8
Le colonel Navarro Falcón arrive au parc de Monteleón peu après les trois heures de l’après-midi, quand tout est terminé. Et il est épouvanté par ce qu’il voit. Le mur de clôture est criblé d’impacts de balles et la rue San José, l’entrée et la cour de la caserne jonchées de décombres et de cadavres. Les Français rassemblent sur l’esplanade une trentaine de civils prisonniers, et ils désarment les artilleurs et les Volontaires de l’État en les regroupant à part. Navarro Falcón se présente au général Lefranc qui le reçoit très fraîchement – on est encore en train de soigner le général Lagrange, blessé par le sabre de Daoiz –, puis parcourt les lieux en s’informant du sort des uns et des autres. Le capitaine Juan Cónsul, qui appartient à l’artillerie, lui fait un premier rapport sur la situation.
— Où est Daoiz ? demande le colonel.
Cónsul, dont le visage porte les traces du combat, fait un geste vague, signe d’une extrême fatigue.
— On l’a porté chez lui, très gravement atteint. Il n’y avait pas de brancard, on l’a allongé sur une échelle et un manteau.
— Et Pedro Velarde ?
Le capitaine indique des cadavres entassés près de la fontaine de la cour.
— Là.
Le corps disloqué de Velarde est avec les autres, nu, car les Français l’ont dépouillé de ses vêtements. La veste verte d’état-major a suscité la concupiscence des vainqueurs. Navarro Falcón reste immobile, paralysé par la stupeur. C’est encore pire que tout ce qu’il avait imaginé.
— Et les secrétaires de mon bureau qui sont allés avec lui ?… Où est Rojo ?
Cónsul le contemple comme s’il avait du mal à comprendre ce qu’on lui dit. Il a les yeux rougis et le regard opaque. Au bout d’un moment, il hoche lentement la tête.
— Mort, je crois.
— Mon Dieu… Et Almira ?
— Il a suivi Daoiz.
— Et les autres ?… Les artilleurs et le lieutenant Arango ?
— Arango est vivant. Je l’ai vu là-bas, avec les Français… Nous avons perdu sept artilleurs, morts ou blessés. Plus du tiers de ceux que nous avions ici.
— Et les Volontaires de l’État ?
— Chez eux aussi, il y a eu beaucoup de pertes. La moitié, au moins. Et plus de soixante civils.
Le colonel ne peut écarter son regard du cadavre de Pedro Velarde : il a les yeux grands ouverts, la bouche béante, la peau livide comme de la cire, et la blessure causée par la balle est nettement visible près du cœur.
— Vous êtes des fous… Comment avez-vous pu faire une chose pareille ?
Cónsul désigne une flaque de sang près des canons, là où Daoiz est tombé après avoir traversé de son sabre le général français.
— Luis Daoiz en a assumé la responsabilité, dit-il en haussant les épaules. Et nous l’avons suivi.
— Vous l’avez suivi ?… Mais c’était une monstruosité ! Une folie qui va nous coûter cher, à nous tous !
Un capitaine, aide de camp du général Lariboisière commandant de l’artillerie française, interrompt leur conversation. Après avoir demandé au colonel dans un espagnol correct s’il est bien le chef de la place, il le prie de lui remettre les clefs des magasins, du musée militaire et de la trésorerie. La caserne ayant été prise par les armes, tout ce qu’elle contient appartient à l’armée impériale.
— Je n’ai rien à vous remettre, répond Navarro Falcón. Vous avez déjà tout pris, vous n’avez nul besoin de ces fichues clefs.
— Pardon ?
— Foutez-moi la paix, mon vieux.
Le Français, déconcerté, regarde le colonel, puis Cónsul, comme s’il prenait ce dernier à témoin de la grossièreté de son supérieur, enfin, sèchement, il fait demi-tour et s’éloigne.
— Qu’allons-nous devenir ? demande Cónsul.
— Je l’ignore. Je n’ai pas d’instructions, et les Français agissent à leur guise… Essayez de sortir d’ici avec vos artilleurs dès que possible. Sinon…
— Mais le capitaine général… La Junte de Gouvernement…
— Ne me faites pas rire.
Cónsul fait un geste en direction du groupe des Volontaires de l’État qui, avec le capitaine Goicoechea, attendent dans un coin de la cour, désarmés et épuisés.
— Et eux ?
— Je ne sais pas. Leurs chefs devront s’en occuper, je suppose. Le colonel Giraldes interviendra probablement… Pour ma part, je vais envoyer une note au capitaine général en lui expliquant que les artilleurs ont été embarqués malgré eux dans l’affaire, par la faute de Daoiz, et que toute la responsabilité en revient à cet officier. Et à Velarde.
— Ce n’est pas exact, mon colonel… Du moins pas tout à fait.
— Et alors ?… – Navarro Falcón baisse la voix. – Ni l’un ni l’autre n’ont plus rien à perdre. Velarde est ici, dans ce tas, et Daoiz est mourant… Vous-même devez préférer ça à être fusillé.
Cónsul garde le silence. Il semble trop épuisé pour raisonner.
— Que vont-ils faire des civils ? finit-il par demander.
Le colonel esquisse une grimace.
— Ceux-là ne peuvent alléguer qu’ils n’ont fait qu’exécuter les ordres. Et ils ne sont pas non plus de mon ressort. Notre responsabilité s’achève avec…
Au milieu de sa phrase, Navarro Falcón s’interrompt, gêné. Il vient d’apercevoir une lueur de mépris dans les yeux de son subordonné.
— Je m’en vais, ajoute-t-il avec brusquerie. Et rappelez-vous ce que je viens de vous dire. Dès que possible, filez.
Juan Cónsul – il mourra bientôt en combattant, au siège de Saragosse – acquiesce d’un air absent, désolé, en observant les alentours.
— J’essaierai. Mais quelqu’un doit rester au commandement du parc.
— Vous voyez bien que ce sont les Français qui sont au commandement, tranche le colonel. Mais nous laisserons le lieutenant Arango, qui est l’officier le mieux à même de traiter avec eux.
Le sort des prisonniers civils de Monteleón n’inquiète pas seulement le capitaine Cónsul, mais il angoisse, et très fortement, les intéressés eux-mêmes. Rassemblés d’abord dans le fond de la cour sous l’étroite vigilance d’un piquet français, et enfermés maintenant dans les écuries du parc où ils s’installent comme ils le peuvent dans le crottin et la paille pourrie, une trentaine d’hommes – leur nombre augmente à mesure que les Français amènent ceux qu’ils découvrent cachés ou qu’ils prennent dans les maisons voisines – attendent que l’on décide de leur sort. Ce sont ceux qui n’ont pas réussi à sauter le mur ou à se cacher dans les caves et les greniers, et ceux qui ont été pris près des canons ou dans les dépendances du parc. Le fait d’avoir été séparés des militaires leur paraît de très mauvais augure.
— Au bout du compte, nous serons les seuls à payer, commente le terrassier Francisco Mata.
— Ils nous feront peut-être grâce de la vie, rétorque un des compagnons d’infortune, le portier de tribunal Félix Tordesillas.
Mata lui lance un regard sceptique.
— Avec tous les gabachos que nous avons descendus aujourd’hui ?… Tu parles qu’ils vont nous faire grâce !
Mata et Tordesillas appartiennent au groupe de civils qui ont participé au combat du haut des fenêtres du bâtiment principal sous les ordres du capitaine Goicoechea. Avec eux se trouvent, entre autres, le serrurier d’Avila Bernardo Morales, le charpentier Pedro Navarro, l’employé aux Rentes royales Juan Antonio Martínez de Álamo, un habitant du quartier nommé Antonio González Echevarría – blessé par un éclat au front qui saigne encore – et Rafael Rodríguez, le fils du marchand de vin de la rue Hortaleza qui est mort près des canons et pour lequel il n’a pu avoir d’autre geste de piété filiale que de lui poser un mouchoir sur la figure.
— Est-ce que quelqu’un a vu Pedro le boulanger ?
— Ils l’ont tué.
— Et Quico García ?
— Pareil. Je l’ai vu tomber aux canons, avec la femme de Beguí.
— Pauvre petite… Elle avait plus de couilles que beaucoup, celle-là. Où est son mari ?
— Je ne sais pas. Je crois qu’il a pu filer à temps.
— Ah, si je n’avais pas attendu autant ! Je ne me trouverais pas dans ce pétrin !
— Et dans celui qui va suivre.
