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Lorsque le capitaine Pedro Velarde arrive au parc de Monteleón avec le détachement de Volontaires de l’État et les civils qui les accompagnent, la foule dans la rue San José dépasse le millier de personnes. En voyant apparaître les uniformes blancs avec un capitaine d’artillerie à leur tête, les vivats et les applaudissements fusent, et Velarde a beaucoup de mal à se frayer un passage jusqu’à la porte. Il la trouve fermée et frappe avec fermeté et autorité. Elle s’entrouvre légèrement et, en voyant ses épaulettes de capitaine, les hommes qui sont derrière – deux Français et un artilleur espagnol – le laissent entrer sans difficulté, mais accompagné seulement d’un autre officier, qui se trouve être le lieutenant Jacinto Ruiz. Dès qu’il est à l’intérieur, Velarde aperçoit le capitaine français avec ses officiers et ses hommes en rangs ; et, avant de se présenter à Luis Daoiz qui se tient dans la salle des officiers avec le lieutenant Arango, il se dirige directement, résolu et escorté par Ruiz, vers le chef des soldats impériaux.
— Vous êtes perdus, lui lance-t-il à brûle-pourpoint, si vous et vos hommes ne vous cachez pas.
Le capitaine français, décontenancé par la rudesse de l’interpellation et impressionné par la veste verte de l’état-major, le regarde, hésitant.
— Le 1er bataillon de grenadiers est à la porte, bluffe Velarde, imperturbable, en indiquant le lieutenant Ruiz. Et les autres sont en route.
Le Français l’observe attentivement, puis se tourne vers le lieutenant Ruiz. Il ôte son shako et s’éponge le front avec la manche de sa veste. Velarde peut presque l’entendre penser : depuis la veille, il est sans ordres de ses supérieurs, il ignore la situation à l’extérieur, et aucune des estafettes qu’il a envoyées aux nouvelles n’est revenue. Il ne sait même pas si elles sont arrivées à leur caserne ou si elles ont été taillées en pièces dans la rue.
— Rendez les armes, lui ordonne Velarde, car le peuple est sur le point de forcer l’entrée et nous ne pouvons pas répondre de ce qui risquerait de vous arriver.
L’autre contemple ses hommes, qui se serrent comme un troupeau que l’on mène à l’abattoir et se regardent avec inquiétude en entendant les cris de plus en plus forts des gens qui réclament des armes et les têtes des gabachos. Puis il bredouille quelques mots en mauvais espagnol pour essayer de gagner du temps. Il ne sait pas qui est ce capitaine ni ce qu’il représente, mais l’autorité avec laquelle il s’exprime, son aspect exalté et le fanatisme qui brille dans ses yeux le décontenancent. Velarde voit le trouble de son interlocuteur, et plus rien ne peut l’arrêter. Sur le même ton, la main gauche sur le pommeau de son sabre, il exige du Français qu’il exécute de son plein gré ce que, s’il refuse, on l’obligera à faire par la force. Le temps est précieux, il n’y a pas une minute à perdre.
— Rendez les armes immédiatement.
Quand le capitaine Luis Daoiz arrive dans la cour pour voir ce qui se passe, l’officier de l’armée impériale, accablé, vient de se rendre à Velarde avec tous ses hommes, et les Volontaires de l’État sont déjà à l’intérieur du parc. De sorte que Daoiz, en sa qualité de commandant de la place, prend les dispositions appropriées : les fusils français dans l’armurerie, le capitaine et ses subalternes dans le pavillon des officiers avec ordre de les traiter très courtoisement, et les soixante-quinze soldats dans les quartiers situés à l’autre bout du parc, le plus loin possible de la porte et sous la garde d’une demi-douzaine de Volontaires de l’État. Cela fait, il prend Velarde à part, s’enferme avec lui dans la salle des drapeaux et lui manifeste sa colère.
— Que ce soit la dernière fois que tu donnes un ordre dans cette caserne sans m’en référer… Est-ce clair ?
— Les circonstances…
— Qu’importent les circonstances ! Ceci n’est pas un jeu, nom de Dieu !
Pour exalté qu’il soit, Velarde apprécie beaucoup son ami. Il le respecte. Son ton se fait plus conciliant, et ses excuses sont sincères.
— Pardonne-moi, Luis. Je voulais seulement…
— Je sais parfaitement ce que tu voulais ! Mais on ne peut rien faire ! Rien !… Entre-toi ça dans la tête une bonne fois pour toutes.
— Mais la ville est en armes.
— Une poignée de malheureux seulement, tout bien pesé. Et sans aucune possibilité. Tu t’imagines que tu vas battre l’armée la plus puissante du monde avec des civils et quelques fusils de chasse… Est-ce que tu es devenu fou ? Lis plutôt l’ordre que m’a remis Navarro ce matin. – Daoiz tapote le papier qu’il a sorti de sous sa veste. – Tu vois ?… « Interdiction de prendre des initiatives et de s’unir au peuple. »
— Les ordres sont dépassés, vu la manière dont les choses ont tourné !
— Les ordres sont toujours valables ! – En haussant la voix, le petit Daoiz se hausse aussi sur la pointe de ses bottes. – Y compris ceux que je donne ici !
Velarde n’est pas convaincu, il ne le sera jamais. Il se ronge les ongles, agite violemment la tête. Il rappelle à son ami l’engagement qu’ils avaient pris de soulever les artilleurs.
— Nous l’avons décidé il y a quelques jours, Luis. Tu étais d’accord. Et la situation…
— C’est devenu impossible à exécuter, l’interrompt Daoiz.
— On peut suivre notre plan.
— Notre plan a fait long feu. L’ordre du capitaine général nous désole, toi, moi et quelques autres, mais il constitue une magnifique excuse pour les indécis et les couards. Nous ne disposons pas d’une force suffisante pour nous soulever.
Sans s’avouer vaincu, Velarde le conduit à la fenêtre et lui montre les Volontaires de l’État qui fraternisent avec les artilleurs.
— Je t’ai amené presque quarante soldats. Et tu sais que tous ces gens qui sont dehors attendent des armes. Je vois aussi que tu as reçu le renfort de plusieurs camarades fidèles, comme Juanito Cónsul, José Dalp et Pepe Córdoba. Si nous armons le peuple…
— Accepte enfin la vérité, tête de mule : on nous a laissés seuls, tu comprends ?… Nous avons perdu. Il n’y a rien à faire.
— Mais les gens se battent dans Madrid.
— Ça ne peut pas durer. Sans les militaires, leur compte est bon. Et personne ne sortira des casernes.
— Donnons l’exemple, et nous serons suivis.
— Ne dis pas de bêtises, mon vieux.
Laissant Velarde ruminer ses arguments inutiles, Daoiz va dans la cour et se met à se promener seul, tête nue, mains croisées dans le dos sur les pans de sa veste, conscient d’être la cible de tous les regards. En dehors du parc, de l’autre côté de la porte fermée, sous l’arc de briques et de fer, la foule continue de crier : « Mort à la France et vive l’Espagne, le roi Ferdinand et les artilleurs ! » Au-dessus des vociférations résonne, amorti par la distance, le crépitement de la fusillade. Chacun de ces cris et de ces détonations déchire le cœur de Luis Daoiz, qui vit le moment le plus amer de son existence.
Tandis que le capitaine Daoiz se débat avec sa conscience dans la cour du parc de Monteleón, au sud de la ville, à l’extrême opposé, Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica, et ses volontaires civils sentent leur gorge devenir soudainement sèche en voyant apparaître la cavalerie française qui monte vers la porte de Tolède. Plus tard, quand on fera le bilan de cette journée, on saura que cette force impériale, qui vient de ses cantonnements de Carabanchel sous le commandement du général de brigade Rigaud, compte deux régiments de cuirassiers : neuf cent vingt-six cavaliers qui, pour l’heure, remontent la côte au trot, entre les rangées d’arbres qui descendent jusqu’au Manzanares, avec l’intention de se diriger, par la rue Toledo, vers la place de la Cebada et la Plaza Mayor.
— Mon Dieu, ayez pitié ! murmure le domestique Olmos.
Sans guère d’espoir, le marquis de Malpica examine les environs. Autour de l’accès à la porte de Tolède, par où les Français doivent forcément passer pour entrer dans la ville, sont postés quatre cents habitants des quartiers de San Francisco et de Lavapiés. C’est peu de dire que, parmi eux, abondent les types populaires – vestes courtes brunes, foulards à franges blanches et noires, pantalons délacés laissant les jambes à l’air : ce sont pour la plupart des gens du peuple, hommes de basse condition, ruffians à la navaja facile et femmes des rues mal famées voisines, même si ne manquent pas non plus des habitants honorables de la Paloma et des maisons proches, bouchers et corroyeurs du Rastro, domestiques, hommes et femmes, des auberges et tavernes de cette partie de la ville. En dépit de ses efforts pour installer, en militaire, une défense cohérente, et après de nombreuses discussions et altercations peu amènes, le marquis de Malpica n’a pas pu les empêcher de s’organiser eux-mêmes, par bandes et par affinités, de sorte que chacun prend les dispositions qu’il juge appropriées : certains barrent la rue avec des chariots, des poutres, des sacs de terre et des briques d’un chantier voisin, et attendent derrière en faisant confiance à leurs navajas, couteaux, machettes, piques, broches à rôtir ou faucilles. D’autres, ceux qui ont des fusils, des carabines ou des pistolets, sont allés se poster dans l’hôpital San Lorenzo et aux balcons, fenêtres et terrasses qui dominent la porte de Tolède et la rue : là, des femmes préparent des chaudrons d’huile et d’eau bouillantes. Le marquis de Malpica qui, par son grade de capitaine de réserve du régiment de Málaga, est le seul à posséder une véritable expérience militaire parvient tout juste à faire appliquer quelques conseils tactiques. Il sait que les cavaliers français finiront par enfoncer la fragile barricade, aussi a-t-il placé un peu en retrait, échelonnés à l’abri d’arcades proches du coin de la rue de Los Cojos, des gens qui obéissent à ses ordres : une trentaine, incluant ses domestiques et le parti levé dans la rue de l’Almudena, la femme à la hache, le commis de boutique, et quelques autres qui se sont unis à eux en chemin. Leur mission, a-t-il expliqué, sera d’attaquer sur leur flanc les cavaliers ennemis qui passeront la barricade. Et, à ceux qui ont des fusils de guerre – le dragon de Lusitanie, les quatre déserteurs des Gardes wallonnes, le valet Olmos et le concierge des Conseils –, il recommande de tirer de préférence sur les officiers, porte-drapeaux et trompettes. Et, en tout cas, sur ceux qui chevauchent en tête, donnent des ordres ou agitent beaucoup les mains.
