9

L’Asturien José María Queipo de Llano, vicomte de Matarrosa et futur comte de Toreno, a vingt-deux ans. Élégant, cultivé, ses idées avancées le situeraient, en un autre moment, plus proche des Français que de ses compatriotes ; il sera, avec le temps, l’un des constitutionnalistes de Cadix, exilé libéral après le retour de Ferdinand VII et auteur d’une fondamentale Histoire du soulèvement, de la guerre et de la révolution d’Espagne. Mais ce soir, à Madrid, le jeune vicomte est loin d’imaginer tout cela ; ni que, dans vingt-huit jours, il prendra la mer à Gijón à bord d’un corsaire anglais afin d’aller demander de l’aide à Londres pour les Espagnols en armes.

— Nous n’avons pas pu sauver Antonio Oviedo, dit-il, abattu, en se laissant choir dans un fauteuil.

Les amis dans la maison desquels il vient d’entrer – les frères Miguel et Pepe de la Peña – sont consternés. Depuis le milieu de l’après-midi, en compagnie de son cousin également asturien Marcial Mon, José María Queipo de Llano a couru tout Madrid pour tenter d’obtenir la libération de leur ami intime, Antonio Oviedo ; lequel, sans avoir participé aux affrontements, a été pris par les Français au moment où il traversait une rue, désarmé, et sans la moindre provocation de sa part.

— Ils l’ont fusillé ? demande, angoissé, Pepe de la Peña.

— À l’heure qu’il est, sûrement.

Queipo de Llano relate à ses amis ce qu’il a fait. Après s’être rendus, lui et Mon, au domicile d’Antonio Oviedo, ils ont appris qu’il avait été conduit au Prado avec d’autres prisonniers et que là, malgré les promesses de Murat et les affirmations que tout était arrangé et terminé, on exécutait sans procès ni autres considérations les révoltés comme les innocents. Alarmés, les deux amis sont allés chez don Antonio Arias Mon, lequel, gouverneur du Conseil et membre de la Junte de Gouvernement, est aussi un parent du jeune Marcial Mon et de Queipo de Llano.

— Le pauvre vieux était recru de fatigue et faisait sa sieste… Il avait confiance, comme tout le monde, dans la promesse de Murat. Et quand nous avons réussi à le réveiller et à lui rapporter ce qui se passait, il ne pouvait y croire !… Tant cela choquait son honnêteté !

— Et qu’a-t-il fait ?

— Ce que pouvait faire toute personne respectable. Finalement convaincu de la véracité de ce que nous lui contions, il s’est lamenté en disant : « Et moi qui, de bonne foi, ai œuvré à désarmer le peuple, en engageant ma parole ! » Puis il nous a confié, rédigé et signé de sa main, un ordre de remettre Oviedo en liberté, en quelque endroit qu’il se trouve. Nous avons couru avec cette lettre de tous côtés, en passant entre les Français, toujours plus de Français…

— Qui nous ont causé de belles frayeurs, précise Marcial Mon.

— Bref, nous avons fini notre périple à l’hôtel des Postes, poursuit Queipo de Llano, où c’est le général Sexti qui commande pour la partie espagnole. Enfin, « commander » est un euphémisme.

— Je connais Sexti, dit Miguel de la Peña. Un Italien fat et prétentieux, au service de l’Espagne.

— Eh bien, ce misérable paye fort mal sa patrie d’adoption.

Avec la plus extrême froideur du monde, il a regardé l’ordre, haussé les épaules et dit sèchement : « Il faudra que vous vous entendiez avec les Français… » Ça n’a servi à rien que nous lui rappelions qu’il est responsable, avec le général Grouchy, du tribunal militaire. Il nous a répondu que, pour éviter toute contestation, il livre tous les prisonniers aux Français et qu’il s’en lave les mains.

— L’infâme ! s’écrie Pepe de la Peña.

— C’est bien ce que je lui ai dit, presque dans ces termes, et il m’a tourné le dos. J’ai même cru un instant qu’il allait nous faire arrêter.

— Et Grouchy ?

— Il a refusé de nous recevoir. Un aide de camp nous a éconduits de la manière la plus grossière, et nous avons eu de la chance qu’on nous ait laissés partir sans autre violence. Je crains qu’à cette heure le pauvre Oviedo…

Les quatre amis restent silencieux. À travers les fenêtres fermées leur parvient le bruit d’une salve lointaine.

— J’entends des pas dans l’escalier, dit Miguel de la Peña.

Tous s’alarment, car nul n’est sûr de rien, cette nuit à Madrid. Marcial Mon se décide finalement à se diriger vers la porte, l’ouvre et fait un pas en arrière, comme s’il venait de voir un spectre.

— Antonio !… C’est Antonio Oviedo !

Avec des exclamations de joie, ils se précipitent sur leur ami qui arrive pâle et défait, les habits en désordre. Porté presque à bout de bras sur un sofa, il parvient à se remettre grâce à un verre d’alcool qu’on lui tend pour qu’il reprenne quelques couleurs et puisse parler. Après quoi, Oviedo raconte son histoire : celle de tant de Madrilènes qui, aujourd’hui, se trouvent face à un peloton d’exécution, à cette heureuse différence près que, sur le point d’être fusillé, il a dû la vie à la bienveillance d’un officier français qui a reconnu en lui un client habituel de la Fontaine d’Or.

— Et les autres ?

— Morts… Tous morts.

L’horreur se lit dans ses yeux et, absent, dans la nuit qui obscurcit la ville, Antonio Oviedo avale d’un trait le reste de son verre. Le jeune Queipo de Llano, qui entoure son ami de ses soins les plus tendres, s’aperçoit avec effroi qu’il lui est venu des cheveux blancs.

Les impressions de la journée qu’ils viennent de vivre affectent aussi la raison d’autres malheureux. C’est le cas de Joaquín Martínez Valente, né à Saragosse, dont le frère Francisco, âgé de vingt-sept ans, avocat des Collèges royaux, tenait à la Puerta del Sol un commerce conjointement avec leur oncle, Jerónimo Martínez Mazpule. Leur boutique est restée fermée toute la journée, et ils l’ont rouverte à la fin de l’après-midi, la paix revenue ; à la dernière heure, des soldats français et deux mamelouks se sont présentés. Prétextant que des tirs étaient partis de là le matin, ils ont entouré l’oncle et le neveu sur le seuil de leur commerce. Martínez Mazpule a réussi à leur échapper en barricadant la porte. Mais pas Francisco Martínez Valente, frappé et traîné jusqu’à la porte de la boutique voisine. Là, malgré les efforts des employés pour le faire entrer et le sauver, l’avocat a reçu un coup de pistolet qui lui a fait sauter la cervelle en présence de son frère qui accourait à son aide. Maintenant, égaré par la vision et la terreur de l’abominable supplice, Joaquín Martínez Valente délire, reclus dans la maison de son oncle, en poussant des hurlements qui font trembler tout le voisinage. Il mourra quelques mois plus tard, à l’asile de fous de Saragosse.

