1
Sept heures du matin et huit degrés sur l’échelle de Réaumur aux thermomètres de Madrid. Cela fait deux heures que le soleil est monté de l’horizon et, de l’autre bout de la ville, découpant les tours et les clochers, il éclaire la façade de pierre blanche du Palais royal. Il a plu pendant la nuit et des flaques stagnent encore sur la place, sous les roues et les sabots des chevaux de trois berlines vides qui viennent de s’arrêter devant la porte du Prince. Le comte Selvático, gentilhomme florentin de la suite de la reine d’Étrurie – veuve, fille de l’ancien roi Charles IV et de la reine María Luisa –, sort un moment, grand-croix de Charles III sur son habit de cour, observe les voitures et rentre. Quelques Madrilènes oisifs, pour la plupart des femmes, regardent avec curiosité. Ils ne sont pas plus d’une douzaine et tous restent silencieux. Une des sentinelles qui gardent la porte s’appuie nonchalamment sur son fusil, baïonnette au canon, à côté de sa guérite. En réalité, cette baïonnette est sa seule arme : par ordre supérieur, sa cartouchière est vide. En entendant les cloches de l’église voisine de Santa María, le soldat lance un coup d’œil à son camarade et bâille : une heure encore, avant la relève.
Dans presque toute la ville le calme règne. Les commerces matinaux ouvrent, et les marchands installent leurs étals sur les places. Mais cette apparence de vie normale diminue aux approches de la Puerta del Sol : du côté de San Felipe et de la rue Postas, de la rue Montera, de l’église du Buen Suceso et des éventaires des librairies de la rue Carretas encore fermées, se forment des petits groupes de citadins qui convergent vers la porte de l’hôtel des Postes. Et à mesure que la ville s’éveille et s’anime, de plus en plus de personnes apparaissent aux fenêtres et aux balcons. Le bruit court que Murat, grand-duc de Berg et représentant de Napoléon en Espagne, veut conduire aujourd’hui la reine d’Étrurie et l’infant don Francisco de Paula en France, pour les réunir aux anciens rois et à leur fils Ferdinand II qui sont déjà à Bayonne. Ce qui inquiète le plus, c’est l’absence de nouvelles du jeune roi. Deux courriers que l’on attendait de là-bas ne sont toujours pas arrivés, et les gens murmurent. La rumeur dit qu’ils ont été interceptés. On dit aussi que l’Empereur veut garder tout ce monde ensemble pour le manœuvrer plus commodément et que le jeune Ferdinand VII, qui s’y oppose, a envoyé des instructions secrètes à la Junte de Gouvernement que préside son oncle, l’infant don Antonio. On rapporte qu’il a déclaré : « Ils ne m’ôteront la couronne qu’avec la vie. »
Tandis que les trois berlines vides stationnent devant le Palais, de l’autre côté de la Calle Mayor, à la Puerta del Sol, l’enseigne de frégate Manuel María Esquivel, accoudé à la balustrade de fer du balcon de l’hôtel des Postes, observe les attroupements qui se forment. Ils sont pour la plupart composés d’habitants des maisons voisines, domestiques envoyés aux nouvelles, vendeurs, artisans et employés, auxquels viennent se joindre les petites gens du Barquillo, de Lavapiés et des quartiers populaires du sud. L’œil exercé d’Esquivel a également repéré des groupes isolés de trois ou quatre individus qui n’ont pas l’allure de Madrilènes et se maintiennent silencieusement à distance. Ils affectent de ne pas se connaître entre eux, mais tous ont en commun leur jeunesse et leur vigueur. Ils font sûrement partie des hommes qui sont arrivés la veille, dimanche, d’Aranjuez et des localités voisines, et qui, pour une raison ou une autre – mais dont aucune ne peut être bonne, pense l’enseigne de frégate –, n’ont pas encore quitté la ville. Il y a aussi des femmes, car elles ont l’habitude de se lever tôt : beaucoup portent un panier, elles bavardent en répétant les rumeurs et les plaisanteries qui circulent depuis quelques jours, amplifiées encore par les incidents de la veille, quand Murat s’est fait conspuer en se rendant à une revue militaire au Prado. Son escorte malmenait la foule pour s’ouvrir un passage, et il lui a fallu au retour faire appel à la cavalerie et à quatre canons, tandis que le peuple chantait :
Par pragmatique sanction
Ordre est donné de publier
Que le pot de chambre désormais
S’appellera Napoléon.
Esquivel, qui commande le peloton de grenadiers de la Marine venu prendre position à l’hôtel des Postes la veille à midi, est un officier prudent. De plus, les traditions de discipline de la Flotte compensent sa jeunesse. Les ordres sont d’éviter les problèmes. Les Français sont sur le pied de guerre, et l’on craint qu’ils n’attendent qu’un prétexte sérieux pour frapper un grand coup qui ramènera la ville à la raison. C’est ce qu’a dit la nuit précédente, vers les onze heures, le lieutenant général don José de Sexti : un Italien au service de l’Espagne, personnage peu sympathique, qui préside pour la partie espagnole la commission mixte chargée de régler les incidents – de plus en plus fréquents – entre Madrilènes et soldats français.
— Sur le pied de guerre, comme je vous le dis, insistait Sexti. Les soldats de l’armée impériale font des difficultés pour me laisser passer devant la caserne du Prado Nuevo, sans tenir compte de mon uniforme… Tout cela sent très mauvais, je vous assure…
— Et il n’y a aucune instruction précise ?
— Précise ?… Ne divaguez pas, mon cher. La Junte de Gouvernement ressemble à un poulailler, et le renard est à l’intérieur.
Les deux militaires en étaient là de leur conversation quand ils ont entendu un bruit de chevaux qui les a fait sortir à temps pour voir un fort parti de Français qui se dirigeait au galop vers le Buen Retiro, sous la pluie, afin de rejoindre les deux mille hommes qui y campent avec de l’artillerie. À ce spectacle, Sexti a filé en grande hâte, sans prendre le temps de dire au revoir, et Esquivel a envoyé un nouveau messager à ses supérieurs pour demander des instructions, sans recevoir de réponse. En conséquence, il a mis ses hommes en état d’alerte et renforcé la vigilance durant le reste de la nuit, qui lui a paru longue. Il y a un moment, quand le peuple a commencé à se rassembler à la Puerta del Sol, il a donné l’ordre à un caporal et à quatre hommes de demander aux gens de se disperser ; mais personne n’obéit, et les groupes grossissent de minute en minute. Ne pouvant faire plus, l’enseigne de frégate a donc commandé au caporal et aux soldats de se retirer, et, dès le moindre incident, aux sentinelles de rentrer et de fermer les portes. Même si une altercation éclatait, les grenadiers ne pourraient pas réagir, ni dans un sens ni dans un autre. Ni eux ni personne. Par ordre de la Junte de Gouvernement et de don Francisco Javier Negrete, capitaine général de Madrid et de la Nouvelle-Castille, et pour complaire à Murat, les troupes espagnoles ont été privées de munitions. Avec dix mille soldats de l’armée impériale dans la ville, vingt mille disposés aux alentours et vingt mille encore à seulement une journée de marche, les trois mille cinq cents soldats de la garnison sont sans défense devant les Français.
« Autant la confiance et la générosité de ce peuple envers les étrangers sont sans bornes, autant sa vengeance est terrible quand on le trahit. »
Jean-Baptiste Antoine Marcellin Marbot, fils et frère de militaires, futur général, baron, pair de France et héros des guerres de l’Empire, pour l’heure simple capitaine de vingt-six ans affecté à l’état-major du grand-duc de Berg, referme le livre qu’il tient dans ses mains et consulte la montre posée sur la table de nuit. Aujourd’hui, il ne doit pas prendre son service au palais Grimaldi avant dix heures et demie, avec les autres officiers de Murat ; de sorte qu’il se lève sans hâte, termine le petit déjeuner qu’un domestique de la maison où il loge lui a servi dans sa chambre et se met en devoir de se raser près de la fenêtre en contemplant la rue déserte. Le soleil qui passe à travers les vitres éclaire, disposé sur un sofa et une chaise, son élégant uniforme d’aide de camp du grand-duc : pelisse blanche, pantalon écarlate, bottes à l’allemande et colback de fourrure à la hussarde. Malgré sa jeunesse, Marbot est un vétéran de Marengo, Austerlitz, Iéna, Eylau et Friedland. Il a donc de l’expérience. Et c’est, de plus, un militaire cultivé : il lit des livres. Cela lui donne une vision des événements plus large que celle de beaucoup de ses camarades, partisans de tout régler à coups de sabres.
Le jeune capitaine continue à se raser. Un ramassis de culs-terreux abrutis et ignares, gouvernés par des prêtres. C’est ainsi que, il y a peu, l’Empereur a qualifié les Espagnols qu’il méprise – et non sans motif – pour la veulerie de leurs rois, l’incompétence de leurs ministres et de leurs conseils, l’inculture du peuple et son absence d’intérêt pour les affaires publiques. Pourtant le capitaine Marbot, lui, après quatre mois passés en Espagne, est arrivé à la conclusion – c’est du moins ce qu’il affirmera quarante ans plus tard dans ses Mémoires – que l’entreprise n’est pas aussi facile que d’aucuns le croient. Les bruits qui circulent sur le projet de l’Empereur de mettre fin à la dynastie corrompue des Bourbons, de retenir toute la famille royale à Bayonne et de donner la couronne à l’un de ses frères, Lucien ou Joseph, ou au grand-duc de Berg, contribuent à rendre l’atmosphère irrespirable. D’après certains indices, Napoléon estime que le moment est favorable à l’exécution de ses plans. Il est convaincu que les Espagnols, las de l’Inquisition, des prêtres et de leur mauvais gouvernement, poussés par des compatriotes éclairés dont le regard est tourné vers la France, se jetteront dans ses bras ou dans ceux d’une nouvelle dynastie qui ouvrira les portes à la raison et au progrès. Mais, à part les conversations qu’il a pu avoir avec quelques officiers et notables favorables aux idées françaises – ceux que l’on appelle ici les afrancesados, ce qui n’est pas précisément un compliment –, à mesure que les troupes impériales descendent des Pyrénées et s’enfoncent à l’intérieur du pays, prétendument pour aider l’Espagne contre l’Angleterre au Portugal et en Andalousie, ce que Marcellin Marbot lit dans les yeux des habitants, ce n’est pas une aspiration à un avenir meilleur, c’est du ressentiment et de la méfiance. La sympathie avec laquelle les armées impériales ont été accueillies au début s’est changée en suspicion, surtout depuis l’occupation de la citadelle de Pampelune, des forts de Barcelone et du château de Figueras, sous des prétextes que même les Français qui se disent impartiaux, comme Marbot, estiment fallacieux. Des manœuvres que les Espagnols, qu’ils soient militaires ou civils, y compris les partisans d’une alliance étroite avec l’Empereur, ont ressenties comme un coup de pistolet.
