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Neuf heures n’ont pas encore sonné quand le lieutenant Rafael de Arango arrive au parc de Monteleón avec, dans la poche de sa veste, les deux instructions pour la journée. Il a pris la première au Gouvernement militaire et la seconde à l’état-major supérieur de l’Artillerie, et l’une et l’autre ordonnent aux troupes de rester dans leurs casernes et d’éviter à tout prix de fraterniser avec la population. Au texte écrit de la dernière, le colonel Navarro Falcón a ajouté oralement quelques recommandations complémentaires :

— Ménagez les Français, pour l’amour du Ciel… Et ne prenez surtout pas de décision de votre propre initiative. Au moindre problème, avisez-moi d’urgence, et je vous enverrai quelqu’un.

La cinquantaine d’individus assemblés devant le parc d’artillerie ne constitue pas encore un problème, mais elle peut en devenir un. Cette idée tracasse le jeune lieutenant, car, malgré son grade peu élevé, il doit assumer, en attendant l’arrivée d’un supérieur – Arango a été le premier officier à se présenter ce matin à l’état-major –, la responsabilité du principal dépôt d’artillerie de Madrid. C’est pourquoi il s’efforce de prendre un air impassible quand, dissimulant son inquiétude, il traverse les groupes qui s’écartent sur son passage. Par chance, ils se comportent raisonnablement. Ce sont pour la plupart des habitants du quartier de Las Maravillas, artisans, boutiquiers et domestiques des maisons voisines, ainsi que quelques femmes et parents de soldats du parc, ancien palais des ducs de Monteleón cédé à l’armée. Autour de l’officier les commentaires exaltés ou impatients vont bon train, on entend crier « Vive l’artillerie ! » et quelques vivats, plus forts, pour le roi Ferdinand VII. Les insultes à l’adresse des Français ne manquent pas non plus. Quelques-uns réclament des armes, mais personne ne les suit. Pas encore.

— Bonjour, Mosié le capitaine.

Bonjour, lieutenant[1].

Il vient tout juste de passer le portail de briques et les grilles en fer forgé de l’entrée principale quand il se heurte au capitaine français qui commande le détachement de soixante-quinze soldats du train de l’artillerie impériale, plus un tambour et quatre sous-officiers, qui gardent la porte, la caserne, les quartiers, le pavillon de garde et l’armurerie. L’Espagnol porte la main à son chapeau, et l’autre lui répond d’un air irrité et comme à contrecœur : il est nerveux, et ses hommes encore plus. Ces gens dehors, dit-il à Arango, n’en finissent pas de les insulter et, si ça continue, il va les disperser à coups de fusils.

— Si eux pas partir, je donne l’ordre de tirer… Pan, pan !… Compris ?

Arango comprend trop bien. Voilà qui déborde les instructions reçues de son colonel. Désolé, il regarde autour de lui et observe les expressions préoccupées sur les visages de la maigre troupe d’Espagnols qu’il a sous ses ordres : seize hommes, soldats, sergents et caporaux. Ils ne sont pas armés, et même les fusils entreposés dans la salle d’armes n’ont ni munitions, ni pierres, ni platines. Ils sont tous sans défense, face à ces Français irascibles et armés jusqu’aux dents.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit-il au capitaine de l’armée impériale.

Je vous donne quinze minutes. Pas une de plus.

Quittant le Français, Arango prend ses hommes à part. Ils sont alarmés, et il tente de les tranquilliser. Par chance, le caporal Eusebio Alonso se trouve parmi eux, il le connaît, c’est un vétéran posé, discipliné, à qui il peut faire confiance. Il l’envoie donc à la porte avec pour instructions de calmer les gens et d’essayer que les sentinelles françaises ne fassent pas une folie. Sinon, il ne pourra plus répondre des civils qui sont dehors ni de ses hommes.

Devant le Palais, les choses se sont compliquées. Un gentilhomme de la Cour que, d’en bas, personne ne peut identifier vient d’apparaître au balcon pour joindre ses cris à ceux du serrurier Molina. « On enlève l’infant ! » a-t-il vociféré, confirmant les craintes des gens qui s’attroupent autour de la berline vide et sont désormais soixante ou soixante-dix. Il n’en faut pas plus à Molina pour franchir le pas. Hors de lui, suivi par les plus exaltés et par la grande femme avenante qui agite un foulard blanc pour que les sentinelles ne tirent pas, le serrurier se précipite vers la porte la plus proche, celle du Prince, où les soldats des Gardes espagnoles, perplexes, ne leur barrent pas le passage. Surpris par le succès de son initiative, Molina exhorte ceux qui l’accompagnent à poursuivre plus avant, lance quelques vivats pour la famille royale, répète « Trahison, trahison ! » d’une voix tonitruante, et, encouragé par les cris de ceux qui lui font chorus, s’élance dans le premier escalier qu’il trouve sans rencontrer d’autre opposition que celle d’un militaire, Pedro de Toisos, exempt des Gardes du Corps, qui vient à sa rencontre.

— Au nom du Ciel !… Calmez-vous, nous sommes déjà sous bonne garde !

— La garde, c’est nous qui nous en occupons !… hurle Molina en l’écartant. À mort les Français !

Tout d’un coup, alors que le serrurier et les inconditionnels qui le suivent continuent de monter, apparaît sur le palier un enfant de quatorze ans en habit de cour et accompagné d’un gentilhomme et de quatre Gardes du Corps. La grande femme, qui se tient derrière Molina, s’écrie : « C’est l’infant don Francisco ! », et le serrurier s’arrête net, décontenancé, en se voyant devant le garçon. Puis, retrouvant son audace habituelle, il s’agenouille sur les marches de l’escalier et lance un « Vive l’infant ! Vive la famille royale ! » que ses compagnons reprennent en chœur. L’enfant, qui avait pâli au spectacle de ce tumulte, recouvre ses couleurs et sourit un peu, ce qui renforce l’enthousiasme de Molina et des siens.

— Montons ! Montons ! crient-ils. Allons voir l’infant don Antonio !… Personne ne sortira d’ici !