Nombreux sont les pauvres gens étrangers à la révolte qui continuent de tomber victimes des représailles, malgré la publication de la paix, ou parce qu’ils ont cru en celle-ci. En dehors des exécutions organisées qui se poursuivront jusqu’à l’aube, beaucoup de Madrilènes sont assassinés durant la nuit pour s’être aventurés à leurs balcons ou à leurs portes, avoir eu de la lumière à une fenêtre, ou s’être trouvés à portée de tir des fusils français. C’est ainsi que le berger de dix-neuf ans Antonio Escobar Fernández meurt d’une balle près du Manzanares, alors qu’il revient avec ses brebis dans l’obscurité ; et une sentinelle abat la veuve María Vais de Villanueva qui se rend au domicile de sa fille, au 13 de la rue Bordadores. Les tirs sporadiques de la soldatesque ivre, par provocation ou par vengeance, tuent également des innocents dans leurs foyers. C’est le cas de Josefa García, quarante ans, qu’une balle blesse à mort parce qu’elle se tient près d’une fenêtre éclairée, dans la rue de l’Almendro. C’est aussi celui de María Raimunda Fernández de Quintana, la femme d’un domestique du palais Cayetano Obregón, qui attend sur son balcon le retour de son mari, et d’Isabel Osorio Sánchez, qui est frappée au moment où elle arrose les fleurs de sa maison, rue Rosario. Meurent également, rue Leganitos, l’enfant de douze ans Antonio Fernández Menchirón et ses voisines Catalina González de Aliaga et Bernarda de la Huelga ; dans la rue Torija, la veuve Mariana de Rojas y Pineda ; dans la rue Molino de Viento, la veuve Manuel Diestro Nublada ; et dans la rue Soldado, Teresa Rodríguez Palacios, trente-huit ans, alors qu’elle allume un quinquet. Dans la rue Toledo, au moment où le commerçant en lingerie Francisco Lopez s’apprête à dîner en famille, une décharge frappe les murs, brise les vitres d’une fenêtre et le tue d’une balle.

Sur les dix heures du soir, pendant que les gens meurent encore dans leurs maisons et que des files de prisonniers sont dirigées vers les lieux d’exécution, l’infant don Antonio, président de la Junte de Gouvernement, qui a écrit au duc de Berg pour intercéder en faveur des condamnés, reçoit la note suivante, signée de Joachim Murat :


Monsieur mon cousin. J’ai reçu la notification de Votre Altesse royale concernant le projet qu’ont des militaires français de brûler des maisons d’où sont partis de nombreux coups de feu. Je fais part à V. A. R. de ma décision de remettre l’affaire entre les mains du général Grouchy, en lui recommandant de recueillir toutes les informations possibles. V. A. R. me demande la remise en liberté de certains habitants qui ont été pris les armes à la main. En conformité avec mon ordre du jour, et pour qu’il en soit désormais pris acte, ils seront passés par les armes. Je ne doute pas que ma détermination recevra votre approbation.


À la même heure, Francisco Javier Negrete, capitaine général de Madrid, écrit, avant d’aller au lit, une lettre au duc de Berg. Il en rédige le brouillon à la lueur d’un candélabre, en chaussons et robe de chambre, tandis que, dans la chambre voisine, son valet brosse l’uniforme dans lequel il se présentera demain devant Murat pour le complimenter et recevoir ses instructions. Dans la lettre, publiée quelques jours plus tard par le Moniteur de Paris, le chef des troupes espagnoles casernées dans la ville résume parfaitement son point de vue sur la journée qui s’achève :


Votre Altesse comprendra la douleur qu’a pu ressentir un militaire espagnol en voyant couler dans les rues de cette capitale le sang de deux nations qui, destinées à l’alliance et à l’union les plus étroites, ne devraient s’occuper de rien d’autre que de combattre nos ennemis communs. Que Votre Altesse daigne me permettre de lui exprimer ma gratitude, non seulement pour les éloges quelle prodigue à la garnison de cette cité et pour les bontés dont elle me comble, mais aussi pour sa promesse de faire cesser les mesures de rigueur aussi promptement que les circonstances le permettront. V. A. confirme de la sorte l’opinion qui l’avait précédée dans ce pays et qui annonçait les vertus dont elle est parée. Je connais parfaitement la droiture des intentions de V. A., en voyant tous les avantages qui, indubitablement, doivent en résulter pour ma patrie. Que V. A. sache qu’elle peut compter sur mon adhésion la plus sincère et la plus absolue.


Dans la crypte de l’église San Martín, seuls cinq amis de Daoiz et de Velarde, avec les fossoyeurs Pablo Nieto et Maríano Herrero, veillent les deux capitaines : leurs camarades Joaquín de Osma, Vargas et César González, le capitaine des Gardes wallonnes Javier Cabanes et le secrétaire Almira. Les cadavres ont été amenés à la nuit tombante en passant discrètement par la rue de la Bodeguilla, puis par la porte et les escaliers situés derrière le grand autel. Daoiz est arrivé à la dernière heure de l’après-midi dans un cercueil, depuis sa maison de la rue de la Ternera, avec les bottes et l’uniforme qu’il portait quand il est mort à Monteleón. Le corps de Velarde est venu un peu plus tard, conduit par quatre artilleurs du parc sur deux planches de lit avec quelques bâtons en travers, nu, tel que l’ont laissé les Français, enveloppé dans une toile de tente de campagne que les soldats ont prise avant de partir. Quelqu’un a glissé le corps dans un vêtement de franciscain par souci de décence, et désormais les deux capitaines gisent côte à côte, l’un en uniforme, l’autre en robe de bure. La rigidité cadavérique maintient le visage de Daoiz tourné vers le ciel, et celui de Velarde penché vers la gauche – parce qu’il a refroidi à même le sol du parc – comme s’il attendait un dernier ordre de son camarade. À la tête des cercueils, inconsolable, Manuel Almira pleure ; et le long des murs humides et noirs, à peine éclairés par deux veilleuses de cire posées près des cadavres, se tient, silencieux, le petit groupe de ceux qui ont pris le risque d’être présents, car les autres, à cette heure, se cachent ou fuient la vengeance française.

— A-t-on des nouvelles de Ruiz, le lieutenant des Volontaires de l’État ? demande Joaquín de Osma.

— Il a été examiné par un chirurgien français qui a sondé sa blessure, répond Javier Cabanes. Puis on l’a porté à son domicile. Je l’ai appris tout à l’heure par don José Rivas, le professeur de San Carlos, qui est allé le voir un moment.

— C’est grave ?

— Très.

— En voilà un, au moins, que les Français n’arrêteront pas.

— N’en sois pas si certain. Mais, de toute manière, sa blessure semble mortelle… Je ne crois pas qu’il s’en sorte.

Les militaires se regardent, inquiets. Le bruit court que Murat a changé d’idée et qu’il veut maintenant arrêter tous ceux qui ont été mêlés au soulèvement du parc d’artillerie, sans faire de distinction entre civils et militaires. La nouvelle est confirmée par les capitaines Juan Cónsul et José Cordoba qui, à ce moment, descendent dans la crypte. Ils dissimulent tous deux le bas de leur visage et ne portent pas de sabre.

— J’ai vu dans la rue, attachés, plusieurs artilleurs, rapporte Cónsul. Les Français sont aussi allés prendre des Volontaires de l’État qui se sont battus… Il semble bien que Murat veuille une punition exemplaire.