« Sa vengeance est terrible quand on le trahit. »
Ces mots résonnent dans la tête du capitaine français, tandis qu’il se rase avec le soin qui doit être celui de tout élégant officier d’état-major. Le mot « vengeance », conclut-il sombrement, correspond bien à ces yeux noirs et hostiles qu’il sent rivés sur lui chaque fois qu’il sort dans la rue ; à ces navajas de deux empans dont le manche dépasse de chaque large ceinture, sous les capes qu’ils portent tous ; à ces hommes au visage basané, encadré de longs favoris, qui causent à voix basse et crachent par terre ; à ces femmes hargneuses qui insultent ouvertement ceux qu’elles appellent, haut et fort, franchutes, mosiús et gabachos, ou se promènent effrontément en s’éventant, enveloppées dans leurs mantilles, devant les bouches des canons français postés au Prado. Trahison et vengeance, se répète Marbot, mal à l’aise. Cette pensée lui donne un instant de distraction, et il se fait une estafilade à la joue droite, sous le savon qui la recouvre. Il lâche un juron, secoue la main, et une goutte rouge tombe du fil de son rasoir à manche d’ivoire sur la serviette blanche étalée sur la table, devant le miroir.
C’est le premier sang qui coule en ce 2 mai 1808.
— Rappelle-toi toujours que nous sommes nés espagnols.
Le lieutenant d’artillerie Rafael de Arango descend lentement les marches de sa maison, qui grincent sous ses bottes bien cirées, et s’arrête, songeur, devant le porche, en boutonnant son uniforme bleu turquoise à liserés rouge vif. Les mots que vient de lui adresser son frère José, intendant honoraire de l’armée, l’ont singulièrement troublé. Ou alors c’est la manière dont il lui a serré la main avec force et l’a embrassé avant de lui dire adieu dans le couloir de la demeure familiale, en le voyant partir prendre les ordres de la journée avant de gagner son poste dans le parc de Monteleón.
— Bonjour, mon lieutenant, le salue le portier qui balaye l’entrée. Comment vont les choses ?
— Je te le dirai quand je reviendrai, Tomás.
— Il y a des gabachos au bas de la rue, près de la boulangerie. Un piquet dans l’auberge, depuis cette nuit. Mais ils ne se montrent pas.
— Ne t’inquiète pas. Ils sont nos alliés.
— Si c’est vous qui le dites, mon lieutenant…
Inquiet, Arango se coiffe, un peu de travers, de son bicorne noir à cocarde rouge, assujettit son sabre et inspecte la rue, tout en tirant les dernières bouffées du cigare qui fume entre ses doigts. Il a beau n’avoir que vingt ans, fumer des cigares est déjà pour lui une vieille habitude. Né à La Havane d’une famille noble et d’origine basque, il a eu le temps, depuis son engagement comme cadet, de servir à Cuba, à El Ferrol, et aussi d’être prisonnier des Anglais qui l’ont échangé en septembre dernier. Sérieux, capable, le jeune officier dont les qualités militaires sont dûment consignées sur ses états de service est, depuis un mois, aide de camp du commandant de l’artillerie de Madrid, le colonel Navarro Falcón ; et, tandis qu’il va prendre les ordres, il se demande si les tensions des jours précédents – manifestations contre Murat et bruyants conciliabules aux coins des rues – vont s’amplifier, ou si les autorités pourront encore contrôler une situation qui, petit à petit, leur échappe. La Junte de Gouvernement est de plus en plus faible, alors que Murat et ses troupes sont de plus en plus arrogants. Hier soir, au moment où il allait rentrer chez lui, le bruit courait au Cercle militaire qu’à l’auberge de Genieys les capitaines d’artillerie Daoiz, Cónsul et Córdoba – Arango les connaît tous les trois et Daoiz est son supérieur direct – avaient été sur le point de se battre en duel avec trois officiers français, et que seule l’intervention énergique de leurs chefs et de leurs camarades respectifs avait empêché un malheur.
— Daoiz, dont vous connaissez pourtant le caractère mesuré, était comme fou – a raconté le lieutenant José Ontoria, en citant des témoins de l’affaire. – Cónsul et Pepe Córdoba faisaient chorus. Tous trois voulaient sortir dans la rue de la Reina et se battre à mort avec les Français, et il a fallu que tout le monde s’y mette pour les en empêcher, ce qui n’a pas été sans mal… Dieu sait à quelle impertinence s’étaient livrés les autres.
En évoquant le nom du capitaine Daoiz, Arango fronce les sourcils. Il s’agit, comme l’a dit Ontoria et de l’avis d’Arango lui-même, d’un militaire froid et intègre, qui ne se laisse pas facilement gagner par la colère ; très différent d’un exalté comme Pedro Velarde, un autre capitaine d’artillerie qui, depuis deux jours, partout où il passe, ne parle que de sang et de massacres. Luis Daoiz, lui, est un Sévillan distingué qui a fait ses preuves au feu, possède d’excellents états de service et jouit d’un très grand prestige auprès des artilleurs, lesquels, du fait de son humeur toujours égale, de son âge et de sa prudence, l’appellent familièrement « le Vieux ». Mais le commentaire définitif, la touche finale de l’affaire ont été donnés hier soir par Ontoria quand il l’a résumée ainsi :
— Si Daoiz perd patience avec les Français, ça veut dire que n’importe qui peut en faire autant.
En marchant vers les bureaux du gouverneur militaire de la place, Arango passe devant la boulangerie et l’hôtel dont a parlé le portier et jette un rapide coup d’œil, mais il n’aperçoit que la silhouette d’une sentinelle sous le porche. Les Français ont dû prendre position pendant la nuit, car, la veille, les lieux étaient vides. Ce n’est pas bon signe, et le jeune homme s’éloigne, préoccupé. Certaines rues sont désertes ; mais dans celles qui mènent au centre de la ville, des petits groupes se forment devant les débits de boissons et les échoppes où les commerçants sont plus attentifs aux propos des gens qu’à leurs affaires. La Fontaine d’Or, le café du cours San Jerónimo, hier encore fréquenté à toute heure par des militaires français et espagnols, est vide. En voyant l’uniforme d’Arango et son épaulette de lieutenant, des passants s’approchent pour l’interroger sur la situation ; il se borne à sourire, à toucher une pointe de bicorne et à poursuivre son chemin. Tout ça n’a pas bonne allure, aussi presse-t-il le pas. Les dernières heures ont été tendues, avec l’infant don Antonio et les membres de la Junte de Gouvernement discutant dans le vide, les Français sur le qui-vive, et Madrid bourdonnant comme un dangereux essaim. On dit que des gens ont été appelés pour soutenir le roi Ferdinand et que, hier, prenant le marché pour prétexte, beaucoup d’habitants des villages des alentours et des domaines royaux sont entrés dans la ville. Des individus jeunes et rudes qui ne venaient pas pour vendre. On sait aussi que certains artilleurs conspirent : l’inévitable Velarde et quelques-uns de ses intimes, dont Juan Cónsul, l’un des officiers de l’incident de la taverne de Genieys. D’aucuns citent également Daoiz ; mais si Arango est capable de comprendre que ce dernier puisse se quereller et vouloir se battre avec des officiers français, il n’imagine pas pour autant que ce capitaine froid, discipliné et sérieux jusqu’au bout des ongles, puisse aller plus loin en se mêlant à une authentique conspiration. Dans tous les cas, avec ou sans Daoiz, si Velarde et ses amis préparent quelque chose, il est évident qu’ils laissent à l’écart les officiers qui n’ont pas leur confiance, et Arango en fait partie. Quant à leur commandant à Madrid, le placide colonel Navarro Falcón, un honnête homme, mais obligé de naviguer entre deux eaux, les Français au-dessus et ses officiers au-dessous, il préfère ne rien savoir. Et chaque fois que, avec tact, Arango en sa qualité d’aide de camp, essaye de le sonder à ce sujet, l’autre détourne la conversation et se réfugie dans le règlement.
— De la discipline, jeune homme. Et ne vous laissez pas tourner la tête. Que ce soient les Français, les Anglais, le roi ou le pape… De la discipline. Gardez bouche cousue et les mouches n’y entreront pas.
Tandis que le lieutenant Arango va chercher l’ordre du jour pour son colonel, trois hommes en habits du dimanche bien que l’on soit lundi, chapeaux à large bord, vestes brodées, capotes à revers rouges et navajas passées dans leurs larges ceintures, le croisent à proximité du Gouvernement militaire. Deux sont frères : l’aîné se nomme Leandro Rejón et a trente-trois ans, et l’autre, Julián, vingt-quatre. Leandro a une femme – elle s’appelle Victoria Madrid – et deux enfants ; quant à Julián, il vient de se marier dans son village avec une jeune fille qui répond au nom de Pascuala Macías. Les deux hommes sont natifs de Leganés, dans les environs, et ils sont arrivés en ville hier, convoqués par un ami de confiance qu’ils ont déjà accompagné un mois et demi plus tôt au moment des événements qui, à Aranjuez, ont abouti à la destitution du ministre Godoy. Cet ami appartient à la maison du comte de Montijo, dont on dit que, par fidélité envers le jeune roi Ferdinand VII, il encourage un autre complot. Mais ce n’est qu’une rumeur et rien de plus. En revanche, ce que les Rejón savent avec certitude, c’est que, munis d’un viatique suffisant pour assurer leur séjour et leurs frais de taverne, ils ont pour instructions d’être prêts au cas où des désordres éclateraient. Ce qui n’est nullement pour déplaire aux deux frères, garçons turbulents et dans toute la force de leur jeunesse, las comme ils le sont de supporter les insolences des gabachos : il est grand temps, pour des hommes qui en ont dans le pantalon – selon la forte expression de Leandro, l’aîné –, de montrer à ces gens-là qui est le vrai roi d’Espagne, n’en déplaise à cet enfant de putain de Napoléon Bonaparte.