Aussitôt, alternant les vivats et les « À mort ! », la troupe de Molina se précipite pour baiser les mains de l’enfant et le porte quasiment en triomphe, avec son escorte, jusqu’au seuil du cabinet de son oncle don Antonio. Une fois là, répondant à quelques mots que le gentilhomme qui l’accompagne lui glisse à l’oreille, le garçon, avec un calme admirable pour son âge, remercie Molina et les autres pour leur dévouement, leur garantit qu’il ne part pas pour Bayonne, les prie de redescendre sur la place et leur promet que, d’ici peu, il se montrera au balcon pour les rassurer tous. Le serrurier hésite un instant, mais il comprend que ce serait risqué d’aller plus avant, d’autant que dans l’escalier résonnent les pas d’un piquet des Gardes espagnoles qui montent en hâte pour dégager l’infant. Et donc, satisfait et décidé à ne pas défier davantage le sort, il persuade ceux qui le suivent que c’est la chose la plus raisonnable à faire, prend congé de l’infant avec force vivats et révérences, descend l’escalier quatre à quatre et retourne sur la place, triomphant et heureux comme s’il portait l’écharpe de capitaine général, juste au moment où le jeune don Francisco de Paula, en gentilhomme accompli, sort sur le balcon situé à l’angle de la place en saluant de la tête en signe de gratitude et en adressant, de la main, beaucoup de baisers au peuple rassemblé là, qui dépasse maintenant les trois cents personnes, parmi lesquelles quelques soldats isolés du régiment des Volontaires d’Aragón, tandis que d’autres arrivent des maisons voisines ou se mettent à leurs balcons.

À cet instant, tout se complique. À quelques pas du serrurier Molina, José Lueco, habitant de Madrid et fabricant de chocolat, se trouve près de la voiture qui attend toujours à la porte du Prince avec pour seuls occupants le cocher et le postillon. Dans le tumulte, et tandis que l’infant se montre au balcon, Lueco, aidé par Juan Velázquez, Silvestre Álvarez et Toribio Rodríguez – le premier muletier et les deux autres garçons d’écurie du comte d’Altamira et de l’ambassadeur du Portugal –, vient de couper avec son couteau les traits de l’attelage.

— Comme ça, clame Lueco, ils ne l’enlèveront pas !

— Plutôt la mort… ajoute Velázquez.

— … que l’esclavage ! complète Rodríguez.

Les gens les applaudissent comme des héros. Il en est même qui tentent de couper les jarrets des mules. Au même instant, alors que les couteaux ne sont pas encore refermés, apparaissent dans la foule deux uniformes français, l’un de l’infanterie légère et l’autre, blanc et rouge avec beaucoup de cordons et de galons, porté par le chef d’escadron Armand La Grange, aide de camp du duc de Berg ; lequel, en voyant l’attroupement du haut de la terrasse de sa résidence voisine du palais Grimaldi, l’a envoyé avec son interprète voir ce qui se passait. Or La Grange, soldat aguerri malgré sa jeunesse et aristocrate jusqu’au bout des ongles, déteste viscéralement la populace : il se fraye sans ménagements un chemin en direction de la porte du Prince, avec autant de témérité que de mépris. Se conduisant, en somme, avec la grossière arrogance d’un homme qui se croit chez lui. Jusqu’à ce que, pour son malheur, il se heurte à José Lueco et ses camarades.

— Va foutre ta salope de mère, gabacho ! lui lance celui-ci.

L’aide de camp de Murat ne sait pas un mot d’espagnol, mais l’interprète lui traduit. D’ailleurs les navajas ouvertes et les visages de ceux qui le bousculent sont suffisamment éloquents. Il recule donc d’un pas et met la main au sabre de cavalerie qu’il porte au côté. Le soldat l’imite, les gens font cercle en flairant la bagarre, et là-dessus apparaît le serrurier Molina qui, à la vue des uniformes, se remet à crier :

— Tuez-les ! Tuez-les !… Ne laissons passer aucun Français !

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, tous se précipitent sur La Grange et l’interprète, les malmènent, lacèrent leurs habits, et seule l’intervention de l’exempt des Gardes du Corps Pedro de Toisos empêche qu’ils ne soient taillés en pièces sur-le-champ. Faisant preuve d’une grande présence d’esprit, Toisos arrive en courant et parvient à extraire l’aide de camp de Murat et le soldat de la foule en leur faisant rengainer leurs sabres, tout en ordonnant à Lueco et aux autres de ranger leurs couteaux.

— Ne versons pas de sang !… Pensez à l’infant don Francisco, pour l’amour de Dieu !… Ne déshonorons pas ce lieu !

Son uniforme et son autorité calment un peu les esprits, donnant ainsi le temps à la vingtaine de soldats français qui débouchent de la rue Nueva de permettre à leurs compatriotes de se retirer sous la protection de leurs baïonnettes. Furieux de voir ses proies lui échapper, Molina vocifère en exhortant les gens à ne pas les laisser partir. À ce moment apparaît à la porte du Palais le ministre de la Guerre, O’Farril, qui vient jeter un coup d’œil. Et comme le serrurier lui crie au nez sans le moindre respect, le ministre, visage décomposé, le pousse pour l’écarter.

— Que ces trublions rentrent chez eux, personne n’a besoin d’eux !

— Ce sont les coquins comme vous, monsieur, qui vendent l’Espagne et qui nous perdent tous ! se rebiffe le serrurier sans se laisser intimider.

— Partez, ou j’ordonne d’ouvrir le feu !

— Le feu ?… Contre le peuple ?

