge trop sèche. Il donnerait sa vie, décide-t-il, pour un quart de vin. Cette pensée le pousse à se lever, à monter l’escalier et à frapper à trois ou quatre portes. Nul n’ouvre ni ne répond à ses appels, et il doit se résigner à redescendre.
— Les lâches, de vrais enfants de Satan… Pires que les gabachos !
Il trouve la jeune fille en train d’observer la rue, son panier au bras.
— Tout semble calme. Je vais rentrer chez moi.
Pour García Vélez, ce n’est pas une bonne idée. Il lui dit que les Français sont partout. Et qu’ils ne respectent rien.
— Tu devrais attendre un peu.
— Ça fait déjà longtemps que je suis partie. Ma mère doit s’inquiéter.
Après avoir scruté très attentivement les deux bouts de la rue, la fille remonte un peu sa jupe d’une main et se met en route d’un pas vif et craintif. Du porche, García Vélez la voit s’éloigner. À ce moment, du côté des Conseils, il entend un bruit de sabots, se retourne et aperçoit cinq cuirassiers qui arrivent au trot dans le haut de la rue. En voyant la fille, ils éperonnent leurs montures et passent devant le porche en poussant des cris de joie. Le cordonnier jure intérieurement. La pauvre petite n’a aucune chance de leur échapper.
« Ton destin s’arrête ici, camarade. » Tels sont les mots qu’il s’adresse à lui-même, résolu à affronter l’inéluctable. Après quoi, dans le claquement sec du cran d’arrêt, il ouvre sa navaja.
À la fenêtre du deuxième étage d’une maison de la Calle Mayor, où il s’est posté derrière une persienne, l’employé de la Bibliothèque royale Lucas Espejo, cinquante ans, qui vit avec sa mère malade et une sœur célibataire, voit cinq cuirassiers français poursuivre une jeune fille qui court devant les chevaux avant d’être rattrapée et jetée à terre. Trois cavaliers continuent leur route, mais les deux autres font caracoler leurs montures autour de la fille, qui se relève, étourdie. Brusquement, elle tente de s’échapper. Un cuirassier se penche et la saisit brutalement par les cheveux. Furieuse, elle se débat, lui mord la main, et le Français la fait lâcher prise d’un coup de sabre.
— Oh, mon Dieu ! murmure Lucas Espejo, en repoussant sa sœur qui veut regarder, elle aussi.
Horrifié, l’employé de la Bibliothèque royale est sur le point de quitter la fenêtre quand, d’un porche voisin, il voit sortir un homme jeune portant espadrilles et large ceinture, en manches de chemise sous son gilet, qui se jette, navaja à la main, contre le cuirassier et poignarde le cheval au col ; celui-ci plie les jambes de devant, tandis que l’homme agrippe le cavalier, dressé sur sa selle et lui plante à plusieurs reprises sa lame de deux empans dans la jointure de la cuirasse, avant que le second cuirassier, arrivant par-derrière, le tue d’une balle de pistolet à bout portant.
Une grêle de balles françaises oblige à rentrer dans l’appartement les trois hommes qui se battent, retranchés derrière les matelas, au balcon qui donne sur la rue San José, face au mur de clôture du parc de Monteleón.
— Ça devient mauvais, dit le maître de maison, don Curro García, en tirant les dernières bouffées de son havane.
La bouteille d’anis qui roule, vide, à ses pieds, n’a pas modifié sa fermeté. Il s’est servi de son fusil avec une efficacité de chasseur contre les Français rassemblés au coin de la rue San Bernardo. Mais le feu ennemi de plus en plus intense permet à peine de lever la tête. À côté de don Curro, le jeune Francisco Huertas de Vallejo a la bouche sèche et amère, remplie d’un désagréable goût de poudre. Ses lèvres et sa langue sont grises, car il a mordu et glissé dans le canon de son fusil dix-sept des vingt cartouches en papier ciré – chacune contenant une balle et la charge nécessaire pour tirer – qu’on lui a données avant le début du combat. Personne n’est venu leur apporter de nouvelles munitions du parc d’artillerie, à peine visible dans la fumée et les éclairs des tirs de canons. L’ouvrier typographe Vicente Gómez Pastrana a fait une tentative de sortie, après avoir brûlé sa dernière cartouche, et il se tient maintenant adossé au mur du salon dévasté – le plafond et les meubles sont criblés d’impacts de balles –, les mains dans les poches, regardant ses compagnons tirer. Tout à l’heure, il a voulu aller chercher des munitions, mais les ennemis sont très près, le feu est nourri et il est impossible de traverser la rue. En bas, il ne reste personne, et dans les autres maisons non plus. Inquiet, le typographe a dit que les gabachos pouvaient désormais apparaître d’un moment à l’autre dans l’escalier.
— Il faut s’en aller, suggère-t-il.
— Et par où ?
— Par-derrière. Au couvent de Las Maravillas.
Francisco Huertas mord encore une cartouche, met poudre et balle dans le canon, et, usant du papier ciré comme de bourre, tasse le tout avec la baguette. Puis il hoche la tête, peu convaincu. Cela ne ressemble pas du tout à ce qu’il imaginait quand, en entendant le tumulte, il est sorti de chez son oncle, prêt à se battre pour la patrie. En réalité, à présent, il se bat pour lui-même. Pour rester vivant.
— Je crois que nous devrions rejoindre ceux du parc. Là, nous pourrions continuer à nous battre.
— Par la rue, c’est impossible, rétorque Gómez Pastrana. Les mosiús sont à vingt pas et ne nous laisseront pas traverser… Tandis qu’en passant par les cours nous arriverions peut-être jusqu’à nos canons. Si on reste ici, on est faits comme des rats.
