7

À partir d’une heure de l’après-midi, un silence lugubre s’étend sur le centre de Madrid. Autour de la Puerta del Sol et de la Plaza Mayor, on n’entend plus que les tirs isolés des patrouilles ou le martèlement des bottes des détachements français qui marchent en pointant leurs fusils dans toutes les directions. L’armée impériale contrôle désormais sans rencontrer de résistance les grandes artères et les places principales, et les seuls affrontements consistent en escarmouches individuelles que livrent ceux qui tentent de s’échapper, cherchent un refuge ou frappent à des portes qui ne s’ouvrent pas. Terrifiés, retranchés derrière leurs volets, jalousies et rideaux, ou les plus audacieux tapis sous les porches ou aux fenêtres, des habitants voient les patrouilles françaises sillonner les rues avec des files de prisonniers. L’une d’elles est composée de trois hommes, mains liées, qui marchent dans la rue Los Milaneses sous la garde de fusiliers qui les rouent de coups. Un orfèvre de cette rue, Manuel Arnáez, qui, malgré les supplications de sa femme, se tient à la porte de son atelier, reconnaît parmi eux son collègue Julián Tejedor de la Torre, qui tient boutique dans la rue Atocha.

— Julián !… Où te mènent-ils, Julián ?

Les gardes français crient à l’orfèvre de rentrer, et l’un d’eux le menace même avec son fusil. Arnáez voit Julián Tejedor se retourner pour lui montrer ses mains attachées et lever les yeux vers le ciel d’un air résigné. Il saura plus tard que Tejedor, après être sorti de chez lui pour se battre en compagnie de ses employés et de ses apprentis, a été capturé sur la Plaza Mayor en même temps qu’un des hommes qui l’avaient suivi : son ami, le bourrelier de la place Matute, Lorenzo Domínguez.

Le troisième prisonnier du groupe se nomme Manuel Antolín Ferrer, aide-jardinier de la résidence royale de La Florida, d’où il est venu la veille pour se mêler aux événements qui se préparaient. C’est un homme bâti en colosse, les mains puissantes, comme il l’a montré en se battant aux Conseils, à la Puerta del Sol et la Plaza Mayor, où il a été contusionné et pris par les Français dans l’ultime débandade. Obstiné, taciturne, sombre, il marche avec ses compagnons d’infortune, tête basse, l’œil droit blessé par un coup de crosse, sans illusions sur le sort qui l’attend. Réconforté par la satisfaction d’avoir expédié, de ses propres mains et avec sa navaja, deux soldats français.

La scène de la rue Los Milaneses se répète en d’autres lieux de la ville. Au Buen Retiro et dans les caves de la Calle Mayor, les Français continuent d’enfermer des gens. Dans ces dernières, sous les marches de San Felipe, ils sont déjà seize prisonniers, quand les Français poussent à coups de crosses le Napolitain de vingt-deux ans Bartolomé Pechirelli y Falconi, valet de l’hôtel particulier que possède le marquis de Cerralbo dans la rue Cedaceros. Il en est sorti ce matin avec d’autres domestiques pour combattre, et il vient d’être fait prisonnier au moment où il s’enfuyait après la débâcle de la dernière résistance sur la Plaza Mayor.

Près de là, place Santo Domingo, un autre détachement impérial conduit Antonio Macías de Gamazo, soixante-six ans, habitant rue Toledo, le palefrenier du Palais Juan Antonio Alises, Francisco Escobar Molina, charron, et le péon de corridas Gabriel López, capturés dans les derniers affrontements. Depuis la porte des Écuries royales, l’écuyer Lorenzo González voit venir de Santa María des grenadiers de la Garde qui escortent, entre autres, son ami l’employé d’ambassade en retraite Miguel Gómez Morales, avec qui il a assisté, quelques heures plus tôt, aux incidents de l’esplanade du Palais et qui ensuite, scandalisé par l’abomination de la fusillade française, est allé se battre dans les environs de la Plaza Mayor. En passant, mains liées, devant González, Gómez Morales l’appelle à l’aide.

— Prévenez quelqu’un, pour l’amour de Dieu ! N’importe qui… Ces sauvages vont me fusiller !

Impuissant, l’écuyer voit un caporal faire taire son ami en le frappant.

Une autre file de prisonniers suit le même chemin, dans laquelle figurent Domingo Braña Calbín, agent des tabacs de la Douane royale, et Francisco Bermúdez López, valet de chambre au Palais. Braña et Bermúdez comptent parmi les plus courageux de ceux qui ont lutté dans les rues de Madrid, et plusieurs témoins permettront plus tard de connaître leur histoire avec précision. Braña, Asturien, a quarante-quatre ans, et il a été pris au moment où il se battait à l’arme blanche avec une vaillance extrême, près de l’Hôpital général. Quant à Francisco Bermúdez, habitant de la rue San Bernardo, il est sorti au début des événements armé de sa carabine personnelle et, après avoir combattu toute la matinée là où les affrontements étaient les plus intenses – « hardiment », affirmeront les témoins dans une relation circonstanciée –, il a été fait prisonnier alors que, blessé et épuisé, entouré d’ennemis et sa carabine encore à la main, il ne pouvait plus se défendre. Antonio Sanz, portier de la salle des Alcades du Conseil de Castille, l’identifie en le voyant passer, emmené par les Français, près de la paroisse de Santa María. Peu de temps après, Juliana García, qui le connaît et vit dans la rue Nueva, l’aperçoit de son balcon, entre d’autres prisonniers, « boitant d’une blessure à la jambe et la figure brûlée par la poudre ».

D’autres ont plus de chance. C’est le cas du jeune Bartolomé Fernández Castilla qui, place de l’Ángel, sauve miraculeusement sa vie. Domestique dans la maison du marquis de Ariza, où loge le général français Grouchy, Fernández Castilla est sorti se battre dès le premier tumulte de la journée, armé d’un fusil de chasse. Il a assisté aux combats de la Puerta del Sol et, après avoir lutté dans les ruelles qui vont du cours San Jerónimo à la rue Atocha, il a été blessé par une décharge partie de la Plaza Mayor. Son groupe dispersé, il est emmené par trois compagnons d’aventure jusqu’à la maison de son maître et laissé devant le porche, où les gardes du général français prétendent l’achever avec leurs baïonnettes. Une servante l’aperçoit, appelle au secours, les autres domestiques accourent et font front commun contre les Français. Coups et horions pleuvent des deux côtés, les domestiques parviennent à faire entrer Fernández Castilla, et les esprits ne se calment qu’à l’arrivée d’un aide de camp du général Grouchy qui ordonne d’épargner le jeune homme et de le porter, prisonnier, sur une civière, au Buen Retiro. Les domestiques protestent de nouveau, refusent de le livrer, et même les cuisinières sortent pour tenir tête aux soldats impériaux. Le marquis en personne, don Vicente María Palafox, finit par intervenir et convainc les Français de respecter le blessé. Sous sa protection, le garçon restera quatre mois alité avant de guérir de ses blessures. Des années plus tard, la guerre contre Napoléon terminée, le marquis de Ariza tiendra à se présenter de sa propre initiative devant la commission adéquate pour que les autorités accordent à son domestique une pension en récompense des services rendus à la patrie.

Tandis que, place de l’Ángel, la vie de Bartolomé Fernández Castilla ne tient qu’à un fil, non loin de là, place de la Provincia, le gardien-chef de la Prison royale, Félix Ángel, entend frapper à la porte de derrière du bâtiment et va voir qui est là. Ce sont les prisonniers sortis le matin pour se battre qui arrivent, les uns après les autres. Beaucoup sont noirs de poudre, épuisés par la bataille, et aident leurs camarades à marcher ; mais tous tiennent plus ou moins debout. Ils se présentent seuls, deux par deux ou en petits groupes, à bout de souffle pour avoir tant couru afin d’échapper aux Français.