La foule se presse, menaçante, pour soutenir Molina. Un jeune soldat des Volontaires d’Aragón met la main à la poignée de son sabre en injuriant O’Farril qui, prudent, retourne à l’intérieur. À cet instant, on entend de nouveaux cris. « Un Français ! Un Français ! » hurlent des gens qui se précipitent vers le coin de la rue Tesoro. Molina, qui cherche aveuglément sur quoi décharger sa colère, joue des coudes et arrive à temps pour voir un marin de la Garde impériale affolé – un messager qui tentait de s’échapper en direction de San Gil – se faire désarmer devant le poste de garde par le capitaine des Gardes wallonnes Alejandro Coupigny, fils du général Coupigny, qui lui enlève son sabre et le fait entrer pour le sauver de la populace déchaînée. Molina, dépité par la perte de cette nouvelle proie, arrache des mains d’un voisin un gros bâton noueux et le brandit.

— Allons tous chercher des Français ! braille-t-il à s’en décrocher la mâchoire. Tuons-les ! Tuons-les !

Et, donnant l’exemple, suivi du soldat des Volontaires d’Aragón, du chocolatier Lueco, des garçons d’écurie et de quelques autres, il se lance en courant vers les rues attenantes à la place du Palais, en quête de quelqu’un pour assouvir sa soif de sang ; ce qui ne tarde guère, car, à peine passé le carrefour, ils découvrent un militaire impérial, sans doute un autre messager, qui se dirige vers le casernement de San Nicolás. Avec des hurlements de joie, le serrurier et le soldat se jettent à la poursuite du Français, qui fuit désespérément mais est rattrapé par le gourdin de Molina dans le renfoncement de l’école située en face de San Juan. Celui-ci lui assène une volée de coups sur la tête, sans pitié, et le malheureux s’écroule à terre, où le soldat le perce de son sabre.

Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica et grand d’Espagne, est au balcon de sa maison, près du Palais royal et en face de l’église Santa María, d’où il observe les allées et venues des gens. Les derniers cris et les mouvements de la foule ont inquiété le marquis et, la curiosité aidant, il décide d’aller y voir de plus près. Pour ne pas se compromettre – il est capitaine du régiment d’infanterie de Málaga, mais actuellement en disponibilité –, il écarte l’uniforme et s’habille d’un chapeau à bord étroit, d’une redingote brune et de bottes à la polonaise. Puis il se munit d’une canne-épée, d’un gros pistolet à canon court, chargé, qu’il glisse dans sa poche, et sort, accompagné d’un serviteur de confiance. Le marquis de Malpica n’est pas homme à éprouver de la sympathie pour les révoltes populaires ; mais, en tant que militaire et Espagnol, la présence française lui est pénible. Partisan au début, à l’instar de tant d’autres membres de la noblesse, de l’autorité napoléonienne parce qu’elle a mis le pays à l’abri des débordements révolutionnaires qui ont ensanglanté son voisin, et admirateur, en bon militaire, des exploits guerriers de Bonaparte, cette complaisance a cédé ces derniers temps la place à l’irritation d’un homme qui voit sa terre livrée à des mains étrangères. Il fait aussi partie de ceux qui ont applaudi à la chute de Godoy, à l’abdication du vieux roi et à l’accession de Ferdinand VII au trône. Le caractère du jeune monarque suscite en lui de grandes espérances ; encore que, militaire et homme discret, il ne se soit jamais prononcé ouvertement pour ou contre la situation que vit sa patrie, et qu’il réserve ses opinions pour sa famille et le cercle de ses intimes.

En compagnie de son serviteur, répondant au nom d’Olmos, un ancien soldat qui fut son ordonnance à Málaga, le marquis entend jeter un œil sur cette partie du quartier et monter ensuite vers le Palais. Aussi, passant derrière Santa María, il suit la rue de l’Almudena jusqu’à la place des Conseils et, après avoir échangé quelques impressions avec un relieur qu’il connaît – l’homme, inquiet, ne sait s’il doit ouvrir sa boutique ou non –, il oblique à gauche par la rue du Factor pour se diriger vers l’esplanade du Palais. Cette rue est déserte. Pas une âme, et balcons et fenêtres sont vides. Cet étrange silence alerte l’instinct militaire du marquis.

— Ça ne me plaît pas du tout, Olmos.

— Moi non plus.

— Dans ce cas, rentrons. Nous passerons par l’arc du Palais. Custos rerum prudentia, et cetera. Tu ne crois pas ?

— Je crois ce que dit Monsieur.

Un roulement de tambour les fige sur place. Le bruit se rapproche, venant du coin de la rue du Biombo, accompagné d’un martèlement de bottes sur le pavé : des pas nombreux qui avancent avec rapidité. Le marquis et son domestique se collent contre le mur de la maison la plus proche et cherchent un abri sous le porche. De là, ils voient apparaître une compagnie d’infanterie au complet, fusils prêts à tirer, officiers en tête et sabre à la main, qui se dirige vers la place du Palais.

Les troupes françaises sortent de San Nicolás.

La première force française qui débouche sur l’esplanade, un peu avant dix heures du matin, comprend quatre-vingt-sept hommes du bataillon de grenadiers de la Garde impériale affecté à la résidence du duc de Berg, le palais Grimaldi. Blas Molina, revenu sur la place après avoir tué le soldat français devant San Juan, voit arriver la colonne compacte d’uniformes bleus, avec plastrons blancs et shakos noirs. Il comprend tout de suite que ceux-là ne sont pas des conscrits mais font partie des troupes d’élite. Comme tous ceux qui l’entourent, le serrurier est partagé entre la stupeur et la colère, face à l’attitude menaçante des nouveaux venus. Les Français ont fait en quelques minutes le trajet entre la place voisine Doña María de Aragón et l’esplanade et, à leur arrivée, ils se voient renforcés par deux attelages de chevaux tirant des canons de vingt-quatre livres et par le reste de l’infanterie qui abandonne San Nicolás. Ces forces convergent vers la porte du Prince et exécutent une manœuvre impeccable pour se déployer. L’officier qui les commande tient directement ses ordres de Murat : répéter l’opération punitive qui a permis à Napoléon d’obtenir d’excellents résultats au Caire, à Milan et à Rome, et dernièrement à Lisbonne, sous les ordres du général Junot. Et donc, avec l’efficacité professionnelle qui est celle de la meilleure armée du monde, les ordres se succèdent avec une inflexibilité militaire, les artilleurs détachent les affûts de canons de leurs attelages, les placent en batterie en les chargeant à mitraille, et les grenadiers s’alignent en mettant en joue le demi-millier de personnes attroupées devant l’édifice.