Indécis, Francisco Huertas consulte le maître de maison. Don Curro se gratte ses favoris gris et regarde, impuissant, autour de lui. C’est ici son foyer, et il n’a nulle envie de l’abandonner à l’ennemi.
— Partez, vous autres, finit-il par dire d’un ton brusque. Moi je reste.
— Les gabachos arrivent.
— Justement… Que diraient les voisins, si je me défilais ?
— Mais eux, ils ne s’en sont pas privés !
— Chacun fait comme il veut.
Il est impossible de déterminer si le courage de don Curro est dû à sa volonté de défendre sa maison ou à la bouteille vide qui gît sur le plancher. Prudemment accroupi derrière les matelas du balcon, le jeune Huertas jette un dernier coup d’œil. Les uniformes bleus sont de plus en plus nombreux au coin de la rue San Bernardo, harcelés par les Volontaires de l’État depuis les fenêtres supérieures du parc. En bas, dans la rue San José, face à l’entrée principale de Monteleón, les trois canons continuent de tirer par intervalles, et quelques civils font encore feu depuis les maisons contiguës. Près des pièces d’artillerie se tient un important groupe d’hommes auxquels se mêlent quelques femmes, indifférents au fait de se trouver à découvert au milieu de la chaussée sous la mousqueterie ennemie.
— Je m’en vais, conclut-il, en revenant à l’intérieur.
Le typographe Gómez Pastrana se détache du mur.
— Où ?
— Avec ceux qui se battent en bas.
L’autre saisit son fusil, met la baïonnette au canon et se passe la langue sur les lèvres, aussi noires de poudre que celles de Francisco Huertas.
— Eh bien, filons, dit-il après un instant de réflexion. Inutile de moisir plus longtemps ici.
— Vous nous suivez, don Curro ?
Le maître de maison, qui se penche pour allumer un nouveau havane, hoche négativement la tête.
— J’ai déjà dit que non, lâche-t-il en expulsant de la fumée, l’air héroïque. Samson tombera ici, avec tous les Philistins.
— Et votre femme ?
— C’est pour elle que je le fais… Et pour mes enfants, si j’en avais – nouvelle bouffée de fumée –, ce qui n’est pas le cas.
Francisco Huertas met son fusil en bandoulière.
— Alors que Dieu vous protège.
— Et vous aussi, mes amis.
Les deux jeunes gens descendent l’escalier, tournent le dos à l’entrée principale, traversent une cour fleurie de pots de géraniums autour d’une citerne et sortent par la porte du fond. Quelques balles passent en l’air et leur font baisser la tête. Un verre des lunettes de Gómez Pastrana est cassé.
— Nom de Dieu ! C’est l’œil pour viser.
En s’aidant mutuellement, ils sautent un mur et se retrouvent de l’autre côté, près du verger de Las Maravillas. De la fumée plane au loin, au-dessus des toits. Dans la rue et les environs, la fusillade continue.
— Quelqu’un vient derrière nous, chuchote le typographe.
— Des gabachos ?
— Possible.
Il a eu à peine le temps de le dire que, devant la baïonnette qu’il pointe vers le haut du mur, apparaissent les favoris gris et la face apoplectique de don Curro. Le chasseur est en sueur, il porte son fusil dans le dos, et l’effort lui coupe la respiration.
— J’ai réfléchi, dit-il.
Le serrurier Blas Molina Soriano, qui a aidé à transporter le lieutenant Ruiz, revient à l’entrée du parc, les poches bourrées de cartouches. Là, adossé à un montant déchiqueté de la porte, il tire sur les Français qui avancent depuis la fontaine Neuve et la rue Fuencarral. Il lui semble que des jours entiers se sont écoulés depuis cette première heure de la matinée où il a pris la tête de la rébellion, sur l’esplanade du Palais. Et il sent la déception le gagner. Les combattants sont peu nombreux, comparés à la population de Madrid. Et les militaires, à part ceux de Monteleón, où presque tous se donnent à fond, ne se montrent pas pressés de participer à la lutte. Pourtant, Molina croit encore que les soldats espagnols finiront par sortir de leurs casernes. C’est impossible, pense-t-il, que des hommes qui ont du sang dans les veines permettent aux Français de mitrailler impunément le peuple comme en ce moment, sans bouger le petit doigt pour les en empêcher. Mais une si longue attente et l’absence de nouvelles sont de mauvais augure. À mesure que le temps passe, que les ennemis resserrent leur étreinte et que de plus en plus de gens meurent, le serrurier sent son espoir s’amoindrir. Les renforts tant souhaités n’arrivent pas, trop de civils et de militaires se démoralisent, épuisés ou pris de peur, et se retirent du feu pour se réfugier dans le fond du parc ou les maisons voisines, tandis que les Français se font aussi nombreux que les abeilles dans une ruche. C’est pourquoi, profitant d’un répit de la fusillade, il s’approche de l’officier d’artillerie qui, sabre à la main, dirige le tir des canons.
— Quand donc les militaires vont-ils venir nous secourir, mon capitaine ?
— Bientôt.
— Sûr ?
Luis Daoiz le regarde, impassible, l’air absent. Comme s’il ne le voyait pas.
— Aussi sûr que Dieu existe.
Molina, impressionné par l’attitude de l’officier, avale sa salive avec difficulté, car il a la gorge aussi sèche que de la morue salée.
— Bon, si vous le dites…
La femme qui aide au canon le plus proche, Ramona García Sánchez, s’essuie le nez du dos de sa main sale et lance au serrurier un regard noirci par la fumée de la poudre.
— Vous n’avez pas entendu monsieur le capitaine, tête de mule ?… S’il dit qu’ils vont venir, c’est qu’ils viendront. Un point c’est tout. Et maintenant, restez pour nous aider ou partez, mais ne nous gênez pas. C’est pas le jour de bavarder.