— Et s’ils nous dispersent, courez pour vous reformer plus loin, en reculant peu à peu vers la place de la Cebada… Si nous devons battre en retraite, rendez-vous là-bas.
Un des volontaires, le valet d’écurie du Palais qui porte un fusil de chasse, sourit avec confiance. Pour le peuple espagnol, habitué à l’obéissance aveugle à la Religion et à la Monarchie, un titre nobiliaire, une soutane ou un uniforme sont l’unique référence possible dans les moments de crise. Cela deviendra vite patent, dans la composition des commandements de ceux qui feront la guerre aux Français.
— Monsieur pense-t-il que nos militaires vont venir ?
— Bien sûr que oui, ment l’aristocrate, qui ne se fait pas d’illusions. Vous verrez… L’important est de tenir aussi longtemps que possible.
— Comptez sur nous, monsieur le marquis.
— Eh bien, allons-y : chacun à son poste, et que Dieu nous aide.
— Amen.
De l’autre côté de la porte de Tolède, le soleil fait briller de façon impressionnante les cuirasses, les casques et les sabres. Les cris et les vivats par lesquels on s’encourageait un moment plus tôt ont complètement cessé. Les bouches sont désormais muettes, grandes ouvertes ; et tous les yeux, exorbités, sont rivés sur la brigade de cavalerie dont la masse compacte approche. Agenouillé derrière le pilier d’une arcade, une carabine à la main, deux pistolets chargés et une machette à la ceinture, le chapeau rabattu sur le front pour ne pas être ébloui par le soleil, le marquis de Malpica pense à sa femme et à ses enfants. Puis il se signe. Bien que ce soit un homme pieux qui ne cache pas ses dévotions, il tente de faire en sorte qu’on ne le remarque pas ; mais le geste n’est pas passé inaperçu. Son valet Olmos l’imite, et, à sa suite, tous ceux qui se trouvent à proximité.
— Les voilà ! s’écrie quelqu’un.
Un instant, le marquis quitte des yeux la porte de Tolède. Il vient de comprendre la cause d’une étrange vibration qu’il sent sous le genou posé en terre : c’est le sol qui tremble sous les fers des chevaux qui arrivent.
À midi, le centre de Madrid est le théâtre d’un combat continu et confus. L’espace compris entre le départ de la rue d’Alcalá et le cours San Jerónimo, l’hôtel des Postes, San Felipe et la Calle Mayor jusqu’aux guichets de Roperos, est jonché de cadavres des deux bords : Français égorgés et Madrilènes qui gisent au sol ou sont retirés en laissant des traînées de sang, parmi les hennissements des chevaux à l’agonie. Et la lutte se poursuit, impitoyable d’un côté et de l’autre. Les quelques fusils de guerre ou de chasse changent de main quand leurs propriétaires meurent, ramassés par d’autres qui attendent que quelqu’un tombe pour prendre son arme. Les groupes dispersés à la Puerta del Sol se reforment après chaque charge de cavalerie et, surgissant des terrasses et des arcades, du cloître du Buen Suceso, de la Victoria, de San Felipe et des rues adjacentes, se jettent de nouveau à découvert, navajas contre sabres, escopettes contre canons, tant sur les dragons et les mamelouks qui continuent d’arriver de San Jerónimo et font volte-face par la rue d’Alcalá, que sur les soldats de la Garde impériale commandés par le colonel Friederichs, qui avancent depuis le Palais par la Calle Mayor et la rue Arenal en balayant les rues de leur mousqueterie et du feu des pièces de campagne mises en batterie à chaque carrefour. Un des premiers blessés par ces décharges est le jeune León Ortega y Villa, l’élève de Francisco de Goya, qui, pendant un moment, coupe les jarrets des chevaux français. Et près des Conseils, après s’être replié avec ses paroissiens de Fuencarral devant une charge de lanciers polonais, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández reçoit une volée de mitraille, fait quelques pas vacillants et s’écroule. Malgré le feu nourri de l’ennemi, ses compagnons réussissent à le tirer de là, bien que gravement atteint, et à le mettre à couvert. Transporté plus tard, après beaucoup de péripéties, à l’Hôpital général, don Ignacio s’en sortira.
Dans toute la ville se succèdent des combats qui, parfois, se font individuels. Par exemple, celui que livre, tout seul, en face de la résidence de la duchesse d’Osuna, le marchand de charbon Fernando Girón : à un croisement de rues, il tombe sur un dragon français, le désarçonne d’un coup de gourdin et, après l’avoir frappé à mort, s’empare de son sabre avec lequel il affronte un peloton de grenadiers qui le tuent en le perçant de leurs baïonnettes. Un Majorquin nommé Cristóbal Oliver, ancien soldat des dragons du Roi au service du baron de Benifayó, sort de l’hôtellerie de la rue Peligros où ils logent tous deux et, avec l’épée de cérémonie de son maître pour seule arme, assaille tout Français qui passe à sa portée, en tue un et en blesse deux : il casse sur le dernier la lame de son épée, dont seule la poignée lui reste dans la main, et rentre tranquillement dans son hôtellerie. Les relations des combats enregistreront plus tard dans le détail les faits et gestes de quantités d’anonymes des deux sexes, comme cet homme embusqué au coin de la rue de l’Olivo que les habitants de la rue du Carmen voient de leurs fenêtres, en habit de chasse, guêtres de cuir et cartouchière garnie, tirer l’un après l’autre dix-neuf coups sur les Français jusqu’à ce que, ses munitions épuisées, il jette son fusil, sorte son couteau de chasse et se défende, dos au mur, avant d’être abattu. On n’a jamais su non plus le nom du postillon – connu seulement comme « l’Aragonais » – qui, au coin de la rue de la Ternera, tire avec une escopette chargée de clous de tapissier, à bout portant, sur tout Français qui passe dans la rue. Ni les noms des quatre habitants des bas quartiers qui se battent avec leurs navajas contre des Polonais dans la rue de la Bola. Ni celui de la femme encore jeune qui, à Puerta Cerrada, fait tomber de son cheval à coups de pierres un éclaireur en criant « Rends-toi, chien ! », avant de l’égorger avec son propre sabre. De même, on ne connaîtra jamais le nom du grenadier de la Marine désarmé – déserteur de la caserne ou du détachement de l’enseigne de frégate Esquivel – qui, dans la rue Postas, met à l’abri un groupe de femmes et d’enfants pourchassés par les Français, puis, tombant sur un dragon démonté, l’étrangle à mains nues ; quoique, plus tard, dans la relation des pertes de la journée, figureront les noms de trois soldats qui portaient cet uniforme : Esteban Casales Riera, catalan, Antonio Durán, valencien, et Juan Antonio Cebrián Ruiz, de Murcie.
On gardera en revanche un souvenir précis des neuf maçons qui, au début des affrontements, travaillaient à la réfection de l’église de Santiago : le contremaître de soixante-six ans Miguel Castañeda Antelo, les frères Manuel et Fernando Madrid, Jacinto Candamo, Domingo Méndez, José Amador, Manuel Rubio, Antonio Zambrano et José Reyes Magro. Tous se battent dans la rue Luzón, pris entre la cavalerie française qui arrive par la Puerta del Sol et l’infanterie qui avance par la Calle Mayor et la rue Arenal. Une demi-heure plus tôt, en voyant passer sous leurs échafaudages un peloton de Polonais qui donnait la chasse à des habitants en fuite, les maçons ont attaqué les cavaliers en lançant sur eux tout ce qu’ils avaient sous la main, des tuiles jusqu’aux outils ; après quoi, ils sont descendus, torse nu, ont ouvert les couteaux qu’ils portaient tous et se sont jetés dans la bataille avec la rudesse naïve de leur métier. Maintenant, acculés, pris de tous côtés sous le tir des fusils, ils doivent battre en retraite pour se réfugier dans l’église. Le contremaître Castañeda vient de recevoir une balle dans le ventre qui lui fait plier les genoux et se recroqueviller sur la chaussée, d’où le relève le maçon Manuel Madrid. Soutenant son camarade, Madrid voit que l’église est encore loin et tente de se réfugier sur la place de la Villa ; la malchance veut qu’au passage d’un carrefour une décharge retentisse, des balles claquent contre les murs voisins : Madrid est indemne, mais le malheureux Castañeda a le bras brisé. Ils chutent tous les deux et, tandis que les balles continuent de siffler au-dessus de leurs têtes, Madrid traîne comme il peut son camarade en le tirant par son bras valide pour le mettre à couvert.
— Laisse-moi, mon vieux, murmure faiblement le contremaître. Je suis trop lourd… Laisse-moi et cours… Sauve-toi quand il est encore temps.
— Pas question ! Même si ces enfants de putains de mosiús me font la peau, je ne te lâcherai pas !
— Ça n’en vaut pas la peine… J’ai mon compte.
Un voisin du nom de Juan Corral, qui observe la scène depuis un porche, s’approche en se courbant et, saisissant le blessé par les pieds, aide à le mettre à l’abri. Et ainsi, portant Castañeda à travers la ville pleine de Français, s’aventurant dans des rues désertes et d’autres où l’ennemi tire de loin, Madrid et Corral parviennent à gagner son domicile de la rue Jésus y María où on lui prodigue les premiers soins. Transporté les jours suivants à l’Hôpital général, le contremaître vivra encore trois ans avant de mourir des suites de ses blessures.