— Je n’aurais jamais pensé que je serais content de me retrouver ici, commente l’un d’eux.

Certains ont encore assez de forces pour se vanter de ce qu’ils ont fait dehors, ou pour avoir eu le temps de s’humecter le gosier à la taverne de la voûte de la rue Botoneras. Plusieurs ont leurs vêtements tachés d’un sang qui n’est pas toujours le leur et portent des armes prises à l’ennemi : sabres, fusils et pistolets qu’ils laissent à l’entrée et que, en toute hâte, le gardien-chef fait disparaître en les jetant dans le puits. Parmi eux se trouvent le Galicien Souto – affublé d’une veste d’artilleur français – et, sourire aux lèvres, Francisco Xavier Cayón, le détenu qui a rédigé la pétition demandant de les laisser sortir avec promesse de revenir en prison quand tout serait terminé.

— Ça a été dur ?

— Des fois.

Sans plus de commentaires, avec l’aplomb des malandrins, Cayón va directement à la cruche de vin que le gardien-chef garde sur la table de l’entrée, renverse la tête en arrière et s’envoie une longue goulée dans la gorge. Puis il la passe à Souto qui fait de même.

— Beaucoup de pertes ? s’enquiert Félix Ángel.

Cayón s’essuie les lèvres du dos de la main.

— À ce que je sais, ils ont tué Pico.

— Frasquito ? Le garçon berger de La Paloma ?

— Oui. Et Domingo Palén a été emmené blessé à l’hôpital, mais je ne sais pas s’il a pu y arriver… Il me semble aussi que j’en ai vu tomber deux autres, mais je n’en suis pas sûr.

— Qui ?

— Quico Sánchez et El Gitano.

— Et ceux qui ne sont pas là ?

Le prisonnier échange un regard ironique avec son camarade Souto, puis hausse les épaules.

— Je ne sais pas. Ils ne doivent pas être loin.

— Ils ont promis de revenir.

L’autre lui fait un clin d’œil.

— Eh bien, s’ils l’ont promis, ils reviendront, non ?… Enfin, je suppose.

La supposition de Francisco Xavier Cayón se verra confirmée presque au pied de la lettre. Le dernier prisonnier frappera à la porte principale de la Prison royale le lendemain, rasé de frais et vêtu d’habits propres, après avoir tranquillement passé la nuit en famille dans sa maison du Rastro. Et le décompte définitif, remis deux jours plus tard par le gardien-chef au directeur de la prison, s’établira comme suit :

Détenus : 94

Ont refusé de sortir : 38

Sortis : 56

Morts : 1

Blessés : 1

Disparus (donnés pour morts) : 2

En fuite : 1

Sont rentrés : 51

Sur la côte de San Vicente, Joachim Murat est ivre de rage. Ses yeux de bretteur brutal lancent des étincelles sous les boucles noires et entre les épais favoris. Un aide de camp le met au courant des événements du parc d’artillerie.

— Prisonniers ?… – Murat n’arrive pas à en croire ses oreilles. – Impossible !… Combien ?

L’aide de camp avale sa salive. Lui non plus n’arrivait pas à y croire, avant d’y être allé en personne pour s’en assurer. Il vient de revenir ventre à terre, les éperons ensanglantés à force de presser son cheval.

— Ils ont pris le commandant Montholon, plusieurs officiers et environ cent soldats de sa colonne… dit-il le plus doucement possible en voyant s’empourprer le visage de son interlocuteur. Si l’on y ajoute les blessés qu’ils ont emportés à l’intérieur et le détachement de soixante-quinze hommes que nous avions dans la caserne quand elle s’est soulevée, cela fait…, enfin… environ deux cents.

Le grand-duc de Berg, les yeux injectés de sang, l’attrape par les brandebourgs brodés de sa pelisse.

— Deux cents ? Vous êtes en train de me dire que cette canaille tient en son pouvoir deux cents prisonniers français ?

— Plus ou moins, Votre Altesse.

— Les salauds !… Les fils de pute !

Emporté par la colère, Murat adresse un regard homicide aux deux dignitaires espagnols qui attendent à l’écart, chapeau bas et debout. Il s’agit du ministre de l’Intérieur, Azanza, et de celui de la Guerre, O’Farril, qu’il fait patienter depuis un bon moment. Juste avant midi, Murat a envoyé un message au Conseil de Castille pour lui demander de calmer le peuple sous peine de graves châtiments. Et les deux ministres, après avoir parcouru – inutilement et en prenant de grands risques pour leur intégrité physique – les rues voisines du Palais royal, se sont présentés devant le chef des troupes françaises pour le prier de ne pas aller trop loin dans l’accomplissement de sa vengeance.

— Ne pas aller trop loin, dites-vous !… Vous allez tous voir jusqu’où je peux aller, je vous le jure !

Sans tarder un instant, hors de lui et vociférant, Murat ordonne une série de représailles dont les moindres ne sont pas d’exécuter sur-le-champ tout Madrilène coupable de la mort d’un Français et de juger sommairement, condamnation à mort comprise, tout homme, femme ou enfant pris les armes à la main, que ce soient des armes à feu ou de simples couteaux, ciseaux ou tout instrument tranchant ou contondant. Il ordonne également l’arrestation immédiate à son domicile de tout individu suspect d’avoir participé à l’émeute et autorise les soldats impériaux à entrer dans les maisons d’où l’on aura tiré sur eux.

— Que faisons-nous des insurgés du parc d’artillerie, Votre Altesse ?

— Fusillez-les tous.

— Il faut d’abord… Enfin… Il faut que nous prenions le parc.

Violemment, Murat se tourne vers le général de division Lagrange.

— Écoutez, Lagrange. Je veux que vous vous mettiez au commandement du 6e régiment de la brigade Lefranc, qui fait mouvement de la route du Pardo par San Bernardino vers Monteleón. Et qu’avec celle-ci, soutenue par de l’artillerie et autant de forces qu’il sera nécessaire, y compris le bataillon de Westphalie et le 4e provisoire, vous en finissiez avec la résistance du parc… Vous m’entendez ?… Tuez-les tous.

Le général, un soldat solide et dur, vétéran des campagnes des Pyrénées, d’Égypte et de Prusse, claque des talons.

— À vos ordres, Votre Altesse.

— Je ne veux recevoir de vous aucune communication, aucun rapport, aucun message. Compris ?… Je ne veux rien savoir d’autre que la nouvelle de l’extermination des rebelles… Vous avez bien entendu, général ?

— Parfaitement, Votre Altesse.

— Dans ce cas, exécution !

Lagrange n’est pas encore en selle que Murat se tourne vers Augustin-Daniel Belliard, également général de division et chef de son état-major.

— Belliard !

— À vos ordres !

Le grand-duc de Berg désigne d’un geste méprisant les deux ministres espagnols qui attendent docilement d’être reçus. Quelques semaines plus tard, tous deux se mettront sans réserve au service du roi étranger Joseph Bonaparte. Pour l’instant, ils patientent sans que personne s’occupe d’eux. Même les voltigeurs et les grenadiers de l’escorte de Murat leur rient au nez.

— Occupez-vous de ces deux imbéciles. Gardez-les ici, mais hors de ma vue… J’ai trop envie de les faire fusiller, eux aussi.