— Ne vous fâchez pas comme ça, madame.
— Je me fâche si je veux. Et tant pis si ça te déplaît !
Le dernier mot est couvert par une détonation. Un autre canon vient de tirer, et le recul de l’affût manque de faire tomber à la renverse Molina, qui sursaute et s’écarte. En réponse arrive une furieuse fusillade française. Au milieu de la fumée et des balles qui sifflent, un des servants de la pièce se remet à crier en direction de l’entrée du parc :
— De la poudre et des boulets !… Ici… Vite !
De l’entrée arrivent plusieurs civils, dont deux femmes – la jeune Benita Pastrana et la voisine de la rue San Gregorio Juana García –, avec les munitions et leurs cartouches qu’ils portent dans de gros couffins d’alfa en se baissant pour éviter les décharges ennemies. Ils alimentent ainsi le canon du lieutenant Arango qui continue de prendre en enfilade la rue San Pedro, servi par l’artilleur Antonio Martín Magdalena avec l’aide des civils Juan González, de la femme de celui-ci, Clara del Rey, et de ses fils Juanito, dix-neuf ans, Ceferino, dix-sept ans, et Estanislao, quinze ans. On réapprovisionne aussi le canon qui était commandé par le lieutenant Ruiz et que dirige maintenant, en direction de la rue Fuencarral et de la fontaine Neuve, le caporal Eusebio Alonso avec, à ses côtés, le secrétaire Rojo, le marchand de vin José Rodríguez et son fils Rafael. La troisième pièce reçoit, de la même manière, quatre boulets et charges de poudre, pour tirer vers la rue San Bernardo et la fontaine de Matalobos ; elle est servie par les artilleurs Pascual Iglesias et Juan Domingo Serrano, le ruffian Antonio Gómez Mosquera et le soldat des Volontaires de l’État Antonio Luque Rodríguez. Plusieurs soldats et civils se tiennent aussi parmi eux, à plat ventre, agenouillés ou, pour les plus audacieux, debout, tirant dans toutes les directions pour les protéger du feu français. D’autres s’abritent derrière les affûts, pour charger fusils et pistolets, ou reçoivent les armes qu’on leur passe, chargées, de l’intérieur du parc. Les pertes sont sévères : ainsi tombent Juan Rodríguez Llerena, tanneur, originaire de Carthagène du Levant, le soldat des Volontaires de l’État Esteban Vilmendas Quílez, âgé de dix-neuf ans, et Francisca Olivares Muñoz, habitant rue de la Magdalena, qui a le cou traversé par une balle au moment où elle apporte une dame-jeanne de vin aux artilleurs. Les affûts des canons sont tachés de sang, le sol est couvert de flaques et de traces rouges laissées par les corps que l’on traîne, à peine tombés, vers l’entrée du parc ou le couvent de Las Maravillas ; à une fenêtre de celui-ci, sœur Eduarda continue d’arroser les combattants de médailles et d’images pieuses et de les haranguer.
— Que Dieu vous bénisse tous !… Vive l’Espagne !
Bénis ou pas bénis, pense amèrement Luis Daoiz, il n’empêche que les défenseurs du parc se font tirer comme des lapins. Il le dit – discrètement, entre ses dents – au capitaine Velarde quand celui-ci vient voir comment les choses se passent dehors.
— Nous avons mis ces malheureux dans un fichu pétrin, Pedro.
Velarde, qui arbore toujours son visage d’halluciné, le regarde comme s’il tombait de la lune.
— Il suffit d’attendre encore un peu, dit-il en rajustant l’épaulette tranchée d’un coup de sabre. Les camarades ne peuvent pas nous laisser comme ça.
— Les camarades ? Quels camarades ? – Daoiz baisse encore la voix. – Ils sont tous planqués dans leurs casernes… Et si jamais on se tire de ce guêpier, ce qui nous attend, toi et moi, c’est le poteau d’exécution. Quelle que soit l’issue, on est frits.
Des balles françaises passent en bourdonnant, tout près d’eux. Après avoir observé calmement les deux extrémités de la rue, Velarde se rapproche un peu de son ami.
— Ils viendront, murmure-t-il d’un ton confidentiel. Je te l’assure.
— Tu parles qu’ils vont venir !
Velarde retourne à l’intérieur du parc, et Luis Daoiz inspecte de nouveau les alentours, bourré de remords en sentant les regards confiants rivés sur lui ; son uniforme et son attitude continuent de rassurer les combattants. De toute manière, conclut-il, impossible de revenir en arrière. La fatigue, les pertes nombreuses, la pression des Français commencent à faire leur effet. Daoiz ne veut pas penser à ce qui arrivera si les Français, qui connaissent quand même bien leur métier, en arrivent au corps à corps dans une charge à la baïonnette. Et cela, en supposant qu’il restera des hommes pour les recevoir. Le rassemblement des combattants autour des trois pièces d’artillerie attire la plus grande part du feu nourri de l’ennemi, dont les tireurs se font de plus en plus précis. Une autre balle claque contre la culasse d’un canon, et le ricochet, qui passe à quelques pouces du capitaine, atteint à la gorge l’artilleur Pascual Iglesias, qui s’écroule, le refouloir à la main, en vomissant du sang comme un taureau sous l’estocade. Daoiz appelle, pour que l’on vienne remplacer le blessé, mais aucun des artilleurs postés à l’entrée du parc ne se risque à venir prendre la relève. C’est un soldat des Volontaires de l’État qui le fait, Manuel García, un vétéran dont le visage aquilin et tanné par les ans est encadré par d’épais favoris.