Les autres maçons du chantier de Santiago connaissent un sort plus immédiat et plus tragique. Réfugiés dans l’église, ils se voient bientôt assaillis par un peloton de fusiliers qui veulent venger leurs camarades polonais. Jacinto Candamo tente de résister et poignarde un premier Français qui s’approche, après quoi il est massacré à coups de crosses et laissé pour mort avec sept blessures. Fernando Madrid, José Amador, Manuel Rubio, José Reyes, Antonio Zambrano et Domingo Méndez sont ligotés et emmenés sous les coups et les insultes. Tous les six feront partie des hommes exécutés le lendemain au petit matin sur la colline du Príncipe Pío.
— Vive l’Espagne ! Vive le roi ! Sus aux Français !
À la porte de Tolède, sous les jambes des chevaux et les sabres des cuirassiers français, la populace des bas quartiers de Madrid combat furieusement, avec la férocité d’individus qui n’ont rien à perdre, la haine insensée de ceux qui n’ont envie que de vengeance et de sang. Dès que les premiers cavaliers sont passés sous l’arc et se sont heurtés à la barricade, une foule d’hommes et de femmes a sauté sur eux, poitrine découverte, à coups de gourdins, de couteaux, de pierres, de piques, de ciseaux, d’aiguilles d’alfatiers et de tous les outils qui peuvent servir d’armes, tandis que des toits, des fenêtres et des balcons voisins éclatait un tir nourri de carabines et de fusils de chasse ou de guerre. Pris par surprise, les premiers cuirassiers rompent leur formation, se bousculent, sabrent leurs assaillants, essayent de reculer ou éperonnent leurs montures pour sauter les obstacles ; mais la meute des civils vociférant tranche les rênes, poignarde les chevaux, se hisse sur les croupes, désarçonne les cavaliers gênés par leurs casques et leurs cuirasses d’acier, et une fois ceux-ci à terre, glisse ses énormes navajas dans les jointures et les gorgerins.
— Pas de pitié !… Ne laissez pas un Français vivant !
La tuerie s’étend au-delà de la porte et de la barricade, à mesure que grossit le flot des cavaliers qui piétinent la foule et tentent de se frayer un passage vers la rue Toledo. Vient alors le tour des femmes postées aux fenêtres avec leurs chaudrons d’huile et d’eau bouillantes qui font se cabrer les chevaux et tomber les cavaliers brûlés, dont les hurlements cessent quand des bandes de civils se précipitent sur eux, les tuent et les mettent sauvagement en pièces. D’autres jettent des pots de fleurs, des bouteilles et des meubles. Les balles des tireurs – le dragon de Lusitanie et les Gardes wallonnes ont l’œil sûr – font des trous dans les casques et les cuirasses, et chaque fois qu’un Français pique des éperons et se lance au galop en direction de Puerta Cerrada, des voyous de bordel, des filles de taverne, d’honnêtes mères de famille et de bons bourgeois, se laissant piétiner par les sabots des chevaux et traîner par terre sans lâcher la selle ou la courte queue de l’animal, unissent leurs efforts pour faire tomber le cavalier, le frapper avec ce qu’ils ont en main, lui arracher sa cuirasse et l’étriper. María Delgado Ramírez, âgée de quarante ans, mariée, affronte un cavalier français avec une faucille et reçoit une balle qui lui brise le fémur droit. Une balle traverse la bouche de María Gómez Carrasco, et un coup de sabre tue Ana María Guttiérez, quarante-neuf ans, habitant La Ribera de Curtidores. Près d’elle est blessé Maríano Córdova, âgé de vingt ans, natif d’Arequipa au Pérou, un bagnard du pont de Toledo qui s’est échappé ce matin pour rejoindre les combattants. María Ramos y Ramos, une femme du peuple de vingt-six ans, célibataire, qui vit rue de l’Estudio, reçoit un coup de sabre qui lui fend une épaule au moment où, une broche à rôtir à la main, elle essaye de faire choir un cuirassier de son cheval. Près d’elle tombent l’aide-maçon Antonio González López – un traîne-misère, marié, deux enfants –, le charbonnier galicien Pedro Real González, José Meléndez Moteño et Manuel García, deux hommes du peuple domiciliés rue de la Paloma. La poissonnière Benita Sandoval Sánchez, vingt-huit ans, qui se bat au côté de son mari Juan Gómez, crie « cochons de gabachos ! », s’agrippe à un cheval et lui plante ses ciseaux à vider le poisson dans le col, faisant s’écrouler monture et cavalier ; et avant que le Français ne puisse se relever, elle le poignarde au visage et dans les yeux, se retournant ensuite contre d’autres qui arrivent. Près d’elle, couteaux à la main et couverts de sang français, luttent Miguel Cubas Saldaña, un charpentier de Lavapiés, et ses amis le blanchisseur Manuel de la Oliva et le vitrier Francisco López Silva. Un autre, le journalier Juan Patiño, se traîne au sol, les tripes à l’air, en essayant d’esquiver les jambes des chevaux.
— Résistez !… Pour l’Espagne et pour le roi Ferdinand !
Le marquis de Malpica, qui a déchargé sa carabine et ses deux pistolets, empoigne sa machette, quitte l’abri des arcades et se jette dans la mêlée, suivi de son serviteur Olmos et des gens de sa troupe ; mais après quelques pas, il vacille, épouvanté. Rien, dans son passé de militaire, ne l’avait préparé à un spectacle pareil. Des hommes et des femmes, le visage ouvert par les coups de sabres, se retirent de la bataille en titubant, les Français qui tombent crient et se débattent comme des bêtes à l’abattoir et sont égorgés, et de nombreux chevaux éventrés par les navajas errent sans cavalier en piétinant leurs entrailles. Un officier de cuirassiers qui a perdu son casque dans la confusion se fraye un chemin à coups de sabre en éperonnant sa monture, une lueur de démence dans les yeux. Le valet Olmos, la femme à la hache de boucher et Cubas Saldaña se jettent sous les jambes du cheval qui les traîne et les piétine, ce qui n’empêche pas Cubas de planter sa lame dans le ventre du Français. Le cavalier s’effondre, vacillant sur sa selle, et cela suffit pour qu’un des soldats des Gardes wallonnes – le Polonais Lorenz Leleka – l’envoie au sol d’un coup de baïonnette, avant de tomber lui-même, victime d’un coup de sabre sur la nuque. L’acier de la cuirasse du Français résonne en touchant terre, et Malpica, obéissant instinctivement à son sens de l’honneur militaire, lui met sa machette sous les yeux en lui demandant de se rendre. L’autre, hébété, comprend le geste plus qu’il n’entend ce qu’on lui dit, et fait signe que oui ; mais à cet instant la femme s’approche par-derrière, en boitant et couverte de sang, et, d’un coup de hache, fend le crâne du cuirassier jusqu’aux dents.
— Quand donc nos militaires vont-ils venir à notre secours, monsieur le marquis ?
— Ils ne tarderont plus, murmure Malpica, qui ne peut détacher son regard du Français.
De l’autre côté de la porte de Tolède, des trompettes sonnent, le fracas des chevaux au galop s’amplifie, et Malpica, qui reconnaît l’ordre de charger, jette un regard inquiet au-delà de la tuerie qui l’entoure. Une masse compacte d’acier étincelant, casques, cuirasses et sabres, s’écoule sous l’arc de la porte de Tolède. Il comprend alors que, jusqu’à présent, ils n’ont eu affaire qu’à l’avant-garde de la colonne française. La véritable attaque commence maintenant.
Ça ne peut pas durer, pense-t-il.
Le capitaine Luis Daoiz, immobile et songeur dans la cour du parc de Monteleón, entend les cris de la foule qui réclame des armes de l’autre côté de la porte. Il s’efforce d’éviter les regards que lui lancent Pedro Velarde, le lieutenant Arango et les officiers rassemblés à quelques pas de lui, près de l’entrée de la salle des drapeaux. Dans la dernière demi-heure, d’autres bandes sont arrivées devant le parc, et les nouvelles circulent comme une traînée de poudre. Il faudrait être sourd pour ignorer ce qui se passe, car le bruit des tirs s’étend dans toute la ville.
Daoiz sait qu’il n’y a rien à faire. Que le peuple qui se bat dans la rue est seul. Les casernes respecteront les ordres reçus, et nul militaire ne risquera sa carrière ni sa réputation sans instructions du Gouvernement ou des Français, selon la sympathie qu’il éprouve pour un camp ou pour l’autre. Avec Ferdinand VII à Bayonne et la Junte présidée par l’infant don Antonio en pleine confusion et sans autorité, la plupart de ceux qui ont quelque chose à perdre ne se prononceront pas avant de savoir qui sont les vainqueurs et qui sont les vaincus. Voilà pourquoi c’est sans espoir. Seul un soulèvement militaire entraînant toutes les garnisons espagnoles aurait eu des chances de succès ; mais tout a mal tourné, et ce ne sera pas la volonté de quelques-uns qui pourra redresser la situation. Même ouvrir les portes du parc aux gens qui réclament dehors, les armer contre les Français, ne changera pas le cours des événements. Cela ne fera qu’accroître la tuerie. Et puis il y a les ordres, la discipline et tout le reste.
Les ordres. D’un geste machinal, Daoiz tire de sous sa veste la feuille que lui a donnée le colonel Navarro Falcón avant qu’il ne quitte l’état-major de l’Artillerie, la déplie et la relit encore une fois :
Ne prendre à aucun moment d’initiative personnelle sans ordres supérieurs écrits, ni fraterniser avec le peuple, ni montrer la moindre hostilité contre les forces françaises.