Adossé à un montant déchiqueté de la porte de Monteleón, le capitaine Luis Daoiz ne se fait pas d’illusions. Depuis le désastre de la colonne française, il n’y a eu aucune attaque sérieuse, mais les tireurs ennemis maintiennent leur pression. L’encerclement est total, et les servants des canons espagnols restent le plus à couvert qu’ils le peuvent pour éviter d’être touchés. Toute personne qui traverse la rue entre l’accès au parc, le couvent de Las Maravillas et les maisons voisines doit le faire en courant, au risque de recevoir une balle. Et, comme si cela ne suffisait pas, le capitaine Goicoechea qui, avec ses Volontaires de l’État et un bon nombre de civils, se tient posté aux fenêtres supérieures du bâtiment, annonce un mouvement de canons ennemis du côté de la rue San Bernardo, à proximité de la fontaine de Matalobos. Tout indique que les Français préparent un nouvel assaut en règle et que, cette fois, ils sont bien décidés à ne pas échouer.

— Comment vois-tu la situation ? l’interroge Pedro Velarde.

Daoiz regarde son ami, qui fume une pipe. Son sabre est au fourreau et ses deux pistolets passés dans son ceinturon. Avec plusieurs boutons de sa veste arrachés, son épaulette coupée et la saleté du combat, il ressemble davantage à un contrebandier des Rondas qu’à un officier d’état-major. Moi non plus, pense le capitaine, je ne dois pas avoir meilleure allure.

— Mauvaise, répond-il.

Les deux militaires se taisent, en écoutant les bruits de l’extérieur. À part quelques coups de feu sporadiques de tireurs cachés, la ville est silencieuse.

— Comment va le lieutenant Ruiz ? demande Daoiz.

— Son état est très grave. Il n’a pas perdu connaissance et souffre atrocement… Un garçon courageux, non ?… Un brave jeune homme.

— Ne vaudrait-il pas mieux de le transporter au couvent, chez les sœurs ?

— Il est préférable de ne pas le déplacer. Il a perdu beaucoup de sang et pourrait mourir en chemin. Je l’ai mis dans la salle des officiers avec les autres blessés, les nôtres et les Français.

— Et pour le reste ?

En quelques mots, Velarde le met au courant. Les défenseurs du parc sont réduits à une demi-douzaine d’officiers, dix artilleurs, une trentaine de Volontaires de l’État et moins de trois cents civils : les quelque cinquante qui aident aux canons et défendent les maisons contiguës au couvent, ceux qui sont avec Velarde lui-même à l’entrée et aux murs, ou avec Goicoechea aux fenêtres du troisième étage, et ceux qui s’occupent de protéger l’arrière de l’enceinte, mais beaucoup de ces derniers désertent. De plus, toutes les forces ne sont pas affectées à la défense, car une partie est employée à surveiller le commandant et les treize officiers français prisonniers dans le pavillon de garde, ainsi que les deux cents soldats enfermés dans les remises et les quartiers. Quant aux munitions, les cartouches s’épuisent, le manque de poudre pour les canons est angoissant, et celui de mitraille, total : un sac rempli de pierres à fusil est conservé en réserve pour être employé comme mitraille dans le cas où l’infanterie française reviendrait et s’approcherait de trop près.

— Elle le fera, affirme sombrement Daoiz.

Son ami tire sur sa pipe et s’agite, mal à l’aise. Il a perdu la foi, constate Daoiz. Même un exalté comme lui ne peut plus se leurrer, au point où nous en sommes.

— Combien d’attaques pourrons-nous encore supporter ? demande Velarde.

Plus qu’une question, cela ressemble à une réflexion à haute voix. Daoiz hoche la tête, sceptique.

— Si les Français s’y prennent bien, une seule leur suffira.

Les deux capitaines retombent dans leur silence, en suivant des yeux des soldats et des civils qui tentent d’améliorer la protection des canons. Profitant du répit dans le combat, les pièces sont entourées de deux prolonges du parc et de quelques meubles sortis des maisons. Velarde fait la grimace.

— Tu crois que ça sert à quelque chose ?

— Ça entretient un peu le moral.

Venue de l’intérieur du parc, une fillette à la jupe sale et déchirée, les bras nus et les cheveux noués par un foulard, s’approche avec une dame-jeanne dans chaque main et leur offre du vin ; ils lui disent non, merci, et de le proposer aux hommes ; baissant la tête et d’un pas rapide, elle se dirige vers les servants des canons. Daoiz ne saura jamais son nom, mais cette fille, qui habite à côté, rue San Vicente, s’appelle Manoli Armayona y Ceide, et elle n’a pas encore treize ans.

— J’ai peur que tout soit terminé dans Madrid, lance soudain Velarde. Et tu avais raison… Personne ne bouge le petit doigt pour nous.

— Et à quoi d’autre t’attendais-tu ?

— Je m’attendais à de la décence. Du patriotisme… Du courage… Je ne sais pas… L’Espagne est une honte… J’étais sûr que notre exemple en convaincrait d’autres.

— Eh bien, tu vois.

— Je voudrais te demander quelque chose, Luis. Tout à l’heure, quand tu parlementais avec les Français… Tu as pensé que nous pourrions nous rendre ?

Un silence. Puis Daoiz hausse les épaules.

— Qui sait ?

Velarde lui jette un coup d’œil songeur, en tirant sur sa pipe. Puis il hoche la tête.

— Bah… conclut-il. De toute manière, c’est sans importance. Après la sauvagerie du coup de canon sous le drapeau blanc, nous ne pouvons plus capituler, n’est-ce pas ?

Daoiz sourit, presque malgré lui.

— Ça serait mal vu.

— Tu l’as dit ! – Velarde ébauche maintenant, lui aussi, un sourire contraint. – Mieux vaut finir ici, sabre à la main, que fusillés au petit matin dans les fossés d’un fort.

D’un geste fatigué, Daoiz pointe le menton pour désigner les hommes et les femmes retranchés derrière les meubles brisés et les affûts de canons.

— Va leur dire ça, à eux !

Les visages des artilleurs et des paysans, enfumés par la poudre, ressemblent à des masques gris luisants de sueur. Le soleil tape dur, à cette heure de la journée, et il est évident que la fatigue, la tension et les ravages de la bataille font leur effet. Malgré tout, la plupart continuent de regarder avec confiance les deux capitaines. Près du mur du verger de Las Maravillas, dans un groupe de civils armés de fusils qui se reposent à l’abri des tireurs français, Daoiz remarque un garçon de dix à onze ans – on lui a dit qu’il se nommait Pepillo Amador – qui est venu avec ses frères et porte maintenant un shako français. Un peu plus loin, assise par terre entre le forgeron Gómez Mosquera et le caporal d’artillerie Eusebio Alonso, un énorme couteau de cuisine au creux de sa jupe, Ramona García Sánchez, la fille du peuple, adresse au capitaine un sourire radieux quand leurs regards se croisent.

— Ils continuent à croire en toi, dit Velarde. En nous.

Daoiz hausse de nouveau les épaules.

— S’il n’y avait pas ça, répond-il avec simplicité, il y aurait longtemps que je me serais rendu.

Entre une heure et deux heures de l’après-midi, du balcon d’une maison de la rue Fuencarral, près de l’hospice, l’homme de lettres et ingénieur de la Flotte à la retraite José Mor de Fuentes assiste en compagnie de son ami Venancio Luna et du beau-frère de ce dernier, qui est prêtre, au spectacle des bataillons français qui entrent, tambours battants et aigles déployées, par la porte de Santa Bárbara. Après avoir tourné dans la ville, Mor de Fuentes est venu chercher refuge ici, quand il s’est heurté aux soldats impériaux en allant voir ce qui se passait au parc d’artillerie. Arrêté au coin de la rue de la Palma par un piquet, il a pu heureusement s’en tirer grâce à sa parfaite connaissance de la langue française.