La porte du quartier s’ouvre, et les Français poussent un nouveau groupe de prisonniers à l’intérieur. Ils sont en piteux état, roués de coups de crosses, après avoir été pris en essayant de franchir le mur derrière les cuisines. Il s’agit du barbier Jerónimo Moraza, du muletier léonais Rafael Canedo, du tailleur Eugenio Rodríguez – qui boite, soutenu par son fils Antonio Rodríguez López – et du marchand de charbon Cosme de Mora qui, bien que meurtri par les coups qu’il a reçus, manifeste sa joie de retrouver vivants Tordesillas, Mata et le charpentier Navarro, tous faisant partie de la bande avec laquelle il est venu au parc.
— Que vont-ils faire de nous ? se lamente Eugenio Rodríguez qui tremble pendant que son fils essaye de bander sa blessure avec un mouchoir.
— Ce sera à la grâce de Dieu, répond Cosme de Mora, résigné.
Couché sur la paille sale, Francisco Mata jure à voix basse. D’autres se signent, baisent des scapulaires et des médailles qu’ils sortent de sous leurs chemises. Certains prient.
Armé d’un sabre, sautant murs et vergers au-delà de la porte de Fuencarral, Blas Molina Soriano a réussi à s’échapper du parc de Monteleón. L’irréductible serrurier est parti à la dernière minute par la porte de derrière, après avoir vu tomber le capitaine Velarde, au moment où les Français faisaient irruption dans la cour, baïonnettes en avant. Au début de sa course, il était accompagné par l’hôtelier José Fernández Villamil, les frères José et Miguel Muñiz Cueto et un habitant du Barquillo nommé Juan Suárez ; mais au bout de quelques pas, découverts par une patrouille française dont les tirs ont blessé l’aîné des Muñiz, ils ont dû se séparer. Caché, après avoir fait un détour jusqu’à la rue San Dimas, il a vu passer de loin Suárez, les mains liées, entre des Français, mais n’a pas retrouvé la trace de Fernández Villamil et des autres. Après avoir attendu, sans lâcher le sabre et décidé à vendre chèrement sa peau avant de se laisser prendre, Molina prend le parti d’aller chez lui, où il imagine que sa femme doit être dévorée par l’angoisse. Il continue de suivre la rue San Dimas jusqu’à l’oratoire du Salvador, mais, voyant que des détachements français barrent l’entrée de toutes les rues qui donnent sur la place des Capuchinas, il s’engage dans la rue de la Cuadra jusqu’à la maison de la blanchisseuse Josefa Lozano, qu’il trouve dans sa cour en train d’étendre le linge.
— Qu’est-ce que vous faites ici, monsieur Blas, et avec un sabre ?… Vous voulez que les gabachos nous égorgent tous ?
— C’est pour ça que je viens, madame Pepa. Pour m’en débarrasser, si vous le permettez.
— Et où donc voulez-vous que je mette ça, grand Dieu ?
— Dans le puits.
La blanchisseuse soulève le couvercle qui couvre la margelle, et Molina jette son arme. Soulagé, après s’être un peu lavé et avoir laissé la femme nettoyer ses vêtements pour dissimuler les traces du combat, il poursuit son chemin. Et ainsi, en adoptant l’air le plus innocent du monde, le serrurier passe au milieu d’une compagnie de fusiliers français – des Basques, à en juger par les bérets et la langue – sur la place Santo Domingo, et près d’un peloton de grenadiers de la Garde dans la rue Inquisición, sans être arrêté ni molesté. Avant d’arriver chez lui, il rencontre son voisin Miguel Orejas.
— D’où venez-vous comme ça, Molina ?
— Et d’où ça pourrait-il être ?… Du parc d’artillerie de Monteleón. De me battre pour la patrie.
— Ça alors ! Et comment c’était ?
— Héroïque !
Laissant Orejas bouche bée, le serrurier entre dans sa maison, où il trouve sa femme transformée en océan de larmes. Après l’avoir prise dans ses bras et consolée, il demande un peu de bouillon chaud, le boit debout et repart dans la rue.
Le tir français frappe le mur et fait voler des éclats de plâtre. Baissant la tête, le jeune Francisco Huertas de Vallejo fait demi-tour dans la rue Santa Lucia tandis que les balles sifflent autour de lui. Il est seul et il a peur. Il se demande si les Français tireraient sur lui avec autant d’acharnement s’il ne portait pas son fusil ; mais, malgré la panique qui le fait courir comme un dératé, il ne peut se résoudre à le lâcher. Même s’il n’a plus de cartouches, ce fusil est l’arme qu’on lui a confiée au parc d’artillerie, il a combattu avec toute la matinée, et la baïonnette est tachée de sang ennemi – le souvenir du crissement de l’acier contre l’os continue de le faire frémir. Il ne sait s’il n’en aura pas de nouveau besoin, aussi préfère-t-il ne pas s’en débarrasser. Pour éviter les tirs, le jeune homme se réfugie sous une voûte, traverse une cour en faisant fuir les poules qui picorent et, après être passé devant les yeux épouvantés de deux habitantes qui le regardent comme s’il était le diable en personne, ressort au fond dans une ruelle, où il essaye de récupérer son souffle. Il est fatigué et ne parvient pas à s’orienter, car il ne connaît pas le quartier. Calme-toi et réfléchis un peu, se dit-il, ou tu vas te faire attraper comme un moineau. Il s’efforce de respirer profondément et de se maîtriser. Ses poumons le brûlent et sa bouche aussi, grise à force de mordre les cartouches. Finalement, il décide de revenir sur ses pas. En repassant devant les femmes de la cour, il leur demande un verre d’eau d’une voix rauque qu’il ne reconnaît pas lui-même. Elles le lui apportent, apeurées d’abord par le fusil, puis attendries pas sa jeunesse et son aspect.
— Il est blessé, dit l’une.
— Pauvre petit, dit l’autre. Et si jeune !
Francisco Huertas fait d’abord signe que non, puis il regarde et constate que du sang coule par une déchirure sur le côté gauche de sa chemise. À l’idée qu’il a été blessé, il sent ses jambes se dérober sous lui ; mais un rapide examen le rassure tout de suite. Ce n’est qu’une éraflure sans importance : causée par une balle à bout de course quand, tout à l’heure, on lui a tiré dessus. Les femmes lui font un pansement de fortune, le laissent se laver la figure dans une bassine d’eau et lui apportent un quignon de pain avec de la viande séchée qu’il dévore avidement. Peu à peu arrivent des voisins pour s’informer auprès du jeune homme, il leur raconte ce qu’il a vu à Monteleón ; mais comme le cercle ne cesse de grossir, Francisco Huertas finit par craindre qu’il n’attire l’attention des Français. Il leur dit donc adieu, termine son pain et sa viande séchée, demande comment aller à la Ballesta et à l’hôpital Los Alemanes, sort de nouveau par le fond de la cour et chemine avec précaution, inspectant les alentours à chaque coin de rue avant de s’aventurer plus loin. Il tient toujours le fusil à la main.
Passé trois heures de l’après-midi, tous les combats ont cessé dans Madrid. Désormais, les troupes impériales contrôlent toutes les places et les artères principales, et les commissions de paix instituées par le duc de Berg parcourent la ville en conseillant aux habitants de rester tranquilles, de renoncer aux manifestations hostiles et d’éviter de former des rassemblements qui pourraient être considérés comme des provocations par les Français. « Paix, paix, tout est arrangé », tel est le message que font circuler les membres de ces commissions composées de magistrats du Conseil et des tribunaux, du ministre de la Guerre O’Farril et du général français Harispe. Chacune d’elles est escortée d’un détachement de troupes françaises et espagnoles, et sur leur passage, de rue en rue, elles répètent les mots « tranquillité » et « concorde » ; à tel point que les habitants, confiants, sortent de leurs maisons, tentent de s’informer sur le sort de leurs parents et connaissances, se rendent dans les casernes et les administrations, ou cherchent les corps parmi les cadavres que les sentinelles françaises empêchent d’enlever. Murat veut que ces témoignages du châtiment restent visibles, et, pendant plusieurs jours, des cadavres continueront de pourrir là où ils sont tombés. Pour ne pas avoir obéi à cet ordre, Manuel Portón del Valle, âgé de vingt-deux ans, travaillant à l’Asile royal, qui a passé la matinée à soigner les blessés dans les rues, reçoit une balle au moment où, avec des camarades, il tente de retirer un mort dans les environs de la Plaza Mayor.