Amer, l’artilleur se demande ce que font en ce moment le ministre de la Guerre, le capitaine général, le gouverneur militaire de Madrid, pour se justifier devant Murat. Il lui semble les entendre : la populace et ses basses passions, Votre Altesse. Des égarés, des analphabètes, des agitateurs anglais. Et cetera. Léchant les bottes du Français, malgré l’occupation, le roi prisonnier, le sang qui coule à flots. Du sang espagnol, versé avec ou sans raison – aujourd’hui, la raison est bien la grande absente –, tandis que l’on mitraille le peuple sans défense. Le souvenir de l’incident de la veille à l’auberge de Genieys assaille de nouveau Daoiz en lui causant une honte insupportable. Son honneur blessé le brûle. Ces officiers étrangers insolents, se moquant d’un peuple dans le malheur… Comme il se repent, maintenant, de ne pas s’être battu ! Et comme, à coup sûr, il continuera de s’en repentir demain !
Stupéfait, Daoiz regarde l’ordre à ses pieds. Il n’est pas conscient de l’avoir déchiré, mais la feuille est bien là, froissée, en mille morceaux. Puis, comme s’il s’éveillait d’un mauvais rêve, il observe autour de lui et remarque l’étonnement de Velarde et des autres, les expressions anxieuses des artilleurs et des soldats. Il se sent soudain libéré d’un poids écrasant, et il a presque envie de rire. Il ne se rappelle pas avoir été jamais aussi serein et lucide. Alors il se redresse, vérifie si veste et gilet sont bien boutonnés, tire son sabre du fourreau et le pointe vers la porte.
— Donnez les armes au peuple !… Battons-nous !… Est-ce que ce ne sont pas nos frères ?
Outre le prêtre de Fuencarral que ses paroissiens ont soustrait, blessé, au combat, un autre ecclésiastique se bat à proximité de la Puerta del Sol : il s’appelle don Francisco Gallego Dávila. Chapelain du couvent de l’Encarnación, il s’est jeté dans la rue dès la première heure de la matinée et, après avoir combattu sur l’esplanade du Palais et près du Buen Suceso, il fuit maintenant, fusil à la main, avec un groupe de civils, vers le bas de la rue de la Flor. L’écuyer des Écuries royales Rodrigo Pérez, qui le connaît, le trouve en train d’exhorter les citoyens à prendre les armes pour défendre Dieu, le roi et la patrie.
— Partez d’ici, don Francisco… Vous allez vous faire tuer, et ces choses-là ne font pas partie de votre ministère. Que diront vos bonnes sœurs !
— Il n’y a pas de bonnes sœurs qui tiennent ! Aujourd’hui, mon ministère, je l’exerce dans la rue. Alors joignez-vous à nous ou rentrez vous cacher !
— Je préfère retourner chez moi, si vous me permettez.
— Dans ce cas, que Dieu vous garde, et ne m’embêtez plus.
Impressionnés par sa tonsure, sa soutane et son air décidé, des fuyards se rassemblent autour du prêtre. Parmi eux, le courrier des Postes Pedro Linares, âgé de cinquante-deux ans, qui tient à la main une baïonnette française et porte à la ceinture un pistolet sans munitions, et le cordonnier Pedro Iglesias López, trente ans, habitant rue de l’Olivar, que l’on a vu une demi-heure plus tôt tuer, avec un sabre qui lui appartient, un soldat ennemi à l’angle de la rue Arenal.
— Retournons au combat ! clame le prêtre. Qu’il ne soit pas dit que les Espagnols sont des lâches !
Le groupe – six hommes et un jeune garçon munis de couteaux, de baïonnettes et de deux carabines prises sur des dragons ennemis – se dirige avec résolution vers la rue des Capellanes, où, près de la fontaine, à l’abri d’une borne, trois soldats tirent avec des fusils en se relayant pour les recharger et viser.
— Nos militaires sont là ! s’écrie don Francisco Gallego, tout joyeux.
L’illusion est de courte durée. Un de ces militaires est le sergent des Invalides Victor Morales Martín, cinquante-cinq ans, vétéran des dragons de María Luisa, qui a quitté de son propre chef, sans permission, sa caserne de la rue de la Ballesta avec quelques camarades qu’il a perdus de vue dans la mêlée. Les deux autres sont jeunes, ils portent la veste bleue à col de même couleur et revers rouges et, au chapeau, la cocarde rouge à croix blanche qui distingue les régiments suisses au service de l’Espagne. L’un d’eux ne tarde pas à confirmer, dans un espagnol aux rudes consonances germaniques, que lui et son camarade – qui est en fait son frère, car il s’agit des soldats Mathias et Mario Schleser, du canton d’Argovie – sont là sur leur initiative personnelle, leur régiment, le 6e suisse de Preux, ayant ordre de ne pas sortir dans la rue. Ils se rendaient à leur caserne quand ils se sont vus pris au milieu du tumulte ; ils ont alors désarmé des Français isolés qu’ils ont surpris en train de fuir, et, depuis, ils livrent leur propre guerre.
— Que Dieu vous bénisse, mes fils.
— Partez d’ici, monsieur le curé. Des Franzosen arrivent.
En effet. De la place du Celenque montent, avec beaucoup de précautions, deux dragons français à pied qui s’abritent derrière leurs chevaux, suivis par une petite troupe d’uniformes bleus. Dès qu’ils aperçoivent le rassemblement au coin de la rue, ils s’arrêtent et font feu. Les balles arrachent des éclats au plâtre des murs.
— D’ici, nous ne pouvons pas les atteindre !… crie le prêtre. En avant !
Et, immédiatement, malgré les efforts des militaires pour l’en empêcher, il se précipite en brandissant son fusil comme une massue, suivi aveuglément des civils. La nouvelle décharge française, serrée et bien ajustée, tue le sergent des Invalides Morales, blesse à mort le soldat Mathias Schleser – qui a fêté ses vingt-neuf ans deux jours plus tôt ; un ricochet blesse superficiellement son frère Mario, tandis que don Francisco Gallego, commotionné, est entraîné par les autres à la recherche d’un refuge. Les Français chargent alors à la baïonnette, et les survivants affolés courent vers le couvent des Descalzas en frappant aux portes qu’ils trouvent sur leur passage, sans qu’aucune s’ouvre. Le cordonnier Iglesias et le courrier des Postes Linares parviennent à s’échapper vers la place San Martín ; cependant le prêtre, qui boite parce qu’il s’est tordu la cheville, arrive à la porte du couvent. Là, il frappe avec la crosse de son fusil en demandant asile ; mais, à l’intérieur, personne ne répond, et les Français le rejoignent. Résigné à son sort, il se retourne en récitant son acte de contrition, prêt à rendre son âme à Dieu. Mais, en voyant la tonsure et la soutane, l’officier commandant le détachement, un vétéran à moustache grise, écarte le sabre qui va le percer sur place.
— Hérétiques, suppôts maudits de Lucifer ! leur crache don Francisco.
Les soldats se contentent de le rouer de coups de crosses et l’emmènent, mains liées, en direction du Palais.
Les fuyards de la place des Descalzas ne sont pas les seuls à courir. Un peu plus au sud de la ville, de l’autre côté de la Plaza Mayor, les survivants de la charge de la cavalerie lourde à la porte de Tolède se retirent comme ils peuvent en remontant vers le Rastro et la place de la Cebada. La mêlée a été si rude et la tuerie si monstrueuse que les Français ne font grâce à personne. Pour tirer sa révérence aux cuirassiers qui sabrent tout sur leur passage, le marquis de Malpica, épuisé, cherche refuge dans les rues voisines de la Cava Baja, tout en soutenant son serviteur Olmos qui, depuis qu’il s’est trouvé pris sous les jambes d’un cheval ennemi, pisse le sang comme un cochon égorgé.
— Où allons-nous maintenant, monsieur le marquis ?
— À la maison, Olmos.
— Et les gabachos ?
— Ne t’inquiète pas. Tu en as assez fait pour aujourd’hui. Et je crois que moi aussi.
Le valet regarde sa culotte, rouge de sang jusqu’aux genoux.
— Je suis en train de me vider par le bec de la gargoulette.
— Tiens bon !
Au coin des rues Toledo et de la Sierpe, le dragon de Lusitanie Manuel Ruiz García, qui bat en retraite avec les survivants des Gardes wallonnes Paul Monsak, Gregor Franzmann et Franz Weller – les trois étrangers et lui ne se connaissaient pas la veille, mais il leur semble avoir passé ensemble la moitié de leur vie –, s’arrête, très calme, pour recharger son fusil sous un porche, il l’épaule, vise soigneusement et abat d’une balle dans la poitrine un cavalier français qui montait la rue en galopant, sabre au clair.
— C’était ma dernière cartouche, dit-il à Weller.
Après quoi, tous les quatre se mettent à courir, courbés, en esquivant le feu de plusieurs Français qui progressent, démontés, sous les arcades. La raideur de la pente les fatigue. Ruiz García a proposé aux autres de se réfugier dans sa caserne, située sur la place de la Cebada. Ils se dépêchent, car les balles sifflent, et l’on entend déjà le trot de chevaux ennemis qui approchent. Au moment où Monsak, Franzmann et Weller arrivent au croisement de la rue des Velas, ce dernier s’aperçoit que le dragon n’est pas avec eux ; il se retourne et le voit qui gît sur le dos au milieu de la rue. Scheisse ! pense l’Alsacien. Merde, la malchance les poursuit. D’abord son camarade Leleka, et maintenant l’Espagnol. Il pense un instant l’aider, car le dragon n’est peut-être que blessé, mais les tirs redoublent et les cuirassiers sont tout près. Il reprend donc sa course.