Le troisième homme, qui marche au côté des Rejón, s’appelle Mateo González Menéndez, et il est également arrivé hier à Madrid de Colmenar de Oreja, son village, obéissant aux consignes que des siens camarades ont fait circuler parmi les opposants à la présence française et les partisans du roi Ferdinand. Il est chasseur, c’est un homme de la campagne qui s’y connaît en armes, taciturne et solide, et, sous la capote qui le couvre jusqu’aux jarrets, il cache un pistolet chargé. Bien qu’il marche à côté des Rejón comme s’il ne les connaissait pas, tous trois ont fait partie de la petite troupe qui, avec guitares et mandolines, ont donné cette nuit, malgré la pluie, une bruyante sérénade avec force insultes et quolibets, à ce fat de Murat sous les balcons du palais qu’il habite, place Doña María de Aragón, disparaissant dès l’apparition d’une ronde et réapparaissant derechef pour continuer leur tapage. Et cela après avoir copieusement conspué Murat le matin précédent, à son retour de la revue du Prado :
Mosiú Murat, il paraît
Que vous étiez bon cuisinier
Eh bien, on verra si au feu
Vous êtes aussi courageux !
— Marchez sans crainte pour vos jolis petits pieds, ma toute belle, le trottoir est bien pavé, dit Leandro Rejón à une jeune femme qui, vêtue d’une basquine à franges et d’une mantille en laine, panier au bras, traverse un rectangle de soleil.
La femme passe son chemin, mi-dédaigneuse et mi-flattée du compliment – l’aîné des Rejón est un garçon bien planté –, et Mateo González qui a entendu le commentaire la suit du regard avant de se tourner vers les frères, de leur adresser un clin d’œil et de poursuivre au même pas qu’eux. Maintenant, tous trois sourient et se balancent en marchant avec un aplomb viril. Ils sont jeunes, forts, ils sont alertes et en bonne santé, et la vue d’une jolie femme leur réjouit le cœur. La journée commence bien, pense le cadet des Rejón. Pour célébrer ça, il sort de sous sa capote une gourde de rouge de Valdemoro, à moitié vide à l’issue de la longue nuit et du charivari en l’honneur de Murat.
— On se rince le gosier ?
— Quelle question ! – Leandro Rejón lance un regard faussement fortuit à Mateo González. – Hé, vous, l’homme, ça vous dirait de boire un coup ?
— C’est pas de refus.
— Alors allez-y, si le cœur vous en dit.
Ces trois hommes qui marchent sans hâte vers la Puerta del Sol en se passant la gourde et en s’arrêtant pour rejeter la tête en arrière et, d’un habile coup de poignet, faire gicler le vin qu’ils boivent à la régalade, sont loin d’imaginer que, dans trois jours, accusés de rébellion, deux d’entre eux, les frères Rejón, seront traînés hors de leur maison de Leganés et fusillés par les Français, et que Mateo González mourra quelques semaines plus tard des suites d’un coup de sabre, à l’hôpital du Buen Suceso. Pour le moment, gourde en main, ils ont bien d’autres chats à fouetter. Avant que ne se couche le soleil qui vient de se lever, les trois navajas d’Albacete qu’ils portent glissées dans leurs ceintures ruisselleront de sang français. Au cours de la journée qui commence – après la pluie, le beau temps, a dit l’aîné des Rejón en regardant le ciel, mais il pleuvra de nouveau la nuit prochaine –, ces trois futures morts, comme bien d’autres qui s’approchent, seront déjà largement vengées d’avance. Et après encore, pendant des années, une nation entière continuera de les venger.
En prenant son petit déjeuner, Leandro Fernández de Moratín se brûle la langue avec le chocolat, mais il réprime le blasphème qui lui vient aux lèvres. Non qu’il craigne Dieu : ce sont les hommes qui lui font peur, pas Dieu. Et il n’a aucune sympathie pour l’eau bénite et les sacristies. Le fait est que la réserve et la prudence sont des traits marquants de son caractère, avec une certaine timidité qui lui vient d’avoir été, à quatre ans, défiguré par la petite vérole. C’est peut-être pour cela qu’il est toujours célibataire, en dépit de ses quarante-huit ans passés. Pour le reste, c’est un homme de bonne éducation, cultivé et tranquille ; tout comme le sont les personnages des œuvres qui lui ont valu la réputation, contestée par ses nombreux adversaires, d’être le plus grand auteur de théâtre de son temps. La première de la pièce Le Oui des jeunes filles est encore considérée comme l’événement théâtral le plus important et le plus discuté du moment ; et ces choses-là, en Espagne, vous rapportent plus de fiel que de miel, tant elles suscitent de jalousies. Voilà pourquoi, dans les circonstances présentes, la crainte du monde et de ses méchancetés rôde dans l’esprit de l’homme qui, en robe de chambre et chaussons, est en train de boire son chocolat à petites gorgées. Être un auteur en renom, jouissant, de plus, des faveurs du Premier ministre Godoy, tombé ensuite en disgrâce, arrêté et finalement expédié en France par Napoléon, rend inconfortable la position de Moratín, qui a des ennemis mortels dans le microcosme des lettres. Surtout depuis qu’à cause de ses goûts personnels et de ses idées plus artistiques que politiques – de ces dernières, il est totalement dépourvu, à part celle d’être toujours l’ami du pouvoir constitué, quel qu’il soit – on lui colle, non sans raison, l’étiquette d’afrancesado, qui, dans ces temps troublés, est devenue dangereuse. Depuis l’algarade subie hier par Murat et les attroupements de citadins qui vocifèrent contre les Français, Moratín craint pour sa vie. Les amis qu’il fréquente à la taverne de San Esteban lui ont conseillé de ne pas sortir de sa maison – au numéro 6 de la rue Fuencarral entre les rues San Onofre et Desengaño –, mais même cela ne garantit rien. Aux disgrâces qui l’accablent ces derniers temps s’ajoute le voisinage d’une borgne qui vend du lait de chèvre sous le porche d’en face : cette femme bavarde à la langue venimeuse exhorte depuis plusieurs jours les voisins à donner une bonne leçon à ce Moratín, créature de Godoy – la chevrière appelle le ministre qui vient de tomber par son sobriquet populaire, El Choricero, « l’homme au chorizo » – et des « porteurs de guêtres » : c’est-à-dire des afrancesados qui ont vendu l’Espagne et le bon roi Ferdinand, que Dieu le garde, à ce maudit Napoléon.
Laissant sa tasse en porcelaine de Chine sur le plateau, Moratín se lève et fait quelques pas vers le balcon. Soulagé, sans écarter tout à fait les rideaux, il constate que l’échoppe de la laitière est fermée. Elle est peut-être partie rejoindre les gens qui se rassemblent à la Puerta del Sol. La confusion, les rumeurs et la haine font de Madrid entier un chaudron en ébullition, et ça ne peut que mal se terminer pour tout le monde. Fasse le Ciel, se dit le littérateur, que ni la Junte de Gouvernement ni les Français – auxquels, de toute manière, il fait plus confiance qu’à la Junte – ne perdent le contrôle de la situation. Le souvenir des horreurs populaires de 1792, qu’il a vécues de près à Paris, le fait frémir. Son caractère d’homme cultivé, formé par les voyages, policé et prudent, s’affole à l’idée des excès, qu’il craint pour bien les connaître, du peuple quand il se déchaîne : la calomnie jette le doute sur la réputation la plus solide, la cruauté revêt le masque de la vertu, la vengeance se substitue à la balance de la Justice, et la célébrité, quand elle est contestée, a souvent des conséquences funestes. Si tout cela a été possible dans une France façonnée par les idées des Lumières et par la Raison, Moratín s’effraye de ce que peut produire une explosion populaire en Espagne où la population analphabète et primitive obéit plus au cœur qu’à la tête. Déjà, dans la nuit du 19 mars, quand le soulèvement d’Aranjuez a fait tomber son protecteur Godoy, Moratín a eu l’occasion d’entendre, sous sa fenêtre, son nom crié par les mutins, et il a tremblé à la pensée d’être arraché de chez lui et traîné par les rues. Pour avoir vu comment la populace déchaînée exerce la souveraineté quand elle s’en empare, il est terrorisé. Et ce matin, le cauchemar semble être sur le point de se reproduire, tandis qu’il reste immobile derrière les rideaux, le front glacé et le cœur frémissant d’inquiétude. Dans l’attente.
Moratín, l’auteur de théâtre, n’est pas le seul qui se méfie du peuple et de ses passions. À la même heure, dans la salle des conseils de la Junte de Gouvernement qui donne sur l’esplanade du Palais, les hommes éminents chargés du bien-être de la nation espagnole en l’absence du roi Ferdinand VII, retenu à Bayonne par l’empereur Napoléon, continuent à discuter, abattus et désorientés, les traces d’une nuit blanche lisibles sur leurs visages aux yeux cernés, leurs habits froissés, leurs barbes qui réclament le rasoir. Seul l’infant don Antonio, président de la Junte, frère de l’ancien roi Charles IV et oncle du jeune Ferdinand VII, a usé du privilège que lui confère son sang royal pour aller dormir un peu, après la dernière entrevue avec l’ambassadeur de France, M. Laforest, et n’a pas réapparu. Les autres restent là, en tenant le coup comme ils peuvent, affalés sur les sofas et dans les fauteuils sous les lustres imposants, ou coudes posés sur la grande table couverte de tasses à café sales et de cendriers débordant de gros mégots de cigares, les poings sur les tempes.
— L’affaire d’hier a dépassé les bornes, messieurs, résume le comte de Casa Valencia, secrétaire de la Junte. Siffler Murat était déjà une insolence ; mais l’appeler ouvertement « tête de lard » et lui lancer ensuite des pierres jusqu’à ce que son cheval se cabre au milieu des huées générales, ça, il ne nous le pardonnera jamais… Et comme si ce n’était pas suffisant, la foule a acclamé ensuite l’infant don Antonio qui passait en voiture au même endroit… Le bas peuple va finir par tous nous passer la corde au cou.