Pendant que les commissions de paix parcourent Madrid, Murat, qui a abandonné la côte de San Vicente pour aller jeter un coup d’œil au Palais royal avant de revenir à son quartier général du palais Grimaldi, dicte à ses secrétaires une proclamation et un ordre du jour. Dans la proclamation, énergique mais conciliatrice, il garantit aux membres de la Junte et aux Madrilènes le respect de leurs mœurs et de leurs opinions, annonçant des mesures de répression implacables contre ceux qui troublent l’ordre public, tuent des Français ou portent des armes. Les termes de l’ordre du jour sont plus durs :
Le bas peuple de Madrid s’est soulevé et a été jusqu’à l’assassinat. Je sais que les bons Espagnols ont gémi de ces désordres. Loin de moi de les confondre avec ces misérables qui n’aspirent à rien d’autre qu’au crime et au pillage. Mais le sang français a été versé. En conséquence, j’ordonne : 1. Le général Grouchy convoquera ce soir la Commission militaire. 2. Tous ceux qui ont été pris dans la sédition et les armes à la main seront fusillés. 3. La Junte de Gouvernement fera désarmer les habitants de Madrid. Tous les habitants qui, après exécution de cet ordre, seront trouvés armés seront fusillés. 4. Toute maison où serait assassiné un soldat français sera brûlée. 5. Toute réunion de plus de huit personnes sera considérée comme un rassemblement séditieux et dispersée par les armes. 6. Les maîtres seront considérés responsables de leurs domestiques ; les propriétaires d’atelier de leurs employés ; les pères et mères de leurs enfants ; et les ministres des couvents de leurs religieux.
Mais les troupes françaises n’attendent pas de recevoir ces ordres pour en appliquer les termes. À mesure que les commissions de pacification parcourent les rues et que les habitants regagnent leurs foyers ou sortent en faisant confiance à la proclamation de Murat, des détachements impériaux arrêtent tout individu suspect d’avoir participé au combat, ou ceux qu’ils trouvent avec des armes, que ce soient des couteaux, des ciseaux ou des aiguilles à coudre des sacs. C’est ainsi que sont faites prisonnières des personnes qui n’ont rien eu à voir avec l’insurrection, comme le chirurgien Ángel de Ribacova, qui a le seul tort de porter des bistouris dans sa trousse de praticien. Les Français arrêtent aussi, pour une lime, le serrurier Bernardino Gómez ; pour un taille-plume, le domestique du couvent de la Merced Domingo Méndez Valador ; pour un tranchet, le cordonnier de dix-neuf ans José Peña ; et, pour une grosse aiguille qui lui sert à fixer les charges sur sa mule et qu’il porte plantée dans son bonnet, le muletier Claudio de la Morena. Tous les cinq seront fusillés sur-le-champ : Ribacova, de la Morena et Méndez au Prado, Gómez au Buen Suceso, et Peña sur la côte du Buen Retiro.
Felipe Llorente y Cárdenas, un Cordouan de bonne famille âgé de vingt ans, qui est arrivé à Madrid quelques jours plus tôt avec son frère Juan pour participer aux cérémonies de l’accession au trône de Ferdinand VII, connaît le même sort. Ce matin, sans vraiment prendre part aux combats, les deux frères sont allés d’un endroit à un autre, plus en témoins qu’en acteurs. Maintenant que le calme est rétabli, un piquet français les arrête au moment où ils passent sous la voûte de la Plaza Mayor qui donne dans la rue Toledo ; mais tandis que Juan Llorente parvient à éviter les impériaux en se jetant sous un porche voisin, Felipe est pris, et l’on trouve dans sa poche un petit couteau. Son frère n’aura plus jamais de ses nouvelles. Deux jours plus tard, la famille de Felipe Llorente pourra identifier son habit et ses chaussures parmi les dépouilles recueillies par les moines de San Jerónimo sur les fusillés du Retiro et du Prado.
Il en est, cependant, qui ont la chance d’être épargnés. Car on compte aussi des gestes de miséricorde du côté français. C’est le cas pour les sept hommes attachés que des dragons escortent sur la place Antón Martín : un monsieur bien habillé parvient à convaincre le lieutenant qui commande le détachement de les libérer. Ou pour les quelque quarante prisonniers qu’une commission de pacification – celle qui est conduite par le ministre O’Farril et le général Harispe – rencontre rue d’Alcalá près de l’hôtel du marquis de Valdecarzana, poussés comme un troupeau de moutons vers le Buen Retiro. La présence du ministre espagnol et du chef français a raison de l’officier de l’armée impériale.
— Filez vite, dit O’Farril à l’un d’eux à voix basse, avant que ces messieurs ne soient pris de regrets.
— Vous appelez ces sauvages des messieurs ?
— N’abusez pas de leur patience, mon vieux. Ni de la mienne.
Domingo Rodríguez Carvajal, domestique de Pierre Bellocq, secrétaire interprète à l’ambassade de France, fait aussi partie de ces chanceux qui sont sauvés au dernier moment. Après s’être battu à la Puerta del Sol, où des amis l’ont ramassé avec une blessure par balle, un coup de sabre à l’épaule et un autre qui lui a tranché trois doigts de la main gauche, Rodríguez Carvajal est transporté au logis de son maître, 32 rue Montera. Là, tandis que le chirurgien don Gregorio de la Presa s’occupe du blessé – la balle est impossible à extraire et il la gardera toute sa vie dans le corps –, M. Bellocq en personne met un drapeau français sur sa porte et fera état de son statut diplomatique pour empêcher les soldats d’arrêter son valet.
Tous ne bénéficient pas d’une telle protection. Guidés par des dénonciateurs – parfois des voisins qui veulent s’attirer les bonnes grâces des vainqueurs ou en profitent pour régler des comptes –, les Français entrent dans les maisons, les pillent et emmènent ceux qui s’y sont réfugiés après les combats, y compris les blessés. C’est ce qui arrive à Pedro Segundo Iglesias López, un cordonnier de trente ans qui, après être sorti de son logis de la rue de l’Olivar avec un sabre et avoir tué un Français, est dénoncé par un voisin en revenant chez sa vieille mère et arrêté. Même chose pour Cosme Martínez del Corral, qui a réussi à s’échapper du parc d’artillerie et que l’on vient chercher chez lui, rue Principe ; il est mené à San Felipe sans qu’on lui donne le temps de se débarrasser des 7250 réaux en billets qu’il porte dans ses poches. Les dépôts de prisonniers établis dans les caveaux de San Felipe, à la porte d’Atocha, au Buen Retiro, dans les casernes de la porte de Santa Bárbara, du Conde-Duque, du Prado Nuevo et dans la résidence même de Murat, continuent ainsi de se remplir, pendant qu’une commission mixte, formée, du côté français, par le général Emmanuel Grouchy et, du côté espagnol, par le lieutenant général José de Sexti, se prépare à juger les détenus sommairement et sans les entendre, en application d’arrêtés et de proclamations dont ceux-ci n’ont même pas eu connaissance.
Beaucoup de Français, d’ailleurs, agissent de leur propre initiative. Piquets, détachements, rondes et sentinelles ne se limitent pas à contrôler, arrêter et envoyer en prison, mais rendent la justice sur-le-champ et eux-mêmes, volent et tuent. À la porte d’Atocha, le chevrier Juan Fernández peut considérer qu’il s’en tire à bon compte, parce que les Français, après lui avoir pris ses trente chèvres, ses deux bourricots, tout l’argent qu’il avait sur lui ainsi que ses vêtements et ses couvertures, le laissent partir. Encouragés par la passivité de leurs supérieurs, et parfois incités par eux, sous-officiers, caporaux et simples soldats se font procureurs, juges et bourreaux. Les exécutions sommaires se multiplient maintenant, dans l’impunité de la victoire : elles ont lieu dans les environs de la Casa del Campo, sur les berges du Manzanares, aux portes de Ségovie et de Santa Bárbara et dans les fossés d’Atocha et de Leganitos, mais aussi à l’intérieur de la ville. De nombreux Madrilènes périssent ainsi, alors que l’écho des bonnes paroles « Paix, paix, tout est arrangé » ne s’est pas encore éteint dans les rues. Des innocents, qui n’ont fait que se mettre à leur fenêtre ou passer par là, sont ainsi fusillés ou gravement blessés aux coins des rues, dans les ruelles ou sous les porches, au même titre que des civils qui se sont battus. C’est le cas, parmi bien d’autres, de Facundo Rodríguez Sáez, bourrelier, que les Français forcent à s’agenouiller et fusillent devant la maison qu’il habite, au 15 de la rue d’Alcalá ; du valet Manuel Suárez Villamil qui, porteur d’un message de son maître, le gouverneur de la salle des Alcades don Adrián Martínez, est fait prisonnier par des soldats qui lui brisent les côtes avec leurs crosses ; du graveur suisse marié à une Espagnole Pierre Chaponier, roué de coups et achevé par une patrouille dans la rue Montera ; de l’employé des Écuries royales Manuel Peláez, que deux de ses amis, le tailleur Juan Antonio Álvarez et le cuisinier Pedro Pérez, envoyés par sa femme à sa recherche, trouvent gisant sur le ventre et l’arrière du crâne défoncé, près du Buen Suceso ; du roulier Andrés Martínez, un septuagénaire complètement étranger au soulèvement, qui est assassiné, ainsi que son compagnon Francisco Ponce de León, pour avoir été trouvé en possession d’un couteau par les sentinelles de la porte d’Atocha, en revenant de Vallecas avec un chargement de vin ; et du muletier Eusebio José Martínez Picazo, auquel les Français volent son attelage de mules avant de l’exécuter contre le mur du collège de Jésus Nazareno.