Poursuivie par les cavaliers français, ses ciseaux de poissonnière à la main, Benita Sandoval Sánchez qui s’est battue jusqu’à la dernière minute à la porte de Tolède passe en courant près du corps du dragon Manuel Ruiz García. Dans le combat et la débandade qui a suivi, elle a perdu de vue son mari, Juan Gómez, et elle cherche maintenant à se sauver par la porte de Moros, afin de faire un grand détour et de rentrer chez elle, au 17 de la rue de la Paloma. Mais les chevaux des poursuivants vont plus vite qu’elle, gênée par la jupe qu’elle soulève de sa main libre pendant qu’elle essaye de leur échapper. En voyant que c’est impossible, elle entre dans la rue de l’Humilladero et se réfugie derrière une porte dont elle tire le loquet. Elle demeure ainsi immobile et dans le noir, le cœur au bord des lèvres, hors d’haleine, guettant les bruits du dehors, mais elle ne tarde pas à déchanter : le martèlement des sabots sur le pavé se tait, des voix furieuses résonnent en français, et une succession de coups ébranle la porte. Sans se faire d’illusions sur son sort – mourir ne serait pas le pire, pense-t-elle –, la femme se précipite comme une folle dans l’escalier, frappe à toutes les portes, en trouve une ouverte et se jette à l’intérieur, pendant que le portail grince et que les marches gémissent sous le poids des bottes et de l’acier. Il n’y a personne dans le logement : elle parcourt les chambres en demandant en vain de l’aide et ressort dans le couloir, où elle se trouve nez à nez avec plusieurs cuirassiers en train de tout casser.
— Viens là, salope !
La fenêtre la plus proche est trop éloignée pour qu’elle puisse se jeter dans la rue, et la femme n’a d’autre ressource que de balafrer d’un coup de ses ciseaux le visage du premier Français qui la touche. Puis elle recule et tente de se retrancher derrière les meubles. Exaspérés par sa résistance, les soldats impériaux la criblent de balles et la laissent pour morte dans une mare de sang. Malgré l’extrême gravité de ses blessures, elle est encore vivante quand, plus tard, les propriétaires de l’appartement la découvrent. Soignée in extremis à l’hôpital du Tiers Ordre, Benita Sandoval sera sauvée et sera, tout le reste de ses jours, respectée de ses voisins et célèbre parmi le petit peuple qui a livré le terrible combat de la porte de Tolède.
Avec les cuirassiers sur leurs talons, un autre groupe d’habitants fuit vers la butte du Rastro. Il y a là Miguel Cubas Saldaña, ses camarades Francisco López Silva et Manuel de la Oliva Ureña, le porteur d’eau de quinze ans José García Caballero, Vicenta Reluz et son fils de onze ans, Alfonso Esperanza Reluz, qui habitent rue Manguiteros. Tous, y compris le petit garçon, se sont battus à la porte de Tolède et tentent de se sauver ; mais un détachement de cavalerie qui monte de la rue Embajadores leur coupe la route et fond sur eux à coups de sabres. García Caballero tombe, frappé à la tête, Manuel de la Oliva est rattrapé au moment où il essaye de sauter un mur, et le reste s’échappe vers la place de la Cebada où se produisent encore des heurts entre Madrilènes dispersés et cavaliers. Là, Miguel Cubas Saldaña parvient à s’esquiver en se jetant dans San Isidro, mais Francisco López, rejoint par les Français, a la poitrine défoncée à coups de crosses. Sur les marches de l’église, au moment où il se retourne pour lancer une pierre, le petit Alfonso meurt sous les balles, et sa mère, qui tente de le protéger, est blessée.
Dans leur progression vers le centre de la ville, la cavalerie lourde qui vient de Carabanchel par la rue Toledo et l’infanterie qui monte de la Casa del Campo par la rue Segovia rencontreront cependant un autre nœud de résistance à Puerta Cerrada. Là, les Français sont accueillis par une fusillade tirée des fenêtres, des balcons et des terrasses, et par les attaques d’habitants qui les harcèlent depuis les rues voisines. Cela donne lieu à plusieurs charges impitoyables qui causent de nombreux morts, l’incendie de quelques maisons et l’explosion du dépôt de poudre de la place, dans lequel meurt le commis de boutique Maríano Panadero. Le cordonnier galicien Francisco Doce, domicilié rue Nuncio, tombe en combattant ; de même que José Guesuraga de Ayarza, originaire de Zornoza, Joaquín Rodríguez Ocaña – aide-maçon de trente ans, marié, trois enfants – et Francisco Planillas, de Crevillente, qui, blessé, a réussi à se retirer et à parvenir jusqu’aux abords de sa maison, dans la rue Tesoro, où il mourra d’une hémorragie sans être secouru. C’est aussi le sort de l’Asturien de Lianes Francisco Teresa, célibataire, dont la vieille mère est restée au pays : cet homme courageux, qui a fait la guerre du Roussillon et est domestique à la nouvelle auberge de la rue Segovia, tire au fusil par les fenêtres et tue un officier français. Quand ses munitions sont épuisées, les Français entrent dans la maison, le prennent, le battent sauvagement et le fusillent devant la porte.
L’avancée de l’armée impériale se complique, car même les grandes artères qui conduisent au centre ne sont pas sûres. Le capitaine Marcellin Marbot qui, après la première attaque à la Puerta del Sol, tente d’établir une liaison avec le général Rigaud et ses cuirassiers se voit obligé de s’arrêter et de mettre pied à terre sur la place de la Provincia en attendant qu’un corps d’infanterie dégage le chemin. Tirant la dure leçon des embuscades précédentes, les soldats avancent lentement, collés aux murs des maisons et s’abritant sous les porches, fusils pointés sur les fenêtres et les toits, et tirant sur tout habitant, homme, femme ou enfant, qui y apparaît.
— Peut-on passer sans problème ? demande Marbot au caporal d’infanterie qui lui fait enfin signe d’avancer.
— Passer, oui, répond le sous-officier avec indifférence, mais sans problème, je ne peux rien garantir.
Piquant des éperons avec son escorte de dragons, le jeune capitaine d’état-major part prudemment au trot. Il ne va cependant pas plus loin que la rue de la Lechuga, où il fait halte en voyant d’autres fusiliers accroupis derrière des voitures dont les chevaux sont morts dans les brancards. On lui dit qu’au-delà les coups de main des gens qui attaquent sporadiquement depuis les rues voisines et l’action des tireurs embusqués rendent toute avance impossible.
— Quand pourrai-je passer ?
— Je n’en sais fichtrement rien, répond le sergent qui a des anneaux d’or aux oreilles, une moustache grise et le visage noirci de poudre. Vous devrez attendre que nous ayons nettoyé la rue… Aller plus loin est dangereux.
Marbot regarde autour de lui. Trois soldats français qui portent des bandages ensanglantés sont assis contre un mur. Un quatrième gît sur le ventre, dans une flaque rouge sur laquelle bourdonne un nuage de mouches. À chaque coin de rue, il y a des cadavres que personne ne prend le risque d’aller chercher.
— Est-ce que nos cavaliers vont bientôt arriver ?
Le sergent se cure le nez. Il a l’air très fatigué.
— Si j’en crois les tirs et les cris qu’on entend, ils ne sont pas loin. Mais ils ont eu d’énormes pertes.
— Devant des femmes et des civils ? Mais c’est la cavalerie lourde, nom de Dieu !
— Ça n’empêche pas. Avec ces fous furieux, tout est possible. Et les tuer prend du temps.
Tandis que le capitaine Marbot s’efforce d’exécuter sa mission d’officier de liaison, des Madrilènes subissent les premières représailles organisées. En plus des exécutions immédiates, blessés achevés ou personnes sans défense tuées alors qu’elles ne faisaient que regarder les combats, les Français commencent à fusiller, sans autre formalité, tous ceux qu’ils prennent les armes à la main. Tel est le sort de Vicente Gómez Sánchez, âgé de trente ans, tourneur sur ivoire de son métier, capturé après une escarmouche devant San Gil, et fusillé dans le fossé de Leganitos. Et celui des jardiniers de la duchesse de Frías, Juan José Postigo et Juan Toribio Arjona, que les soldats impériaux font prisonniers après la tuerie du guichet de Recoletos. Tirés du jardin où ils se cachaient et amenés au-delà de la porte d’Alcalá, près de l’arène de taureaux, ils sont fusillés et achevés à coups de baïonnettes en compagnie des frères alfatiers Miguel et Diego Manso Martín, et du fils de ce dernier, Miguel.
Vers midi et demi, à l’exception des points de résistance que maintiennent les Madrilènes entre Puerta Cerrada, la Calle Mayor, la place Antón Martín et la Puerta del Sol, les colonnes qui convergent vers le centre avancent désormais sans trop de difficultés, en assurant leurs communications par les grandes artères. Tel est le cas de la rue Atocha, vers laquelle se sont rabattus de nombreux habitants qui se battaient sur la promenade du Prado. Certains rapportent les atrocités commises par les Français à la porte d’Alcalá et à l’octroi de Recoletos, où tous les agents ont été faits prisonniers, qu’ils se soient battus ou pas.
— Ils les ont tous emmenés, raconte quelqu’un : Ramirez de Arellano, Requena, Parra, Calvillo et les autres… Et aussi un jardinier du marquis de Perales qui a eu la malchance de se cacher avec eux. Les gabachos ont fait irruption, ils leur ont pris leurs armes et leurs chevaux et les ont fait descendre au Prado comme un troupeau de bétail… Et quand le brigadier don Nicolás Galet s’est présenté en uniforme pour réclamer ses gens, ils lui ont tiré une balle dans l’aine…
— Je connais Ramirez de Arellano. Sa femme est Manuela Franco, la sœur de Lucas. Ils ont deux enfants et elle est enceinte d’un troisième… Les pauvres !
— À ce qu’on dit, ils fusillent un tas de gens.
— Et ils vont encore en fusiller plus… Nous, par exemple, s’ils nous attrapent.
— Attention, ils reviennent !