— Ne restez pas groupés autour des canons ! crie Daoiz. Dispersez-vous un peu !… Abritez-vous !
Peine perdue, constate-t-il. Les civils qui ne sont pas encore découragés et ne fléchissent pas ignorent les rudiments de la tactique militaire, et leur courage même les pousse à s’exposer exagérément. Une autre salve française met fin à la vie du voisin du quartier Vicente Fernández de Herosa, atteint en transportant des cartouches pour les fusils, et à celle du garçon boulanger Amaro Otero Méndez, vingt-quatre ans, que sa patronne, Cándida Escribano – qui observe le combat cachée derrière les volets de sa boulangerie –, voit tomber, frappé par deux balles, après s’être battu en compagnie de ses camarades Guillermo Degrenon Dérber, trente ans, Pedro del Valle Prieto, dix-huit ans, et Antonio Vigo Fernández, vingt-deux ans. Soulevant le blessé, les trois boulangers le portent jusqu’au couvent, sans pouvoir éviter qu’en chemin – son sang inonde leurs bras – il meure, exsangue. À leur retour, à peine ont-ils mis les pieds sur le pavé qu’une nouvelle salve française blesse gravement Guillermo Degrenon à la tête, atteint Antonio Vigo à la poitrine et tue net Pedro del Valle. En dix minutes seulement, la boulangerie de la rue San José perd ses quatre commis.
Charles Tristan de Montholon, commandant faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire de l’infanterie impériale, vérifie que sa veste est boutonnée réglementairement, ajuste bien son bicorne et tire son sabre. Il n’en peut plus de voir tomber ses soldats les uns après les autres. Aussi, après avoir reçu les rapports des capitaines qui commandent les compagnies et les mauvaises nouvelles des Westphaliens qui sont toujours bloqués au coin des rues San José et San Bernardo, a-t-il décidé d’employer les grands moyens. L’attaque simultanée par les trois rues ne progresse pas, et les messages du quartier général sont de plus irrités et pressants. « Finissez-en », ordonne, laconique, le dernier, qui porte la signature personnelle de Joachim Murat. Et donc, décidant un repli tactique, Montholon n’a laissé en première ligne que les Westphaliens et un détachement de tireurs sur les terrasses et les toits. Le reste de ses forces sera concentré sur un seul point.
— Nous irons en colonne serrée, a-t-il dit à ses officiers. En partant de la fontaine Neuve, nous avancerons dans la rue San José jusqu’à l’entrée même du parc. Baïonnette au canon et sans nous arrêter… Je marcherai en tête.
Les officiers finissent de disposer leurs hommes et prennent leurs places respectives. Montholon s’assure que la colonne impériale forme une masse compacte, hérissée de huit cents baïonnettes, qui occupe toute la rue, et que les jeunes soldats, en se voyant encadrés par leurs camarades, ont repris confiance. Pour ouvrir la marche, il a choisi les meilleurs grenadiers du régiment. L’attaque en colonne serrée est d’ailleurs une spécialité redoutable de l’armée impériale. Les champs de bataille de toute l’Europe attestent qu’il est difficile de résister à la pression d’une telle colonne française, formation qui expose plus durement les hommes durant sa progression, mais qui, dirigée par de bons officiers et composée de troupes entraînées, permet de porter jusqu’aux rangs ennemis, à la manière d’un bélier, une masse compacte et disciplinée, avec une remarquable cohésion et une grande puissance de feu. Des dizaines de batailles ont été gagnées ainsi.
— Vive l’Empereur !
Le trompette lance la sonnerie de rigueur, et, immédiatement, les tambours se mettent à battre.
— En avant !… En avant !…
Bleue, solide, impressionnante par son ampleur et l’éclat des baïonnettes, la colonne pénètre au pas cadencé dans la rue San José. Montholon marche en tête, le plus exposé de tous, avec l’étrange sensation d’irréalité que lui donne toujours le début du combat : les mouvements mécaniques, l’entraînement et la discipline remplacent la volonté et les sentiments. Ils permettent, en outre, de reléguer dans le coin le plus obscur de son esprit l’appréhension de recevoir une balle.
— En avant ! Pas de gymnastique !
Le rythme des bottes se fait plus rapide et résonne maintenant dans toute la rue. Montholon entend dans son dos la respiration entrecoupée des hommes qui le suivent et, devant lui, les tirs de ceux qui protègent leur marche. Tout en avançant, le jeune commandant ne perd pas un détail : les soldats morts, le sang, les impacts de mitraille et de balles sur les façades, les vitres brisées, le mur de Monteleón, le couvent de Las Maravillas au-delà du croisement avec la rue San Andrés, l’entrée du parc un peu plus loin, avec les canons et les servants qui s’agitent autour. Un canon fait feu, et le boulet, qui passe trop haut, arrache le bord d’un toit en répandant sur la colonne française une pluie de briques, de plâtre et de tuiles pulvérisés. Puis, du mur et de l’entrée, arrive une fusillade nourrie.
— Pressez le pas !
Les Espagnols ne disposent pas de mitraille, constate, soulagé, le commandant français. En se tournant à demi, il jette un regard derrière lui et s’assure que, malgré les tirs qui font tomber plusieurs hommes, la colonne poursuit imperturbablement sa marche.
— Au pas de charge !… crie-t-il de nouveau pour enflammer ses hommes avant l’assaut. Vive l’Empereur !
— Vive l’Empereur ! ! !
Cette fois, oui, on va en finir, se dit Montholon. La victoire est à portée de main.
Réunissant tous les hommes qu’il trouve dans la cour, Pedro Velarde, sabre au clair, se précipite avec eux dans la rue.
— Baïonnette au canon !… Ils arrivent !