— Détestable métaphore, fait remarquer Francisco Gil de Lemus, ministre de la Marine, entre deux bâillements. Je veux dire : celle de la corde au cou.
— Eh bien, appelez ça comme vous voudrez.
Outre Casa Valencia et Gil de Lemus, qui représente le peu de Flotte espagnole qui reste après Trafalgar, se trouvent entre autres dans la salle don Antonio Arias Mon, ancien gouverneur du Conseil ; Miguel José de Azanza, ministre des Finances inexistantes de l’Espagne ; Sébastian Piñuela, pour une Justice dont les Français se moquent et en laquelle les Espagnols ne croient pas ; le général Gonzalo O’Farril, falot représentant d’une armée en proie à la confusion, impuissante et irritée par l’invasion étrangère. Durant la nuit entière, avec les dignitaires des Conseils et des tribunaux suprêmes, tous ont discuté jusqu’à s’abîmer la voix, car ils ont sur la table l’ultimatum de Murat que l’incident de la veille a mis hors de lui : s’il n’obtient pas la collaboration de la Junte, dit-il, il en prendra lui-même le commandement, car il a les forces suffisantes pour traiter l’Espagne en pays conquis.
— Ce n’est pas toujours le nombre qui l’emporte, suggérait, au petit matin, le procureur Manuel Torres Cónsul. Souvenez-vous qu’Alexandre mit trois cent mille Perses en déroute avec vingt mille Macédoniens. Vous connaissez l’adage : Audaces fortuna juvat, et tout le reste.
À ce sursaut patriotique de Torres Cónsul, d’une énergie insolite à une telle heure, plusieurs conseillers qui somnolaient sur leurs sièges ont relevé la tête. Surtout ceux qui comprennent le latin.
— Oui, bien entendu, a répondu le gouverneur du Conseil, Arias Mon, résumant le sentiment général. Et lequel d’entre nous est Alexandre ?
Tous se sont tournés vers le ministre de la Guerre, qui, indifférent à tout, comme s’il n’entendait pas la conversation, allumait un cigare de Cuba.
— Qu’en pensez-vous, O’Farril ?
— Je pense que ce cigare tire affreusement mal.
Voilà où ils en sont, maintenant que le jour est levé. Apeurés, indécis – depuis longtemps, ils signent leurs timides arrêtés et décrets « au nom du roi », sans spécifier s’il s’agit de Charles IV ou de Ferdinand VII –, les membres de la Junte sont paralysés par l’absence d’informations. Les courriers de Bayonne ne sont pas arrivés, et les ministres et conseillers n’ont pas d’instructions du jeune monarque, dont ils ignorent s’il reste là-bas de son plein gré ou retenu prisonnier par l’Empereur. Mais un point est clair : l’ombre du changement de dynastie plane sur l’Espagne. Le peuple offensé rugit, et les troupes de l’Empire se renforcent et redoublent d’arrogance. Après s’être emparé de la famille royale et de Godoy, Murat prétend agir de même – et, en cet instant précis, la chose est en cours d’exécution – avec la reine veuve d’Étrurie et l’infant don Francisco de Paula, âgé seulement de quatorze ans. La reine d’Étrurie est une amie de la France, et elle part de bon cœur ; mais pour le petit infant, c’est une autre affaire. Quoi qu’il en soit, après avoir résisté avec une certaine décence à ce dernier diktat, la Junte a dû s’incliner devant Murat en acceptant l’inévitable. Avec les troupes espagnoles éloignées de la capitale, la maigre garnison enfermée dans ses casernes et sans moyens, la seule force qui peut faire barrage à de tels desseins est un soulèvement populaire. Mais, de l’avis de ceux qui sont réunis ici, cela justifierait la brutalité française en donnant au lieutenant de Napoléon un prétexte pour écraser Madrid par une facile victoire, en le mettant à sac et en le réduisant en esclavage.
— La seule solution est d’être patients, déclare finalement, prudent comme toujours, le général O’Farril. Nous ne pouvons rien faire d’autre que calmer les esprits, nous prémunir contre l’impatience du peuple et la contenir, au besoin avec nos propres forces.
En entendant cela, le ministre de la Marine, Gil de Lemus, se redresse dans son fauteuil.
— De quoi parlez-vous ?
— De nos troupes, monsieur. Je ne sais si je suis assez clair.
— Vous ne l’êtes que trop, je le crains.
Plusieurs conseillers se regardent d’un air entendu. Gonzalo O’Farril s’entend à merveille avec les Français – ce n’est pas un hasard s’il est ministre de la Guerre au moment où celle-ci menace –, un point que l’Histoire confirmera, au vu de son comportement dans la journée qui commence et de son ralliement ultérieur au roi Joseph Bonaparte. Peu nombreux, parmi les membres de la Junte, sont ceux qui partagent ses idées. Mais compte tenu de la situation, presque tous s’abstiennent de commentaires. Seul Gil de Lemus s’obstine et revient à la charge.
— Il ne nous manquait plus que ça, messieurs : faire la sale besogne pour les Français.
— Si ce sont eux qui la font, elle sera encore plus sale, rétorque O’Farril. Et sanglante.
— Et avec quelles forces comptez-vous contenir le peuple de Madrid ?… Ce sera encore une chance si les soldats ne s’unissent pas à la populace.
Le ministre de la Guerre lève un doigt doctoral, qu’il glisse dans un anneau de fumée havanaise.
— Soyez rassurés, je réponds de tout. Je vous rappelle que les troupes sont consignées dans leurs casernes avec des ordres stricts. Et sans munitions, comme vous le savez.
— Dans ce cas, comment comptez-vous faire pour qu’elles contiennent le peuple ? s’informe, narquois, Gil de Lemus. En lui donnant des gifles ?
Un silence gêné succède aux paroles du ministre de la Marine. Malgré les arrêtés publiés par la Junte et par le duc de Berg fixant l’heure de fermeture des tavernes, malgré les rondes de surveillance et la mise en cause de la responsabilité des patrons et des pères de famille dont les employés, les enfants et les domestiques molesteraient les Français, les incidents n’ont pas manqué au cours des six semaines qui se sont écoulées depuis le jour de l’arrivée de Murat à Madrid : dès le lendemain, le 24 mars, trois soldats français blessés étaient admis l’Hôpital général, mis à mal par des habitants à cause de leur arrogance et de leurs abus, lesquels ont vite dégénéré en vols, exactions diverses, viols, profanations d’églises, sans oublier le fameux assassinat du commerçant Manuel Vidal dans la rue du Candil par le général prince de Salm-Isembourg et deux de ses aides de camp. En réponse, la lutte sourde des navajas contre les baïonnettes s’avère impossible à arrêter : tavernes, quartiers populaires et maisons de prostitution fréquentés par les soldats français, avec leur dangereux mélange de femmes, de ruffians, d’eau-de-vie et de coups de couteaux, sont devenus des foyers d’affrontements ; mais des endroits respectables de la capitale, eux aussi, se réveillent avec des Français égorgés pour avoir outragé la fille, la sœur, la nièce ou la petite-fille d’un habitant. Sans oublier les présumés déserteurs, déclarés comme tels par l’état-major impérial, en réalité disparus au fond d’un puits ou discrètement enterrés dans une cour ou une cave. Le registre de l’Hôpital général, pour ne pas compter les autres établissements de la ville, suffit à donner un état de la situation : le 25 mars, on y relève le cas d’un mamelouk de la Garde impériale, blessé, d’un artilleur de la Garde, mort, et d’un soldat du bataillon de Westphalie, décédé peu après son admission. Les jours suivants, deux Français agressés et trois morts, l’un d’eux par balle. Et entre le 29 mars et le 4 avril, y est consignée la mort de trois soldats de la Garde, d’un soldat du bataillon d’Irlande, de deux grenadiers et d’un artilleur. Depuis, le nombre des militaires impériaux amenés blessés ou morts à l’Hôpital général se monte à quarante-cinq, et, pour tout Madrid, à cent soixante-quatorze. Les victimes espagnoles ne manquent pas non plus. La commission militaire franco-espagnole chargée de contrôler ces incidents comprend, outre le général Sexti, le général de division Emmanuel Grouchy ; mais Sexti a tendance à s’effacer devant son collègue français, avec ce résultat que presque tous les conflits provoqués par des Français demeurent impunis. En revanche, dans des affaires comme celle du curé de Carabanchel, don Andrés López, qui, il y a quatre jours, a tué d’une balle un capitaine français nommé Michel Moté, non seulement la Justice est rigoureuse, mais les soldats impériaux l’exercent eux-mêmes, en pillant, comme en cette occasion, la demeure du prêtre homicide et en maltraitant les domestiques et les voisins.
Quoi qu’il en soit, convaincue de son impuissance, la Junte militaire qui, nominalement, gouverne encore l’Espagne en ce matin du lundi 2 mai a pris, passant outre l’avis de ses membres les plus pusillanimes, une décision qui manifeste un certain courage et sauve pour l’Histoire quelques bribes de son honneur. En même temps qu’elle cède devant l’ultimatum du grand-duc de Berg, exigeant le transfert à Bayonne des derniers membres de la famille royale espagnole, et qu’elle donne l’ordre aux troupes de demeurer dans leurs casernes sans leur permettre de « se joindre à la population », elle institue, sur proposition du ministre de la Marine, une nouvelle Junte en dehors de Madrid, en prévision du cas ou l’actuelle « se trouverait privée de liberté dans l’exercice de ses fonctions ». Et cette Junte, composée exclusivement de militaires, reçoit tous pouvoirs pour s’établir librement là où cela lui sera possible, en précisant toutefois que le lieu de réunion recommandé est une ville espagnole encore libre de troupes françaises : Saragosse.