Attaqués par un détachement de dragons qui arrive du Buen Retiro et par une colonne d’infanterie qui avance depuis la promenade des Délices, une douzaine de civils et quatre soldats sur les cinq qui ont quitté la caserne des Gardes espagnoles – le cinquième, Eugenio García Rodríguez, est mort devant la grille du Jardin botanique – se replient en tirant pour se réfugier dans les rues voisines. Commence ainsi une sordide bataille de coins de rues, de porches et d’arcades, dans laquelle les Espagnols finissent par se voir encerclés. C’est de cette manière qu’est capturé Domingo Braña Nalbín, agent du tabac des Douanes royales, au moment où il fuyait vers les murs de Jésus. Trois soldats des Gardes espagnoles qui sont avec lui parviennent à s’échapper de maison en maison, démolissant les cloisons et sautant sur les toits, tandis que le Sévillan Manuel Alonso Albis, dont l’uniforme attire l’attention des Français, est pris en écharpe par un tir qui lui déchiquette une joue ; il laisse son fusil pour dégainer son sabre et est de nouveau frappé à la poitrine par une balle qui l’abat juste sous le mur du fond de l’Hôpital général. Capturé peu après, le muletier Baltasar Ruiz sera fusillé sans tarder dans le fossé d’Atocha. Les autres, poursuivis par les soldats impériaux qui les pourchassent à la baïonnette et les mitraillent avec une pièce d’artillerie pointée pour prendre en enfilade la rue Atocha, se défendent désespérément à l’arme blanche et succombent l’un après l’autre. Celui qui arrive le plus loin est Juan Bautista Coronel, un musicien de cinquante ans né à San Juan du Panama, qui, en courant près de la place Antón Martín, reçoit un éclat de mitraille qui lui arrache une cuisse et l’éventre. D’autres membres de ce groupe, José Juan Bautista Monténégro, le Galicien de Mondoñedo Juan Fernández de Chao et le cordonnier de dix-neuf ans José Peña, acculés et sans munitions, lèvent les mains et se rendent aux Français. Ils seront tous trois fusillés dans l’après-midi sur la côte du Buen Retiro.
À l’Hôpital général, situé au coin de la rue Atocha et de la porte du même nom, où deux mille malades français ont pu éviter ce matin d’être massacrés par la populace, le garçon de salle Serapio Elvira, âgé de dix-neuf ans, vient d’arriver de la rue en amenant un camarade touché par une balle qui lui a fracturé deux côtes pendant qu’ils étaient tous les deux en train de ramasser des blessés sur la place Antón Martín. Laissant son compagnon aux mains d’un chirurgien, Elvira parcourt les couloirs bondés de blessés et de mourants en quête d’un autre garçon qui oserait sortir dans la rue. À ce moment, un infirmier monte en criant l’escalier principal :
— Les gabachos veulent fusiller les prisonniers des cuisines !
Serapio descend en courant, avec d’autres, et trouve en bas un sergent de l’armée impériale qui, avec un peloton de soldats, emmène le marmiton, les cuisiniers et les infirmiers qui, peu de temps auparavant, ont voulu égorger les Français de l’hôpital. Sans prendre le temps de réfléchir, Elvira s’empare d’un tranchoir et se jette sur le sous-officier qui tire son épée et le blesse au visage. Le jeune homme tombe, blessé, les autres soldats dégainent, et tous les cuisiniers – pour la plupart asturiens – se précipitent sur eux comme une meute, rejoints par plusieurs infirmiers de chirurgie qui accourent, alertés par le tumulte. Parmi les Espagnols, outre Serapio Elvira, Francisco de Labra, âgé de dix-neuf ans, est tué, et ses camarades Francisco Blanco Encalada, seize ans, Silvestre Fernández, trente-deux ans, et José Pereira Méndez, vingt-neuf ans, sont blessés, ainsi que le chirurgien José Quiroga, le blanchisseur Patricio Cosmea, le garçon de salle Antonio Amat et l’infirmier Alonso Pérez Blanco – qui mourra de ses blessures quelques jours plus tard. Mais, à eux tous, ils réussissent à faire reculer les Français, qu’ils accablent de coups et de blessures. Le marmiton Vicente Pérez del Valle, un robuste garçon de Cangas, empoigne une broche de rôtissoire et affronte le sous-officier, qui finit par lâcher son sabre et par prendre la fuite avec ses hommes, fort mal en point.
— Ordures de gabachos !… N’y revenez pas !
Mais les Français reviennent, ivres de vengeance. Après avoir demandé de l’aide à l’étage du dessus, le sous-officier agressé – il a maintenant la tête bandée, et la colère l’aveugle – arrive avec un peloton de grenadiers, fait irruption dans les cuisines, baïonnette au canon, et indique tous ceux qui se sont distingués dans la bataille. Ils emmènent ainsi vers le fossé d’Atocha, pieds nus et en chemise, Pérez del Valle, un autre garçon de cuisine et cinq infirmiers de chirurgie. Dans une déclaration ultérieure sur les événements de la journée, un témoin oculaire, le juge Pedro la Hera, attestera qu’« aucun n’est revenu à l’hôpital et l’on n’a plus jamais rien su d’eux ».
Le capitaine Luis Daoiz s’inquiète de la défense du parc d’artillerie. La plupart des gens qui réclamaient des fusils, une fois les portes ouvertes et les armes prises, se sont dispersés dans la ville, prêts à se battre pour leur compte – beaucoup, peu familiers des armes à feu, n’ont emporté que des sabres et des baïonnettes. Daoiz, le capitaine Velarde et les autres officiers ont pu en retenir quelques-uns en les persuadant qu’ils seront plus utiles sur place. Une vive discussion a opposé dans la salle des drapeaux le froid orgueil de Daoiz et l’emportement passionné de Velarde, ce dernier se disant sûr que, dès que les autres casernes sauraient que Monteleón a décidé de se battre, les troupes espagnoles sortiraient dans la rue.
— À quoi cela servira-t-il de nous battre ? demandait un de leurs camarades, le capitaine d’artillerie José Córdoba. Nous sommes quatre pelés.
— Parce que en donnant l’exemple nous en encouragerons d’autres. – Telle a été la réponse optimiste de Velarde. – Aucun militaire qui tient à son honneur ne restera les bras croisés en nous laissant anéantir.
— Tu crois ça ?
— J’y engage ma vie. Ou plutôt la nôtre.
Daoiz le sceptique, toujours prudent et lucide, doute que les choses se passeront ainsi. Il connaît l’état d’apathie et de confusion qui règne dans l’armée, et aussi la lâcheté morale du haut commandement. Il sait parfaitement – il le savait déjà en prenant la décision de livrer les armes au peuple – qu’à l’heure du combat les occupants du parc se battront seuls. Pour l’honneur, un point c’est tout. De plus, peu d’endroits dans Madrid sont aussi mal adaptés à une défense efficace. Monteleón n’est pas une caserne mais une construction civile ou, pire, un conglomérat de plusieurs bâtiments, ancien palais des ducs de Monteleón cédé par Godoy à l’Artillerie : cinq cent mille pieds carrés impossibles à défendre, entourés d’une enceinte qui n’est même pas un mur, aussi haute que fragile, formant un rectangle qui longe les Rondas – les boulevards qui font le tour de la ville – dans sa partie arrière, suit la rue San Bernardo à l’ouest, les rues San Andrés à l’est et San José au sud. L’étendue de l’enceinte, entourée de maisons et de hauteurs qui la surplombent, sans autres positions pour observer l’extérieur que quelques fenêtres au troisième étage du bâtiment principal – celui-ci étant loin du mur de clôture, elles ne permettent de voir qu’un morceau de la rue San José –, fait que seules des sentinelles placées dans les maisons voisines ou dans la rue, à découvert, peuvent guetter d’éventuelles forces ennemies. De plus, à l’exception des Volontaires de l’État et de quelques artilleurs, les gens manquent de discipline et de formation militaire. Pour ne rien arranger, à en croire ce que vient de rapporter le sergent Rosendo de la Lastra, les canons ne disposent que de dix charges de poudre en cartouches, et de vingt autres que l’on prépare en toute hâte ; et si l’on est pourvu en abondance de balles de tous calibres, on n’a ni gargousses ni boîtes de mitraille. Ce tableau étant ce qu’il est, Daoiz sait qu’une victoire est impensable et que toute action ne peut viser qu’à retarder l’issue inéluctable. Dès que l’attaque française aura commencé, le temps que tiendra Monteleón dépendra du degré de désespoir de ses défenseurs.
— Pardon, mon capitaine, dit le lieutenant Arango. Les hommes sont répartis en escouades, selon vos ordres… Le capitaine Velarde s’occupe maintenant de leur assigner leurs postes.
— Ils sont combien ?
— Un peu plus de deux cents civils entre la rue et le parc, mais il y a encore quelques habitants qui nous rejoignent… Il faut ajouter les Volontaires de l’État, les artilleurs que nous avions ici et la demi-douzaine d’officiers qui sont venus en renfort.
— Donc environ trois cents, estime Daoiz.
— Oui… Peut-être un peu plus.
Arango, au garde-à-vous devant Daoiz, attend les instructions. Le capitaine observe son visage préoccupé par l’énormité de ce qui se prépare, et il en éprouve un peu de remords. Le jeune officier, étranger à la conspiration, n’est là que parce qu’il est venu prendre son service ce matin comme à l’ordinaire, et il souffre de ce que tout se soit organisé dans son dos. Le commandant du parc ne sait même pas ce qu’Arango pense de l’occupation française, ni des mesures prises, et il ignore ses opinions politiques. Il le voit remplir ses obligations, et c’est ce qui compte. De toute manière, conclut-il, le sort ou l’avenir de ce jeune homme importent peu. Il n’est pas le seul, aujourd’hui dans Madrid, à qui échappe le choix de son destin.
— Mettez en position devant la porte deux canons de huit livres et deux de quatre, lui ordonne Daoiz. Clairs, chargés et prêts à faire feu.
— Nous n’avons pas de mitraille, mon capitaine.
— Je sais. Faites-les charger à boulets. Envoyez du monde récolter des vieux clous, des balles de mousquet, ou tout ce qu’on trouvera… Même les pierres à fusil feront l’affaire, et nous en avons à revendre. Bourrez-en les boîtes, ça pourra toujours servir.
— À vos ordres.