Certains qui se sont battus et se fient aux proclamations de la commission de pacification payent cette naïveté de leur vie. C’est ce qui arrive au négociant Pedro González Álvarez, qui a combattu sur la promenade du Prado et au Jardin botanique, puis est allé se réfugier dans le couvent des Capucins. Maintenant, convaincu par les moines que la paix a été proclamée, il sort dans la rue et, fouillé par un peloton français qui découvre un petit pistolet dans sa redingote, il est volé, déshabillé et fusillé sans autre forme de procès sur la côte du Buen Retiro.
C’est aussi l’heure du pillage. Maîtres des rues, les vainqueurs, qui ont repéré les endroits d’où l’on a fait feu sur eux, ou sont simplement désireux de s’approprier les biens d’habitants aisés, tirent à leur fantaisie, défoncent les portes, entrent tranquillement partout où ils le peuvent, volent, maltraitent et tuent. Dans la rue d’Alcalá, l’intervention d’officiers français qui logent dans les hôtels du marquis de Villamejor et du comte de Talara empêche leurs soldats de mettre ceux-ci à sac ; mais personne ne retient la horde de mamelouks et de soldats qui, à quelques pas de là, assaille l’hôtel du marquis de Villescas. Le propriétaire est absent, il n’y a personne pour imposer le respect aux pillards qui envahissent les lieux sous prétexte que, le matin, des coups de feu en sont partis ; et tandis que les uns saccagent les chambres et s’emparent de tout ce qu’ils peuvent porter, d’autres traînent dehors le majordome José Peligro, son fils, le serrurier José Peligro Hubart, le concierge – un vieux soldat invalide nommé José Espejo – et le chapelain de la famille. L’intervention d’un colonel français sauve le chapelain ; mais le majordome, son fils et le concierge sont assassinés à coups de fusils et de sabres sous les yeux épouvantés des voisins qui regardent des fenêtres et des balcons. Parmi les témoins de cette scène figure l’imprimeur Dionisio Almagro, habitant rue Las Huertas, qui, surpris par le tumulte, s’est réfugié chez son parent, le fonctionnaire de police Gregorio Zambrano Asensio, lequel, un mois et demi plus tôt, travaillait pour Godoy, dans trois mois travaillera pour le roi Joseph Bonaparte, et dans six ans poursuivra les libéraux pour le compte de Ferdinand VII.
— À chacun son dû, commente Zambrano à l’abri derrière ses rideaux.
Le même drame se répète ailleurs, aussi bien dans des hôtels de la noblesse, des maisons de riches négociants, que d’humbles logements qui sont mis à sac et incendiés. Sur les cinq heures de l’après-midi, l’enseigne de frégate Manuel María Esquivel, qui a réussi, le matin, à quitter l’hôtel des Postes pour regagner sa caserne avec son peloton de grenadiers de la Marine, se présente devant le capitaine général de Madrid, don Francisco Javier Negrete, pour recevoir les consignes de la nuit à venir. On le fait entrer dans le bureau du général, et celui-ci lui donne l’ordre de prendre vingt soldats et d’aller protéger la maison du duc de Híjar que les Français sont en train de piller.
— À ce que je sais, explique Negrete, quand, ce matin, le général Je-ne-sais-qui, qui loge chez le duc, est sorti, le concierge lui a tiré à bout portant un coup de pistolet. Le malheureux l’a raté, mais il a tué un cheval. Ils l’ont fusillé sur place et marqué la maison pour qu’ensuite… Et maintenant, semble-t-il, ils veulent se servir de ce prétexte pour voler tout ce qu’ils peuvent.
Avant même que le capitaine général ait fini de parler, Esquivel s’est rendu compte de l’énormité de ce qui lui tombe dessus.
— Je suis à vos ordres, répond-il le plus calmement possible. Mais considérez bien que si ces gens-là persistent et ne veulent pas céder, j’aurai à faire usage de la force.
— Ces gens-là ?
— Les Français.
Le général le regarde en silence, fronçant les sourcils. Puis il baisse les yeux et tripote les papiers qui sont sur sa table.
— Votre tâche consiste à leur imposer le respect, lieutenant.
Esquivel avale sa salive.
— Telle que se présente la situation, mon général, insiste-t-il doucement, se faire respecter n’est pas commode. Je ne suis pas certain que…
— Essayez de ne pas vous compromettre, l’interrompt le général sans écarter son regard des papiers.
La sueur humecte le col de la veste de l’officier. Il n’y a pas d’ordre écrit ni rien qui y ressemble. Vingt soldats et un enseigne livrés aux fauves sur de simples instructions verbales.
— Et si, malgré tout, je me vois forcé de me compromettre ?
Negrete ne desserre pas les dents, continue de feuilleter ses papiers et tout, dans son comportement, laisse entendre que l’entretien est terminé. Esquivel tente de nouveau d’avaler sa salive, mais sa bouche reste sèche.
— Est-ce que je peux au moins donner des munitions à mes hommes ?
— Retirez-vous.
Une demi-heure plus tard, à la tête de vingt grenadiers de la Marine auxquels il a donné l’ordre de mettre baïonnette au canon et d’emporter vingt balles dans leurs cartouchières, l’enseigne Esquivel arrive à l’hôtel de Híjar, dans la rue d’Alcalá, et distribue ses hommes le long de la façade. Selon le récit que lui fait le majordome terrorisé, les Français sont partis après avoir pillé le rez-de-chaussée, mais ils ont menacé de revenir pour s’occuper du reste. Le majordome montre à Esquivel le cadavre du concierge Ramón Pérez Villamil, âgé de trente-six ans, qui gît dans la cour au milieu d’une flaque de sang, un mouchoir sur le visage. Il indique aussi qu’un pâtissier de la maison qui était au côté de Pérez Villamil dans l’agression du général français a réussi à s’échapper jusqu’à la rue Cedaceros, où il a voulu se réfugier dans la maison d’un tapissier de sa connaissance ; mais il a trouvé la porte close et la maison abandonnée, parce qu’un dragon avait été abattu devant, et il a été arrêté et conduit sans ménagements au Prado. Des gamins de la rue qui l’ont suivi l’ont vu fusillé avec d’autres.
— Les Français reviennent, mon lieutenant !… Ils sont plusieurs à la porte !
Esquivel accourt à la vitesse de l’éclair. De l’autre côté de la rue, une douzaine de soldats impériaux se sont rassemblés, et leurs intentions ne font pas de doute. Ils n’ont pas d’officier avec eux.
— Que personne ne bouge sans mon ordre. Mais ne les quittez pas des yeux.
Les Français restent là un bon moment, assis à l’ombre, sans se décider à traverser la rue. La présence disciplinée des grenadiers de la Marine, avec leurs imposants uniformes bleus et leurs hauts bonnets à poil, semble les dissuader de tenter quelque chose. Finalement, au grand soulagement de l’enseigne de frégate, ils s’éloignent. L’hôtel du duc de Híjar restera indemne durant les cinq heures suivantes, jusqu’à ce que les hommes d’Esquivel soient relevés par un piquet du bataillon français de Westphalie.
Peu d’endroits, dans Madrid, jouissent de la même protection que la maison du duc de Híjar. Par crainte des représailles françaises, beaucoup d’habitants abandonnent leurs foyers. Pour ne pas l’avoir fait, le tailleur Miguel Carrancho del Peral, un ancien soldat qui a quitté l’armée après dix-huit ans de service, est brûlé vif dans sa maison de Puerta Cerrada. Le serrurier asturien Manuel Armayor, blessé à la première heure sur l’esplanade du Palais, évite de justesse de subir le même sort. En le transportant à son domicile de la rue Segovia, ceux qui l’accompagnaient ont découvert les corps de deux Français morts dans la rue. Ne voulant pas le laisser là, perdant son sang par plusieurs blessures, ils ont prévenu sa femme qui est descendue en toute hâte, vêtue comme elle l’était ; et ainsi, le couple, escorté par quelques voisins et connaissances, s’est réfugié chez un domestique du prince de Anglona, dans le quartier de la Morería Vieja. Cette mesure de prudence a sauvé le serrurier. Fous de colère à la vue de leurs camarades morts, les Français interrogent les voisins et l’un d’eux dénonce Manuel Armayor comme étant un des combattants de la journée. Les soldats enfoncent la porte et, ne le trouvant pas, incendient la maison.