Beaucoup restent retranchés dans l’entrée ou tirent depuis les murs, mais il est quand même suivi par cinq Volontaires de l’État et une demi-douzaine de civils, parmi lesquels le serrurier Molina et les survivants de la bande de l’hôtelier Fernández Villamil, l’orfèvre Antonio Claudio Dadina et les frères Muñiz Cueto.
— Ils ne passeront pas !… hurle Velarde d’une voix que la colère et la poudre ont rendue rauque. Ces gabachos ne passeront pas ! Vous m’entendez ?… Vive l’Espagne !
Au milieu d’une fusillade confuse, ce groupe se voit renforcé par des hommes du parti de Cosme de Mora, qui reculent en désordre après avoir abandonné la maison du coin de la rue San Andrés qu’ils avaient prise d’assaut quelque temps auparavant avec Velarde, et par des civils isolés : l’étudiant José Gutiérrez, le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio, l’ouvrier typographe Gómez Pastrana, don Curro García et le jeune Francisco Huertas de Vallejo qui ont réussi à arriver jusqu’ici par le couvent de Las Maravillas. De la sorte, se rassemblent autour des canons, mêlés aux servants des pièces, une cinquantaine de combattants, y compris Ramona García Sánchez, qui demeure auprès du capitaine Daoiz, et Clara del Rey qui, avec son mari et ses fils, continue de servir la pièce commandée par le lieutenant Arango.
— Tenez bon !… Baïonnettes et navajas !… Tenez bon !…
Cette concentration de combattants a son prix en sang, car elle facilite le tir des soldats français déployés dans les maisons et sur les toits voisins. La jeune fille de dix-sept ans Benita Pastrana reçoit ainsi une balle dans le pied et mourra de la gangrène quelques jours plus tard. Le journalier de dix-sept ans Manuel Illana, le soldat asturien des Volontaires de l’État Antonio López Suárez, vingt-deux ans, sont blessés, et le scieur de long Antonio Matarranz y Sacristán, trente-quatre ans, est frappé d’une balle à la tête.
— Ils viennent !… Ils arrivent !…
Luis Daoiz essuie la sueur de son front avec la manche de sa veste et lève son sabre. Deux des trois canons sont chargés, et ses servants les déplacent en toute hâte pour prendre en enfilade la rue San José par où s’approche, au pas de charge et baïonnettes en avant, l’immense colonne française, imperturbable dans sa marche malgré le harcèlement des hommes du capitaine Goicoechea qui déchargent sur elle tout ce que leurs fusils peuvent tirer. Des autres officiers qui se sont présentés le matin, on ne voit guère de traces. Ils doivent être en train, pense amèrement Daoiz, de garder courageusement les arrières moins exposés. Quant aux forces ennemies qui sont sur le point de leur tomber dessus, le capitaine d’artillerie expérimenté sait qu’il n’y a aucun moyen d’arrêter leur assaut et que, lorsque les baïonnettes françaises disciplinées en arriveront au corps à corps, les défenseurs seront inéluctablement écrasés. Il ne reste donc plus qu’à se rendre ou à mourir en combattant. Et plutôt que de finir devant un peloton d’exécution – ce dont personne ne pourra le sauver, s’il est pris vivant –, Daoiz préfère finir ici, debout et le sabre à la main. Comme c’est le devoir, au point où il en est, de tout homme qui, comme lui, n’est pas disposé à se brûler lui-même la cervelle. Mieux vaut, avant, faire sauter celle d’autant de Français qu’il le pourra. Et donc, se désintéressant du monde et de tout le reste, le capitaine se campe bien droit et s’apprête à lever son sabre pour crier « Feu ! » et faire tirer les canons – si au moins ils avaient de la mitraille ! se lamente-t-il encore une fois –, puis à se servir de ce même sabre pour vendre sa vie aussi cher que son courage et son désespoir pourront la faire payer. Un instant, son regard rencontre les yeux enfiévrés de Pedro Velarde, qui arme un pistolet et le décharge contre les Français, sans cesser de hurler et de houspiller ceux qui, devant la proximité de l’ennemi, fléchissent et veulent battre en retraite. Maudit et cher fou furieux, pense-t-il. Voilà où nous ont conduits ton patriotisme et le mien, dignes d’une Espagne meilleure que cette autre, si triste et si misérable qu’elle serait capable de nous faire envier ces Français qui nous réduisent en esclavage et nous tuent.
— Quand est-ce que les renforts vont arriver, monsieur le capitaine ?… demande Ramona García Sánchez, qui s’est postée juste à côté de Daoiz, un couteau dans une main et une baïonnette dans l’autre. Parce que, faut bien le dire, cœur de ma vie, ils prennent leur temps !
— Bientôt.
La fille sourit, masculine et féroce, le visage souillé par la poudre.
— D’accord, mais s’ils tardent encore plus d’une minute et demie, ça sera plus la peine.
Daoiz ouvre la bouche pour commander la dernière décharge : les Français sont sur le point de passer le coin de la rue San Andrés, à quarante pas. Et à cet instant, au moment même où la colonne ennemie arrive au croisement, une sonnerie de trompette retentit, et un militaire, un officier espagnol, apparaît au coin, brandissant un drapeau blanc à la pointe de son sabre.
— Arrêtez-vous !… Halte au feu !