— Tout cela prend mauvaise tournure, commente Luna.

— C’est le moins qu’on puisse dire. J’ai eu de la chance de pouvoir monter chez vous.

— Qu’avez-vous vu en chemin ? s’intéresse le cousin ecclésiastique.

Mor de Fuentes tient dans une main un verre de xérès. De l’autre, il fait un geste suffisant, comme si rien de ce qu’il a vu n’était digne de son ardeur patriotique.

— Beaucoup de Français. Et, à la fin, des habitants morts de peur et peu de gens dans la rue. Presque tous les insurgés sont allés à Monteleón ou se déplacent par petits groupes.

— On dit qu’on fusille des gens au Prado, fait remarquer Luna.

— Ça, je l’ignore. Malgré mes efforts, je n’ai pas pu dépasser la fontaine de la Cibeles, car j’ai rencontré la cavalerie française… Je voulais me rendre à la caserne des Gardes espagnoles, où j’ai des connaissances. Avec, naturellement, l’intention de me joindre à la troupe si celle-ci devait intervenir. Mais je n’en ai pas eu la possibilité.

— Vous êtes arrivé jusqu’à la caserne ?

— Eh bien… Pas vraiment. En chemin, j’ai appris que le colonel Marimón avait donné l’ordre de fermer les portes et de ne laisser personne sortir, et j’ai donc compris que ça n’en valait plus la peine. Là-bas, apparemment, on s’est limité à livrer aux civils, par-dessus le mur, quelques douzaines de fusils.

— J’imagine qu’on a dû faire la même chose dans les autres casernes.

— Je n’ai entendu parler d’armes distribuées au peuple que chez les Gardes espagnoles et les Invalides. Et par la garnison de Monteleón, bien sûr… Pour le reste, Gardes wallonnes et autres corps, je ne sais rien.

— Vous croyez qu’ils vont finir par sortir dans la rue ? demande le beau-frère curé.

— Maintenant, avec les hommes de Murat partout ?… J’en doute. C’est trop tard.

— Bah… Croyez bien que je ne le regrette pas. Cette populace armée est pire que les Français. En fin de compte, Napoléon a restauré en France les autels que la Révolution avait profanés… Ce qui importe, c’est que l’ordre soit rétabli et qu’il soit mis fin à cette folie. Les gens de bien, les modérés, ceux qui aspirent à la tranquillité publique, ne peuvent qu’être contre les troubles.

Dans la rue résonne un coup de feu, très proche, et les trois hommes, inquiets, quittent le balcon. Dans le salon, assis sur un sofa, Mor de Fuentes sirote une autre gorgée de xérès.

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai.

Le colonel Giraldes, marquis de Casa Palacio et commandant du régiment d’infanterie de ligne des Volontaires de l’État, s’appuie sur la table de son bureau comme s’il allait s’écrouler d’un moment à l’autre.

— C’est votre parc, nom de Dieu… Ce sont vos artilleurs qui sont à l’origine de tout !

— Et vos soldats ? réplique le colonel Navarro Falcón. Ils y sont bien aussi pour quelque chose !

— Ils sont sous votre commandement, que diantre !… C’est de votre responsabilité, non de la mienne.

Cela fait un quart d’heure qu’ils s’adressent mutuellement des reproches. José Navarro Falcón, qui dirige l’état-major de l’Artillerie et est le supérieur direct des capitaines Daoiz et Velarde, s’est présenté à la caserne de Mejorada, apeuré par les nouvelles qui arrivent de Monteleón. Giraldes n’est pas moins inquiet, après avoir appris que les hommes qu’il a fournis à Velarde et au capitaine Goicoechea sont mêlés au combat. De plus, les pertes subies par les troupes françaises sont terribles. Face à de tels événements, les deux chefs tremblent à l’idée des conséquences.

— Comment avez-vous pu confier des hommes à Pedro Velarde, dans l’état où se trouvait cet officier ? s’indigne Navarro Falcón.

— Je n’avais pas le choix, réplique Giraldes. Ce fou de capitaine prétendait soulever la troupe.

— Il fallait l’arrêter !

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas fait vous-même, puisque vous êtes son supérieur immédiat ?… Ne me cassez pas les pieds, mon vieux ! Mes autres officiers aussi étaient en ébullition, ils voulaient se précipiter dans la rue. Pour m’en débarrasser, je n’ai pas trouvé d’autre moyen que d’envoyer Goicoechea avec trente-trois soldats… Et je le leur ai dit clairement : pas question de fraterniser avec le peuple, pas question de s’opposer aux Français… Vous voyez. Un vrai malheur. Je vous l’assure, sur mon honneur, un terrible malheur.

— À qui le dites-vous ! Pour tout le monde.

— Mais attention, hein ?… Celui qui a laissé partir Velarde de l’état-major et a envoyé ensuite le capitaine Daoiz à Monteleón, c’est vous. Nous sommes bien d’accord ?… C’est votre parc d’artillerie, Navarro, et ce sont vos hommes. J’insiste : pour moi, je n’ai pas eu d’autre solution que d’obéir.

— Et comment savez-vous que ça s’est passé ainsi ?

— Eh bien… je le suppose.

— Vous le supposez ?… C’est ce que vous avez l’intention de dire au capitaine général, pour votre décharge ?

Giraldes lève un doigt.

— C’est ce que j’ai déjà dit, si vous me permettez. J’ai envoyé un rapport à Negrete pour l’assurer que j’étais étranger à cette monstruosité… Et vous savez ce qu’il me répond ?… Qu’il s’en lave les mains… Voilà tout ! – Giraldes prend un pli manuscrit sur sa table et le montre au colonel d’artillerie. – Pour que tout soit clair, il m’a fait remettre avec accusé de réception une copie de la lettre que Murat a envoyée ce matin à la Junte. Lisez, lisez… Elle est arrivée tout à l’heure.


Il est impératif que le calme soit immédiatement rétabli, sinon les habitants de Madrid devront s’attendre à ce que retombent sur eux toutes les conséquences de leur entêtement…


— Qu’en pensez-vous ? poursuit Giraldes en reprenant le papier. C’est clair comme de l’eau de roche. Et voilà que, quand j’envoie un de mes aides de camp à Monteleón pour qu’il ramène ces cannibales à l’obéissance, initiative qu’il vous revenait de prendre, ils ne trouvent rien de mieux que de tirer au canon en plein milieu des pourparlers et de faire une boucherie… Aussi, je me fiche bien de ce qui arrivera au parc. Ce qui me préoccupe maintenant, ce sont les conséquences.

— Vous parlez pour vous et pour moi ?

— D’une certaine manière, oui. Pour nous, en tant que responsables… Je mets tout le monde dans le même sac, naturellement. Vous avez vu comment Murat traite la Junte. On est dans de sales draps, Navarro. De sales draps, je vous le dis.

Exaspéré, en colère et sans savoir que faire, le colonel Navarro Falcón prend congé de Giraldes. Une fois dehors, il décide d’aller jeter un coup d’œil au parc de Monteleón et remonte la rue San Bernardo, jusqu’au coin de la rue de la Palma, où un détachement lui barre abruptement le chemin, sans aucune déférence pour son uniforme et ses épaulettes.

Arrêtez-vous !

Dans son mauvais français, appris durant la campagne des Pyrénées, le chef de l’état-major de l’Artillerie de Madrid demande à parler à un officier ; mais tout ce qu’il peut obtenir, c’est qu’un sous-lieutenant moustachu et boutonneux s’approche. Aux insignes, Navarro Falcón constate qu’il appartient au 5e régiment de la 2e division d’infanterie qui, à la première heure de la matinée, selon ses rapports, se trouvait cantonné sur la route du Pardo. Il en déduit que l’armée impériale a jeté tout ce qu’elle avait dans la mêlée.