— Les Français montent !
Le cri se répand dans la maison du placier en bons du Trésor royal Eugenio Aparicio y Sáez de Zaldúa, au numéro 4 de la Puerta del Sol. Il s’agit de l’agent de change le plus riche de Madrid. Sa résidence où, ces jours derniers, il a reçu amicalement chefs et officiers impériaux, est confortable et luxueuse, pleine de tableaux, de tapis et d’objets de valeur. Aucun des habitants de cette maison ne s’est battu aujourd’hui. Dès qu’a commencé la première charge de la cavalerie française, Aparicio a ordonné à sa famille de se retirer à l’intérieur et aux domestiques de fermer les volets. Pourtant, d’après ce que raconte une servante qui arrive, terrorisée, du rez-de-chaussée, le corps d’un mamelouk tué pendant les combats, criblé de coups de navajas, est resté en travers de la porte. C’est le général Guillot en personne – un des militaires français qui sont récemment venus en visite dans cette maison – qui a donné le signal des représailles.
— Que tout le monde garde son calme ! recommande Aparicio à sa famille et à la domesticité, tout en s’avançant sur le palier. Je vais traiter avec ces messieurs.
Le mot « messieurs » n’est guère adapté à la soldatesque déchaînée : une vingtaine de Français, dont les bottes et les vociférations résonnent dans l’escalier de bois pendant qu’ils enfoncent les portes du rez-de-chaussée et détruisent tout sur leur passage. Dès le premier coup d’œil, Aparicio réalise la situation. Les bonnes paroles, ne suffiront pas ; et donc, avec une grande présence d’esprit, il retourne vite à son cabinet, prend dans un secrétaire un rouleau de pièces d’or et, de retour sur le palier, le vide sur les Français. Mais rien ne les arrête. Ils continuent de monter l’escalier, arrivent à sa hauteur et le rouent de coups de crosses. Son neveu de dix-huit ans, Valentín de Oñate Aparicio, et un employé de l’entreprise familiale, Gregorio Moreno Medina, originaire de Saragosse et âgé de trente-huit ans, accourent à son aide. Les Français s’acharnent sur eux, tuent le neveu avec leurs baïonnettes avant de le jeter dans la cage de l’escalier, et ils traînent Eugenio Aparicio et l’employé Moreno, qu’un mamelouk fait s’agenouiller et égorge sur le seuil. Eugenio Aparicio est emmené dans la rue et, après avoir été battu jusqu’à ce que ses entrailles lui sortent du ventre, il est achevé sur la chaussée à coups de sabres. Après quoi, les soldats remontent dans l’appartement à la recherche d’autres personnes sur qui assouvir leur fureur. À ce moment, l’épouse d’Aparicio a réussi à s’échapper par les toits avec sa fille de quatre ans, une femme de chambre et plusieurs domestiques, et à se réfugier au couvent des frères de la Soledad. Les Français pillent la maison, volent tout l’argent et les bijoux, détruisent les meubles, les tableaux, les porcelaines et tout ce qu’ils ne peuvent emporter.
— Monsieur le commandant dit qu’il regrette la mort de tant de vos compatriotes… Qu’il le regrette vraiment.
En écoutant les paroles que traduit l’interprète, le lieutenant Rafael de Arango regarde Charles Tristan de Montholon, commandant faisant fonction de colonel du 4e régiment provisoire. Après le retrait du gros des forces impériales, devenues inutiles avec la conquête du parc d’artillerie, Montholon est resté à la tête de cinq cents soldats. Et il faut reconnaître que le chef français traite blessés et prisonniers avec humanité. Homme de bonne éducation, généreux en apparence, il ne semble pas garder de ressentiment pour sa brève captivité. « Ce sont les hasards de la guerre », a-t-il commenté tout à l’heure. Devant le désastre, tous ces morts et ces blessés, il arbore une expression peinée non exempte de noblesse. Ses sentiments semblent sincères, aussi le lieutenant Arango le remercie-t-il d’un hochement de tête.
— Il dit aussi, ajoute l’interprète, qu’ils étaient tous des braves… Que tous les Espagnols le sont.
Arango regarde autour de lui, et les paroles du Français ne le consolent pas du triste spectacle qui s’offre à ses yeux rougis et gonflés par une chassie noire, celle de la fumée de la poudre, qui forme des stries sur sa figure. Ses chefs et ses camarades l’ont laissé seul pour s’occuper des blessés et des morts. Les autres sont partis avec l’ordre de rester à la disposition des autorités, après un vif échange entre le duc de Berg – qui prétendait les fusiller tous –, l’infant don Antonio et la Junte de Gouvernement. Maintenant, on dirait que le bon sens prévaut. Il se peut finalement que les autorités impériales et espagnoles s’entendent sur la question des militaires rebelles pour attribuer la responsabilité des événements aux civils et aux morts. Parmi ceux-ci, le choix est déjà suffisamment large. On en est encore à identifier les cadavres espagnols et français. Dans la cour de la caserne où les corps sont alignés, les uns sous des draps ou des couvertures, les autres nus, exhibant leurs horribles mutilations, les grandes rigoles de sang à peine coagulé sous le soleil sillonnent le sol transformé en boue rougeâtre.
— Un spectacle lamentable, résume le commandant français.
C’est pire que ça, pense Arango. Le premier bilan, sans tenir compte de tous ceux qui mourront de leurs blessures dans les heures et les jours qui viennent, est terrifiant. À première vue, sur un simple coup d’œil, il calcule que les Français ont perdu à Monteleón plus de cinq cents hommes, en additionnant les morts et les blessés. Chez les défenseurs, le prix est également très élevé. Arango a compté quarante-quatre cadavres et vingt-deux blessés dans la cour, et il ne connaît pas le nombre de ceux qui sont au couvent de Las Maravillas. Parmi les militaires, outre les capitaines Daoiz et Velarde, le lieutenant Ruiz, sept artilleurs et quinze des Volontaires de l’État qui sont venus avec le capitaine Goicoechea sont morts ou blessés, et l’on ignore le sort réservé à la centaine de civils faits prisonniers à la fin du combat ; encore que les intentions du commandement français – fusiller ceux qui ont pris les armes – laissent peu de doutes. Par chance, pendant que les soldats impériaux entraient par la porte principale, une bonne partie des défenseurs a pu sauter le mur de derrière et s’enfuir. Même dans ces conditions, avant de partir avec les capitaines Cónsul et Córdoba, les officiers survivants et ce qui restait des artilleurs et des Volontaires de l’État – désarmés, et en appréhendant que, d’un moment à l’autre, les Français ne changent d’avis et ne les arrêtent –, Goicoechea a confié à Arango que de nombreux civils se cachent dans les souterrains et les greniers du parc. Cela inquiète le jeune lieutenant, qui affecte de n’en rien savoir devant le commandant français. Il ignore que presque tous réussiront à s’échapper, tirés silencieusement de leurs cachettes à la faveur de la nuit par le lieutenant des Volontaires de l’État Ontoria et le charron Juan Pardo.
Un groupe de blessés se trouve à part, à l’ombre du porche du pavillon de garde. Quittant Montholon et l’interprète, Rafael de Arango s’approche d’eux au moment où des brancardiers français commencent à les transporter dans la maison du marquis de Mejorada, rue San Bernardo, transformée en hôpital pour les soldats impériaux. Ce sont les artilleurs et les Volontaires de l’État qui sont restés vivants. Séparés des civils, ils attendent d’être évacués, maintenant que la bonne volonté du commandant français a facilité les choses.
— Comment vous sentez-vous, Alonso ?
Le caporal Eusebio Alonso, qui gît dans une flaque de sang boueuse avec un garrot et un pansement imprégné de rouge à l’aine, le regarde avec des yeux voilés. Il a été gravement blessé au dernier instant de la bataille en se battant à côté des canons.
— J’ai connu des jours meilleurs, mon lieutenant, répond-il d’une voix très basse.
Arango s’accroupit près de lui et contemple le visage du courageux vétéran : émacié et sali, les cheveux en désordre, les yeux rougis par la souffrance et la fatigue. Il a des croûtes de sang séché sur le front, la moustache et la bouche.
— On va vous conduire à l’hôpital. Vous vous en remettrez.
Alonso remue la tête, résigné, et d’un geste faible, désigne son aine.
— C’est la blessure du torero, mon lieutenant… Vous savez : l’artère fémorale. Je m’en vais tout doucement, mais je m’en vais.