Sur le chemin qui le mène à la Puerta del Sol, don Ignacio Pérez Hernández, prêtre de la paroisse de Fuencarral, croise, en descendant la rue Montera, une estafette impériale. Le Français, un chasseur à cheval, semble pressé et s’éloigne au galop vers le haut de la rue sans se soucier des vendeurs en train d’installer leurs étals sur le carreau de San Luis, qu’il manque de renverser. Cris et insultes fusent à son passage, mais don Ignacio ne desserre pas les dents, ce qui n’empêche pas de laisser vrillés ses yeux noirs et vifs – il a vingt-sept ans – sur le cavalier comme s’il souhaitait que la colère de Dieu le foudroie sur place avec sa monture et les ordres qu’il porte dans sa sabretache. Le prêtre crispe ses poings dans les larges poches de sa soutane. Du droit, il froisse un libelle fraîchement imprimé qu’un ami, curé de San Ildefonso, chez qui il a passé la nuit lui a donné ce matin : Lettre d’un officier en retraite à un ancien camarade. Dans le gauche – don Ignacio est gaucher –, il serre le manche d’un couteau que, malgré son état sacerdotal, il porte sur lui depuis que, la veille, il est arrivé à Madrid en compagnie d’un groupe de paroissiens venu grossir le nombre des opposants aux Français et des partisans de Ferdinand VII. Le couteau est celui dont tout Espagnol des classes populaires se sert pour trancher le pain, manger ou hacher le tabac. Telle est du moins l’excuse que le prêtre, dans un débat intérieur qui, par moments, l’angoisse un peu, donne à sa conscience. Mais il faut bien dire que, jusqu’à ce jour, il ne s’était jamais promené avec un couteau dans sa poche.
Don Ignacio n’est pas un fanatique : jusqu’à hier, comme la plupart des ecclésiastiques espagnols, il a gardé un silence prudent, suivant en cela les instructions de son curé, lequel les tenait lui-même de son évêque, sur la conduite à tenir à propos des troubles affaires de la famille royale et de la présence française en Espagne. Même au moment de la chute de Godoy et des événements de l’Escurial, le jeune prêtre n’a pas ouvert la bouche. Mais un mois d’humiliations subies de la part des troupes impériales cantonnées à Fuencarral a eu raison de sa patience chrétienne. La dernière goutte de fiel, celle qui a fait déborder la coupe, a été l’agression devant son église d’un pauvre gardien de chèvres par des soldats français qui lui ont volé ses bêtes : et quand don Ignacio est accouru pour les en empêcher, il s’est retrouvé face à une baïonnette. Pour couronner leur exploit, les Français se sont amusés à uriner sur les marches du sanctuaire en riant aux éclats. Aussi, quand, la veille, le bruit a circulé qu’un grand hourvari se préparait à Madrid, le sang de don Ignacio n’a fait qu’un tour. Après la messe de huit heures, sans rien en dire à son curé, il est venu en ville, entraînant avec lui une douzaine de paroissiens décidés à en découdre. Et après avoir passé toute la journée ensemble à huer Murat, à applaudir l’infant don Antonio et à crier « Vive le roi ! » jusqu’à s’en abîmer les cordes vocales, chacun a dormi où il pouvait, avant de se retrouver au petit matin pour savoir si les messagers de Bayonne étaient enfin arrivés.
Couteau à part, le contenu de l’autre poche de la soutane n’est pas non plus de nature à mettre de bonne humeur le jeune prêtre qui ne cesse de se répéter, de mémoire, un de ses passages les plus infâmes : « La nation a tout avantage à changer la vieille dynastie des Bourbons dégénérés pour celle des Napoléon, autrement énergiques. » L’ire de don Ignacio serait plus grande encore, s’il savait – comme on l’apprendra plus tard – que l’auteur de cet écrit n’est nullement un officier en retraite, mais l’abbé José Marchena, personnage équivoque et célèbre dans les milieux cultivés espagnols : un prêtre défroqué qui a renié sa religion et sa patrie, à la solde de la France. Ex-jacobin, familier de Marat, Robespierre et Mme de Staël, redouté des afrancesados eux-mêmes, Marchena met son talent opportuniste, sa plume acerbe et sa bile abondante au service de la propagande impériale. Dans l’effervescence de ces journées madrilènes, face à des classes supérieures méfiantes ou hésitantes et à un peuple indigné jusqu’à l’exaspération, une cascade d’écrits, pamphlets, libelles, feuilles volantes et journaux, lus dans les cafés, les gargotes, les buvettes et les marchés à l’intention d’un public inculte et souvent analphabète, constitue aussi une arme efficace, tant dans les mains de Napoléon et du duc de Berg – qui a installé sa propre imprimerie dans le palais Grimaldi – que dans celles de la Junte de Gouvernement, des partisans de Ferdinand VII et, depuis Bayonne, de celui-ci en personne.
— Voilà don Ignacio.
— Bonjour, mes fils.
— Vive le roi Ferdinand !
— Oui, mes enfants, oui. Vive le roi et que Dieu le bénisse. Mais restons calmes, attendons les événements.
La petite troupe des natifs de Fuencarral – capes molletonnées, bâtons noueux dans des mains jeunes et rugueuses, bonnets froissés et chapeaux à bord tombant – attend son curé près de la fontaine de la Mariblanca. D’ici peu l’aiguille de l’horloge du Buen Suceso marquera huit heures, et un millier de personnes se pressent à la Puerta del Sol. L’atmosphère est lourde, mais les attitudes sont pacifiques. Les bruits les plus fantaisistes circulent : on affirme que Ferdinand VII est sur le point d’arriver à Madrid et même que, pour duper les Français, il va épouser une sœur de Bonaparte. Il y a des femmes qui vont et viennent pour exciter les attroupements, des étrangers à la ville et des gens des divers quartiers, mais c’est le petit peuple qui prédomine : ouvriers du Barquillo, du Rastro et de Lavapiés, employés, artisans, apprentis, petits fonctionnaires, portefaix, domestiques et mendiants. On voit peu de messieurs bien habillés, et aucune dame n’a osé se compromettre : la bonne société n’aime pas le désordre et préfère rester chez elle. Il y a aussi quelques étudiants et des enfants, presque tous des gamins des rues. Beaucoup d’habitants de la place et des rues voisines se tiennent aux portes, aux balcons et aux fenêtres. Nul militaire en vue, pas plus français qu’espagnol, à part les sentinelles à la porte de l’hôtel des Postes et un officier au balcon grillagé de l’édifice. Rumeurs sans fondements et affabulations courent de groupe en groupe.
— Est-ce qu’on a des nouvelles de Bayonne ?
— Toujours rien. Mais on dit que le roi Ferdinand s’est enfui en Angleterre.
— Pas du tout. Il est parti pour Saragosse.
— Ne dites pas de bêtises.
— Des bêtises ?… Je le sais de bonne source. Mon beau-frère est concierge aux Conseils.
Au loin, dans la foule, don Ignacio parvient à distinguer un autre prêtre portant soutane et tonsure. Tous deux, conclut-il, doivent être les seuls ecclésiastiques présents en ce moment à la Puerta del Sol. Cela le fait sourire : deux, c’est déjà trop, si l’on se réfère à l’ambiguïté très calculée de l’Église espagnole dans cette crise de la patrie. Si les nobles et les gens cultivés, qu’ils soient opposés aux Français ou partisans de leur présence, se rejoignent tous pour mépriser la colère et l’ignorance du peuple, l’Église, elle aussi, s’efforce, depuis la guerre avec la Convention, de continuer à nager entre deux eaux, combinant la méfiance des idées révolutionnaires avec sa traditionnelle habileté – ces journées en sont la preuve – pour rester du côté du pouvoir constitué quel qu’il soit. Ces dernières semaines, les évêques ont multiplié les exhortations au calme et à l’obéissance, redoutant une anarchie qui leur fait plus peur que l’occupation française. À l’exception de quelques patriotes irréductibles et de quelques fanatiques qui voient le diable sous chaque aigle impériale, l’épiscopat espagnol et la quasi-totalité du clergé sont disposés à asperger n’importe qui d’eau bénite pourvu qu’il respecte les biens ecclésiastiques, favorise le culte et garantisse l’ordre public. Croyant sentir d’où souffle le vent, certains évêques se mettent déjà ouvertement au service des nouveaux maîtres français, en justifiant leur position par des pirouettes théologiques. Et il faudra attendre que se confirme l’insurrection générale dans toute l’Espagne comme un ouragan de sang, de règlements de comptes et de brutalités, pour que la majorité des évêques déclarent être du côté de la rébellion, que les curés prêchent en chaire la lutte contre les Français et que le poète Bernardo López García puisse écrire, en simplifiant pour la postérité :
La Guerre ! a clamé le curé
Devant l’autel dans son ire.
La Guerre ! a chanté la lyre,
Et rien ne pourra la dompter.
Mais de tout cela – futurs poèmes et mythes patriotiques mis à part –, le jeune prêtre don Ignacio ne peut encore rien soupçonner. Et moins encore aux premières heures de cette journée. Il sait seulement qu’il a dans une poche le libelle froissé – œuvre d’un traître ou d’un gabacho, qu’importe –, dont le contact fait bouillir son sang, et dans l’autre le couteau, même s’il tente de chasser le mot « violence » de son esprit chaque fois qu’il le palpe. Et il éprouve une singulière chaleur qui confine au péché d’orgueil : il faudra régler ça à confesse, se dit-il, quand tout sera fini. Une sensation agréable, aiguë, totalement neuve, qui le fait se redresser fièrement, au milieu de ses paroissiens, quand il entend autour de lui les gens murmurer : « Regardez, vous vous rendez compte, ils ont un prêtre pour les mener ! » En tout cas, conclut-il, si les choses tournent mal aujourd’hui, personne ne pourra dire que tous les ecclésiastiques de Madrid sont restés à l’abri derrière leurs autels et dans leurs cloîtres.
Les oiseaux en émoi tournent autour des tours et des clochers de la ville. Huit heures sonnent, et les cloches des églises répondent aux tambours des gardes qui donnent le signal de la relève dans les casernes. Au même moment, dans sa maison du numéro 12 de la rue de la Ternera, le capitaine d’artillerie Luis Daoiz y Torres finit d’endosser son uniforme et s’apprête à rejoindre son poste à l’état-major de l’Artillerie, situé dans la rue San Bernardo. Officier doté d’un caractère placide, d’un grand prestige professionnel et d’une compétence hors du commun, parlant français, anglais et italien, intelligent et cultivé, Daoiz est en poste à Madrid depuis quatre mois. Né à Séville il y a quarante et un ans, récemment fiancé à une demoiselle andalouse de bonne famille, le capitaine est un homme d’aspect soigné et agréable, bien que de petite taille, car il mesure moins de cinq pieds. Son visage est légèrement basané, il porte des favoris à la mode, et il vient tout juste de se mettre aux oreilles, pour sortir dans la rue, les deux petits anneaux d’or que, par coquetterie militaire, il porte depuis le temps où il a servi comme artilleur sur les navires de la Flotte. Les appréciations élogieuses figurant sur ses états de service sont le fidèle reflet de vingt et un ans d’histoire militaire de sa patrie et de son époque : défense de Ceuta et Oran, campagne du Roussillon contre la République française, défense de Cadix contre l’amiral Nelson, et deux voyages aux Amériques sur le vaisseau San Ildefonso.