— Ça va pleuvoir dru, dit quelqu’un près de Molina.

Aucun avertissement ni sommation préalable. À peine les canons prêts à tirer et les grenadiers disposés sur deux rangs, le premier agenouillé et le second debout, fusils pointés, un officier lève son sabre et commande immédiatement le feu : une première décharge en l’air, au-dessus des têtes des gens qui tournoient, affolés, et une deuxième directe, pour tuer, avec la mitraille des canons dont retentit le double coup de tonnerre, crachant fumée et éclairs, et balayant en un instant l’esplanade de leurs balles et de leurs éclats. Cette fois, pas de cris patriotiques ni d’insultes contre les Français, rien d’autre que le hurlement de panique qui jaillit de centaines de gorges, tandis que la foule, surprise par la sauvagerie de l’attaque, se disperse en courant dans toutes les directions, piétinant les blessés qui se tordent dans des flaques de sang, les femmes qui trébuchent, ceux qui, atteints par les décharges de mousqueterie que les Français répètent maintenant à une cadence implacable, tombent de tous côtés tandis que les balles et la mitraille vrombissent, frappent, brisent, mutilent et tuent.

L’efficacité du feu français contre des gens désarmés et épouvantés est mortelle. Impossible de connaître le nombre exact de victimes devant le Palais royal. L’Histoire retiendra, parmi d’autres, les noms d’Antonio García, Blasa Grimaldo Iglesias, Esteban Milán, Rosa Ramírez et Tomás Castillón. Il y a aussi des morts dans le personnel du Palais : le médecin de Sa Majesté Manuel Pereira, le cireur du roi Cosme Miel, le valet de chambre Francisco Merlo, le cocher royal José Méndez Álvarez, le laquais des Écuries royales Luis Román et le lanternier du Palais Matías Rodríguez. Parmi ceux qui pourront en faire le récit, le plus vieux portier de l’édifice, José Rodrigo de Porras, reçoit une blessure de mitraille au visage et une autre, d’une balle qui a ricoché, au crâne ; Joaquín María de Mártola, maréchal des logis honoraire du roi, qui se trouve dans la voiture dont José Lueco et ses camarades ont coupé les traits de l’attelage, est touché par un impact qui lui brise le bras ; et le majordome de semaine Rodrigo López de Ayala, qui se tenait à une fenêtre du Palais, reçoit en pleine figure les éclats de ses verres de lunette, cassés par une balle qui l’atteint à la poitrine et dont il mourra deux mois plus tard.

Tandis que crépite la fusillade et que la place se remplit de fumée et de sang, Blas Molina court, terrifié, tête baissée. Au milieu du tumulte, alors qu’il cherche sa cape qu’il a perdue, il voit tomber, blessé, un autre serrurier qu’il connaît, l’Asturien Manuel Armayor. Il croit également identifier une femme qui gît à terre, la tête ouverte : la grande femme avenante qui est entrée derrière lui dans le Palais en agitant un foulard blanc. Molina s’arrête un instant pour tenter de secourir son collègue, mais le feu français est intense, et il finit par renoncer et court comme tout le monde pour essayer de se mettre à l’abri. Quant à Manuel Armayor, atteint par les premières décharges, il parvient finalement à se relever et, en vacillant, il va s’évanouir dans les bras d’un groupe de fuyards. Ceux-ci le traînent jusqu’à sa maison de la rue Segovia, se vidant de son sang, car, au cours du trajet, il a reçu trois blessures de plus.

— Ça, ce sont des coups de feu, dit le caporal José Montaño.

Dans le parc d’artillerie de Monteleón, le lieutenant Rafael de Arango demeure, comme ses hommes, immobile et aux aguets. Les artilleurs se dévisagent. Les Français ont entendu, eux aussi, car le capitaine discute avec ses sous-officiers et se tourne vers lui, comme pour demander des explications.

— On dirait que ça va chauffer, dit quelqu’un.

— Ou ça chauffe déjà, dit un autre.

— Silence ! ordonne Arango.

Il éprouve une immense envie de s’asseoir dans un coin, de fermer les yeux et de ne plus s’occuper de rien. Mais cela lui est interdit. Après avoir un peu réfléchi, il charge le caporal Montaño et trois autres artilleurs de se glisser discrètement dans la salle d’armes et de mettre des pierres aux fusils.

— Mieux vaut prendre nos précautions, ajoute-t-il d’un air faussement détaché. On ne sait jamais.

— Et les cartouches, mon lieutenant ?

Arango hésite un peu. Les ordres stipulent que la troupe doit être sans munitions. Mais il ignore ce qui se passe. L’expression désorientée de ses hommes qui le regardent avec une confiance respectueuse, bien que certains aient l’âge d’être son père – son épaulette ressemble à un mensonge –, finit par le décider. Il en est responsable, conclut-il, et il ne peut les laisser sans défense au milieu des Français. Plus maintenant.

— Cachées sous le râtelier de la salle d’armes, vous trouverez huit caisses. Ouvrez-les sans attirer l’attention, et que chaque homme en prenne une poignée et la glisse dans ses poches… Mais je ne veux pas de fusil chargé. Compris ?

Tandis que Montaño et ses hommes vont exécuter son ordre, Arango prend plusieurs dispositions complémentaires, comme de poster deux autres artilleurs à la porte afin de renforcer le caporal Alonso, car, dehors, les gens, qui entendent sûrement les détonations, redoublent de cris et réclament des armes. Il charge aussi le sergent Rosendo de la Lastra de ne pas quitter les Français des yeux et de l’informer de leurs moindres mouvements, même si c’est pour aller aux latrines. Dernière disposition, il expédie le soldat José Portales à l’état-major de l’Artillerie, rue San Bernardo, avec un message oral pour le colonel Navarro Falcón, lui demandant d’envoyer d’urgence un officier de rang plus élevé pour prendre la situation en main. Après quoi, il respire profondément, remplit ses poumons d’air jusqu’à se les faire éclater et part à la recherche du capitaine français pour le convaincre que tout est en ordre.