— Ne dites pas de bêtises. On va vous soigner. Je m’en occuperai personnellement.
Le caporal fronce un peu les sourcils, comme si les paroles de son supérieur le gênaient. Bien des années plus tard, en rédigeant une relation de cette journée, Arango rappellera mot pour mot sa réponse : « Vous feriez mieux de vous occuper de ceux qui peuvent encore s’en sortir… Je ne me suis pas plaint, et je n’ai appelé personne… Tout ce que je demande, c’est de pouvoir enfin me reposer. Et j’ai gagné le droit de le faire, parce que je meurs pour mon roi et à mon poste. »
Après avoir surveillé le transport d’Alonso – il mourra peu après, à l’hôpital –, Arango se dirige vers le lieutenant Jacinto Ruiz, qu’on est justement en train de mettre sur un brancard.
Ruiz, qui jusqu’à présent n’a pas reçu d’autres soins qu’un mauvais pansement, est très pâle à cause de tout le sang perdu. Sa respiration entrecoupée fait craindre à Arango – qui ignore que le lieutenant des Volontaires de l’État souffre d’asthme – une lésion mortelle aux poumons.
— On vous emmène, Ruiz, dit Arango, en se penchant sur lui. On va vous soigner.
L’autre le regarde, hébété, sans comprendre.
— On va… me fusiller ? questionne-t-il enfin d’une voix éteinte.
— Ne dites pas d’absurdités, mon vieux. Tout est terminé.
— Mourir désarmé… à genoux, balbutie Ruiz, dont la peau est luisante de sueur. Une ignominie… Ce n’est pas une fin pour un soldat.
— Croyez-moi, personne ne va vous fusiller. Ils nous ont donné des garanties.
La main gauche du blessé, un instant étonnamment vigoureuse, agrippe le bras d’Arango.
— Fusillé, ce n’est pas… une manière honorable… de finir.
Deux infirmiers prennent le lieutenant en charge. Lorsqu’ils soulèvent le brancard, sa tête tombe sur un côté et se balance au rythme du pas des porteurs. Arango le regarde s’éloigner, puis observe de nouveau autour de lui. Il n’a plus rien à faire ici – les civils blessés ont été conduits au couvent de Las Maravillas –, et les paroles de Jacinto Ruiz produisent en lui un singulier malaise. Son expérience des dernières heures, le traitement que l’on réserve aux civils et l’énormité des pertes impériales l’inquiètent. Arango sait ce que l’on peut attendre des garanties françaises et du peu de vigueur que les autorités espagnoles mettent à défendre les leurs. Tout dépend, en dernière instance, du caprice de Murat. Et il n’y aura pas de gentilshommes soucieux d’honneur tels que le commandant Montholon pour s’opposer à leur général en chef, si celui-ci décide un châtiment exemplaire, le plus large et le plus retentissant possible. Tu ferais bien de prendre le large, Rafael, se dit-il, alarmé. Soudain, l’enceinte dévastée du parc d’artillerie lui apparaît comme un piège – de ceux qui mènent tout droit au cimetière.
Arango prend sa décision : il part à la recherche du commandant impérial. En chemin, il rajuste sa veste et la boutonne pour se donner l’allure la plus réglementaire possible. Une fois devant le Français, il demande, par le truchement de l’interprète, à se rendre chez lui.
— Juste pour un moment, mon commandant. Pour rassurer ma famille.
Montholon refuse catégoriquement. Arango, traduit l’interprète, est placé sous ses ordres jusqu’à ce qu’il reçoive de nouvelles instructions. Il doit demeurer ici.
— Ce qui veut donc dire que je suis prisonnier ?
— Monsieur le commandant a dit sous ses ordres, pas prisonnier.
— Mais faites-lui savoir, je vous prie, que j’ai un frère aîné qui m’aime comme un père. Que le commandant doit lui aussi avoir une famille, et qu’il comprendra mes sentiments… Dites-lui que je lui donne ma parole d’honneur de revenir immédiatement.
Pendant que l’interprète traduit, le commandant Montholon garde les yeux rivés sur l’officier espagnol. Malgré la différence de grade, ils ont presque le même âge. Et il est évident que, même si ses compatriotes ont payé un prix exorbitant pour la prise du parc, la ténacité de la défense a impressionné le Français. Le traitement qu’il a reçu des militaires espagnols quand il a été capturé avec ses officiers – il s’imaginait déjà, a-t-il avoué plus tôt, fusillé et mis en pièces – doit aussi influer sur son état d’esprit.
— Monsieur le commandant demande si cette offre de donner votre parole d’honneur de revenir au parc est sérieuse.
Arango – qui n’a pas la moindre intention de tenir sa promesse – se met au garde-à-vous avec un claquement de talons martial, sans quitter Montholon des yeux.
— Absolument.
Il n’est pas dupe, pense-t-il avec angoisse, en apercevant une lueur d’incrédulité dans le regard de l’autre. Puis, déconcerté, il voit que le Français sourit, avant de parler d’un ton calme, sans élever la voix.
— Monsieur le commandant dit que vous pouvez partir… Qu’il comprend votre situation et accepte votre parole.
— Familiale, corrige le Français, dans sa langue.
— Qu’il comprend votre situation familiale, rectifie l’interprète. Et qu’il accepte votre parole.
Arango, qui doit faire un effort pour que la joie n’altère pas ses traits, respire profondément. Puis, sans savoir que faire ni que dire, il tend maladroitement la main. Après un moment d’hésitation, Montholon la lui serre.
— Monsieur le commandant dit qu’il vous souhaite bonne chance, traduit l’interprète. Dans la maison de votre frère… ou ailleurs.
José Blanco White s’aventure de nouveau dans les rues, après avoir passé ces dernières heures enfermé à son domicile, rue Silva. Il marche prudemment, attentif aux sentinelles françaises qui gardent places et avenues. Tout à l’heure, en s’approchant de la Puerta del Sol, tenue par une imposante force militaire – des canons de douze livres sont pointés sur la Calle Mayor et la rue d’Alcalá, et toutes les boutiques et les cafés sont fermés –, Blanco White s’est vu obligé de courir avec d’autres curieux quand les soldats impériaux ont fait mine d’ouvrir le feu pour empêcher un attroupement. Le Sévillan a compris la leçon et emprunte, pour s’éloigner, une ruelle qui contourne l’église San Luis, affligé par ce qu’il a vu : les morts gisant dans les rues, la peur du peu de Madrilènes sortis en quête de nouvelles, et l’omniprésence française, sinistre et menaçante.
José Blanco White est un homme tourmenté et, à partir d’aujourd’hui, il le sera encore davantage. Jusqu’il y a peu, alors que l’armée française s’approchait de Madrid, il en était venu à imaginer, comme d’autres qui partageaient ses idées, une douce libération des chaînes dans lesquelles une monarchie corrompue et une Église toute-puissante maintenaient un peuple superstitieux et ignorant. Aujourd’hui, le rêve s’évanouit, et Blanco White ne sait ce qu’il faut craindre le plus, entre les forces qu’il a vues se heurter dans la rue : les baïonnettes napoléoniennes ou le fanatisme sauvage de ses compatriotes. Le Sévillan sait que la France compte, parmi ses partisans, certains des Espagnols les plus capables et les plus illustres, et que seule l’éducation archaïque des classes moyennes et supérieures, leur apathie stupide et leur absence d’intérêt pour la chose publique empêchent celles-ci d’embrasser la cause de ceux qui voudraient rayer de la carte les anciens rois et leur douteux fils Ferdinand. Pourtant, dans un Madrid déchiré par la barbarie des uns et des autres, la fine intelligence de Blanco White soupçonne qu’une chance historique vient de disparaître dans le fracas des décharges françaises et les coups de navajas du peuple inculte. Lui qui est un homme lucide, éclairé, plus anglophile que francophile, mais dans tous les cas un partisan de la libre raison et du progrès, il se débat entre deux sentiments qui seront le drame amer de sa génération : s’unir aux ennemis du pape, de l’Inquisition et de la famille royale la plus vile et la plus méprisable d’Europe, ou suivre la ligne de conduite simple et droite qui, en mettant de côté tout le reste, permet à un homme d’honneur de choisir entre une armée étrangère et ses compatriotes de naissance.
Agité par ces pensées, Blanco White croise à l’entrée de la place San Martín quatre artilleurs espagnols qui portent sur leurs épaules les extrémités d’une échelle sur laquelle est couché un homme. Au moment où il passe près d’eux, l’échelle penche d’un côté, et le Sévillan découvre le visage agonisant, pâli par la souffrance et la perte de sang, de son concitoyen et ami le capitaine Luis Daoiz.
— Comment va-t-il ? s’enquiert-il.