— Je croyais qu’ils ne fusillaient que des civils pris les armes à la main, s’étonne le capitaine Vargas.

— Eh bien, tu vois, le cercle s’élargit.

Les militaires échangent de nouveau des regards nerveux, tout en baissant la voix. Seuls Cónsul, Cordoba et Almira ont été à Monteleón, mais tous sont compromis par leur amitié avec les morts et leur présence en ce lieu. Les Français fusillent pour moins que cela.

— Et que fait le colonel Navarro Falcón ? murmure César González. Il a dit qu’il intercéderait en faveur de ses hommes.

En parlant, le militaire garde un œil soupçonneux fixé sur l’escalier de la crypte, où veille l’un des croque-morts. Cette nuit, on doit craindre autant les impériaux que ceux – ils ne manquent jamais, dans les périodes troublées – qui veulent se ménager leurs bonnes grâces. Des mois plus tard, quand l’Espagne entière sera désormais soulevée contre Napoléon, il se trouvera même un officier, parmi ceux qui ont combattu aujourd’hui au parc, le lieutenant Felipe Carpegna, pour prêter serment au roi Joseph et se battre dans le camp français.

— Je ne sais si Navarro intercède, ni auprès de qui, dit Juan Cónsul. La seule chose qu’il répète à qui veut l’entendre, c’est qu’il ne se considère pas comme responsable et qu’il ne sait rien ; mais que s’il s’était trouvé aujourd’hui à Monteleón, il serait demain à des lieues de Madrid.

— Alors nous sommes perdus ! s’exclame Cordoba.

— S’ils nous prennent, tu peux en être sûr, confirme Juan Cónsul. Moi, je quitte la ville.

— Et moi aussi. Dès que je serai passé chez moi pour rassembler quelques affaires.

— Faites attention, leur recommande Cabanes. Ne perdez pas de temps.

Les militaires s’embrassent, en jetant un dernier regard sur Daoiz et Velarde.

— Adieu à tous. Bonne chance.

— Oui. Que Dieu nous protège tous… Vous venez, Almira ?

— Non. – Le secrétaire fait un geste en direction des corps des deux capitaines. – Quelqu’un doit les veiller.

— Mais les Français…

— Je me débrouillerai. Partez.

Les autres ne se font pas prier. Le lendemain matin, quand les fossoyeurs Nieto et Herrero enterreront les cadavres dans la plus grande discrétion, seul Manuel Almira sera là, fidèle jusqu’à la fin. Daoiz sera inhumé dans la crypte même, sous l’autel de la chapelle de Notre-Dame de Valbanera, et Verlarde enterré dehors, avec d’autres morts de la journée, dans la cour de l’église et près d’un puits d’eau limpide, dans un endroit appelé El Jardinillo – le petit jardin. Des années après, Herrero témoignera : « Nous avons pris la précaution de laisser les corps des susnommés Luis Daoiz et Pedro Velarde le plus près possible de la surface, pour le cas où, dans quelque temps, il serait possible de les transférer en un autre lieu plus digne d’honorer leur mémoire. »

Ildefonso Iglesias, infirmier à l’hôpital du Buen Suceso, s’arrête, horrifié, sous la voûte qui fait communiquer la cour et le cloître. À la lueur de la lanterne que porte son camarade Tadeo de Navas, l’amoncellement des cadavres bouleverserait les plus insensibles. Iglesias et son compagnon ont vu beaucoup d’atrocités au cours de la journée, puisqu’ils l’ont passée tous les deux, au risque de leur vie, à soigner les blessés et à transporter les morts quand les tirs des Français le leur permettaient. Pourtant, le spectacle lamentable qu’offrent l’église et l’hôpital qui jouxtent la Puerta del Sol leur fait dresser les cheveux sur la tête. Quelques corps ont été retirés à la nuit tombante par les amis et les parents assez courageux pour oser s’exposer aux balles françaises, mais la plupart de ceux qui ont été fusillés à trois heures de l’après-midi sont toujours là : livides, inertes, sur de grandes flaques de sang coagulé, ils répandent la puanteur de leurs entrailles déchiquetées et de leurs viscères à l’air. La puanteur de la mort et de la solitude.

— Ils ont bougé, chuchote Iglesias.

— Ne dis pas de bêtises.

— Je t’assure. Quelque chose a bougé parmi ces morts.

Prudemment, le cœur battant, les deux infirmiers s’approchent des cadavres en élevant la lanterne pour les éclairer. Il en reste quatorze : yeux vitreux, bouche entrouverte et mains crispées, dans toutes les postures où la mort les a surpris ou tels que les Français les ont laissés après les avoir assassinés, non sans avoir pratiqué sur eux leurs ultimes larcins.

— Tu as raison, balbutie Navas abasourdi. Il y a quelque chose qui bouge de ce côté.

Alors qu’ils approchent encore la lanterne, un gémissement léger, assourdi, venu d’un autre monde, fait trembler les deux garçons, qui reculent, effrayés. Une main, couverte de sang brunâtre, vient de s’agiter faiblement au milieu des cadavres.

— Celui-là est vivant.

— Impossible.

— Regarde-le… Il est vivant… – Iglesias touche la main. – Je sens son pouls.

— Sainte Vierge !

Les infirmiers écartent les corps rigides et froids, et ils dégagent celui qui respire encore. Il s’agit de l’imprimeur Cosme Martínez del Corral qui est là depuis huit heures, laissé pour mort après avoir reçu quatre balles et s’être fait voler, avec ses vêtements, les 7250 réaux en billets qu’il portait sur lui. Ils l’extirpent du tas comme un spectre, nu et couvert de la tête aux pieds d’une croûte de sang séché, le sien et celui des autres. Transporté de toute urgence, le chirurgien Diego Rodríguez del Pino parviendra à le réanimer et à obtenir sa complète guérison. Tout le reste de sa vie, qu’il passera à Madrid, voisins et connaissances traiteront Martínez del Corral avec un respect superstitieux : l’homme qui, dans la journée du 2 mai, s’est battu contre les Français, a été fusillé et est revenu d’entre les morts.

Le soldat des Volontaires de l’État Manuel García marche dans la rue de la Flor, les mains liées dans le dos, encadré par un détachement français. La fine pluie qui a commencé à tomber du ciel obscur un peu avant minuit mouille son uniforme et sa tête nue. Après s’être battu au parc d’artillerie où il servait un canon, García a pu regagner la caserne de Mejorada avec le capitaine Goicoechea et le reste de ses camarades. Dans l’après-midi, quand la rumeur s’est propagée que les militaires qui avaient lutté à Monteleón seraient, eux aussi, passés par les armes, García a quitté la caserne en compagnie du cadet Pacheco, du père de ce dernier et de quelques soldats. Il est allé se cacher chez lui, où sa mère l’attendait, morte d’inquiétude. Mais plusieurs voisins l’ont vu arriver épuisé et brisé par la bataille, et l’un d’eux l’a dénoncé. Les Français sont venus le chercher, en défonçant la porte devant la mère terrorisée, pour l’emmener sans ménagements.

— Plus vite !… Allez !… Toi aller plus vite !