En prenant son sabre, le souvenir de l’altercation de la veille à l’auberge de Genieys lui revient à l’esprit comme un sombre nuage : trois officiers français arrogants et obtus, vociférant des grossièretés sur l’Espagne et les Espagnols sans se rendre compte que les militaires de la table voisine comprenaient leur langue. De toute manière, il ne veut plus y penser. Il déteste perdre son sang-froid, lui qui a la réputation d’avoir la tête sur les épaules ; mais c’est bien ce qui a failli se passer hier. Il est difficile de ne pas se laisser gagner par le climat général. Tout le monde a les nerfs à vif, la rue est inquiète, et la présente journée ne s’annonce pas plus facile que les précédentes. Aussi vaut-il mieux garder sa lucidité, le bon sens à sa place et le sabre au fourreau.
Tandis qu’il descend les deux étages, Daoiz pense à son camarade Pedro Velarde. Il y a quelques jours, lors de la dernière réunion qu’ils ont tenue avec le lieutenant-colonel Francisco Novella et d’autres officiers chez Manuel Almira, officier d’intendance de l’artillerie, Velarde continuait contre toute logique à se montrer partisan de prendre les armes contre les Français.
— Ils sont déjà maîtres de toutes les places fortes en Catalogne et dans le Nord, argumentait-il, exaspéré. Ils accaparent les approvisionnements et les munitions, les casernes, les transports, les chevaux et les fournitures… Ils nous imposent une humiliation continuelle, intolérable. Ils nous traitent comme des bêtes et nous méprisent comme des sauvages.
— Ils changeront peut-être de manières avec le temps, a objecté Novella sans guère de conviction.
— Ces gens-là, changer ? Je les connais bien. J’ai trop fréquenté, à Buitrago, Murat et les bellâtres de son état-major… Rien que de la canaille !
— Il faut pourtant bien reconnaître leur supériorité.
— C’est un mythe. La Révolution leur a fait perdre la théorie, et seules leurs campagnes continuelles ont accru leur pratique. Ils n’ont pas d’autre supériorité que leur arrogance.
— Tu exagères, Pedro, l’a contredit Daoiz. Ils ont la meilleure armée du monde. Admets-le.
— La meilleure armée du monde, c’est un Espagnol en colère et avec un fusil.
Une discussion de plus, après tant d’autres inutiles et interminables. Cela n’a servi à rien de rappeler à cet exalté de Velarde que la conspiration préparée par les artilleurs – dix-neuf mille fusils pour commencer, et l’Espagne en armes – avait échoué, que tout le monde les laissait seuls, et que Velarde lui-même avait coulé leur projet en en exposant les détails au général O’Farril. D’ailleurs, même les intentions du roi Ferdinand ne sont pas claires. Pour les uns, ce jeune homme n’est qu’ambiguïté et indécision ; pour d’autres, il hésite entre un soulèvement en son nom et une agitation modérée dans une attente prudente.
— L’attente de quoi ? insistait Velarde impatient, en criant presque. Il ne s’agit plus de se soulever pour le roi ou pour n’importe quoi de pareil. Il s’agit de nous ! De notre dignité et de notre honneur !
Les arguments employés par Daoiz et par d’autres ont été inutiles. Velarde ne voulait pas en démordre.
— Nous devons nous battre ! répétait-il. Nous battre, nous battre, et nous battre !
Il était comme fou. Et, sans cesser son incantation, il a fini par se lever et a disparu dans l’escalier pour rentrer chez lui ou Dieu sait où, tandis que les autres échangeaient des regards mélancoliques et haussaient les épaules avant de se séparer, chacun retournant à ses affaires.
— Il n’y a rien à faire, a dit en partant le brave Almira en hochant tristement la tête.
Daoiz, le cœur brisé, a été d’accord. Et il l’est toujours ce matin. Pourtant, le plan n’était pas mauvais. On avait passé en revue les tentatives précédentes, comme celle de José Palafox entre Bayonne et Saragosse, et l’idée de former dans les montagnes de Santander une armée de résistance composée de troupes légères ; mais Palafox avait été découvert, et il avait dû se cacher – il prépare maintenant un soulèvement en Aragón –, et l’autre projet avait abouti dans les mains du ministre de la Guerre pour être classé sans autre forme de procès.
« Ayez la bonté de ne pas me compliquer la vie. » Tel avait été le commentaire avec lequel le général O’Farril, fidèle à son style, avait enterré l’affaire.
Pourtant, malgré les difficultés et l’absence d’intérêt de la Junte de Gouvernement, une troisième conspiration, celle des artilleurs, a été discutée jusqu’à ces derniers jours. Le plan, élaboré au cours de réunions secrètes dans la chocolaterie de la voûte de San Ginés, à la Fontaine d’Or et chez Almira, 31 rue Preciados, ne visait pas à remporter une victoire militaire, impossible contre les Français, mais à être l’étincelle qui déclencherait une vaste insurrection nationale. Cela faisait un certain temps que, grâce au colonel Navarro Falcón qui, tout en feignant de ne pas être au courant, protégeait les conspirateurs, on travaillait en secret dans le parc d’artillerie de Monteleón à la fabrication de cartouches pour les fusils, de boulets et de mitraille pour les canons, en réhabilitant des pièces d’artillerie et en dissimulant la dernière livraison de fusils expédiée de Plasencia pour éviter que les Français ne mettent la main dessus, comme les fois précédentes ; ces derniers jours, cependant, le quartier général de Murat a été alerté et le ministère de la Guerre a donné des ordres pour que ces activités soient suspendues ; les artilleurs ont donc dû transférer l’atelier de fabrication des cartouches dans une maison privée. Ils ont également établi des liaisons avec toutes les régions militaires d’Espagne et ont fixé, convaincus par Pedro Velarde, les lieux de concentration des troupes et des futures milices, les commandements respectifs, les dépôts de matériel et les points où intercepter les courriers français et couper leurs communications. Mais tout cela exigeait des moyens qui dépassaient ceux de leur seul corps ; c’est pourquoi Velarde, toujours impétueux, a décidé de son propre chef et à ses risques et périls de demander l’aide de la Junte de Gouvernement. Et donc, sans consulter personne, il est allé voir le général O’Farril et lui a révélé le plan.
Tandis qu’il traverse la place Santo Domingo en direction de la rue San Bernardo, Luis Daoiz revit l’effroi qu’il a ressenti en entendant son camarade lui raconter les détails de sa conversation avec le ministre de la Guerre. Velarde était excité, naïf et plein d’optimisme, convaincu de l’adhésion du ministre. Mais, en écoutant son récit, Daoiz qui en sait long sur la nature humaine a compris que la conspiration était condamnée. C’est pourquoi, s’épargnant des reproches qui n’auraient servi à rien, il s’est borné à observer un silence attristé, puis à hocher la tête à la fin.
— C’est fichu, a-t-il dit.
Velarde avait pâli.
— Comment, fichu ?
— Oui, fichu. Oublie tout ça… Nous avons perdu.
— Tu es fou ? – Son ami, impulsif comme toujours, le tirait par la manche de sa tunique. – O’Farril a promis de nous aider !
— Lui ?… Nous aurons de la chance s’il ne nous met pas tous aux arrêts de forteresse.
Daoiz n’avait que trop raison, et les conséquences de cette indiscrétion n’avaient pas tardé à venir : changements d’affectation pour les artilleurs, mouvements tactiques des troupes impériales, et un détachement de Français à l’intérieur du parc d’artillerie. Le souvenir de la visite du roi Ferdinand à Monteleón début avril, quatre jours avant de partir pour Bayonne sans autre escorte qu’un aide de camp à cheval, et celui des acclamations des artilleurs qui l’avaient suivi pendant qu’il parcourait l’intérieur, accroît maintenant la tristesse du capitaine. « Vous êtes à moi. Je peux me fier à vous, parce que vous défendrez ma couronne », avait dit à la fin le jeune roi d’une voix forte, en les félicitant, lui et ses camarades. Mais en ce premier lundi de mai, ligotés par les ordres, la méfiance ou la prudence de leurs supérieurs, les artilleurs ne sont ni au roi ni à personne. Ils ne peuvent même pas se faire confiance entre eux. Le conjuré le plus élevé en grade est Francisco Novella qui n’est que lieutenant-colonel et qui, de plus, est en mauvaise santé ; les autres sont quelques capitaines et lieutenants. Les efforts personnels de Daoiz pour rallier le corps des Hallebardiers, les Volontaires de l’État de la caserne de Mejorada et les Carabiniers royaux de la place de la Cebada n’ont pas non plus donné de résultats ; à part les Gardes du Corps et un nombre restreint d’officiers de rang inférieur, personne, en dehors du petit groupe d’amis, n’ose se rebeller contre l’autorité. C’est pourquoi, par prudence, et malgré les réticences de Pedro Velarde, de Juan Cónsul et de quelques autres, les conspirateurs ont reporté leur projet à des jours meilleurs. Ceux qui les suivraient sont trop peu nombreux, surtout après les dernières dispositions qui confinent les militaires dans leurs quartiers et les privent de munitions. Ça ne sert à rien – comme l’a exposé Daoiz à la dernière réunion, avant que Velarde parte en claquant la porte – de se faire mitrailler comme des culs-terreux, pendant que toute l’armée restera les bras croisés à les regarder, sans espoir et sans gloire, ou de finir dans le cachot d’une prison militaire.
Tels sont, en résumé, les souvenirs les plus récents et les pensées amères que le capitaine Luis Daoiz rumine ce matin, en suivant comme tous les jours le trajet qui le mène à l’état-major de l’Artillerie ; ignorant qu’avant la fin du jour une accumulation de hasards et de coïncidences – dont même lui ne sera pas conscient – va inscrire son nom pour toujours dans l’histoire de son siècle et de sa patrie. Et, tandis que cet obscur officier marche sur le trottoir de gauche de la rue San Bernardo en observant avec inquiétude les attroupements qui se forment çà et là et s’ébranlent en direction de la Puerta del Sol, il se demande, préoccupé, ce que peut bien faire en ce moment Pedro Velarde.