— Il est mourant, répond un soldat.
Blanco White demeure interdit et immobile, les mains dans les poches de sa redingote, incapable de prononcer un mot. Des années plus tard, dans une de ses célèbres lettres écrites d’Angleterre, le Sévillan évoquera sa dernière vision de Daoiz : « Le faible mouvement de son corps et ses gémissements quand l’inégalité des pavés augmentait ses souffrances. »
Le lieutenant-colonel d’artillerie Francisco Novella y Azábal, qui, malade, est resté chez lui – il est un intime de Daoiz mais son état l’a empêché de se rendre au parc de Monteleón –, a vu également passer, d’une fenêtre, le petit cortège lugubre qui accompagne son ami. La faiblesse de Novella lui interdit de descendre, il lui faut donc demeurer dans sa chambre, tourmenté par la douleur et l’impuissance.
— Ces misérables l’ont laissé seul !… se lamente-t-il, tandis que ses proches le remettent au lit. Nous l’avons tous laissé seul !
Arrivé chez lui, Luis Daoiz survivra quelques minutes. Il souffre beaucoup, bien qu’il ne se plaigne pas. Les coups de baïonnettes dans le dos ont vidé ses poumons de leur sang, et tous s’accordent pour penser que sa mort est inéluctable. Soigné d’abord dans le parc par un médecin français, transporté ensuite chez le marquis de Mejorada, un religieux – son nom est frère Andrés Cano – l’a confessé et absous, sans avoir pu lui administrer l’extrême-onction car les saintes huiles sont épuisées. Conduit enfin au 12 de la rue de la Ternera, toujours sur le brancard improvisé avec une échelle du parc, le défenseur de Monteleón s’éteint dans sa chambre, entouré de frère Andrés, de Manuel Almira et d’amis qui ont pu – ou osé – accourir à cette heure : les capitaines d’artillerie Joaquín de Osma, Vargas et César González, et le capitaine porte-drapeau des Gardes wallonnes Javier Cabanes. Comme le frère Andrés manifeste son inquiétude que Daoiz meure sans avoir reçu les saintes huiles, Cabanes va chercher un prêtre à la paroisse de San Martín et revient avec le père Román García, qui apporte le nécessaire. Mais avant que le nouveau venu ait le temps d’oindre le front et les lèvres du moribond, Daoiz, qui serre étroitement la main du frère Andrés, pousse un profond soupir et meurt. Agenouillé au pied du lit, le fidèle secrétaire Almira pleure à chaudes larmes comme un enfant.
Une demi-heure plus tard, dans son bureau de l’état-major supérieur de l’Artillerie, le colonel Navarro, à peine informé de la mort de Luis Daoiz, dicte à un subalterne le mémoire justificatif qu’il adresse au capitaine général de Madrid, pour que celui-ci le fasse suivre à la Junte de Gouvernement et aux autorités militaires françaises :
Je suis fermement convaincu, Votre Excellence, que loin de contribuer à ce qui vient de se passer, tous les officiers du Corps ont ressenti comme un objet de suprême dégoût l’égarement et les intérêts particuliers des capitaines Pedro Velarde et Luis Daoiz qui ont permis à ces derniers de faire prévaloir une initiative erronée sans tenir compte des autres officiers, qui n’ont eu à aucun moment la moindre idée que ceux-ci pouvaient agir à l’encontre des consignes constamment données.
Le ton de ce rapport contraste avec le style de ceux que ce même chef supérieur de l’Artillerie de Madrid rédigera dans les jours suivants, à mesure que les événements se succéderont dans la capitale et dans le reste de l’Espagne. Le tout dernier de ces documents, signé par Navarro en avril 1814, la guerre terminée, s’achèvera par ces mots :
Le 2 mai 1808, les héros Daoiz et Velarde ont conquis une gloire qui immortalisera leurs noms pour l’honneur de leurs familles et celui de la nation entière.
Tandis que le directeur de l’état-major de l’Artillerie rédige son rapport, à l’hôtel des Postes de la Puerta del Sol se réunit la commission présidée par le général Grouchy, que le duc de Berg a chargée de juger les insurgés pris les armes à la main. Pour la partie espagnole, la Junte de Gouvernement a mandaté le général José de Sexti. Emmanuel Grouchy – le même dont la négligence jouera un rôle fatal sept ans plus tard à la bataille de Waterloo – est un homme qui s’y connaît en répressions : il compte à son actif, inscrits en lettres noires sur son curriculum vitae, l’incendie de Strevi et les exécutions du Piémont de l’année 1799. Quant à Sexti, dès le premier moment, il a décidé de s’abstenir en laissant entre les mains des Français le sort des prisonniers qui arrivent attachés, isolément ou par petits groupes, et que les juges n’écoutent ni ne voient même pas. Constitués en tribunal sommaire, Grouchy et ses officiers décident froidement, nom après nom, et signent des condamnations à mort que les secrétaires rédigent à toute vitesse. Et pendant que les magistrats espagnols qui ont parcouru les rues en clamant « Paix, paix, tout est arrangé » rentrent chez eux convaincus que leur pauvre médiation a rendu la tranquillité à Madrid, les Français, libres d’entraves, intensifient les arrestations, et la tuerie se poursuit désormais sous le seul signe de la vengeance implacable.
Les premiers à faire les frais de cette rigueur sont les prisonniers entreposés dans les caveaux de San Felipe, auxquels on vient de joindre l’imprimeur Cosme Martínez del Corral, amené de sa maison de la rue Principe, le serrurier de vingt-sept ans Bernardino Gómez et le boulanger de trente ans Antonio Benito Siara, pris près de la Plaza Mayor. En chemin, tandis qu’un détachement français conduisait ces deux derniers, une ronde de Gardes du Corps qui les a rencontrés a tenté de les libérer. Les uns et les autres se sont affrontés, de nouveaux Français sont accourus pour accroître le tumulte. Finalement, les militaires espagnols n’ont pas réussi à empêcher les impériaux de se dégager. Les détenus sont enfermés maintenant dans les souterrains, et un sous-officier français porte à l’hôtel des Postes la liste de ce contingent, où Martínez del Corral, Gómez et Siara figurent à côté du maître d’escrime Vicente Jiménez, du comptable Fernández Godoy, de l’encaisseur de lettres de change Moreno, du jeune domestique Bartolomé Pechirelli et des autres prisonniers, soit dix-neuf au total. Le général signe toutes les sentences de mort – il ne les lit même pas – pendant que le lieutenant général Sexti observe, sans desserrer les dents. Aussitôt, pour l’angoisse des amis et des parents qui osent rester dans la rue et suivent de loin les prisonniers marchant entre les baïonnettes, ceux-ci sont conduits au Buen Retiro. Sur le court trajet, les prisonniers traversent la Puerta del Sol, pleine de soldats et de canons, où, parmi de grands ruisseaux de sang séché, gisent sur le pavé les chevaux étripés par les navajas durant le combat de la matinée.
— Ils vont nous tuer ! crie le Napolitain Pechirelli aux gens qu’ils croisent près de la fontaine de la Mariblanca. Ces canailles vont nous tuer !
De la file des prisonniers monte une clameur déchirante de protestation et de désespoir, à laquelle font écho les familles qui suivent le triste cortège. À ces cris et à ces plaintes accourent d’autres soldats français qui dispersent les gens et poussent avec leurs crosses les hommes ligotés. Ils arrivent ainsi au Buen Suceso, où les prisonniers sont entassés dans une salle pendant que leurs bourreaux les dépouillent de leurs rares objets de valeur et des vêtements convenables qu’ils conservent encore. Puis, sortis de là quatre par quatre, ils sont placés devant un piquet de fusiliers en position dans le cloître, qui les abat à bout portant tandis que les amis et les parents qui attendent dehors ou dans les couloirs de l’édifice hurlent d’horreur en entendant les décharges.