— Est-ce que je peux passer un peu avant, sivouplé ?

Interdit ! Reculez !

Navarro montre les insignes dorés sur le col de sa veste.

— Je dirige l’état-major…

Reculez !

Plusieurs soldats lèvent leurs fusils, et le colonel, prudent, fait demi-tour. Il sait que le général de brigade Nicolás Galet y Sarmiento, gouverneur de l’octroi, qui a voulu intervenir ce matin en faveur de ses fonctionnaires du guichet de Recoletos, s’est fait tirer dessus par les Français. Mieux vaut donc ne pas défier le sort. Pour Navarro Falcón, les années de sa jeunesse intrépide, le Brésil, le Río de la Plata, la colonie de Sacramento, le siège de Gibraltar et la guerre contre la République française sont désormais trop loin. Aujourd’hui il est sur le point de passer au grade supérieur – ou du moins l’était-il jusqu’à ce matin –, et il a envie de voir grandir ses deux petits-enfants. En repartant, à pas lents pour ne pas compromettre sa dignité, il entend au loin des coups de feu. Avant de faire demi-tour, il a eu le temps de voir beaucoup d’infanterie et quatre canons français devant le palais de Montemar, près de la fontaine de Matalobos. Deux des pièces sont tournées vers la rue San Bernardo et la côte de Santo Domingo ; ce qui signifie, pour un œil expérimenté comme le sien, qu’elles sont là pour empêcher tout secours aux assiégés. Les autres canons prennent en enfilade la rue San José et le parc d’artillerie. Et, tandis qu’il continue de s’éloigner sans regarder derrière lui, le colonel les entend ouvrir le feu.

La première rafale de mitraille fait pleuvoir sur les défenseurs un nuage de poussière, de plâtre pulvérisé et de morceaux de briques.

— Ils tirent de Matalobos !… Attention !… Attention !

Avertis des mouvements des Français par le capitaine Goicoechea et ceux qui observent depuis les fenêtres supérieures du parc, les gens ont le temps de chercher un abri, et la première décharge ne fait que deux blessés. Bernardo Ramos, âgé de dix-huit ans, et Ángela Fernández Fuentes, vingt-huit ans, qui se trouve là pour accompagner son mari, un charbonnier de la rue de la Palma nommé Ángel Jiménez, sont évacués au couvent de Las Maravillas.

— Les artilleurs dans la rue, et baissez-vous ! crie le capitaine Daoiz. Les autres, abritez-vous !… À couvert, vite !… À couvert !

L’ordre est opportun. Presque immédiatement suit un deuxième coup de canon français, puis un troisième, avant que le feu ne devienne précis et constant, avec un grand renfort de fusillade depuis toutes les encoignures, les terrasses et les toits. Pour Luis Daoiz, le seul à rester debout au milieu des canons malgré le feu effroyable qui balaye la rue, l’intention des Français est claire : ne pas laisser le moindre répit aux défenseurs et les forcer à garder la tête baissée en les soumettant à une guerre d’usure, préparation à un assaut général. C’est pour cela qu’il continue de crier à ses gens de se protéger et d’économiser les munitions jusqu’à ce que l’infanterie ennemie arrive à portée de tir. Il ordonne aussi au capitaine Velarde, qui l’a rejoint en pleine canonnade pour demander des instructions, de maintenir les siens à l’intérieur du parc, prêts à sortir quand apparaîtront les baïonnettes ennemies.

— Et toi, reste avec eux, Pedro. Tu m’entends ?… Tu n’as rien à faire ici, et quelqu’un doit prendre le commandement si je tombe.

— Si tu continues à te tenir debout ainsi, je n’aurai pas longtemps à attendre.

— Je te dis de rentrer. C’est un ordre.

Très vite, le bombardement assourdissant – l’onde de choc des coups de canons se répand dans la rue, résonne dans toutes les poitrines en même temps que le crépitement de la mitraille – et l’intense mousqueterie française commencent à faire des dégâts. Le pilonnage augmente, le sang coule, et certains de ceux qui se sont réfugiés sous les porches voisins, dans le verger ou derrière la grille du couvent, se débandent et s’enfuient où ils peuvent. C’est le cas du jeune Francisco Huertas de Vallejo et de son compagnon don Curro, qui se sont réfugiés dans Las Maravillas depuis qu’un éclat a sectionné l’artère jugulaire de l’ouvrier typographe Gómez Pastrana, le vidant de son sang. Sont également blessés un serrurier du nom de Francisco Sánchez Rodríguez, le prêtre de trente-sept ans don Benito Mendizábal Palencia – qui a revêtu des habits civils et se bat avec un fusil de chasse – et l’étudiant José Gutiérrez qui, depuis ce matin, est passé par tous les endroits dangereux. La blessure de cet Asturien de Covadonga est déjà la quatrième – il va encore en recevoir trente-neuf, ce qui ne l’empêchera pas de survivre : un ricochet lui arrache le lobe d’une oreille. Gutiérrez court se faire panser par les sœurs et retourne au combat. Il racontera plus tard que ce qui l’a le plus impressionné, c’est l’énorme quantité de sang – « comme si on en avait répandu par terre à pleins baquets » – dans laquelle il a dû patauger en suivant les galeries du couvent.

Pendant ce temps, dans la rue, le reste du groupe de José Gutiérrez est pratiquement anéanti par une autre décharge française qui tue, à l’entrée même du parc, deux des trois derniers hommes toujours debout, parmi ceux qui l’avaient suivi à Monteleón : le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Elle blesse aussi gravement l’artilleur Juan Domingo Serrano, aussitôt remplacé à son poste par le cocher du marquis de San Simón, un garçon de forte taille, aux bras épais, nommé Tomás Álvarez Castrillón. Clara del Rey, habitante du quartier, tombe peu après, le front éclaté par un éclat de mitraille, à côté du canon qu’elle sert avec son mari et ses fils. La perte la plus douloureuse est celle de l’enfant de onze ans Pepillo Amador Álvarez, qui est resté toute la journée avec ses frères Antonio et Manuel en les aidant à combattre. Une balle française finit par le frapper à la tête au moment où, après avoir traversé plusieurs fois en courant la zone mitraillée, avec l’audace de son jeune âge, il apporte un panier plein de munitions. Ainsi meurt le plus jeune défenseur du parc d’artillerie.

Le soldat français qui, dans l’hôpital improvisé de Las Maravillas, agonise entre les bras de sœur Pelagia Revut n’est pas beaucoup plus âgé que Pepillo Amador.

Maman ! gémit-il au moment de mourir.