En le poussant avec leurs fusils, les Français enferment le soldat dans une caserne en construction – connue plus tard comme la caserne des Polonais –, où, dans la cour, à la lumière des torches qui grésillent sous la pluie, il découvre un groupe de prisonniers attachés au milieu des baïonnettes, exposés au froid de la nuit. Les Français le laissent avec eux : ils sont allongés par terre ou assis, leurs vêtements trempés, épuisés par les coups et les vexations. De temps à autre, les Français en prennent un, le conduisent dans un angle de la cour et, là, le fouillent, l’interrogent et le battent sans pitié. Sans cesse retentissent des cris qui font trembler ceux qui attendent leur tour. Parmi les détenus, García reconnaît un civil qui se trouvait à Monteleón. C’est ce que lui confirme cet homme du peuple, Juan Suárez, habitant le quartier du Barquillo, capturé par une patrouille de chasseurs de Bigorre au moment où il fuyait après l’entrée des Français.

— Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? demande le soldat.

Le civil, qui est assis par terre, dos à dos avec un autre prisonnier, fait un geste d’ignorance.

— Ça se peut qu’ils nous fusillent, et ça se peut que non. Ici, chacun dit une chose différente… On parle de nous décimer : comme nous sommes nombreux, ils en prendraient un certain nombre dans le tas pour les fusiller, ou quelque chose comme ça. Mais d’autres disent qu’ils vont nous tuer tous.

— Et nos autorités accepteront ça ?

Le civil regarde le soldat comme s’il avait affaire à un demeuré. Le visage de Suárez, barbu, sale et trempé, luit, graisseux, à la lumière des torches. García observe qu’il a les lèvres éclatées par les coups et la soif.

— Regarde autour de toi, camarade. Qu’est-ce que tu vois ?… Des gens du peuple. Des pauvres diables comme toi et moi. Pas un seul officier arrêté, ni un riche commerçant, ni un marquis. Ceux-là, je n’en ai vu aucun se battre dans la rue. Et qui nous commandait, à Monteleón ?… Deux simples capitaines. C’est nous qui avons tout fait, comme d’habitude. Nous qui n’avions rien à perdre, sauf nos familles, le peu que nous gagnons et l’honneur… Et maintenant c’est nous qui payons, comme nous payons toujours. Je te le dis. J’ai une mère de soixante-quatre ans, une femme et trois enfants… Tu vois que je sais de quoi je parle.

— Je suis militaire, proteste García. Mes officiers me sortiront de là. C’est leur devoir.

Suárez se tourne vers le prisonnier auquel il s’adosse et qui les écoute – le péon de corrida Gabriel López – et échange avec lui une grimace ironique. Puis il a un rire amer, désabusé.

— Tes officiers ?… Ils sont bien au chaud dans leurs casernes, en attendant que la pluie cesse. Ils t’ont laissé tomber, comme moi. Comme nous tous.

— Mais la patrie…

— Ne dis pas d’âneries, mon vieux. De quoi tu parles ?… Regarde-toi et regarde-moi. Vois tous ces gens simples, qui se sont lancés dans la rue comme nous. Rappelle-toi comment nous nous sommes conduits à Monteleón. Et tu vois : personne n’a bougé le petit doigt… La patrie se fout bien de nous !

— Pourquoi es-tu allé te battre, alors ?

L’autre penche un peu la tête, songeur, tandis que les gouttes de pluie ruissellent sur son visage.

— À vrai dire, je n’en sais rien, conclut-il. Peut-être que je ne voulais pas que les mosiús me confondent avec un de ces traîtres qui leur lèchent les bottes… Je ne permets pas qu’on me pisse sur la gueule.

Manuel García pointe son menton en direction des sentinelles françaises.

— En tout cas, ceux-là vont nous pisser dessus, et bien !

Une expression carnassière, désespérée et féroce découvre les dents de Suárez.

— Ceux-là, c’est possible, réplique-t-il. Mais ceux que nous avons laissés là-haut, dans le parc, les tripes à l’air… Crois-moi, ils ne le feront pas.

Tandis que Juan Suárez et le soldat Manuel García attendent dans la cour de la caserne du Prado Nuevo, une file de prisonniers grelotte sous la pluie dans la partie nord-est de la ville. Il s’agit de civils pris dans le parc d’artillerie et d’autres endroits de Madrid : trente hommes trempés et exténués qui n’ont ni mangé ni bu depuis le combat de Monteleón. Maintenant, après avoir été menés des écuries du parc aux tuileries de la porte de Fuencarral, ils arrivent au cantonnement de Chamartín. Au milieu des baïonnettes, des insultes et des coups des Français qui sortent de sous leurs tentes de campagne pour les regarder, ils traversent l’enceinte militaire et s’arrêtent dans la pénombre d’une esplanade, à la lumière brumeuse de deux torches plantées dans la terre.

— Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? demande le barbier Jerónimo Moraza.

— Nous exécuter tous, répond Cosme de Mora, avec une froide résignation.

— Ils l’auraient déjà fait avant, dans les tuileries.

— Ils ont toute la nuit devant eux… Ils veulent s’amuser un peu, en attendant.

Taisez-vous, aboie une sentinelle française.

Les prisonniers ne pipent mot. De Mora et Moraza font partie des six survivants de la bande du marchand de charbon. Les autres sont également là, mains liées : le charpentier Pedro Navarro, Félix Tordesillas, Francisco Mata et Rafael Rodríguez. Ils se serrent contre les autres prisonniers à la manière d’un troupeau apeuré où chacun cherche à se protéger derrière son voisin, pendant qu’un officier français, une lanterne à la main, s’approche, les regarde longuement et les compte sans se presser. Chaque fois qu’il arrive au chiffre dix, il donne un ordre aux soldats, qui font sortir un homme du groupe. Ils mettent ainsi à part le serrurier Bernardo Morales, le muletier du León Rafael Canedo et l’employé aux Rentes royales Juan Antonio Martínez del Álamo.

— Qu’est-ce qu’ils font ? s’enquiert, épouvanté, le charpentier Pedro Navarro.

Cosme de Mora passe sa langue sur ses lèvres pour lécher quelques gouttes de pluie. Il essaye bien de se tenir droit et ferme, mais il a peur que ses jambes ne le trahissent. En répondant à la question de Navarro, sa voix tremble.

— Ils nous déciment, dit-il.

Appuyé à la balustrade de son balcon, dans la rue du Barco, le jeune Antonio Alcalá Galiano écoute les coups de feu lointains. La rue et les carrefours avec la rue Puebla Vieja et la place San Ildefonso sont plongés dans l’obscurité sous un ciel noir et opaque, sans lune ni étoiles. Le fils du héros mort à Trafalgar se sent déçu. Ce que son imagination lui présentait ce matin comme une aventure patriotique s’est terminé par une réprimande maternelle et une désillusion mélancolique. Ni les classes supérieures – la sienne –, ni les militaires, ni les gens de bien ne se sont mêlés au tumulte. À de rares exceptions près, seul le bas peuple a voulu intervenir comme il le fait toujours, turbulent, irrationnel, sans avoir rien à perdre, et à la manière d’un fleuve en crue. D’après ce que le jeune homme en sait, tout a été étouffé par les Français, avec beaucoup de douleur et peu de gloire pour les insurgés. Antonio Alcalá Galiano se félicite maintenant de ne pas avoir obéi à sa première impulsion en se joignant aux révoltés : des gens grossiers, mal habillés et ignorants, comme il a pu le constater quand il a voulu accompagner ce matin une de leurs bandes. L’après-midi, rentré chez lui après sa brève expérience de rébellion, le garçon a eu l’occasion d’assister à une conversation révélatrice. Les habitants des quartiers où l’on ne tirait pas étaient à leurs balcons en essayant de comprendre ce qui se passait : la rue du Barco était de celles où tout était tranquille, car seuls y logent des gens aisés et de la classe supérieure. La comtesse de Tilly, qui vit en face, et la mère de celle-ci, locataire du quatrième étage de la maison dont les Alcalá occupent le premier, bavardaient de balcon à balcon. À ce moment est passé dans la rue, en uniforme, l’officier des Gardes espagnoles Nicolás Morfi, une connaissance de la famille parce que originaire de Cadix.