Comme chaque matin avant de prendre son service à l’état-major de l’Artillerie, le capitaine Pedro Velarde y Santillán, natif de Santander et âgé de vingt-huit ans – dont la moitié passée sous l’uniforme, car il est entré dans l’armée comme cadet à quatorze ans –, fait un tour et, au lieu d’aller directement de chez lui, rue Jacometrezo, à la rue San Bernardo, emprunte l’allée de San Pedro, puis la rue de l’Escurial. Aujourd’hui, il a dans sa poche une lettre pour sa fiancée Concha, qu’il enverra plus tard, à l’hôtel des Postes. Cela n’empêche pas que, comme chaque matin également, en passant sous certain balcon d’un quatrième étage de la rue de l’Escurial, où une femme en deuil et encore belle arrose ses fleurs, Velarde soulève son chapeau pour la saluer tandis qu’elle reste immobile en le suivant des yeux jusqu’au moment où il disparaît au coin de la rue. Cette femme, dont le nom restera enregistré parmi bien d’autres dans la journée qui commence, est et sera toujours un mystère dans la biographie de Velarde. Elle se nomme María Beano, est mère de quatre enfants mineurs, un garçon et trois filles, et veuve d’un capitaine d’artillerie. « Ne donnant lieu à aucune critique », selon ce que déclareront plus tard ses voisins, elle vit de sa pension de veuve. Mais tous les matins, sans y manquer une seule fois, l’officier passe sous son balcon, et, tous les soirs, il lui rend visite.
Pedro Velarde porte la veste verte de l’état-major de l’Artillerie, au lieu de la traditionnelle tunique bleue. Il mesure cinq pieds deux pouces, il est svelte et séduisant. C’est un officier impatient, ambitieux, intelligent, qui possède une solide formation scientifique et jouit de l’estime de ses camarades ; il a réalisé des travaux techniques de qualité, des études sur la balistique et des missions diplomatiques importantes, même si, à part une intervention dans la guerre avec le Portugal où son rôle a plutôt été celui d’un témoin, il n’a guère été au feu, ce qui fait qu’à la rubrique « Comportement au combat » de ses états de service figurent les mots « sans expérience ». Mais il connaît bien les Français. Mandaté par le ministre Godoy aujourd’hui destitué, il a figuré dans la commission envoyée complimenter Murat lors de l’entrée des troupes impériales en Espagne. Cela lui a donné une connaissance exacte de la situation, renforcée par la fréquentation à Madrid, en raison de son poste de secrétaire de l’état-major de son arme, du duc de Berg et de son entourage, en particulier le général Lariboisière, commandant l’artillerie française, et ses aides de camp. C’est ainsi qu’en observant, de cette place privilégiée, les intentions des Français, Velarde, avec des sentiments identiques à ceux de son ami Luis Daoiz, a vu l’ancienne admiration quasi fraternelle que, d’artilleur à artilleur, il portait à Napoléon Bonaparte se muer en haine, celle d’un homme qui sait sa patrie livrée sans défense aux mains d’un tyran et de ses armées.
Au coin de la rue San Bernardo, Velarde s’arrête pour observer de loin les quatre soldats français qui déjeunent autour d’une table installée à la porte d’une taverne. À leur uniforme, il voit qu’ils appartiennent à la 3e division d’infanterie cantonnée entre Chamartín et Fuencarral avec des éléments du 9e régiment provisoire établis dans ce quartier. Les soldats sont très jeunes et ne portent pas d’autres armes que leurs baïonnettes dans leurs fourreaux de cuir : des garçons d’à peine dix-neuf ans que l’impitoyable conscription impériale, avide de sang neuf pour les guerres d’Europe, arrache à leurs foyers et à leurs familles ; mais, quand même, des envahisseurs. Madrid en est plein, logés dans des casernes, des auberges et des maisons particulières ; et leur attitude varie ; il y a ceux qui se comportent avec la timidité de voyageurs en terrain inconnu, faisant des efforts pour prononcer quelques mots dans la langue locale et sourire poliment aux femmes, et ceux qui se conduisent avec l’arrogance de ce qu’ils sont : des troupes dans un pays conquis sans avoir eu à tirer un seul coup de feu. Les hommes attablés ont dégrafé leurs vestes et l’un d’eux, habitué sans doute aux climats du Nord, est en manches de chemise pour profiter du doux soleil qui chauffe ce coin de rue. Ils rient fort, en plaisantant avec la fille qui les sert. Ils ont bien l’allure de conscrits, constate Velarde. Avec le gros de ses armées employées aux dures campagnes européennes, Napoléon ne croit pas nécessaire d’envoyer en Espagne, soumise d’avance et dont il n’attend pas qu’elle se rebiffe, davantage que quelques unités d’élite accompagnées d’hommes inexpérimentés et de recrues des classes 1807 et 1808, ces dernières comptant tout juste deux mois de service. À Madrid, néanmoins, se trouvent des forces d’une qualité suffisante pour garantir le travail de Murat. Sur les dix mille Français qui occupent la ville et les vingt mille cantonnés aux alentours, un quart est constitué de troupes aguerries commandées par d’excellents officiers, et chaque division compte au moins un bataillon sûr – ceux de Westphalie, d’Irlande et de Prusse – qui l’encadre et lui donne sa consistance. Sans compter les grenadiers, les marins et les cavaliers de la Garde impériale, et les deux mille dragons et cuirassiers qui campent au Buen Retiro, à la Casa del Campo et à Carabanchel.
— Cochons de gabachos, dit une voix près de Velarde.
Le capitaine se tourne vers l’homme qui est à côté de lui. C’est un cordonnier, tablier autour de la taille, qui finit de démonter les planches qui protègent la porte de son échoppe, dans l’entrée de l’immeuble qui fait le coin.
— Regardez-les, ajoute le cordonnier. Ils se croient chez eux.
Velarde l’observe. Il doit avoir dans les cinquante ans, chauve, la barbe rare, les yeux clairs et aqueux distillant le mépris. Il fixe les Français comme s’il souhaitait que la maison s’écroule sur leurs têtes.
— Qu’est-ce que vous avez contre eux ? lui demande-t-il.
L’expression de l’autre se transforme. S’il s’est approché de l’officier et lui a dévoilé ce qu’il pense, c’est sans doute parce que l’uniforme espagnol lui inspirait confiance. Maintenant, il semble vouloir reculer, tout en le surveillant d’un air soupçonneux.
— J’ai ce que j’ai raison d’avoir, lâche-t-il finalement entre ses dents, l’air sombre.
Velarde, malgré la mauvaise humeur qui le tient depuis des jours, ne peut s’empêcher de sourire.
— Et pourquoi n’allez-vous pas le leur dire ?
Le cordonnier l’étudie de bas en haut avec méfiance, en s’arrêtant sur les galons de capitaine et les insignes de l’artillerie sur le col de la veste d’état-major. De quel côté peut-il bien être, ce militaire de malheur ? semble-t-il se demander.
— Peut-être bien que je le ferai, murmure-t-il.
Velarde acquiesce distraitement et n’en dit pas plus. Il demeure encore quelques instants auprès du cordonnier en contemplant les soldats. Puis, sans un mot, il reprend sa route en remontant la rue.
— Bande de lâches, entend-il derrière son dos, et il devine que ça ne s’adresse pas aux Français.
Alors il fait volte-face. Le cordonnier est toujours au coin, les poings sur les hanches, et le regarde.
— Qu’est-ce que vous avez dit ?
L’autre détourne le regard et va se réfugier sous le porche, sans répondre, effrayé d’avoir parlé ainsi. Le capitaine ouvre la bouche pour l’insulter. Il a porté machinalement la main à la poignée de son sabre et lutte contre la tentation de punir l’insolence. Mais finalement le bon sens reprend le dessus, il serre les dents et reste immobile, sans rien dire, pris dans un labyrinthe de fureur, jusqu’à ce que le cordonnier baisse la tête et rentre dans son échoppe. Velarde lui tourne le dos et s’éloigne, défait, à longues enjambées.
Coiffé d’un chapeau à l’anglaise, vêtu d’une redingote à larges revers sur un gilet qui lui serre étroitement la taille, José Mor de Fuentes, homme de lettres distingué, ingénieur et ancien militaire, se promène dans la Calle Mayor, parapluie sous le bras. Il séjourne à Madrid avec des lettres de recommandation du duc de Frías pour obtenir la direction du canal d’Aragón, dans son pays. Comme beaucoup de badauds, il vient de passer à l’hôtel des Postes en quête de nouvelles de la famille royale reléguée à Bayonne ; mais personne ne sait rien. Et donc, après avoir pris un rafraîchissement dans un café du cours San Jerónimo, il décide d’aller voir du côté de l’esplanade du Palais. Les gens qu’il croise semblent agités, ils se dirigent par groupes vers la Puerta del Sol. Un orfèvre qui est en train d’ouvrir sa boutique lui demande s’il est vrai que l’on prévoit des troubles.
— Ça ne sera pas grand-chose, répond Mor de Fuentes très tranquille. Vous savez : le peuple aboie et ne mord guère.
Les orfèvres de la porte de Guadalajara ne semblent pas partager cet optimisme : beaucoup restent fermés et d’autres se tiennent sur le pas de leur porte en surveillant les allées et venues. Du côté de la Plaza Mayor et de San Miguel, des marchandes des quatre saisons et des femmes, panier au bras, bavardent avec excitation, tandis que des quartiers de Lavapiés et de La Paloma monte par vagues une populace vociférante qui réclame du foie de gabachos pour son petit déjeuner. Cela ne trouble pas Mor de Fuentes – il a parfois lui-même ses moments de fanfaronnade –, cela l’amuse plutôt. Dans un bref mémoire où il évoque sa vie, qu’il publiera des années plus tard, il mentionne, en évoquant la journée qui commence, un plan de défense de l’Espagne qu’il aurait proposé à la Junte, des conversations patriotiques avec le capitaine d’artillerie Pedro Velarde, et même une ou deux tentatives de prendre les armes contre les Français, dont, ce jour-là – et ce ne sont pas pourtant les occasions qui manqueront à Madrid –, il se tiendra néanmoins le plus éloigné possible.