La sœur a parfaitement compris les dernières paroles du garçon, parce qu’elle est elle-même française : elle est arrivée en Espagne avec des religieuses qui fuyaient la Révolution. Quand ce matin, au premier coup de canon, les vitres de la salle capitulaire et des fenêtres ont volé en éclats, les religieuses affolées ont quitté leurs cellules et se sont rassemblées dans l’église pour prier en croyant que la fin du monde était venue. C’est le chapelain du couvent, don Manuel Rojo, qui, après avoir réconforté les carmélites avec force oraisons et paroles de courage, les a appelées à exercer leurs devoirs d’humanité et de charité chrétienne, et a fait ouvrir la clôture et les grilles de la chapelle et de la salle capitulaire. Depuis, aidé par quelques voisins, il a commencé à recevoir les blessés, sans distinction d’uniformes – au début, la plupart étaient français –, pendant que les sœurs préparaient de la charpie, des pansements, du bouillon et des cordiaux, et les soignaient. Maintenant, salle capitulaire, chapelle, parloir et sacristie résonnent des plaintes et des cris de douleur dans les deux langues, les vingt et une religieuses – en réalité, vingt, car, de sa fenêtre, sœur Eduarda continue d’encourager les patriotes – soignent les blessés, et le chapelain va de l’un à l’autre, entre les corps mutilés et les flaques de sang, en leur apportant son réconfort spirituel. Les derniers défenseurs de Monteleón que l’on vient de déposer sont une femme moribonde nommée Juana García, habitant 14 rue San José, et un homme des quartiers populaires, jeune et impavide, Pedro Benito Miró, qui, éventré par la mitraille, comprime ses intestins avec ses mains. Ce dernier est allongé sur le sol parmi les autres blessés et agonisants, sans que l’on puisse lui apporter d’autre secours que quelques morceaux de drap avec lesquels on lui bande le ventre.

— Mon père ! appelle sœur Pelagia qui ferme les yeux du soldat français.

Don Manuel arrive et marmonne une prière en faisant le signe de la croix sur le front du mort.

— Il était catholique ?

— Je ne sais pas.

— Bah… Ça ne fait rien.

La sœur se relève et va soigner d’autres compatriotes. Du fait de sa naissance et de sa connaissance de la langue, sœur María Teresa, la supérieure, l’a chargée de s’occuper des Français blessés dans le désastre de la colonne Montholon, ou de ceux qui entrent par le côté sud du couvent, par la porte de la chapelle donnant sur la rue de la Palma. Car, à Las Maravillas, on se trouve dans une situation particulière que seule peut expliquer la confusion d’un combat comme celui-là : tandis que les canons français rasent le jardin et le verger, détruisent le Noviciat, endommagent les murs et remplissent les cours et les galeries de débris et d’éclats de mitraille, des blessés espagnols arrivent par les côtés des rues San José et San Pedro, pendant que l’on apporte des blessés français par le côté de la rue de la Palma, les deux camps respectant le caractère neutre, ou sacré, de l’enceinte. De tels égards ne sont pas habituels de la part des troupes impériales, qui ont profané des églises et continueront de plus belle, à Madrid et dans toute l’Espagne. Mais la manière dont les religieuses accueillent les victimes, et aussi la présence conciliatrice de sœur Pelagia, opère ce miracle.

Près du palais de Montemar, le général de division Joseph Lagrange, futur comte d’Empire, dont le nom sera un jour inscrit sous l’Arc de Triomphe de Paris, assiste au bombardement du parc d’artillerie.

— Je crois que nous les avons suffisamment affaiblis, dit le général de brigade Lefranc, qui se tient à son côté et observe la rue San José avec une longue-vue.

— Attendons encore un peu.

Lagrange, qui croit sentir le souffle du duc de Berg sur sa nuque, est un soldat froid et minutieux – c’est la raison pour laquelle Murat l’a chargé de régler l’affaire –, et il ne veut prendre aucun risque inutile. Les Madrilènes, qui n’ont guère d’expérience militaire, ni même de milices urbaines, ne sont pas habitués à se trouver sous les bombes ; et le général français est sûr que plus le pilonnage se prolongera, moins il y aura de résistance à l’assaut, qu’il veut définitif. Lagrange, militaire aguerri de cinquante-quatre ans, le teint pâle, le nez aquilin encadré par des favoris à la mode impériale, a l’habitude de mater les soulèvements : durant la campagne d’Égypte, il s’est chargé d’écraser impitoyablement la révolte du Caire en mitraillant la foule.

— Vous ne croyez pas que nous pourrions avancer ? insiste Lefranc, en donnant des petits coups impatients sur sa longue-vue.

— Pas encore, répond sèchement Lagrange.

En réalité, il est sur le point d’ordonner à l’infanterie d’attaquer, mais Lefranc – blond, nerveux, peu habile à masquer ses émotions – ne lui plaît guère, et il souhaite le mortifier. Le général de division comprend que son collègue, humilié de se voir dépossédé de son commandement, ne soit pas l’homme le plus heureux de la terre. Cependant, même si Lefranc est pointilleux sur les questions d’honneur, chose compréhensible chez tout militaire, cela n’excuse pas la réception antipathique qu’il lui a réservée, en allant jusqu’à ne le renseigner qu’à contrecœur sur la composition et la disposition tactique de ses troupes. De sorte que le général de division, qui déteste les malentendus dans les questions de service, a dû se montrer très ferme avec le général de brigade en lui rappelant sans détour qu’il n’a pas demandé à être chargé du commandement de cette opération, que l’ordre lui en a été donné par écrit et verbalement par le grand-duc de Berg, et que, dans l’armée impériale comme dans toutes les armées du monde, c’est le chef qui commande.

— Allons-y ! dit-il finalement. Poursuivez la canonnade jusqu’à ce que l’avant-garde soit arrivée au coin de la rue. Ensuite, au pas de charge.

Les aides de camp amènent les chevaux des deux généraux, parce que ce genre de choses, considère Lagrange, doit être fait dans les règles. La trompette sonne, les tambours battent, le drapeau tricolore est déployé, et les officiers crient les ordres pendant que les mille huit cents hommes du 6e régiment provisoire d’infanterie se forment en colonne d’attaque. Un nombre presque identique d’hommes – incluant le malheureux régiment dont le chef, Montholon, est pour l’heure prisonnier, et ce qui reste du bataillon de Westphalie – resserre le cercle autour du parc et l’isole de l’extérieur. À ce moment, obéissant aux sonneries de trompette et aux indications données par les roulements de tambours, le feu contre les rebelles s’intensifie. Le long de la colonne courent déjà les cris habituels de « Vive l’Empereur ! » avec lesquels l’armée française s’encourage à chaque assaut. Lagrange a obtenu un détachement de sapeurs, qu’il utilisera pour déblayer les obstacles, et quelques grenadiers moustachus de la Garde impériale. Il est sûr que, placés en tête, ces vétérans, avec leur réputation d’être invincibles, entraîneront plus efficacement les jeunes conscrits. Après un dernier coup d’œil, enviant le superbe cheval pommelé de Jérez que monte son collègue Lefranc – réquisitionné manu militari il y a quinze jours à Aranjuez –, le pacificateur du Caire enfourche son cheval et constate que tout est au point. Et donc, satisfait de l’épaisse colonne luisante de baïonnettes qui s’étend de la place de Monserrate aux commanderies de Santiago, il se carre sur sa selle, assure fermement ses bottes dans les étriers et demande à Lefranc de venir à son côté.

— Maintenant, oui, si vous voulez bien, général, déclare-t-il d’un ton sec. Nous allons en finir une fois pour toutes.

Dix minutes plus tard, du carrefour de la rue San Bernardo au couvent de Las Maravillas, la rue San José est une fournaise. L’épaisse fumée de la poudre se tord en spirales que déchirent les détonations et, au-dessus des roulements de tambours et des sonneries de trompette des Français, s’élève, de plus en plus violent, le crépitement de la fusillade. C’est dans ce brouillard que tirent les hommes que le capitaine Goicoechea dirige depuis les fenêtres supérieures du bâtiment et, avec tout ce qu’ils ont sous la main – fusils, pierres, tuiles et briques arrachées –, ceux qui, juchés sur le mur de clôture, essayent d’entraver l’avance française. Devant l’entrée, les canons tirent à boulets rasants sur la colonne ennemie et, autour d’eux, se groupent les civils et les soldats que le capitaine Velarde fait sortir pour affronter les baïonnettes qui approchent.

— Tenez bon !… Pour l’Espagne et pour Ferdinand VII !… Tenez bon !