La tentation d’éviter une plus grande effusion de sang est puissante. Le commandant Montholon sait que, même s’il est sûr de prendre d’assaut le parc d’artillerie, les pertes subies par ses troupes seront sévères. Et cet officier qui arrive en agitant le drapeau des parlementaires et en faisant des efforts désespérés pour mettre fin au combat offre une chance qu’il serait suicidaire – littéralement parlant, car Montholon marche à la tête de ses troupes – de négliger. Aussi le Français ordonne-t-il d’arrêter la colonne, de mettre le fusil à l’épaule, canon vers le bas. C’est un moment de tension extrême, car il y a encore des coups de feu, et le comportement des Espagnols n’est pas clair. De l’entrée du parc parviennent des cris, des ordres et des contre-ordres, tandis qu’un officier de petite taille portant une veste bleue s’agite entre les canons en levant les bras pour contenir ses gens. Un tir abat un soldat impérial qui s’écroule au milieu des protestations d’indignation de ses camarades. Désorienté, Montholon est sur le point de commander la poursuite de l’attaque quand, après deux autres tirs isolés, le feu cesse complètement et, aux murs et aux fenêtres du parc, des insurgés se montrent pour voir ce qui se passe. L’officier au drapeau blanc est arrivé aux canons, où tous crient et se disputent. Montholon, qui ne comprend pas un mot de leur langue, ordonne à l’interprète, collé à ses talons avec le trompette et un tambour, de lui traduire tout ce qu’il entend. Puis il commande à la colonne d’avancer au pas ordinaire, les fusils toujours la crosse en l’air, jusqu’à dix pas des canons. Là, un officier, tête nue, dont une épaulette de la veste verte a été tranchée d’un coup de sabre, vient à sa rencontre en gesticulant et l’apostrophe en espagnol, puis termine en mauvais français :
— Si continuez, yé ordonné vous tirer dessus… Compris ou no compris ?
— Il dit… commence l’interprète.
— Je comprends parfaitement ce qu’il dit, le coupe Montholon.
Le commandant français ordonne à la colonne de faire halte et s’avance, suivi de l’interprète, du trompette et des capitaines Hiller et Labédoyère, vers le groupe formé par l’officier au drapeau blanc, celui qui porte la veste bleue – un capitaine d’artillerie, constate-t-il en voyant de près les liserés rouges de son uniforme –, celui à la veste verte – un autre capitaine – et une demi-douzaine de militaires et de civils qui se détachent des canons, plus curieux que les autres qui restent groupés derrière les affûts, sur les murs et aux fenêtres du parc, les armes à la main, dans une attitude à la fois intriguée et hostile. Même du couvent de Las Maravillas des hommes armés sortent pour assister à la scène, tandis que d’autres écoutent et regardent depuis la grille tordue par les balles. L’officier qui vient d’arriver discute vivement avec les deux autres. Montholon observe qu’il porte également les insignes de capitaine et est vêtu d’un uniforme blanc à revers rouge sombre, comme plusieurs des soldats qui défendent le parc. Ce qui signifie qu’il appartient au même régiment qu’eux. Pourtant, parmi ceux-ci, on voit aussi des vestes bleues d’artilleurs, comme celle que porte le petit capitaine. Le grand capitaine porte également au col les insignes de l’artillerie, mais sa veste verte indique qu’il appartient à l’état-major de cette arme. Déconcerté, le commandant français se demande qui donc il a vraiment en face de lui, et qui diable commande ici.
Le capitaine Melchor Álvarez, du régiment des Volontaires de l’État, n’est pas seulement en sueur et hors d’haleine, il est aussi furieux. La sueur et la respiration entrecoupée, il les doit à la course qu’il vient de livrer depuis la caserne de Mejorada, d’où le colonel Esteban Giraldes l’a envoyé, il y a un quart d’heure, avec pour instructions d’ordonner aux responsables du parc de Monteleón de cesser le feu et de livrer les lieux aux Français. Quant à la colère, elle vient de ce que, malgré les risques qu’il a pris en s’interposant entre les combattants sans autre défense qu’un mouchoir blanc accroché à son sabre, aucun des officiers qui commandent cette folle aventure n’a le moindre égard pour lui. Le capitaine Luis Daoiz lui a dit de retourner d’où il vient et l’autre insurgé, Pedro Velarde, lui a carrément ri au nez :
— Ce n’est pas le colonel Giraldes qui commande ici.
— Ça ne vient pas du colonel Giraldes, mais de la Junte de Gouvernement ! insiste Álvarez en exhibant le document. L’ordre est signé du ministre de la Guerre en personne… Il est indigné de cette aberration et donne l’ordre de cesser immédiatement le feu.
— Le ministre perd son temps, déclare Velarde. Et vous aussi.
— Vous êtes seuls. Personne ne va vous secourir, et le calme règne dans le reste de la ville.
— Nom de Dieu, puisque je vous dis que vous perdez votre temps !… Vous êtes sourd ?
Le capitaine Álvarez, mal à l’aise, regarde l’officier d’état-major. En lui remettant l’ordre, le colonel Giraldes l’a instruit de l’exaltation et du fanatisme de ce Pedro Velarde, mais sans préciser qu’il pourrait en arriver à une telle extrémité. Le plus inquiétant est que l’autre capitaine, qui a la réputation d’être un homme modéré et de bon sens, est tout aussi obstiné. Ce qui est sûr, en tout cas, conclut Álvarez en observant les rigoles de sang sur le sol et les gens attroupés qui attendent, c’est que tout est allé trop loin.
— Vous êtes des irresponsables, insiste-t-il d’un ton sévère. Vous mettez le peuple en danger et vous l’exposez à des conséquences encore plus désastreuses… Tout ce sang répandu des deux côtés ne vous suffit pas ?
Le capitaine Daoiz étudie les Français. Le chef de la colonne se tient à quatre pas, en compagnie de deux capitaines et d’un trompette. Près de lui, un interprète traduit au fur et à mesure. Le commandant écoute avec attention, la tête penchée sur le côté, les sourcils froncés, en tripotant la boucle de son ceinturon, le sabre encore dans l’autre main.