Le capitaine observe les femmes qui sont dans la cour, mêlées aux militaires et aux civils. Ce sont pour la plupart des parentes de soldats ou de civils armés : mères, épouses et filles, voisines qui sont venues pour accompagner leurs hommes. Sous la direction du caporal artilleur José Montaño, certaines, qui ont apporté des draps, des courtepointes et des nappes, les déchirent et entassent dans la cour une pile de charpie et de bandes en perspective du moment où les hommes commenceront à tomber. D’autres ouvrent des caisses de munitions, mettent des paquets de cartouches dans des cabas et des paniers d’osier, et les portent aux hommes qui prennent position dans les quartiers du parc ou dans la rue.
— Autre chose, Arango. Essayez d’évacuer ces femmes avant que les Français n’arrivent… Ce n’est pas un endroit pour elles.
Le lieutenant pousse un profond soupir.
— J’ai déjà essayé, mon capitaine. Elles m’ont ri au nez.
Devant la porte du parc, et avec un entrain bien différent de celui de Daoiz, l’infatigable Pedro Velarde supervise la répartition des tireurs, suivi de ses ombres fidèles, les secrétaires Rojo et Almira. Sa présence et la force de conviction qui se dégage de lui à chaque pas encouragent militaires et civils qui le secondent aveuglément, prêts à le suivre jusqu’en enfer, s’il le faut. Le capitaine d’état-major est de ces rares chefs – il le démontre aujourd’hui avec brio – qui sont capables de galvaniser les hommes sous leurs ordres. Il peut même apprendre par cœur, sur-le-champ, les noms de tous ses subordonnés et s’adresser à eux, y compris aux civils les plus maladroits et les plus novices, comme s’ils avaient combattu ensemble toute leur vie.
— Nous allons écraser les Français ! répète-t-il de groupe en groupe en se frottant les mains. Ces mosiús ne savent pas ce qui les attend !
Partout ses paroles réconfortent les hommes, qui se font un point d’honneur d’obéir à ses ordres. Ainsi, ces civils désorientés, stimulés par l’attitude résolue du capitaine, ces humbles habitants, les bandes anarchiques composées d’individus presque tous modestes, boutiquiers, artisans, taillandiers, domestiques, valets et voisins, empoignent un fusil pour la première fois de leur vie – certains ont senti leur courage fléchir quand ils ont vu sortir, une fois armés, la plus grande partie de ceux qui les avaient accompagnés jusque-là –, prennent conscience qu’ils forment une troupe unie, s’organisent et se soutiennent les uns les autres, écoutent les instructions et accourent sans rechigner là où l’on exige leur présence.
— Il faut accoler ces échafaudages au mur du parc, près de la porte, pour que nos hommes puissent y monter et tirer par-dessus… Qu’en pensez-vous, Goicoechea ?
— Il n’y aura de la place que pour quatre ou cinq.
— Quatre ou cinq fusils ici, c’est déjà énorme.
— À vos ordres.
En accord avec le capitaine des Volontaires de l’État, Velarde a divisé en deux groupes les soldats amenés de la caserne de Mejorada, en les renforçant avec des contingents de civils. Quinze des trente-trois fusiliers, sous le commandement du lieutenant José Ontoria et du sous-lieutenant Tomas Bruguera, gardent la partie arrière de l’enceinte – les cuisines, les ateliers et les quartiers contigus à la rue San Bernardo et à la Ronda. Le reste, qui sera sous la responsabilité de Goicoechea et de son subordonné Francisco Álvero quand le combat commencera, occupe les quelques fenêtres de la façade principale, l’entrée du parc et la rue San José, avec les hommes de la bande recrutée par le terrassier Francisco Mata. Les autres civils sont laissés par Velarde sous le commandement de ceux qui les ont amenés, mais surveillés par les capitaines Cónsul, Córdoba, Rovira et Dalp. Il les poste près du mur de clôture et dans les maisons particulières situées de l’autre côté de la rue, à l’abri des porches et des entrées, ou retranchés derrière des meubles, des sacs, des matelas et tout ce qu’entassent les voisins. Il détache également des postes avancés de civils au coin de la rue San Bernardo, dans la rue San Pedro qui prend son départ juste à côté du couvent de Las Maravillas – l’édifice des carmélites fait face à la porte principale du parc – et au coin de la rue Fuencarral, avec pour consigne de prévenir dès que l’ennemi arrivera. Ce dernier poste est assigné par Velarde au groupe de l’étudiant asturien José Gutiérrez qu’accompagnent, entre autres, le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Leur consigne est de donner l’alerte, de se replier et d’entrer dans les maisons voisines pour se battre là.
— Surtout, que personne ne tire sans en recevoir l’ordre. Dès que vous apercevrez l’ennemi, vous vous retirerez avec beaucoup de prudence et vous viendrez nous en aviser. Mieux vaut les prendre par surprise… C’est clair ?
— Tout à fait clair, mon capitaine. Voir, se taire et revenir le dire.
— Exactement. Maintenant, filez ! Et vive l’Espagne !
— Et nous, monsieur le capitaine, qu’est-ce qu’on fait ?
Velarde se tourne vers un autre groupe qui attend des instructions : c’est celui de José Fernández Villamil, l’hôtelier de la place Matute, dont les hommes – José Muñiz Cueto et son frère Miguel, d’autres valets de l’hôtellerie, quelques habitants du quartier et le mendiant de la place Antón Martín – sont arrivés armés par leurs propres moyens, après s’être emparés des fusils du dépôt des Invalides de l’Hôtel de Ville. L’hôtelier et les siens font partie des quelques civils présents dans le parc qui ont déjà respiré l’odeur de la poudre, en se battant dans différents endroits de la ville. Cette expérience leur donne de l’assurance. Fernández Villamil conte même au capitaine d’artillerie que son valet José Muñiz a abattu un officier français d’un coup de fusil. En entendant cela, Velarde approuve et félicite Muñiz. Il sait ce que signifie l’éloge venant d’un supérieur, surtout adressé par un militaire à un civil et en de telles circonstances. Avec ce qui se prépare…
— Dites-moi… Vous sentez-vous capables de tenir la rue à découvert ?
— Attendez, et vous verrez, crâne l’hôtelier.
— Vous nous offensez ! renchérit un autre.
Velarde a un sourire approbateur et s’efforce d’avoir l’air impressionné. Il connaît son affaire.
— Dans ce cas, je vais vous confier une mission capitale… Pour le moment, allez vous embusquer en face, dans le verger de Las Maravillas, en vous abstenant de tirer avant que le feu ne devienne vraiment sérieux. Nous avons l’intention de sortir ensuite les canons dans la rue, et il faudra des hommes pour nous couvrir. Quand l’instant sera venu, vous quitterez le verger et vous vous mettrez à plat ventre sur la chaussée : les uns viseront la rue Fuencarral et les autres la rue San Bernardo… Comme ça, vous empêcherez les tireurs français d’approcher et de prendre nos artilleurs sous leur feu.
— Et pourquoi on sort pas les canons tout de suite ? demande, avec beaucoup d’aplomb, le mendiant de la place Antón Martín.
Les secrétaires Rojo et Almira, qui ne quittent toujours pas Velarde d’une semelle, observent le mendiant d’un air réprobateur : nez rouge d’ivrogne, culottes sales et vieux gilet sur une chemise raide de crasse. Les doigts qui serrent le fusil luisant ont des ongles cassés et noirs. Mais Velarde sourit avec naturel. En fin de compte, c’est quand même un homme. Un fusil, une baïonnette et deux mains. Ce matin, on n’en a pas de trop.
— Il est encore tôt pour prendre ce risque sans savoir par où viendra l’attaque, répond Velarde, patient. Nous les sortirons quand nous saurons exactement dans quelle direction les pointer.
Fernández Villamil et ses hommes regardent l’artilleur, éperdus d’enthousiasme. Tous montrent une confiance aveugle.
— D’autres militaires vont venir, monsieur le capitaine ?
— Naturellement, rétorque Velarde, impassible. Dès que les tirs commenceront… Vous imaginez qu’ils vont nous laisser combattre seuls ?
— Non, bien sûr !… Comptez sur nous, monsieur le capitaine !… Vive le roi Ferdinand ! Vive l’Espagne !
— Longue vie au roi et à l’Espagne ! Et maintenant, à vos postes.
En les regardant s’égailler, bombant le torse comme une bande de gamins qui partent jouer à la guerre, Velarde se sent légèrement gêné. Il sait qu’il les envoie sur une position exposée. Il fait comme s’il ne voyait pas les regards que lui adressent les secrétaires Rojo et Almira – tous deux savent qu’il n’y a rien à espérer du côté de l’armée espagnole –, et il poursuit la répartition des hommes telle qu’elle a été convenue avec Luis Daoiz.
— Voyons maintenant : qui commande ce groupe ?… C’est vous, Cosme, n’est-ce pas ?
— Oui, mon capitaine, répond le marchand de charbon Cosme de Mora, ravi que le militaire ait retenu son nom. Pour vous servir, vous et la patrie.
— Vous savez tous tenir un fusil ?
— Plus ou moins. Je suis chasseur.
— Ce n’est pas la même chose. Ces deux messieurs vont vous enseigner les rudiments.
Pendant que les secrétaires expliquent à Mora et à ses hommes comment mordre rapidement la cartouche, charger, bourrer, tirer et recharger, Velarde observe les hommes qu’il a sous les yeux. Certains ne sont pas encore des adultes. Le plus petit le contemple, impavide.
— Et ce gosse ?
— C’est notre frère, mon capitaine, dit un jeune homme, accompagné d’un autre qui lui ressemble de façon frappante. Il n’y a pas moyen de le convaincre de rentrer à la maison… On lui a même tapé dessus, mais c’est inutile.
— Ça sera dangereux pour lui. Et votre mère va mourir d’inquiétude.
— Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Il refuse de s’en aller.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Pepillo Amador.