Artilleurs, Volontaires de l’État, civils hommes et femmes, tenant leurs fusils, baïonnettes, sabres et couteaux, voient surgir dans la fumée, implacables, les shakos des grenadiers ennemis, les haches et les piques des sapeurs, les shakos noirs et les baïonnettes de la terrible infanterie impériale. Mais au lieu d’hésiter ou de battre en retraite, ils restent fermes autour des pièces, bombardant les Français à bout portant, les bouches des canons presque contre leurs poitrines ; et un dernier coup de canon lâche, à défaut de mitraille, une grêle de pierres à fusil qui fait des ravages considérables dans l’avant-garde et étripe le beau cheval du général Lefranc en envoyant celui-ci rouler à terre, contusionné. Les Français hésitent devant cette brutale décharge, et les défenseurs qui les voient marquer un temps d’arrêt sentent leur courage se raffermir.

— Résistez, pour l’Espagne !… Pensez à l’honneur !… En avant !

Les plus audacieux se jettent sur les grenadiers, et c’est alors un âpre combat au corps à corps, à coups de baïonnettes et de crosses, en se servant des fusils déchargés comme de massues. Dans la mêlée, Tomás Álvarez Castrillón, le journalier José Álvarez et le soldat des Volontaires de l’État, âgé de vingt-deux ans, Manuel Velarte Badinas tombent morts ; et le garçon boucher Francisco García, le soldat Lázaro Cansanillo et Juana Calderón Infante, quarante-quatre ans, qui se bat auprès de son mari José Beguí, sont blessés. Côté français, les pertes sont nombreuses. Impressionnés par la férocité de la contre-attaque, les impériaux reculent en laissant le pavé jonché de morts et de blessés, sous le feu nourri venant des fenêtres et du haut de la clôture. Puis ils se reforment, poussés par leurs officiers, lâchent une salve serrée qui décime les défenseurs et avancent de nouveau, à la baïonnette. La fusillade, intense et terrible, blesse sur le faîte du mur le civil Clemente de Rojas et le capitaine des Milices provinciales de Santiago Andrés Rovira, qui est venu ce matin accompagner Pedro Velarde et les hommes du capitaine Goicoechea. Elle mutile également, près de l’entrée du parc, Manoli Armayona, la fillette qui, dans l’ultime répit du combat, apportait du vin aux soldats, et blesse à mort, autour des canons, José Aznar, qui se bat conjointement avec son fils José Aznar Moreno – celui-ci le vengera plus tard, quand il sera guérillero dans les deux Castilles –, le bourrelier sexagénaire Julián Lopez García, le voisin de la rue San Andrés Domingo Rodríguez González, et les deux garçons de vingt ans Antonio Martín Rodríguez, porteur d’eau, et Antonio Fernández Garrido, maçon.

— Les gabachos reviennent !… Il faut les arrêter, ils ne feront pas de quartier !

La violence du second assaut amène les Français presque à portée de main des canons. Le temps manque pour recharger les pièces, et le capitaine Daoiz, faisant des moulinets avec son sabre au-dessus de sa tête, réunit autant de gens qu’il le peut.

— À moi !… Faites-les payer cher !

Autour de lui se regroupent, animés d’une résolution désespérée, ce qui reste de la bande de Cosme de Mora, le redoutable ruffian Gómez Mosquera, l’artilleur Antonio Martín Magdalena, le secrétaire Domingo Rojo, la femme du peuple Ramona García Sánchez, l’étudiant José Gutiérrez, plusieurs Volontaires de l’État et une douzaine de civils parmi ceux qui n’ont pas encore fui pour se mettre à l’abri. Pedro Velarde, également sabre à la main et hors de lui, court de l’un à l’autre, obligeant ceux qui se cachent dans Las Maravillas ou le parc à retourner au combat. Il fait sortir ainsi de force le jeune Francisco Huertas de Vallejo, don Curro et quelques blessés légers qui y avaient cherché refuge, et les oblige à rejoindre ceux qui défendent les canons.

— Le premier qui recule, je le tue !… Vive l’Espagne !

L’assaut français continue au corps à corps, baïonnettes en avant. Nul, parmi les défenseurs, n’a le temps de mordre les cartouches et de charger les fusils, aussi n’entend-on que quelques coups de pistolets, les autres s’en remettant aux baïonnettes, couteaux et navajas. Désormais, de si près, l’avantage des ennemis se réduit à celui du nombre, car, à chaque pas, ils sont assaillis par des hommes et des femmes qui luttent comme des bêtes fauves, ivres de sang et de haine.

— Faisons-les payer !… En enfer ! Faisons-les payer !

Ils abattent ainsi beaucoup de Français ; mais, entourés d’ennemis qu’ils frappent avec leurs fusils déchargés ou leurs lames, on voit aussi tomber, tués par les balles ou les baïonnettes, l’artilleur Martín Magdalena, le beau Gómez Mosquera, les Volontaires de l’État Nicolás García Andrés, Antonio Luce Rodríguez et Vicente Grao Ramirez, le veilleur de nuit galicien Pedro Dabraña Fernández et le marchand de vin de San Jerónimo José Rodríguez, ce dernier au moment où il se jette, avec son fils Rafael, sur un officier français.

— Les Français se sont arrêtés !… hurle le capitaine Daoiz. Résistez, on les a arrêtés !

C’est exact. Pour la deuxième fois, l’attaque des mille huit cents hommes de la colonne Lagrange-Lefranc est bloquée devant les canons, où les morts et les blessés des deux camps s’accumulent au point d’entraver sa marche. Un nouveau tir de canon – décharge inattendue, venue de la rue San Pedro – atteint l’étudiant José Gutiérrez qui s’effondre, miraculeusement vivant, mais avec trente-neuf éclats de mitraille dans le corps. La même décharge tue l’habitante de la rue de la Palma Ángela Fernández Fuentes, vingt-huit ans, qui se bat sous la voûte de l’entrée du parc, son amie Francisca Olivares Muñoz, et les civils José Álvarez et Juan Olivera Diosa, ce dernier âgé de soixante-six ans.

— Rechargez les fusils !… Ils reviennent !

Cette fois, l’assaut français ne s’arrête pas. Aux cris de « Sacré nom de Dieu, en avant ! En avant ! », les grenadiers, les sapeurs et les fusiliers montent sur les monceaux de cadavres, débordent les défenseurs des canons, atteignent l’entrée du parc. À l’épaisse fumée et aux éclairs lancés par les armes qui ont eu le temps d’être rechargées se mêlent les cris et les hurlements, les craquements des chairs traversées et des os brisés, l’odeur de la poudre brûlée, les appels, les jurons, les invocations pieuses. Rendus déments par la boucherie, les derniers défenseurs du parc tuent et meurent, toutes les frontières du désespoir et du courage dépassées. Daoiz, qui se défend avec son sabre, voit tomber près de lui, mort, le secrétaire Rojo. Le caporal vétéran Eusebio Alonso est désarmé – un grenadier ennemi lui arrache le fusil des mains – et s’écroule, gravement blessé, après s’être défendu avec ses poings. Ramona García Sánchez, qui tient toujours son énorme coutelas de cuisine, tombe, elle aussi, en ayant encore la force de cracher sur un ennemi : « Viens donc, que je t’arrache les yeux, mon mignon ! », avant d’être massacrée à coups de baïonnettes. C’est à ce moment que le capitaine Velarde, qui arrive avec des renforts de l’intérieur du parc, est tué d’une balle. Le serrurier Blas Molina, qui court derrière lui avec le secrétaire Almira, l’hôtelier Fernández Villamil, les frères Muñiz Cueto et plusieurs Volontaires de l’État, le voit tomber, et, interdit, s’arrête avant de reculer avec les autres. Seuls Almira et le maître jardinier de la résidence royale de La Florida Estebán Santirso se penchent sur le capitaine, le tirent par un bras et tentent de le mettre à l’abri. Une autre balle frappe à la poitrine Santirso, qui tombe à son tour. Almira renonce en constatant qu’il ne traîne qu’un cadavre.