— Des armes ! Des armes !… Nous voulons des armes !

Ivres de rage, les gens parcourent en hurlant les rues voisines de la place du Palais, montrant leurs mains nues et leurs vêtements tachés de sang, déposant les blessés sous les porches des maisons. Aux balcons, les femmes crient et pleurent. Certains habitants courent se cacher, d’autres sortent, surexcités, et réclament vengeance et mort, tandis qu’un vent de folie collective enflamme les rues. « À mort les gabachos ! », telle est la clameur générale. Et en réponse à ceux qui objectent l’absence d’armes, la consigne circule : « Nous avons des gourdins et des couteaux. » Sur la place de la Cruz Verde, un sergent de la cavalerie polonaise qui loge là est assailli par une meute de gamins au moment où il sort pour se rendre à son poste : il est tué à coups de pierres et de navajas, et pendu par les pieds, nu, à une lanterne du coin de la rue du Rollo. Et à mesure que se répand la nouvelle du massacre de la place du Palais, de quartier en quartier, commence la chasse au Français.

— On cherche les gabachos dans tout Madrid. Aux armes !… Aux armes !

La multitude court de tous côtés, exaltée, en quête de vengeance. Le centre de la ville est une fournaise de haine. Du balcon de l’hôtel des Postes, l’enseigne de frégate Esquivel voit la foule de la Puerta del Sol lapider un dragon qui passe au galop, la tête collée à la crinière de son cheval, en direction du cours San Jerónimo. Partout retentissent les appels aux armes et à la traque des Français, et la populace commence à se jeter sur ceux-ci quand elle les rencontre isolés, surpris à la porte de leurs logements ou en route pour leurs casernes. Beaucoup d’officiers et de sous-officiers perdent ainsi la vie, poignardés dès qu’ils sortent dans la rue. Dans les premiers moments, outre le sergent de la cavalerie polonaise, deux militaires de l’armée impériale sont assassinés face au théâtre de Los Caños del Peral, trois meurent égorgés sur la place Conde de Barajas, et deux périssent sous des coups de ciseaux de tailleur près de la taverne de la voûte de Botoneras. Un autre Polonais, parmi ceux qui montent la garde sur la petite place de l’Ángel, devant le palais Ariza, reçoit une décharge d’escopette dans le dos. Nombre d’individus, familiers de la rapine et de la navaja, sont venus là pour pêcher en eau trouble et dépouillent les cadavres français de leurs bourses, bagues, habits, et de tout ce qui présente de la valeur.

Nombreuses sont les femmes qui se mêlent au désordre. Après s’être précipitée dans la rue au bruit du tumulte, Ramona Esquilino Oñate, vingt ans, célibataire, habitant au 5 de la rue de la Flor, va avec sa mère jusqu’à l’angle de la rue San Bernardo en exhortant le voisinage à attaquer les Français.

— Hérétiques sans Dieu et sans vergogne ! clame la mère.

Là, elles se heurtent à un officier de l’armée impériale qui sort de son logement, elles l’agressent, lui arrachent son épée, lui infligent avec celle-ci plusieurs blessures ; elles sont sur le point de l’achever, quand des soldats français accourent à son secours et, à coups de crosses et de baïonnettes, laissent les deux femmes ensanglantées et inanimées.

Des quartiers les plus mal famés, où les nouvelles arrivent en passant de balcon en balcon, de bouche à oreille, convergent vers les rues du centre, pour attaquer tous les Français qu’elles rencontrent, des troupes de gens du peuple, toute une populace en colère encouragée par de nombreuses femmes qui l’accompagnent et hurlent. Tout soldat de l’armée impériale à pied ou à cheval est frappé à coups de gourdins, de couteaux, de pierres, de ciseaux, de briques ou de pots de fleurs. Un pot lancé d’un balcon de la rue du Barquillo tue le fils du général Legrand – ancien page personnel de l’Empereur – en le faisant tomber de cheval, à la consternation de ses camarades. Non loin de là, José Muñiz Cueto, un Asturien de vingt-huit ans qui travaille comme valet à l’hôtellerie de la place Matute et revient de l’esplanade du Palais épouvanté par ce qu’il vient de vivre, se joint à d’autres jeunes gens pour traquer un Français qu’ils découvrent en train de fuir et qui finit par se réfugier dans le collège de Loreto, où les sœurs l’accueillent après être sorties pour le protéger. De retour à l’hôtellerie, l’Asturien rencontre son frère Miguel et trois autres valets – ils se nomment Salvador Martínez, Antonio Arango et Luis López – qui s’arment avec leur patron, José Fernández Villamil, pour partir à la recherche de Français. On entend l’hôtelière et les servantes pleurer dans la cuisine.

— Tu viens avec nous ? l’interroge le patron.

— Votre question est une insulte. Si mon frère y va, j’y vais !

Les six hommes sortent, en gilet et manches de chemise, graves, déterminés. Ils portent tous leurs navajas, auxquelles ils ont ajouté de grands couteaux de cuisine, une hache à fendre le bois, une pique rouillée, une broche à rôtir et un fusil de chasse que l’hôtelier a décroché du mur. Dans la rue de Las Huertas, où ils sont rejoints par un apprenti tailleur d’un atelier voisin et un orfèvre de la rue de la Gorguera, une énorme flaque de sang s’étale sur la chaussée, mais ils ne voient personne, Espagnol ou Français, de blessé ou de mort. D’une fenêtre, quelqu’un leur dit qu’un mosiú s’est défendu : ce sang est madrilène. Aux balcons, des femmes crient et se lamentent ; d’autres, à la vue de l’hôtelier et de ses valets, applaudissent et réclament vengeance. En chemin, leur groupe grossit encore, il reçoit le renfort d’un commis de boutique, d’un plâtrier, d’un portefaix et d’un mendiant qui fait ordinairement la manche place Antón Martín ; des commerçants ferment leurs boutiques et posent des planches sur les devantures. Quelques-uns encouragent la troupe armée, et les gamins de la rue abandonnent osselets et toupies pour courir derrière eux.