— Ces messieurs, dit Daoiz en désignant le Français, mitraillent le peuple et font couler son sang. Et le Gouvernement, et vous-même, capitaine Álvarez, avec bien d’autres, vous restez à regarder, les bras croisés.
— Et ça, intervient Velarde très échauffé, quand vous n’êtes pas directement de connivence avec l’ennemi.
Álvarez, dont la patience n’est pas la qualité première, sent la colère lui monter à la tête. Il n’est pas du parti français, il est seulement un militaire fidèle aux ordonnances et au roi Ferdinand VII. Il est ici, ordres mis à part, parce qu’il considère que la résistance à l’armée impériale est une aventure téméraire et inutile. Ni le peuple et les militaires réunis, ni l’Espagne entière soulevée n’auraient la moindre chance face à l’armée la plus puissante du monde.
— L’ennemi ? proteste-t-il, outré. Ici, l’unique ennemi est cette populace sans frein et le désordre… Et ce mot de connivence, je le prends comme une insulte personnelle !
Pedro Velarde fait un pas en avant, le visage dur, la main gauche crispée sur le pommeau de son sabre.
— Et alors ? Vous voulez que je vous en donne satisfaction ?… Vous avez envie de vous battre avec moi ?… Dans ce cas, retirez ce honteux drapeau blanc, joignez-vous à ces messieurs les Français, et vous verrez ce que vous verrez !
— Calme-toi, s’interpose Daoiz en le retenant par le bras.
— Me calmer ? – Velarde se libère brutalement de son ami. – Qu’ils aillent tous au diable, ces chiens !
Álvarez est à un doigt d’abandonner. C’est inutile, conclut-il. Qu’ils s’entretuent, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. Et à la grâce de Dieu. Pourtant, après avoir échangé un regard avec le commandant de la colonne française – il a l’allure d’un jeune homme de bonne éducation, raisonnable, pas comme les brutes ordinaires de l’armée impériale –, il décide d’insister encore. Des deux capitaines rebelles, Daoiz semble le plus sensé. C’est donc à lui qu’il s’adresse.
— Et vous, vous n’avez rien à dire ?… Soyez raisonnable, pour l’amour de Dieu.
L’artilleur paraît réfléchir.
— On est allés trop loin des deux côtés, dit-il enfin. Il faudrait connaître les conditions d’un cessez-le-feu. – Il regarde le commandant français. – Demandez-le-lui.
Tous se tournent vers le commandant de la colonne impériale qui, penché vers l’interprète, écoute avec attention. Puis il hoche la tête négativement et répond dans sa langue. Le capitaine Álvarez ne parle pas français, mais, avant même que l’interprète ait traduit, il sent que le ton tranchant du commandant est sans équivoque. Après tout, se dit-il, il a ses raisons. Les gens du parc lui ont tué trop d’hommes.
— Monsieur le commandant regrette de ne pouvoir offrir de conditions, traduit l’interprète. Vous devez rendre les prisonniers français sains et saufs et déposer les armes. Il vous demande de penser avant tout aux gens du peuple, car il y a déjà beaucoup de morts dans Madrid. Il ne peut accepter de vous que la reddition immédiate.
— Nous rendre ?… Et quoi encore ? s’exclame Velarde.
Luis Daoiz lève une main. Le capitaine Álvarez observe que le commandant français et lui se regardent dans les yeux, en gens du même métier. Il reste peut-être un peu d’espoir.
— Voyons, dit calmement Daoiz. Il n’y a vraiment aucun arrangement possible ?
Après traduction de l’interprète, le Français dit de nouveau non. Et quand l’artilleur regarde Álvarez, celui-ci hausse les épaules.
— Ils ne nous laissent donc aucune issue, commente Daoiz, un étrange sourire au coin des lèvres.
Le capitaine des Volontaires de l’État exhibe de nouveau l’ordre signé par le ministre O’Farril.
— C’est conforme aux instructions. Soyez sensés.
— Ce papier n’est même pas bon pour se torcher le cul, affirme Velarde.
Ignorant ce dernier, le capitaine Álvarez observe Luis Daoiz. Celui-ci contemple le document mais ne le prend pas.
— En tout cas, demande Álvarez, définitivement découragé, permettez que j’emmène les miens.
Daoiz le regarde comme s’il avait parlé chinois.
— Les vôtres ?
— Je parle du capitaine Goicoechea et des Volontaires de l’État… Ils ne sont pas venus pour se battre. Le colonel a beaucoup insisté sur ce point.
— Non.
— Pardon ?
— Vous ne les emmènerez pas.
Le ton de Daoiz est sec et distant, le regard absent, comme si, soudain, cette situation lui était indifférente et qu’il était loin de tout cela. Ils ont perdu la raison, décide Álvarez, consterné de faire cette constatation. Voilà la vérité, et personne ne l’avait prévue : Velarde avec son exaltation lunatique et cet autre avec sa froideur inhumaine sont fous à lier. Un moment, se laissant porter par l’automatisme de son grade et de son métier, Álvarez envisage la possibilité de s’adresser directement aux soldats qui relèvent de son régiment et de leur ordonner de le suivre loin d’ici. Cela affaiblirait la position de ces visionnaires et les inclinerait peut-être à accepter la reddition sans conditions. Mais, comme s’il avait compris sa pensée, Daoiz se penche un peu vers lui, sans se départir de sa courtoisie, avec toujours le même étrange sourire.
— Si vous tentez de faire déserter ces hommes, lui dit-il à voix basse sur le ton de la confidence, je vous conduis à l’intérieur et je vous tire une balle.