— Que devient l’émeute, don Nicolás ? a demandé, d’en haut, la comtesse de Tilly.

— Rien, madame. – Morfi s’est arrêté, chapeau à la main. – Vous l’avez dit vous-même : une émeute d’individus méprisables.

— Mais un homme est passé tout à l’heure en criant qu’un bataillon français « s’est rendu en entier » ; et ici, en bons Espagnols que nous sommes, nous avons applaudi à tout rompre.

De la main, Morfi fait un geste de dénégation et dit sur un ton dédaigneux :

— Il n’y a rien à applaudir, je vous assure. Ce ne sont que des boniments lancés par quelques insensés. Murat, même si c’est déplaisant, a rétabli l’ordre… Le mieux est que tout le monde reste tranquille et fasse confiance aux autorités, qui sont là pour ça. Quand la populace se déchaîne, on ne sait jamais jusqu’où ça peut aller. Elle peut se révéler pire que les Français.

— Ah, tant mieux ! Me voilà rassurée, don Nicolás.

— Mes respects, madame la comtesse.

Peu après avoir assisté à ce dialogue, Antonio Alcalá Galiano, coiffé de son chapeau à galon d’argent de l’école de Cavalerie qui lui donne un sentiment de sécurité, est allé faire un tour jusqu’à la rue du Pez sans que personne l’inquiète, dans le but de rendre visite à une jeune personne à laquelle il est officiellement lié. Là, assis avec elle au balcon d’un deuxième étage, il a passé l’après-midi à jouer à la brisque et à regarder les patrouilles françaises fouiller les rares passants obligés à porter leur cape pliée sur l’épaule pour montrer qu’ils ne dissimulent pas d’armes. Au retour, sous un ciel chargé de nuages prêts à crever, le jeune homme a croisé des piquets de soldats impériaux dont la suspicion augmentait à mesure que tombait la nuit. Sa mère l’a vu arriver avec soulagement, le dîner déjà sur la table.

— Ta promenade m’a coûté cinq rosaires, Antoñito. Et un vœu à Notre Seigneur.

La servante enlève maintenant les assiettes, tandis qu’Antonio Alcalá Galiano demeure sur le balcon, satisfait, avec, entre ses doigts, le cigare sévillan qu’il a l’habitude de fumer chaque soir et que, par respect pour sa mère, il n’allume jamais devant elle.

— Quitte le balcon, mon enfant. Ça me fait peur de te voir rester là.

— J’arrive, maman.

Une autre salve retentit au loin, assourdie. Alcalá Galiano tend l’oreille, mais il n’entend rien d’autre. La ville est toujours dans l’obscurité et silencieuse. Au coin de la place San Ildefonso, on devine les formes des sentinelles françaises.

Une journée agitée, conclut le jeune homme. De toute manière, tout ça sera vite oublié. Et il a eu de la chance, en ne se compliquant pas la vie.

À la même heure, juste un pâté de maisons plus loin, tandis qu’Antonio Alcalá Galiano fume à son balcon, un autre jeune homme de son âge, Francisco Huertas de Vallejo – qui, lui, s’est compliqué aujourd’hui la vie, et beaucoup –, n’est guère rassuré. Son oncle don Francisco Lorrio, dans la maison duquel il s’est réfugié après le combat et la fuite mouvementée de Monteleón, l’a vu arriver avec une immense joie, gâtée seulement par le fait que son neveu portait un fusil qui pouvait les compromettre tous. L’arme enfouie au fond d’une armoire, le docteur Rivas, médecin ami de la famille, a nettoyé et désinfecté la plaie du garçon, qui ne présente pas de gravité, s’agissant du ricochet d’une balle qui n’a même pas fracturé les côtes.

— Il n’y a pas d’hémorragie, et l’os est juste contusionné. Il faudra seulement vérifier dans quelques jours, si la blessure reste douloureuse. À moins qu’elle ne suppure, tout ira bien.

Francisco Huertas a passé le reste de l’après-midi et le début de la nuit au lit, à boire des tasses de bouillon, bien au chaud, dorloté par sa tante et ses cousines de treize et seize ans. Celles-ci le regardent comme un nouvel Achille et se font raconter à n’en plus finir tous les détails de son aventure. Cependant, plus tard dans la nuit, les cousines parties et le jeune homme endormi, son oncle entre dans la chambre, les traits altérés et un quinquet à la main. Il est accompagné de Rafael Modenés, un ami de la famille, secrétaire de la comtesse de la Coruña et second alcade de San Ildefonso.

— Les Français fouillent les maisons des personnes qui ont participé à la révolte, dit Modenés.

— Le fusil ! s’exclame Francisco Huertas, en se levant péniblement de son lit.

Son oncle et Modenés le font se recoucher sous ses couvertures et le tranquillisent.

— Il n’y a pas de raison pour qu’ils viennent ici, affirme son oncle, car personne ne t’a vu entrer ni n’est au courant pour l’arme.

— Mais on ne peut jamais tout prévoir, précise Modenés, prudent.

— C’est bien la question. C’est pourquoi, pour plus de sûreté, nous allons nous débarrasser du fusil.

— Impossible, se désole le jeune homme. Quiconque sortira de cette maison avec lui s’expose à être arrêté.

— J’avais pensé le démonter pour disperser les morceaux dans des cachettes différentes, dit l’oncle. Mais s’il y avait une fouille sérieuse, le risque serait le même…

Désespéré, Francisco Huertas fait une nouvelle tentative pour se lever.

— C’est moi le responsable. Je le sortirai d’ici.

— Tu ne bougeras pas de ce lit, affirme l’oncle en le retenant. Don Rafael a eu une idée.

— Nous sommes tous deux liés d’amitié avec le colonel des Volontaires d’Aragón, explique Modenés. Nous allons donc lui demander de nous envoyer quatre soldats sous un prétexte quelconque, et ils se chargeront du problème. À eux, personne ne demandera d’explications.

Le plan est mis en œuvre sur-le-champ. Don Rafael Modenés s’occupe de tout, et le résultat s’avère des plus heureux : au matin, à peine le jour levé, quatre soldats – dont un sans fusil – se présentent à la maison pour boire un petit verre de marc offert par l’oncle de Francisco Huertas de Vallejo, avant de retourner dans leur caserne, avec chacun un duro d’argent en poche et une arme à l’épaule.