— Au Palais ! Au Palais !… crie le mendiant. Pas de quartier pour les franchutes !

Dans toute la ville commencent ainsi à se former spontanément des groupes qui joueront dans peu de temps un rôle capital, quand les troubles se transformeront en insurrection générale et que des ruisseaux de sang couleront dans les rues. L’Histoire enregistrera au moins quinze de ces bandes organisées, dont cinq seulement dirigées par des individus possédant une expérience militaire. À l’image de celle qui vient de la place Matute avec à sa tête l’hôtelier Fernández Villamil, où figurent le valet José Muñiz et son frère Miguel, presque toutes sont composées de gens du petit peuple, ouvriers, artisans, humbles fonctionnaires et boutiquiers, sans guère de représentants de la classe aisée et, dans un seul cas, conduites par quelqu’un qui appartient à la noblesse. Un de ces groupes se forme dans un débit de boissons du cours San Jerónimo, un autre dans la rue de la Bola, composé de laquais du comte d’Altamira et de l’ambassadeur du Portugal ; un autre part du cours San Pablo, dirigé par le marchand de charbon Cosme de Mora ; l’orfèvre Julián Tejedor de la Torre et son ami le bourrelier Lorenzo Domínguez en organisent un dans la rue Atocha avec leurs commis et leurs apprentis ; le plus célèbre des groupes qui vont combattre aujourd’hui dans les rues de Madrid est levé par l’architecte et professeur de San Fernando don Alfonso Sánchez dans sa maison du quartier San Ginés, où il arme ses domestiques, des voisins et ses collègues Bartolomé Tejada, qui enseigne l’architecture, et José Alarcón, professeur de sciences à l’académie des cadets des Gardes espagnoles : des messieurs, qui, d’après tous les témoins, se battront durant cette journée, faisant fi de leur position sociale, de leur âge et de leurs intérêts, avec beaucoup de courage et fort décemment.

Tout le monde ne fait pas la chasse au Français. Certes, dans les quartiers les plus pauvres, les plus populaires, et dans les environs de l’esplanade du Palais, embrasés par le massacre qu’a commis la Garde impériale, les habitants s’acharnent sur tous ceux qui leur tombent sous la main, mais beaucoup de familles protègent les militaires qui sont logés chez elles et les sauvent de ceux qui veulent les assassiner. Ce n’est pas toujours par charité chrétienne : pour beaucoup de Madrilènes, surtout parmi les gens qui ont une situation, employés de l’État, hauts fonctionnaires et nobles, les choses ne semblent pas claires. La famille royale est à Bayonne, le peuple révolté n’est pas fiable dans ses affections comme dans ses haines, et les Français – unique pouvoir incontestable pour le moment, en l’absence d’un vrai gouvernement espagnol et avec l’armée paralysée – représentent une certaine garantie contre les désordres de la rue qui peuvent devenir, aux mains de bandes d’insurgés, incontrôlables et terribles. Dans tous les cas et quelle qu’en soit la raison, ce qui est sûr, c’est que l’on voit dans les rues des gens qui s’interposent entre le peuple et les Français seuls ou désarmés, comme cet habitant qui, sur la place de la Leña, sauve un caporal en criant à ses agresseurs : « Les Espagnols ne tuent pas des hommes sans défense ! » Ou ces femmes qui, devant San Justo, tiennent tête à ceux qui veulent achever un soldat blessé et le font entrer dans l’église.

Ce ne sont pas les seuls exemples de pitié. Durant toute la journée, y compris dans les heures terribles qui sont à venir, nombreux sont les cas où l’on respecte la vie de ceux qui jettent leurs armes et implorent clémence, en les enfermant dans des caves et des greniers, ou en les guidant en lieu sûr ; mais on est sans miséricorde pour ceux qui tentent de gagner en groupe leurs casernes ou qui ouvrent le feu. Malgré les innombrables morts qui jonchent les rues, l’historien français Adolphe Thiers écrira plus tard que nombre de soldats français, ce jour-là, doivent d’avoir eu la vie sauve « à l’humanité de la classe moyenne, qui les a cachés dans ses maisons ». Beaucoup de témoignages le confirment. L’un d’eux sera consigné, des années après dans ses Mémoires, par un jeune homme de dix-neuf ans qui, en ce moment, observe les événements depuis la porte de sa maison, située rue du Barco, face à celle de la Puebla : il se nomme Antonio Alcalá Galiano et est le fils du capitaine de frégate Dionisio Alcalá Galiano, mort il y a trois ans au commandement du navire Bahama, à la bataille navale de Trafalgar. En descendant par la rue du Pez, le jeune homme a vu trois Français qui, se tenant par le bras, marchent au centre du ruisseau en évitant les trottoirs, « d’un pas ferme et régulier, voire serein, digne, menacés d’une mort cruelle et contraints d’être la cible d’atroces insultes ». Ils se dirigent sans doute vers leur caserne, suivis par une vingtaine de Madrilènes qui les houspillent, sans que personne se décide encore à les toucher. Et, au dernier moment, alors que la foule va se jeter sur eux, un individu bien habillé sauve les Français en s’interposant et en persuadant les gens de les laisser aller, expliquant que « la colère espagnole ne doit pas s’employer contre des hommes ainsi désarmés et isolés ».

Il y a aussi des manifestations d’humanité de la part de militaires. Près de la porte de Fuencarral, les capitaines Labloisière et Legriel, qui portent des ordres du général Moncey à la caserne du Conde-Duque, sont tirés des griffes d’un groupe d’habitants qui veulent les mettre en pièces par l’intervention de deux officiers des Volontaires de l’État qui les font entrer dans leur caserne. Et à la Puerta del Sol l’enseigne de frégate Esquivel, qui a mis ses grenadiers de la Marine sous les armes, bien que toujours sans cartouches, voit huit ou dix soldats de l’armée impériale qui, au coin de la rue du Correo, veulent traverser la foule qui les insulte. Avant que le pire ne se produise, il descend en vitesse avec quelques hommes, parvient à désarmer les Français et les enferme dans les cellules de l’hôtel des Postes.