Velarde décide d’oublier l’enfant, des tâches plus urgentes l’attendent. Ce parti-là est le plus nombreux, et les visages trahissent des sentiments divers : inquiétude, décision, trouble, angoisse, espoir, courage… Ils affichent, eux aussi, leur adhésion naïve au capitaine qu’ils ont devant eux, ou plutôt à son grade et à son uniforme. Le mot « capitaine » sonne bien, il inspire une confiance élémentaire à ces volontaires valeureux, simples, orphelins de leur roi et de leur gouvernement, disposés à suivre celui qui les guidera. Tous ont laissé famille, maison et travail, pour oser venir au parc poussés par la colère, le sens de l’honneur, le patriotisme, le courage, la haine de l’arrogance française. D’ici peu, pense Velarde, beaucoup seront peut-être morts. Et lui-même aussi, avec eux. Cette pensée le rend songeur, silencieux, puis il s’aperçoit que tous le regardent, en attendant la suite. Alors il se redresse et hausse le ton :
— Quant au maniement de la baïonnette et de l’arme blanche, je suis sûr que des hommes comme vous n’ont besoin de personne pour le leur enseigner.
Ce fier propos atteint son but. Les visages se détendent, il y a quelques éclats de rire et des tapes dans le dos. Plusieurs fanfaronnent en tâtant le manche de corne qui dépasse de leur large ceinture : pour ce qui est des baïonnettes ou des navajas, on n’a qu’à interroger les gabachos.
— Ce que cette arme a de bon, achève Velarde en portant à son tour la main à la poignée de son sabre, c’est qu’elle ne manque jamais de munitions, pas besoin de brûler de la poudre… Et aucun Français ne sait s’en servir comme les Espagnols !
— Non, aucun ! !
C’est une ovation qui lui répond. Et ainsi, après avoir fait monter encore d’un degré leur enthousiasme – le capitaine sait que, comme la peur, le courage est contagieux –, il envoie le marchand de charbon et – ses hommes garnir les barricades, les trottoirs et les balcons des maisons contiguës au jardin et au verger de Las Maravillas, avec ordre de balayer, quand la bataille commencera, la plus large étendue possible du départ de la rue San José jusqu’au carrefour de la rue San Bernardo.
— Comment voyez-vous les choses, mon capitaine ? demande à voix basse le secrétaire Almira, qui hoche la tête d’un air dubitatif.
Velarde hausse les épaules. L’important, c’est l’exemple. Il peut parfois réveiller les consciences et favoriser un miracle. Malgré le pessimisme de Daoiz, il continue de croire que si Monteleón résiste, les troupes espagnoles ne resteront pas les bras croisés. Tôt ou tard, elles finiront par sortir de leurs casernes.
— Il faudra tenir bon avec ce qu’on a, répond-il.
— Oui, mais… combien de temps ?
— Aussi longtemps que nous pourrons.
Pendant qu’ils discutent discrètement, le capitaine et le secrétaire regardent partir les volontaires. Avec ce groupe s’en vont au total quinze hommes et jeunes garçons, le barbier Jerónimo Moraza, le charpentier Pedro Navarro, le portier de tribunal Félix Tordesillas, le marchand de vin de la rue Hortaleza José Rodríguez accompagné de son fils Rafael, et les frères Antonio et Manuel Amador suivis de près par Pepillo, leur cadet de onze ans qui traîne un lourd panier bourré de munitions.
Après avoir reçu un fusil et un paquet de cartouches, Francisco Huertas de Vallejo, un Ségovien de bonne famille âgé de dix-huit ans, va prendre le poste qui lui a été assigné : le balcon d’un premier étage situé devant le mur de clôture du parc d’artillerie. De là, il peut voir le carrefour de San Bernardo. Il a deux compagnons – un autre jeune homme, maigre et affublé de lunettes, également armé d’un fusil, qui, après lui avoir cérémonieusement serré la main, se présente : Vicente Gómez Pastrana, ouvrier typographe ; et le locataire ou propriétaire des lieux, un personnage d’un certain âge à favoris gris, qui porte des guêtres de chasseur, un fusil de chasse et deux cartouchières croisées sur la poitrine.
— C’est le meilleur endroit, commente le chasseur. Dès que les Français se présenteront au coin, nous les tiendrons en enfilade.
— Vous vous êtes bien équipé.
— J’allais partir ce matin pour Fuencarral avec mon chien. Et puis j’ai décidé de rester… C’est mieux que de tirer le lapin.
Le chasseur, qui se présente comme étant Francisco García – don Curro, précise-t-il, pour les amis et les camarades –, semble être un homme continuellement de bonne humeur et qui ne s’inquiète pas outre mesure du sort de ses biens personnels. Mais quand même, avec l’aide de Francisco Huertas et de l’ouvrier typographe, il repousse des meubles pour dégager les abords du balcon et installe deux matelas roulés contre la rambarde de fer, en manière de parapet, au cas, dit-il, où une balle perdue s’aviserait d’entrer. Puis il enlève quelques porcelaines et une image du Christ qui était au-dessus d’un buffet, et met le tout à l’abri dans la chambre à coucher. Cela fait, il jette un regard satisfait autour de lui et adresse un clin d’œil à ses compagnons.
— J’ai envoyé ma femme chez sa sœur. Elle ne voulait pas, mais j’ai réussi à la convaincre. J’espère qu’il n’y aura pas trop de casse… Elle serait capable d’en avoir une attaque.
Installés au balcon, les trois hommes observent les allées et venues des civils armés qui se dispersent dans le verger de Las Maravillas ou se tapissent le long du mur, de l’autre côté de la rue. On entend crier, courir, donner des ordres contradictoires, mais tous conservent une certaine discipline. Les uniformes blancs des Volontaires de l’État sont visibles aux fenêtres du seul bâtiment du parc qui se trouve près de la rue, et l’uniforme turquoise des artilleurs se découpe à la porte. Francisco Huertas observe le capitaine à la veste verte qui donne des ordres à l’entrée. Il ignore son nom, mais militaires et civils lui obéissent au doigt et à l’œil. Cela inspire confiance au jeune Ségovien, qui est parti ce matin de la maison de son oncle don Francisco Lorrio – le neveu est à Madrid pour postuler à un emploi de l’État grâce aux bonnes relations de sa famille – sans autre intention que d’observer l’agitation, mais il n’a pu se soustraire à l’enthousiasme populaire. Quand les portes du parc se sont ouvertes et que les gens sont entrés pour prendre des fusils, il a trouvé honteux de rester dehors en se contentant d’être spectateur. Il les a donc suivis, et il n’a pas eu le temps de dire « ouf ! » qu’il avait déjà un fusil bien astiqué dans les mains et une provision de cartouches dans les poches.
— Nous allons boire un petit coup en attendant, vu qu’une chose n’empêche pas l’autre… Ça vous dit ?
Don Curro est apparu avec une bouteille d’anis doux, trois verres et trois havanes. Francisco boit une gorgée et se sent ragaillardi.
— Ça serait bien, dit l’ouvrier typographe, de descendre quelques gabachos.
— Buvons à la réalisation de votre vœu, dit le maître de maison en versant une deuxième tournée. Et aussi à la santé du roi Ferdinand.
On entend du bruit dans la rue. Francisco, cigare aux lèvres, mais pas allumé – il n’a pas tellement envie de fumer en ce moment –, vide son anis et va au balcon, fusil à la main. Les gens sont à plat ventre et, près du carrefour, certains ont épaulé leurs fusils. D’autres courent vers le couvent de Las Maravillas. Le capitaine à la veste verte a disparu dans le parc dont les portes se ferment lentement, ce qui produit chez le jeune homme un étrange sentiment de désarroi. Il regarde les fenêtres du bâtiment et constate que les Volontaires de l’État se sont accroupis et que seuls sont encore visibles les points noirs formés par les canons de leurs armes.
— Murat nous invite à danser, messieurs, dit don Curro, qui souffle des ronds de fumée avec beaucoup de flegme.
Francisco Huertas remarque que l’ouvrier typographe a les mains qui tremblent pendant que, après avoir éteint son cigare, il vide la poudre dans le canon du fusil, introduit la balle avec le reste de la cartouche et bourre le tout avec la baguette. Avec un frisson glacial qui parcourt son épine dorsale, ses bras et ses aines, le jeune homme fait de même, puis s’agenouille auprès de ses deux compagnons derrière le parapet improvisé, la crosse collée à la joue. Ça sent le métal, le bois et la graisse.
Qu’est-ce que je fais ici ? s’interroge-t-il, soudain pris de panique.
D’un balcon voisin, quelqu’un crie que les Français arrivent.
Le seul parti de volontaires qui n’est pas encore arrivé au parc d’artillerie est celui de Blas Molina Soriano. Le serrurier a compris la leçon des scènes auxquelles il a assisté devant le Palais et est devenu d’une extrême prudence : il mène sa bande en silence et emprunte des détours pour éviter de tomber sur une force française qui les mettrait en pièces. C’est pourquoi, en faisant tout pour passer inaperçu, le groupe est allé de la rue Tudescos au cours San Pablo, de là à la place San Ildefonso, et après avoir suivi des ruelles, il débouche maintenant dans la rue San Vicente, pour gagner le haut de la rue Palma et le couvent de Las Maravillas. La proximité du parc Monteleón excite Molina et ses hommes, qui commencent à oublier la consigne et se répandent aux cris de « Vive l’Espagne ! » et « Mort aux Français ! ». Mais en tournant le coin des rues San Andrés et San Vicente, le serrurier lève la main et fait halte.
— Taisez-vous ! ordonne-t-il. Taisez-vous !
Les hommes se pressent près de lui, dos collé aux murs, et regardent le haut de la rue. Ils écoutent. Les cris ont cessé. Les visages sont mortellement sérieux. Comme Molina, chacun est attentif au bruit, reconnaissable entre tous, que l’on entend clairement, au-delà des maisons proches : un crépitement sinistre, sec, nourri et constant.
On se bat au parc de Monteleón.