De la rue, le jeune Francisco Huertas de Vallejo a vu mourir le capitaine Velarde et observe également que les Français commencent à franchir la porte du parc.

Il est temps de s’en aller, pense-t-il.

Faisant toujours face aux ennemis, car il ne prend pas le risque de leur tourner le dos, se protégeant avec la baïonnette qui prolonge son fusil, le jeune homme tente de s’éloigner de la tuerie autour des canons. Il recule ainsi, en compagnie de don Curro García et d’autres civils, formant un groupe auquel s’unissent les frères Antonio et Manuel Amador – qui portent le corps sans vie de leur petit frère Pepillo –, l’imprimeur Cosme Martínez del Corral, le soldat des Volontaires de l’État Manuel García et Rafael Rodríguez, fils du marchand de vin mort un peu plus tôt. Tous essayent de gagner la porte arrière de Las Maravillas, mais, à la grille, les soldats impériaux leur tombent dessus. Rafael Rodríguez est fait prisonnier, Martínez del Corral et les frères Amador s’enfuient, et don Curro s’effondre, la tête fendue, abattu par le sabre d’un officier. Les autres résistent, la plupart s’échappent, et Francisco Huertas, pris d’un accès de fureur, résolu à venger son compagnon, se jette sur l’officier. Sa baïonnette entre sans difficulté dans le corps du Français, et le jeune homme sent sa peau se hérisser quand il entend le crissement de l’acier contre les os de la hanche de son adversaire qui pousse un hurlement et tombe en se débattant. Épouvanté par son propre geste, Francisco Huertas récupère son fusil, évite les balles qui sifflent autour de lui, fait demi-tour et se réfugie à l’intérieur du couvent.

Entouré de morts, encerclé par les baïonnettes, rendu sourd par les détonations du canon et le crépitement de la fusillade, le capitaine Daoiz continue de se défendre avec son sabre. Seuls sont encore dans la rue une douzaine d’Espagnols tapis entre les affûts, submergés par une marée d’ennemis, et sans autre but que de rester vivants à tout prix ou de tuer le plus de Français possible. Daoiz est incapable de réfléchir, assommé par le fracas du combat, la voix rauque à force de crier et noir de poudre. Il s’agite dans le brouillard. Il ne peut même plus contrôler les mouvements du bras qui manie le sabre, et son instinct lui dit que, d’un moment à l’autre, l’une des innombrables lames qui cherchent son corps percera sa chair.

— Tenez bon ! crie-t-il encore, en aveugle, dans le vide.

Soudain, il sent un coup à sa cuisse gauche : un choc sec qui l’ébranle jusqu’à la colonne vertébrale et le prive de force. Avec une expression de stupeur, il baisse les yeux et constate, incrédule, la blessure de la balle qui a déchiré sa cuisse et fait couler à gros bouillons le sang qui inonde la jambe de son pantalon. C’est fini, pense-t-il brutalement, pendant qu’il recule en boitant pour s’appuyer sur le canon qui est derrière lui. Puis il regarde autour de lui et se dit : Les pauvres gens.

Pied à terre au milieu de la confusion du combat, presque au premier rang de ses troupes, le général de division Joseph Lagrange ordonne le cessez-le-feu. À quelques pas derrière lui, à côté du général de brigade Lefranc, tout meurtri, se tient un haut dignitaire espagnol, le marquis de San Simón, qui, en uniforme de capitaine général et portant tous ses insignes et décorations, a réussi, à la dernière heure, à s’ouvrir un chemin jusque-là pour les supplier d’arrêter cette folie, en offrant ses services pour convaincre ceux qui résistent encore à l’intérieur du parc d’artillerie de lui obéir. Le général Lefranc, effrayé par les terribles pertes subies par ses hommes dans l’assaut, n’est guère enthousiaste à l’idée de continuer le combat quartier par quartier pour déloger les rebelles des bâtiments où ils se sont réfugiés ; aussi accède-t-il à la demande du vieil Espagnol, qu’il connaît. Des drapeaux blancs sont agités, et la sonnerie de trompette répétée fait son effet sur les soldats disciplinés de l’armée impériale qui arrêtent de tirer et d’achever les quelques survivants qui restent entre les canons. Coups de feu et cris cessent, tandis que la fumée se dissipe, et les adversaires, qui n’en peuvent plus, se regardent : des centaines de Français autour des canons et dans la cour de Monteleón, et les Espagnols, aux fenêtres et en haut des murs criblés de mitraille, qui jettent leurs fusils et fuient vers le bâtiment principal, ainsi que le petit groupe de ceux qui sont encore debout dans la rue, si noirs de poudre qu’il est difficile de distinguer les civils des militaires, couverts de sang et regardant autour d’eux avec les yeux hallucinés d’hommes qui s’entendent annoncer un sursis au seuil même de la mort.

— Reddition immédiate, ou pas de quartier ! crie l’interprète du général Lagrange. Bas les armes, ou vous serez tous exécutés !

Après un moment d’hésitation, presque tous obéissent lentement, épuisés. Comme des somnambules. Suivant le général Lagrange qui s’ouvre un passage entre ses hommes, le marquis de San Simón contemple avec horreur la rue couverte de cadavres et de blessés qui s’agitent et gémissent. La quantité de civils, parmi lesquels beaucoup de femmes, qui se trouvent mêlés aux militaires le laisse interdit.

— Vous êtes tous prisonniers, crie l’interprète, répétant les paroles de son général. Le parc est sous l’autorité de l’armée impériale par droit de conquête !

Un peu plus loin, le marquis de San Simón aperçoit un officier d’artillerie que le général français est en train d’insulter. L’officier est à genoux contre un des canons, le visage livide, une main comprimant la blessure de sa jambe ensanglantée et l’autre tenant encore son sabre. Il doit s’agir, déduit San Simón, du capitaine Daoiz, qu’il ne connaît pas personnellement mais dont il sait – à cette heure, tout Madrid est au courant – qu’il est le responsable du soulèvement du parc. En avançant, curieux de le voir de plus près, le vieux marquis saisit quelques mots des vociférations que le général français, mis hors de lui par le massacre, adresse au blessé dans un français grossier mêlé de mauvais espagnol. Il parle d’irresponsabilité, de folie, tandis que l’autre le regarde dans les yeux, impassible, sans baisser la tête. À cet instant, Lagrange, qui tient son sabre à la main, frappe avec mépris de la pointe de celui-ci une des épaulettes de l’artilleur.

Traître ! lance-t-il.

Il est évident que le capitaine blessé – maintenant, le marquis de San Simón est certain que c’est Luis Daoiz – comprend le français, ou du moins devine le sens de l’insulte. Car son visage, que la perte de sang a rendu livide, s’empourpre brusquement en s’entendant traiter ainsi. Puis, sans prononcer un mot, il se redresse subitement avec une grimace de douleur, au prix d’un violent effort de sa jambe saine, et lance un coup de sabre qui traverse le Français. Lagrange tombe à la renverse dans les bras de ses aides de camp, évanoui et perdant du sang par la bouche. Et tandis qu’autour d’eux tout n’est plus que cris et confusion, des grenadiers qui se tiennent derrière le capitaine percent celui-ci de leurs baïonnettes.


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