Le commandant Vantil de Carrère, attaché au corps d’observation du général Dupont, est l’un des deux mille quatre-vingt-dix-huit malades français – pour la plupart souffrant de maladies vénériennes ou de la gale qui ravage l’armée impériale – internés à l’Hôpital général, situé au carrefour de la rue Atocha et de la promenade du Prado. En entendant les cris et les coups de feu, Carrère se lève de son lit du pavillon des officiers, s’habille comme il peut et court voir ce qui se passe. À la porte, dont la grille vient d’être fermée devant une multitude de Madrilènes en furie qui lancent des pierres et veulent entrer pour massacrer les Français, un capitaine des Gardes espagnoles et quelques soldats tentent de contenir la populace au péril de leur vie. Le commandant demande au gradé de tenir encore quelques instants et organise en grande hâte la défense, mobilisant trente-six officiers hospitalisés et tous les soldats qui peuvent tenir debout. Après avoir barricadé la porte avec des lits métalliques et ouvert le dépôt d’armes installé dans une salle de l’hôpital, Carrère rassemble un bataillon de neuf cents hommes portant pour tout vêtement leurs chemises de malades souillées et noires, qu’il répartit dans le bâtiment pour défendre les entrées de la rue Atocha et du Prado. Cela fait, le capitaine des Gardes espagnoles n’en doit pas moins se démener pour mater une tentative des cuisiniers de l’hôpital qui veulent s’emparer d’armes et tuer les malades. Dans le tumulte des couloirs où éclatent quelques coups de feu, un marmiton espagnol solidement bâti, deux cuisiniers et deux malades sont enfermés dans les cuisines, mais aucun Français n’est blessé. La situation est rétablie par une compagnie de l’infanterie impériale qui arrive au pas de course, disperse les gens dans la rue et forme un cordon autour du bâtiment. Lorsque le commandant Carrère cherche le capitaine espagnol pour le remercier et connaître son nom, celui-ci est déjà parti avec ses hommes pour rejoindre sa caserne.

D’autres n’ont pas la chance des malades de l’Hôpital général. Une ordonnance française de dix-neuf ans qui porte un message au détachement de la Plaza Mayor est assassinée par les habitants de la rue Cofreros ; et un peloton qui, ne prenant pas garde au tumulte, passe par la ruelle de la Zarza en transportant du bois, est attaqué à coups de pierres et de bâtons jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des blessés et des morts et que leurs agresseurs puissent s’emparer de leurs armes. À peu près à la même heure, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández, qui est resté à la Puerta del Sol avec son groupe de paroissiens, voit déboucher de la rue d’Alcalá, devant l’église et l’hôpital du Buen Suceso, deux mamelouks de la Garde qui galopent à bride abattue, porteurs de plis – on en saura bientôt le contenu, puisqu’ils tomberont dans les mains mêmes du prêtre – du général Grouchy pour le duc de Berg.

— Des Maures !… Ce sont des Maures ! crient les gens en voyant leurs turbans, leurs féroces moustaches et leurs vêtements bigarrés. Ne les laissez pas s’échapper !

Les deux cavaliers égyptiens jettent les plis pour sauver leur vie et tentent de s’ouvrir un passage dans la foule qui agrippe les rênes de leurs chevaux. À la hauteur de la rue Montera, ils éperonnent leurs montures et se lancent au milieu des gens, en tirant à droite et à gauche avec leurs pistolets d’arçon. Ivre de rage, la multitude court derrière eux, en rattrape un sur le carreau de San Luis et l’abat d’une balle, et l’autre dans la rue de la Luna, où elle le traîne par terre et s’acharne sur lui jusqu’à ce que mort s’ensuive.

À l’hôtel des Postes, l’enseigne de frégate Esquivel, qui a tout suivi du haut de son balcon, envoie un message urgent au Gouvernement militaire, pour faire savoir au gouverneur don Fernando de la Vera y Pantoja que la situation ne cesse d’empirer, que la Puerta del Sol est pleine de gens surexcités, qu’il y a des morts et qu’il ne peut rien faire, car ses hommes sont toujours sans munitions et sans ordres de leurs supérieurs. La réponse du gouverneur arrive rapidement : qu’il se débrouille comme il peut et, s’il n’a pas de cartouches, qu’il en demande à sa caserne. Sans grand espoir, Esquivel envoie un autre messager pour en obtenir, mais les cartouches n’arriveront jamais. Découragé, il finit par dire à ses hommes de barricader l’entrée ; et, dans le cas où la foule arriverait à la forcer et à pénétrer dans le bâtiment, d’ouvrir les cellules où sont enfermés les prisonniers français et de leur permettre de s’échapper par la porte de derrière. Puis il retourne au balcon et constate que beaucoup de ceux qui remplissaient la place et l’avaient quittée par les rues Mayor et Arenal pour se diriger vers l’esplanade du Palais reviennent en courant, dans un grand désordre. Ils crient que les gabachos mitraillent sans pitié tous les gens qui s’en approchent.

Préoccupé par les détonations qu’il entend retentir vers le quartier du Palais, le capitaine Marcellin Marbot achève hâtivement de s’habiller, prend son sabre, se précipite dans l’escalier et demande au majordome espagnol de la maison où il loge – un petit hôtel particulier de la place Santo Domingo – de faire seller le cheval qui est à l’écurie et de le faire sortir dans la cour intérieure. Il s’apprête à le monter et à partir au galop rejoindre son poste auprès du duc de Berg, au palais Grimaldi voisin, quand apparaît don Antonio Hernández, conseiller au tribunal des Indes et maître des lieux. L’Espagnol est vêtu à l’ancienne, gilet ajusté et ample veste, mais ses cheveux gris ne sont pas poudrés. En voyant le trouble du jeune officier qui veut se précipiter dans la rue sans prendre la moindre précaution, il le retient par le bras avec une amicale sollicitude.