Tout le monde ne dispose pas, cette nuit-là, d’amis influents pour préserver sa liberté et sa vie. À une heure du matin passée, sous la pluie qui tombe en rafales sur la ville plongée dans les ténèbres, un lot de prisonniers trempés et recrus de fatigue marche sous forte escorte. Presque tous ont été dépouillés, ils sont pieds nus, en gilet ou manches de chemise. Ce groupe est formé par Morales, Canedo et Martínez del Álamo – les trois qui ont été désignés lors de la décimation de Chamartín – ainsi que par le secrétaire Francisco Sánchez Navarro. En passant par d’autres dépôts et casernes, ils sont rejoints par le sexagénaire Antonio Macías de Gamazo, l’agent du tabac des Douanes royales Domingo Braña, les fonctionnaires de l’octroi Anselmo Ramirez de Arellano, Juan Antonio Serapio Lorenzo et Antonio Martínez, et le valet de chambre du Palais Francisco Bermúdez. Presque à la fin du parcours, sur la place Doña María de Aragón, s’y ajoutent encore le palefrenier Juan Antonio Alises, le charron Francisco Escobar et le chapelain du couvent de l’Encarnación, don Francisco Gallego Dávila qui, après s’être battu et avoir été fait prisonnier près de la place des Descalzas, a terminé dans un cachot du palais Grimaldi. Là, le duc de Berg en personne est venu jeter un coup d’œil, à son retour de la côte de San Vicente. Quand il s’est trouvé face au prêtre, Murat était toujours décomposé, furieux des rapports mentionnant les pertes, même s’il était encore impossible de calculer l’ampleur de la tuerie.

— C’est ça que Dieu commande, curé ?… Répandre le sang ?

— Oui, c’est ce qu’il commande, a répondu le prêtre. Pour vous expédier tous en enfer.

Le Français est resté un instant à le regarder, plein de mépris et d’arrogance, ignorant le paradoxe de sa propre destinée. Sept ans plus tard, ce sera Joachim Murat qui, oublieux de son passé et plus encore de sa dignité, versera des larmes quand, au port du Pizzo de Naples, il s’entendra condamner à être fusillé. Mais, ce soir, le représentant de l’Empereur en Espagne n’a pas su voir devant lui autre chose qu’un misérable prêtre à la soutane sale et déchirée, le visage marqué par les coups de crosses et les yeux rougis par la souffrance et la fatigue, brillant, envers et contre tout, d’un éclat fanatique. Du vulgaire gibier de poteau d’exécution.

— C’est bien l’Évangile qui le dit, non, curé ?… Qui a tué par l’épée périra par l’épée. Donc on va te fusiller.

— Alors, que Dieu te pardonne, Français. Parce que, pour ça, ne compte pas sur moi.

Maintenant, sous la pluie qui redouble, don Francisco Gallego et les autres arrivent aux jardins de Leganitos et à la caserne du Prado Nuevo. Là, ils stationnent un long moment à la porte, trempés et grelottants de froid, pendant que les Français rassemblent à l’intérieur une autre file de prisonniers. Parmi ceux-ci, les maçons Fernando Madrid, Domingo Méndez, José Amador, Manuel Ribero, Antonio Zambrano et José Reyes, pris ce matin dans l’église de Santiago. Arrivent aussi, mains liées et à demi nus, le mercier José Lonet, l’employé d’ambassade retraité Miguel Gómez Morales, le péon de corrida Gabriel López et le soldat des Volontaires de l’État Manuel García, que les gardes, avant de le faire sortir, dépouillent de ses bottes, de son ceinturon et de sa veste d’uniforme. Une fois hors de la caserne, l’officier français qui commande l’escorte compte les prisonniers à la lumière d’une lanterne. Le nombre ne le satisfaisant pas, il adresse quelques mots aux soldats, qui entrent dans le bâtiment et reviennent peu après avec quatre hommes de plus : l’orfèvre de la rue Atocha Julián Tejedor, le bourrelier de la place Matute Lorenzo Domínguez, le journalier Manuel Antolín Ferrer et Juan Suárez, l’habitant du Barquillo. Une fois ceux-ci ajoutés aux autres, l’officier donne un ordre et le triste cortège poursuit sa marche vers des murs proches, entre la côte de San Vicente et le fossé de Leganitos. Ce sont les murs de la colline du Principe Pío.

Cette même nuit, tandis que le prêtre don Francisco Gallego marche dans la file de prisonniers, ses supérieurs ecclésiastiques préparent des documents destinés à marquer leurs distances par rapport aux événements de la journée. Plus tard, surtout après la défaite française de Bailén, l’évolution de la situation et l’insurrection générale conduiront l’épiscopat espagnol à s’adapter aux nouvelles circonstances ; ce qui n’empêchera pas, à la fin de la guerre, que dix-neuf évêques soient accusés d’avoir collaboré avec le gouvernement de l’envahisseur. Mais pour l’heure, l’opinion officielle de l’Église sur la journée qui s’achève se reflétera avec éloquence dans la pastorale rédigée par le Conseil de l’Inquisition :


Les désordres scandaleux qui ont agité le bas peuple contre les troupes de l’Empereur des Français rendent nécessaire, de la part des autorités, la plus active et la plus zélée des vigilances… De semblables mouvements séditieux, loin de produire les effets propres à l’amour et à la loyauté envers ceux qui les méritent, ne servent qu’à plonger la Patrie dans les convulsions, en brisant les liens de subordination qui garantissent le bien-être des peuples.


Mais, de tous les textes et lettres rédigés par les autorités ecclésiastiques à propos des événements de Madrid, le plus éloquent sera la pastorale de don Marcos Caballero, évêque de Guadix. Dans celle-ci, Son Éminence, après avoir approuvé le châtiment « justement mérité par ceux qui ont désobéi et se sont révoltés », donne cet avertissement :


Un si détestable et pernicieux exemple ne doit pas se répéter en Espagne. Dieu ne peut permettre que l’horrible chaos de la confusion et du désordre vienne à se renouveler… La juste raison connaît et voit en toute clarté l’abominable et monstrueuse aberration du tumulte, sédition ou émeute de la populace aveugle et ignare.


Leandro Fernández de Moratín n’est pas sorti de sa maison de la rue Fuencarral. Apeuré, il s’est habillé sommairement pour la matinée, parce qu’il ne voulait pas que les hordes – qu’il craignait de voir monter son escalier, conduites par la chevrière boiteuse – le traînent dans la rue en pantoufles et robe de chambre. Et il restera ainsi jusqu’au soir, pas peigné, pas rasé, sans toucher au repas que lui a servi sa vieille servante. Le dramaturge a passé les dernières heures immobile dans un fauteuil, désemparé, en essayant par moments de travailler mais en laissant l’encre sécher dans la plume, ou d’ouvrir un livre dont il était incapable de lire les lignes. Toute la journée, il n’a fait qu’aller et venir entre son fauteuil et le balcon, dans l’attente de nouvelles de ses amis, mais seul l’abbé Juan Antonio Melón, le plus intime, lui a rendu visite. À la solitude et au désarroi de Moratín est venue s’ajouter la frayeur causée par les détonations, les cris des habitants exaltés, le fracas de la cavalerie française parcourant les rues. Dans le bref temps qu’ils ont passé ensemble, Melón a tenté de le rassurer, en lui racontant comment les Français réprimaient les troubles pendant que la Junte de Gouvernement proclamait la paix. Maintenant que la nuit a envahi les vitres des fenêtres comme une noire menace, Moratín, toujours dans l’incertitude, ne sait que penser. Éloigné des classes populaires par ses succès au théâtre, son éducation et sa pusillanimité lui font haïr la violence ignorante, démesurée, des basses classes quand elles se déchaînent ; mais, en même temps, il se sent sincèrement patriote, et la fusillade française, la mort de civils sans défense révoltent ses sentiments d’Espagnol éclairé.