Francisco Huertas de Vallejo assiste aux pourparlers entre officiers français et espagnols parmi les civils rassemblés autour des canons. Le jeune volontaire se trouve là avec don Curro et l’ouvrier typographe Gómez Pastrana, appuyé sur le canon de son fusil, debout, mains croisées sur son embouchure. Il n’entend pas tout ce qui se dit, mais l’attitude des chefs lui semble claire, que ce soit celle du capitaine Velarde qui crie plus fort que tous, ou celle des autres. Dans son esprit, le jeune volontaire à bon espoir qu’ils arrivent à un accord honorable. Une heure et demie de combats est suffisante pour modifier certains points de vue. Il n’avait jamais imaginé que défendre la patrie consisterait à mordre des cartouches recroquevillé derrière des matelas roulés sur un balcon, ou à détaler follement comme un lièvre en sautant des murs avec les Français sur les talons. Entre ça et les images coloriées représentant des exploits militaires héroïques, il y a un abîme. Il n’avait jamais imaginé non plus les flaques de sang coagulé sur le sol, les cervelles répandues, les corps inertes et mutilés, les appels effroyables des blessés et la puanteur de leurs tripes ouvertes. Ni la satisfaction féroce de rester vivant là où d’autres ne le sont plus. Vivant et entier, avec un cœur qui bat, deux jambes et deux bras à leur place. Maintenant, la courte trêve lui permet de réfléchir, et la conclusion est si simple qu’elle lui fait presque honte : il voudrait que tout s’arrête et qu’il puisse rentrer chez son oncle. Cette pensée en tête, il observe autour de lui, à la recherche d’un sentiment semblable sur les visages proches ; mais il ne trouve – ou en tout cas ne croit voir – que décision, fermeté et mépris pour les Français. Du coup, il se redresse et durcit ses traits, de peur que ceux-ci ne le trahissent. Et donc, comme tous les autres, le jeune homme s’efforce de regarder avec dégoût la colonne des ennemis qui attendent à quelques pas de là, même si beaucoup d’entre eux sont aussi imberbes que lui. Vus de près, ils sont moins impressionnants, conclut-il, en dépit de leur masse disciplinée et menaçante, avec leurs brillants uniformes bleus, leurs buffleteries blanches et leurs fusils à l’épaule, crosse en l’air ; bien différents des Espagnols, loqueteux, sombres et silencieux, qu’il a devant lui.
— Ça ne va pas, murmure don Curro.
Le capitaine Daoiz est en train de dire quelque chose en aparté au capitaine des Volontaires de l’État qui est venu avec le drapeau blanc et qui ne semble guère satisfait de ce qu’il entend. Francisco Huertas les voit dialoguer, et il voit aussi l’interprète qui est à côté du commandant français s’approcher un peu, pour entendre ce qu’ils se disent. À ce moment, un homme du peuple qui se tient appuyé à un canon – le jeune Huertas saura plus tard qu’il s’appelle Antonio Gómez Mosquera – écarte le Français en le poussant violemment, et celui-ci tombe sur le dos.
— Eh merde ! crie l’homme. Vive Ferdinand VII !
Ce qui se passe ensuite, inattendu et brutal, est très rapide. Sans l’ordre de personne, délibérément ou par maladresse, un artilleur qui tient à la main un boutefeu allumé, enflamme la mèche de sa pièce. Un coup de tonnerre ébranle la rue, tous sursautent, l’affût recule avec le départ du boulet, et celui-ci passe en tir rasant tout près du commandant ennemi et de ses officiers, et ouvre une brèche sanglante dans la colonne française, immobile et sans défense. Tout le monde crie en même temps, les officiers espagnols en pleine confusion, les Français épouvantés, et aux cris se mêlent les plaintes des blessés de l’armée impériale qui se tordent par terre dans leurs propres débris, l’horreur des membres mutilés, les hurlements de panique de la colonne qui se débande et court se mettre à l’abri. Après le premier moment de stupeur, Francisco Huertas, comme ses compagnons, épaule son fusil et tire, presque à bout portant, sur l’ennemi désemparé. Puis, dans le fracas de la tuerie, il voit le capitaine Daoiz clamer inutilement « Halte au feu ! », mais rien ne peut plus arrêter le massacre. Le capitaine Velarde, qui a tiré son sabre, se rue sur le commandant impérial et lui intime, ainsi qu’à ses officiers, l’ordre de se rendre. En voyant la lame luire devant ses yeux, le Français, à genoux et commotionné par la décharge du canon – le coup est passé si près que son uniforme est roussi –, lève les bras, désorienté, sans comprendre ce qui se passe ; ses officiers, le trompette et l’interprète l’imitent. Beaucoup de soldats qui formaient l’avant-garde de la colonne et qui n’ont pas eu le temps de s’enfuir par les rues San José et San Pedro font de même : ils jettent leurs fusils et demandent quartier, cernés par une meute de civils, d’artilleurs et de soldats espagnols qui, à coups de poings et de crosses, baïonnettes pointées, les poussent à l’intérieur du parc avec leurs officiers, tandis que la foule en délire chante victoire et lance des vivats pour l’Espagne, le roi Ferdinand et la Sainte Vierge ; les fenêtres, les murs et la grille du couvent fourmillent de civils et de militaires qui applaudissent et se félicitent de l’événement. Alors, Francisco Huertas qui, avec don Curro, le typographe Gómez Pastrana et les autres, crie son enthousiasme en brandissant à la pointe de son fusil le shako ensanglanté d’un Français se rend enfin compte de l’énormité de la chose. En un instant, les défenseurs de Monteleón, en plus de capturer le commandant et plusieurs officiers de la colonne ennemie, ont fait une centaine de prisonniers. C’est pourquoi il est tellement surpris de voir que le capitaine Daoiz, au lieu de participer à la joie générale, reste immobile et songeur au milieu du tumulte, le visage fermé et absent, pâle comme si la foudre venait de tomber à ses pieds.