— Où allez-vous donc de ce pas, Mor de Fuentes, au milieu de tout ce désordre ?
L’Aragonais soulève son chapeau. Au coin des Conseils, il vient de se trouver nez à nez avec la comtesse de Giraldeli, une dame du Palais qu’il connaît.
— Je vois bien le désordre. Mais je doute que ça aille plus loin.
— Ah oui ? Eh bien, sachez qu’au Palais les Français veulent enlever l’infant don Francisco.
— Que me dites-vous là ?
— La vérité, Mor.
Mme de Giraldeli passe son chemin, l’air affligé, en proie à l’inquiétude, et l’ingénieur hâte le pas pour gagner le porche du Palais. Une de ses connaissances, le capitaine des Gardes espagnoles, Manuel Jáuregui, y est de service aujourd’hui, et il souhaite en obtenir des informations. La journée qui vient, pense-t-il, s’annonce intéressante. Et peut-être vengeresse. Les cris proférés contre la France, les afrancesados et les amis de Godoy suscitent chez Mor de Fuentes un plaisir secret et très particulier. Son ambition artistique – il vient de publier la troisième édition de sa médiocre Serafina – et les cercles d’amitiés littéraires dans lesquels il se meut, avec Cienfuegos et les autres, le portent à détester de toute son âme Leandro Fernández de Moratín, protégé de l’ancien ministre Godoy, dit le Prince de la Paix. Mor de Fuentes n’est pas peu mortifié de voir le public des théâtres louer servilement, à la manière d’un troupeau de moutons ou de gorets, les répliques, les bons mots ou supposés tels, la niaiserie, la tartufferie et les goûts de celui que l’on qualifie de Génie des Génies, et autres incongruités, s’ajoutant à ce que tous les autres – Mor de Fuentes compris – considèrent comme de la médiocrité étrangère au talent, à la prose et au vers castillans. Voilà pourquoi l’Aragonais se réjouit des cris qui, mêlés à ceux qui s’élèvent contre les Français, s’en prennent à Godoy et à sa cour, Moratín inclus. À la faveur de ce tumulte, il ne lui déplairait pas que le nouveau Molière, l’enfant chéri des muses, reçoive aujourd’hui une bonne correction.
Lorsque Blas Molina Soriano, serrurier de son métier, arrive sur l’esplanade du Palais, il ne reste qu’une berline sur les trois qui attendaient devant la porte du Prince. Les autres s’éloignent dans la rue Tesoro. À côté de celle qui demeure immobile et vide, il n’y a presque personne, à part le cocher et le postillon : trois femmes, portant un fichu sur les épaules et un cabas pour les commissions, et cinq voisins. Sur la grande place, quelques curieux observent la scène de loin. Pour savoir qui sont les voyageurs des berlines, Molina serre les plis de sa cape de serge grossière et court derrière celles-ci, mais il ne parvient pas à les rejoindre.
— Qui était dans ces voitures ? demande-t-il, une fois revenu.
— La reine d’Étrurie, répond une des femmes, grande et avenante.
Encore essoufflé, le serrurier en reste bouche bée.
— Vous en êtes sûre ?
— Oh, que oui ! Je l’ai vue sortir avec ses enfants, accompagnée d’un ministre, ou d’un général… Quelqu’un qui portait un chapeau avec beaucoup de plumes et lui donnait le bras. Elle est montée aussitôt et a filé en un clin d’œil… Pas vrai, madame ?
Une autre femme confirme :
— Elle se cachait derrière une mantille. Mais je veux bien être damnée si ce n’était pas María Luisa.
— Est-ce que quelqu’un d’autre est sorti ?
— Pas que je sache. On dit que l’infant don Francisco de Paula, le petit garçon, part aussi. Mais nous n’avons vu que la sœur.
Sombre, plein de funestes pressentiments, Molina interpelle le cocher :
— C’est pour qui, cette voiture ?
L’autre, assis sur son siège, hausse les épaules sans répondre. Soupçonneux, Molina inspecte les alentours. Sauf les sentinelles – ce sont aujourd’hui des Gardes espagnoles à la porte du Prince et des Gardes wallonnes à celle du Trésor –, il ne voit aucun piquet. C’est inimaginable, se dit-il, que l’on puisse organiser un déplacement de cette importance sans prendre de précautions. À moins, peut-être, que ce ne soit dans l’idée de ne pas attirer l’attention.
— Est-ce qu’il est venu des gabachos ? demande-t-il à l’un des curieux.
— Je n’ai vu personne. Rien qu’une sentinelle, là-bas, à San Nicolás.
Songeur, Molina se gratte le menton qu’il n’a pas eu le temps de raser ce matin. San Nicolás, à côté de l’église du même nom, est le casernement de Français le plus proche, et il est rare que ceux-ci soient aussi tranquilles. Ou semblent l’être. Il passe par la Puerta del Sol et, là non plus, il ne voit pas trace de Français, bien que l’endroit fourmille de gens fort échauffés. Personne, pourtant, devant le Palais. Les berlines qui sont parties et cette autre, vide, qui attend n’augurent rien de bon. Il entend comme un clairon sonner l’alarme dans sa tête.
— Ils sont en train, conclut-il, de nous posséder jusqu’au trognon.
Ces mots font se retourner José Mor de Fuentes. L’écrivain aragonais se trouve là après avoir marché depuis la place du Palais. On ne l’a pas laissé voir son ami le capitaine Jáuregui. Blas Molina le connaît de vue, car, voilà quinze jours, il a réparé la serrure de sa maison.
— Et pendant ce temps, nous sommes quatre chats et sans armes, commente Molina exaspéré.
— Pardi ! Mais l’Arsenal royal est là, répond ironiquement Mor de Fuentes, en désignant le bâtiment.
Le serrurier se caresse pensivement le cou. Il a pris la boutade au pied de la lettre.
— Inutile de me le dire deux fois. Suffit que les gens se décident, et moi je force la serrure. C’est mon métier.
L’autre l’observe attentivement pour vérifier s’il parle sérieusement. Puis il regarde autour de lui d’un air gêné, hoche la tête et s’en va, parapluie sous le bras, tandis que le serrurier reste sur place en continuant à penser à l’Arsenal royal. Mieux vaut l’oublier pour le moment, conclut-il. De toute manière, Blas Molina Soriano, présentement dans sa quarante-neuvième année, est le plus fervent partisan que le roi d’Espagne puisse avoir à Madrid. Les raisons du culte exalté qu’il professe pour la monarchie sont embrouillées, et lui-même s’y perd. Plus tard, en adressant au roi un mémoire détaillé sur sa participation aux événements du 2 mai, il se définira comme « nourrissant une passion aveugle pour Votre Majesté et sa famille ». Fils d’un ancien soldat de la cavalerie au service de l’infant don Gabriel, la Maison royale lui a payé son examen de serrurier. Depuis lors, la gratitude de Molina est sans limites et le conduit à s’exhiber avec tous les signes d’une extrême dévotion à chaque apparition publique des Bourbons. Particulièrement auprès de Ferdinand VII, qu’il adore avec une fidélité canine : on l’a vu courir à côté de son cheval au Prado, à la Casa del Campo et au Buen Retiro, tenant un petit tonneau d’eau fraîche, au cas où le jeune roi aurait envie de se désaltérer. Le moment le plus heureux de son existence, Molina l’a vécu au début d’avril, quand il a eu la chance d’indiquer le chemin de Monteleón à Ferdinand VII qui le cherchait sans autre escorte qu’un valet. Un fois arrivé, le serrurier, faisant preuve d’un aplomb remarquable, a profité de l’occasion pour rester avec lui et pouvoir admirer ainsi le dépôt de canons, d’armes et de munitions du parc ; sans se douter que le souvenir de cette visite inopinée aurait plus tard une importance décisive – littéralement de vie ou de mort – dans l’histoire de Blas Molina et de beaucoup d’autres Madrilènes.
Avec de tels antécédents, quiconque connaît ce serrurier passionné ne peut être surpris de le trouver ce matin sur la place du Palais, tout comme on l’a vu durant les manifestations d’Aranjuez à la tête d’un groupe de séditieux qui réclamaient la tête de Godoy, ou, durant les événements de la veille, conspuant Murat à la sortie de la messe et à la revue du Prado, et acclamant ensuite, avec dix mille autres Madrilènes, l’infant don Antonio à son passage par la Puerta del Sol. Molina l’a dit à ses amis : il n’aura pas de repos tant que ces gabachos de l’enfer seront dans Madrid, et il est prêt à faire tout ce qui est en son pouvoir pour préserver la famille royale des manigances françaises. C’est ainsi qu’il a passé une bonne partie de la nuit posté à un carrefour de la rue Nueva, surveillant pour son compte les courriers qui entraient et sortaient de la résidence de Murat sur la place Doña María de Aragón, et courant ensuite communiquer ces informations à la Junte de Gouvernement, sans se laisser décourager de ce que nul n’en tienne compte et que le concierge l’envoie chaque fois promener.
Maintenant, après avoir piqué un bref somme chez lui et laissé sa femme en larmes, affolée de le voir se démener ainsi, le serrurier constate que ses appréhensions sont confirmées. Pour ce qui le concerne, la reine douairière d’Étrurie peut bien aller là où ça lui chante : tout le monde sait que c’est une afrancesada et qu’elle veut rejoindre ses parents à Bayonne ; et donc, si ça lui plaît de manger le pain des gabachos, grand bien lui fasse. En revanche, enlever le petit infant, le dernier de la famille à rester en Espagne avec son oncle don Antonio, c’est un crime contre la patrie. De sorte que, planté à côté de cette berline vide arrêtée devant la porte du Prince et qui ne lui dit rien qui vaille, l’humble serrurier, champion spontané de la monarchie espagnole, décide de l’empêcher de partir, même s’il est seul et les mains nues – il n’a même pas sa navaja, car sa femme, avec beaucoup de bon sens, la lui a prise avant qu’il s’en aille –, et cela tant qu’il lui restera une goutte de sang dans les veines.
Et donc, sans y réfléchir à deux fois, Blas Molina avale sa salive, s’éclaircit la gorge, fait quelques pas vers le centre de la place et se met à crier :
— Trahison ! On enlève l’infant ! Trahison ! – de toute la force de ses poumons.