« Malheureuse, cruelle, aimée et détestable patrie », se dit-il amèrement. Puis il ferme d’un coup le livre, retourne arpenter le salon d’un pas mal assuré, guette un moment au balcon et va s’adosser au buffet en laissant errer son regard sur les volumes qui couvrent le mur d’en face. Il regrette que la journée qui s’achève lui ait donné raison. Il ne trouve pas dans sa conscience d’artiste, dans ses idées qui ont toujours eu pour référence l’autre côté des Pyrénées, d’autre voie que la soumission à la France : au pouvoir incontestable, irrémédiable et sans retour en arrière possible. Ne pas monter dans le char triomphal signifie pour ceux qui pensent comme lui – ces afrancesados tant haïs du vulgaire – rester en marge de l’Histoire, de l’Art et du Progrès. Voilà pourquoi Moratín, en dépit des décharges isolées qui résonnent au loin, oppose à la douleur du cœur le baume de la raison, soulagée par le fait que, brutalement et objectivement, ces tirs remettent les choses à leur place. Ce double sentiment, impossible à concilier, expliquera que, dans les temps à venir, le plus brillant homme de lettres de l’Espagne mettra son talent au service de Murat et du futur roi Joseph, et qu’il adulera ceux-ci et Napoléon comme, auparavant, Charles IV et Godoy. De la même manière que, plus tard, après avoir pris le triste chemin de l’exil avec les défaites de l’armée française – unique garante de sa vie –, il adulera la Constitution de Cadix et Ferdinand VII, en cherchant une impossible réhabilitation. Et que, vingt ans après cette nuit funeste, Moratín mourra à Paris, amer et stérile, hanté par l’idée d’avoir trahi une nation à laquelle il avait donné son œuvre littéraire mais qu’il n’avait pas su, ni voulu, accompagner dans son sacrifice. Finalement, et bien des années plus tard encore, un de ses biographes résumera son caractère en des termes qui pourraient lui servir d’épitaphe : « S’il changea si souvent d’opinion, c’est parce qu’il n’en eut jamais. »

La pluie crible l’obscurité de toutes parts. Il est quatre heures du matin et il fait encore nuit noire. Devant la caserne du Prado Nuevo, dans une clairière de la colline du Príncipe Pío, deux lanternes posées par terre éclairent, en ombres chinoises, un groupe nombreux de silhouettes rassemblées devant un talus et un mur : quarante-quatre hommes, attachés isolément, deux par deux, ou en files de quatre ou cinq liées à la même corde. Avec eux, entre le soldat des Volontaires de l’État Manuel García et le péon de corrida Gabriel López, Juan Suárez observe avec méfiance le peloton de soldats français formé sur trois rangs. Ce sont des marins de la Garde, a dit García, qui, par son métier, connaît les uniformes. Coiffés de shakos sans visière, les Français portent à la ceinture les sabres réglementaires et protègent de la pluie les platines de leurs fusils. La lueur des lanternes fait briller les capotes grises, luisantes d’eau.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande Gabriel López, épouvanté.

— Il se passe que c’est la fin, murmure, lucide, le soldat Manuel García.

Beaucoup devinent la suite et tombent à genoux en suppliant, en jurant ou en priant. D’autres lèvent en l’air leurs mains ligotées et font appel à la pitié des Français. Dans le bruit des prières et des imprécations, Juan García entend un des prisonniers – le seul prêtre qui se trouve parmi eux – réciter à haute voix le Confiteor, repris par quelques voix tremblantes. D’autres, moins résignés, se débattent dans leurs liens et tentent de se jeter sur les bourreaux.

— Enfants de putain !… Salauds de gabachos !

Des gardes écartent des prisonniers et les poussent avec leurs baïonnettes contre le talus et le mur. D’autres, rendus nerveux par les cris, se mettent à tirer sur les plus agités. Des coups de feu retentissent çà et là, et, à leur lueur, apparaissent des visages où se lisent le mépris, la panique ou la haine. Les hommes commencent à tomber, seuls ou en amoncellements confus. Un ordre est crié en français, et les soldats en capote grise du premier rang lèvent d’un seul mouvement leurs fusils, visent, et la décharge abat le premier groupe poussé contre le mur.

— Ils nous tuent !… En avant !… En avant !

Quelques désespérés – très peu – se lancent contre les baïonnettes françaises. Certains, qui ont rompu leurs liens, lèvent les bras en manière de défi, font quelques pas ou tentent de fuir. À coups de baïonnettes et de crosses, les gardes poussent un nouveau groupe, les prisonniers avancent en aveugles et piétinent des corps. À cet instant, le deuxième rang de capotes grises relève le premier, un nouvel ordre retentit, et une autre salve, dont les éclairs se fragmentent et se multiplient dans les rafales de pluie, illumine la scène. D’autres hommes tombent en tas, et leurs cris, leurs insultes et leurs supplications sont fauchés net. Maintenant les Français reculent un peu pour laisser davantage d’espace, et le tonnerre d’une troisième salve éclate, dont les éclairs se reflètent, rouges, sur les ruisseaux de sang qui inondent les corps tombés et se mélangent à l’eau qui imprègne la terre. Attaché à Manuel García et à Gabriel López, Juan Suárez, qui s’est vu poussé contre le talus et forcé à s’agenouiller, frappé par les crosses et piqué par les baïonnettes, glisse dans la boue et le sang. À travers la pluie qui coule sur son visage, il voit, impuissant, les silhouettes grises épauler de nouveau leurs fusils et viser. Il tremble de froid et de peur.

Feu !

Le chapelet d’éclairs l’éblouit, il sent le plomb frapper la terre derrière lui, il l’entend entrer dans les chairs des hommes autour de lui. Il se débat dans un spasme d’angoisse, en tentant de dérober son corps aux tirs, et, soudain, s’aperçoit que ses mains sont libérées, comme si, à la chute de ses camarades, la corde avait été rompue par leur poids ou tranchée par une balle. Ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours sur ses jambes, aveuglé et terrorisé après la salve, parmi d’autres qui restent debout ou agenouillés et crient, se cramponnent ou s’effondrent, blessés, morts. Un sursaut confus et désespéré secoue le corps de l’homme et le fait reculer jusqu’au pied même du talus. Là, après avoir regardé, incrédule, ses mains libres, il est pris d’une subite résolution, écarte à coups de poings les hommes qui l’entourent encore et, marchant sur des cadavres et des mourants, de la boue et du sang, court comme un dément vers l’obscurité. Il passe de la sorte, rapide et protégé par la chance, entre des ombres amies ou ennemies, des mains qui essayent de le retenir, des appels, des éclairs de tirs qui le frôlent à bout portant. À la fin, détonations et cris restent derrière lui. La nuit n’est plus que ténèbres, eau noire, clapotement de la boue sous ses pieds qui continuent de courir avec le désespoir instinctif de l’homme qui s’accroche à la vie. Le sol se dérobe soudain, Suárez roule sur la pente d’un ravin et atterrit, meurtri, devant un grand mur. Il entend de nouveau des voix de Français qui lui donnent la chasse et sont sur le point de le rattraper.