Le Buen Suceso marque le début d’une tuerie organisée, systématique, décrétée par le duc de Berg en dépit de ses promesses à la Junte de Gouvernement. À partir de trois heures de l’après-midi, le crépitement continu de la fusillade, les cris des suppliciés et les vociférations des bourreaux glacent le sang des Madrilènes qui, en quête de nouvelles des leurs, s’aventurent dans les parages du Buen Retiro et de la promenade du Prado. L’allée et le terrain compris entre le couvent des Hiéronymites, la fontaine de la Cibeles, les murs du collège de Jésus Nazareno et la porte d’Atocha deviennent un vaste champ de mort où les cadavres vont s’amonceler à mesure que décline le jour. Les exécutions, qui ont commencé de façon spontanée dans la matinée et s’intensifient maintenant avec les condamnations à mort officielles, se succèdent jusqu’à la nuit. Rien qu’au Prado les fossoyeurs rempliront le lendemain neuf charrettes de cadavres, car la quantité de suppliciés en cet endroit est énorme. Parmi eux, le cordonnier Pedro Segundo Iglesias qui, après avoir tué un Français, a été dénoncé par un voisin dans la rue de l’Olivar, le terrassier de la résidence royale de San Fernando Dionisio Santiago Jiménez dit Coscorro, le Tolédan Manuel Francisco González, le forgeron Julián Duque, le comptable de la Loterie Francisco Sánchez de la Fuente, l’habitant de la rue Piamonte Francisco Iglesias Martínez, le valet asturien José Méndez Villamil, le portefaix Manuel Fernández, le muletier Manuel Zaragoza, l’apprenti de quinze ans Gregorio Arias Calvo – fils unique du charpentier Narciso Arias –, le vitrier Manuel Amalgro López et le garçon de dix-neuf ans Miguel Facundo Revuelta, jardinier de Griñón, qui a combattu en compagnie de son père Manuel Revuelta avec lequel il était venu à Madrid pour intervenir contre les Français. On fusille aussi d’autres malheureux qui n’ont pas participé à la lutte, comme c’est le cas des maçons Manuel Oltra Villena et de son fils Pedro Oltra García, arrêtés à la porte d’Alcalá alors que, étrangers à tout ce qui se passait, ils revenaient de travailler en dehors de la ville.
— Sortez !… Tout le monde dehors !
Dans une cour du palais du Buen Retiro, le gardien des voitures de la maison, Félix Mangel Senén, soixante-dix ans, cligne des yeux dans la lumière grise de la fin d’après-midi, sous un ciel où la pluie menace de nouveau. Les Français viennent de le tirer en le frappant de son cachot improvisé, un magasin de l’ancienne fabrique de porcelaine de Chine, où il a passé les dernières heures dans le noir en compagnie d’autres détenus. Pendant que ses yeux s’habituent à la clarté extérieure, le gardien voit qu’ils font également sortir le cocher Pedro García et les valets des Écuries royales Gregorio Martínez de la Torre, âgé de cinquante ans, et Antonio Romero, quarante-deux ans – tous trois sont ses subordonnés, et ils se sont battus ensemble contre les Français à la grille du Jardin botanique. Avec eux se trouvent le potier Antonio Colomo, qui travaille aux tuileries de la porte d’Alcalá, le commerçant José Doctor Cervantes et le copiste Esteban Sobola. Tous sont sales, blessés ou contusionnés, très maltraités depuis qu’ils ont été pris en train de se battre ou porteurs d’armes cachées. Les Français se sont acharnés sur le potier Colomo parce qu’il a résisté quand ils sont venus le chercher dans la tuilerie où il s’était réfugié, et il est arrivé couvert d’hématomes et de sang. Il tient à peine debout, et ses compagnons doivent le soutenir.
— Allez !… Vite !
La manière dont les Français préparent leurs fusils ne laisse aucun doute sur le sort qui attend les prisonniers. À cette vue, ils éclatent en prières et en lamentations. Colomo s’effondre par terre, tandis que Mangel et Martínez de la Torre, qui reculent jusqu’au mur auquel ils s’adossent, insultent grossièrement les bourreaux. À genoux près de Colomo, qui remue faiblement ses lèvres éclatées – il prie à voix basse –, Antonio Romero implore pitié avec des cris déchirants :
— J’ai trois enfants en bas âge !… Je vais laisser une veuve, une vieille mère et trois gosses !
Impassibles, les soldats impériaux poursuivent leurs préparatifs. Le déclic des fusils qu’ils arment résonne. Le copiste Sobola, qui connaît le français, s’adresse dans cette langue au sous-officier qui commande le piquet, en proclamant leur innocence à tous. Par chance, le sous-officier, un sergent jeune et blond, arrête son regard sur lui.
— Vous parlez notre langue ? demande-t-il, surpris.
— Oui ! s’écrie le copiste, avec l’éloquence du désespoir. Je parle français, naturellement !
L’autre l’observe encore un peu, songeur. Puis, sans dire un mot, il le sépare du groupe et l’éloigne brutalement pour le renvoyer dans le cachot, pendant que les soldats lèvent leurs fusils et visent les autres. Tandis qu’on l’emmène – il parviendra à sortir le lendemain, miraculeusement vivant –, Esteban Sobola entend les derniers cris de ses compagnons, interrompus par une décharge.
La nuit tombe. Assis sur un banc de pierre près de la fontaine de Los Caños, enveloppé dans sa capote, son bonnet enfoncé sur la tête, le serrurier Blas Molina Soriano se confond avec l’obscurité qui commence à s’emparer des rues de Madrid. Il demeure un moment immobile, le cœur serré par tout ce qu’il a vu. L’irréductible serrurier s’est retiré dans ce coin de la place déserte après la dispersion par des cavaliers français d’un petit groupe d’habitants, dont il faisait partie, qui réclamaient la liberté pour une file de prisonniers conduits dans la rue Tesoro vers San Gil. Toute l’après-midi, depuis qu’il est ressorti de chez lui après être revenu du parc d’artillerie, Molina est allé d’un côté et de l’autre, rongé par le désespoir et l’impuissance. Plus personne ne se bat, plus personne ne résiste. Madrid est une ville plongée dans les ténèbres, étranglée par les troupes ennemies. Ceux qui s’aventurent dans les rues pour changer de refuge, rentrer chez eux ou chercher où se trouvent des amis ou des parents, le font furtivement, en pressant le pas dans l’ombre, exposés à être arrêtés ou à recevoir, sans sommation, une balle d’une sentinelle française. Les seules lumières sont les feux qu’ont allumés les piquets impériaux au coin des rues et sur les places avec les meubles des logements mis à sac. Et cette lumière vacillante, rougeâtre et sinistre, éclaire les baïonnettes, les pièces d’artillerie, les murs criblés de balles, les vitres brisées et les cadavres qui gisent partout.
Blas Molina frémit sous sa capote. De certaines maisons sortent des cris et des pleurs, car les familles s’angoissent pour le sort des absents ou se désolent de tant de morts présentes ou à venir. En marchant dans cette partie de la ville, le serrurier a rencontré des parents de prisonniers et de disparus. En essayant de ne pas former de groupes qui suscitent la colère des Français, ces pauvres gens vont au Palais ou aux Conseils pour réclamer des médiations impossibles : cela fait longtemps que ministres et conseillers sont rentrés chez eux ; et les quelques-uns qui intercèdent auprès des autorités impériales ne rencontrent aucun écho. Des coups de feu sporadiques continuent de résonner dans la nuit, les uns pour indiquer de nouvelles exécutions, les autres pour effrayer les Madrilènes et les obliger à rester chez eux. En allant à Los Caños del Perral, Molina a vu quatre cadavres récents près du couvent de San Pascual, et trois autres entre la fontaine de Neptune et le cours San Jerónimo – un voisin lui a raconté qu’ils revenaient de tondre des mules au Retiro et que les Français avaient trouvé des ciseaux sur eux –, en plus des nombreux morts isolés que nul ne ramasse et des dix-neuf corps criblés de balles dans la cour du Buen Suceso, tous entassés contre un mur.
En se remémorant tout cela avec une immense douleur, Blas Molina finit par pleurer, de rage et de honte. Tous des braves, conclut-il. Tant de morts dans le parc de Monteleón et ailleurs pour que tout se termine sous la chape sinistre de la nuit noire, avec les feux français d’où lui parviennent des rires et des voix d’ivrognes, les détonations qui déchirent le cœur des Madrilènes, ceux-là mêmes qui, il y a peu, se battaient au mépris du danger pour leur liberté et pour leur roi.
Je jure de me venger, dit-il, se dressant soudain dans l’obscurité. Je jure que je me vengerai des Français et de tout ce qu’ils ont fait. D’eux et des traîtres qui nous ont laissés seuls. Et que Dieu me tue si je faiblis.
Blas Molina Soriano tiendra son serment. L’Histoire des temps agités à venir doit enregistrer aussi son humble nom. Tenace, le serrurier s’enfuira de Madrid pour échapper aux représailles, reviendra après la bataille de Bailén pour contribuer à la défense de la ville, s’enfuira de nouveau après la capitulation et finira par rejoindre les guérillas. Le conflit terminé, Molina rédigera un mémoire – « Laissant ma femme abandonnée dans un total dénuement, pour me mettre au service de Votre Majesté et de la Patrie… » –, en sollicitant du roi un modeste emploi à la Cour. Mais Ferdinand VII, revenu en Espagne après avoir passé la guerre à Bayonne en félicitant Bonaparte pour ses victoires, ne lui répondra jamais.