Arrête, salaud ! Viens ici !

D’autres coups de feu retentissent, des balles sifflent tout près. Juan Suárez bondit avec un gémissement d’angoisse, il s’agrippe au faîte du mur et grimpe comme il peut, en dérapant sur la pierre mouillée. Ses poursuivants sont là, ils veulent le saisir par les jambes ; mais, malgré les coups d’un sabre qui lui blessent une cuisse, une épaule et la tête, il retombe vivant de l’autre côté, se relève sans regarder derrière lui et continue de courir sans rien voir, se découpant sur la fine ligne bleuâtre de l’aube qui commence à se dessiner à l’horizon, sous la pluie.

À cinq heures et quatre minutes, le jour se lève sur Madrid. La pluie s’est arrêtée, et la clarté brumeuse commence à se répandre dans les rues. Engoncées dans leurs capotes, immobiles aux carrefours de la ville apeurée et silencieuse, les silhouettes grises des sentinelles françaises se détachent, menaçantes. Les canons sont braqués sur les avenues et les places où les cadavres demeurent allongés sur le sol, collés aux murs, dans les flaques de la pluie récente. Une patrouille de cavalerie française passe lentement, le bruit des sabots résonnant dans les rues étroites. Ce sont des dragons, et ils portent des casques mouillés, des capotes couleur cendre sur les épaules et des carabines en travers de l’arçon.

— Ils conduisent des prisonniers ?

— Non, ils sont seuls.

— J’ai cru qu’ils venaient te chercher.

De la fenêtre de sa maison, le lieutenant Rafael de Arango qui noue sa cravate voit s’éloigner les cavaliers. Il a passé une nuit blanche à préparer sa fuite de Madrid. Murat a finalement ordonné d’arrêter tous les artilleurs qui ont participé au soulèvement du parc de Monteleón, et le jeune lieutenant ne veut pas rester à attendre. Son frère, l’intendant honoraire de l’armée José de Arango, chez qui il vit, l’a convaincu de s’évader de la ville et s’est occupé des préparatifs adéquats pendant que Rafael rassemblait les affaires nécessaires pour le voyage. Mais, d’abord, tous deux se proposent d’accomplir une formalité qu’ils jugent indispensable : rendre visite au ministre de la Guerre, O’Farril, avec qui la famille Arango a des liens de parenté et de voisinage, pour le consulter sur la marche à suivre. Dans le cas où le ministre ne voudrait pas se compromettre en faveur du lieutenant d’artillerie, son frère a déjà tracé, avec quelques amis militaires, un plan d’évasion : Rafael ira à la caserne des Gardes espagnoles, où il a été prévu de le cacher jusqu’au moment où, déguisé en enseigne de ce corps, on pourra le faire sortir de la ville.

— Je suis prêt, dit le jeune homme en enfilant son manteau.

Son frère l’inspecte avec minutie. Il a presque dix ans de plus que lui, il l’aime beaucoup et prend soin de lui comme le ferait leur père absent. Rafael de Arango remarque qu’il a l’air ému.

— Il faut nous dépêcher.

— Bien sûr.

Le lieutenant d’artillerie glisse sans ses poches – il est en civil, par précaution – une cartouche de pièces d’or et la montre que son frère vient de lui donner, ainsi que les faux papiers qui font de lui un enseigne des Gardes espagnoles et une miniature représentant sa mère, qu’il gardait dans sa chambre. Un moment, il contemple le pistolet à canon court chargé qui est posé sur la table, en hésitant entre prudence et instinct militaire. Le frère résout la question en hochant la tête.

— C’est dangereux. Et il ne te servira à rien.

Ils se regardent un instant en silence, car il n’y a guère plus à dire. Rafael de Arango consulte sa montre.

— Je regrette de te donner tous ces soucis.

Son frère a un sourire mélancolique.

— Tu as fait ce que tu devais faire. Et grâce à Dieu, tu es vivant.

— Tu te souviens de ce que tu m’as dit, hier matin, presque à la même heure ?… « Rappelle-toi toujours que nous sommes nés espagnols. »

— Dommage que nous ne l’ayons pas tous fait… Dommage que nous ne nous soyons pas tous souvenus de ce que nous sommes.

Au moment où ils se dirigent vers la porte, le lieutenant s’arrête, songeur, et prend son frère par le bras.

— Attends un instant.

— Nous sommes pressés, Rafael.

— Attends, je te dis. Il y a quelque chose que je ne t’ai pas encore raconté. Hier, dans le parc, j’ai connu des moments étranges. Je me sentais différent, tu sais ?… Étranger à tout ce qui n’était pas ces gens et ces canons avec lesquels nous tentions de toutes nos forces… C’était singulier de les voir tous, femmes, habitants, enfants, se battre comme ils le faisaient, sans les munitions qu’il fallait, sans tranchées ni défenses, poitrines découvertes, et les Français trois fois repoussés et même un temps prisonniers… Eux qui étaient dix fois plus nombreux que nous, et qui n’ont pas pensé à fuir quand nous leur tirions dessus à coups de canons, parce qu’ils étaient plus stupéfaits que vaincus… Je ne sais si tu comprends ce que je veux dire.

— Je le comprends, répond le frère en souriant. Tu te sentais fier, comme je le suis aujourd’hui de toi.

— Peut-être que c’est le mot. La fierté… C’est bien ainsi que je me sentais parmi ces civils. Comme la pierre d’un mur, tu comprends ?… Parce que, vois-tu, nous ne nous sommes pas rendus. Il n’y a pas eu de capitulation, Daoiz ne l’a pas voulu. Il n’y a eu qu’une vague immense de Français qui déferlait sur nous jusqu’à ce que nous n’ayons plus rien pour nous battre. Nous n’avons cessé le combat que lorsqu’ils nous ont submergés, tu vois ce que je veux dire ?… Comme une digue qui se défait et se disloque après avoir supporté d’innombrables crues, torrents et tempêtes jusqu’au moment où elle ne peut plus tenir davantage et cède enfin.

Le jeune homme se tait et reste absorbé dans ses pensées, le regard perdu sur ses souvenirs récents. Immobile. Puis il incline un peu la tête de côté, en se tournant vers la fenêtre.

— Des pierres et des murs, reprend-il. Un moment, nous avons semblé être une nation. Une nation fière et indomptable.

Le frère, ému, pose affectueusement une main sur son épaule.

— C’était un mirage, tu le vois maintenant. Il n’a pas duré longtemps.

Rafael reste silencieux, le regard toujours fixé sur la fenêtre, par laquelle, comme un présage, pénètre la lumière grise du 3 mai 1808.

— On ne sait jamais, murmure-t-il. En réalité, on ne sait jamais.

La Navata, octobre 2007


FIN


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