— Si vous sortez, ils vont vous tuer… Les vôtres ont tiré sur la foule. Les factieux sont dans la rue et attaquent tous les Français qu’ils trouvent.

Ému, Marbot pense aux soldats malades et sans défense, aux officiers logés chez l’habitant dans tout Madrid.

— Ils attaquent des hommes désarmés ?

— Je crains que oui.

— Les lâches !

— Ne dites pas cela. Chacun a ses raisons, ou croit les avoir, pour faire ce qu’il fait.

Marbot n’est pas d’humeur à peser les raisons des uns et des autres. Et il ne se laisse pas convaincre de rester. Sa place est près de Murat et son honneur d’officier en jeu. Il le dit d’un air résolu à don Antonio. Il ne peut demeurer caché comme un rat et va donc tenter de s’ouvrir un passage à coups de sabre. Le conseiller hoche la tête et l’invite à le suivre jusqu’à la grille, d’où l’on voit la rue.

— Voyez. Ils sont au moins trente excités avec des escopettes, des gourdins et des couteaux… Vous n’avez aucune issue.

Le capitaine, désespéré, se tord les mains. Il sait que don Antonio a raison. Pourtant, sa jeunesse et son courage le poussent à sortir. Le regard égaré, il dit adieu à son hôte en le remerciant de son hospitalité et de ses bons soins. Après quoi, il réclame de nouveau son cheval et empoigne son sabre.

— Laissez là votre cheval, rengainez-moi ça et venez avec moi, dit don Antonio après un instant de réflexion. Vous avez plus de chances à pied qu’à cheval.

Et discrètement, en le priant de mettre sa capote pour dissimuler l’uniforme trop voyant, il conduit Marbot dans le jardin, le fait passer par une petite porte dans le mur, sous la roseraie, et le guide lui-même à travers des ruelles étroites en marchant à quelques pas devant lui pour vérifier que tout est bien dégagé, jusqu’au coin de la rue du Reloj, tout près du palais Grimaldi, où il le laisse sain et sauf dans un poste de garde français.

— L’Espagne est un pays dangereux, lui dit-il en lui tendant la main. Et aujourd’hui plus que jamais.

Cinq minutes plus tard, le capitaine Marbot entre dans le palais Grimaldi. Le quartier général de Son Altesse impériale le grand-duc de Berg est en ébullition ; il y règne un vacarme d’enfer, les salons sont pleins de chefs et d’officiers, et de tous côtés entrent et sortent des estafettes portant des ordres, dans une atmosphère de nervosité et d’agitation extrêmes. Au rez-de-chaussée, dans la bibliothèque dont les meubles et les livres ont été poussés dans un coin pour laisser tout l’espace aux cartes et aux papiers militaires, Marbot trouve Murat, tout de blanc vêtu, bottes à l’allemande, dolman de hussard avec brandebourgs, broderies et boucles en abondance, resplendissant comme à son habitude, mais le sourcil froncé, entouré de son état-major au grand complet : Moncey, Lefebvre, Harispe, Belliard, et leurs aides de camp. La fine fleur de l’armée. Ce n’est pas en vain que la République et la guerre ont donné à l’Empire les généraux les plus capables, les officiers les plus loyaux et les soldats les plus courageux de toute l’Europe. Murat lui-même – sergent en 1792, général de division sept ans plus tard – en est un magnifique exemple. Mais s’il est efficace et courageux à l’extrême, le grand-duc n’est pas pour autant un prodige d’habileté diplomatique ni de courtoisie.

— Il était temps, Marbot !… Où diable étiez-vous donc ?

Le jeune capitaine se met au garde-à-vous, il balbutie une excuse vague et incompréhensible avant de serrer les dents, refoulant des explications qui, à vrai dire, n’intéressent personne. Dès le premier coup d’œil, il a vu que Son Altesse est d’une humeur massacrante.

— Quelqu’un sait-il où se trouve Friederichs ?

Le colonel Friederichs, commandant le 1er régiment de grenadiers de la Garde impériale, entre à cet instant, presque sur les talons de Marbot qu’il manque de bousculer. Il est en civil, veste de ville et chapeau rond, car le tumulte l’a surpris dans son bain et il n’a pas eu le temps d’endosser son uniforme. Il brandit à la main le sabre d’un cornette de chasseur à cheval tué par la populace devant la porte de la maison où il loge. La fureur de Murat redouble tandis qu’il écoute son rapport.

— Que fait Grouchy, par tous les diables ? Il devrait être déjà en train d’amener la cavalerie du Buen Retiro.

— Nous ne savons pas où se trouve Grouchy, Votre Altesse.

— Eh bien, cherchez-moi Privé.

— Il est introuvable, lui aussi.

— Alors Daumesnil !… Ou n’importe qui !

Le duc de Berg est hors de lui. Ce qu’il voyait comme une répression brutale, rapide et efficace, est en train de lui échapper. À chaque instant entrent des messagers avec des rapports sur les incidents dans la ville et sur les Français attaqués par les habitants. La liste des pertes augmente sans cesse. On vient de confirmer la mort du fils du général Legrand – un jeune et prometteur lieutenant de cuirassiers tué par le pot de fleurs qu’il a reçu sur la tête, commente-t-on avec stupeur –, la blessure grave du colonel Jacquin, de la gendarmerie impériale, et l’on apprend que, comme une demi-centaine de chefs et d’officiers, le général Lariboisière, commandant l’artillerie de l’état-major, se trouve bloqué par la populace dans son logement, sans pouvoir sortir.

— Je veux que les marins de la Garde protègent cette maison, et que mes chasseurs basques occupent la place Santo Domingo. Vous, Friederichs, tenez la place du Palais et l’entrée des rues de l’Almudena et de la Platería… Que la troupe tire sans états d’âme. Sans faire grâce à personne, sans distinction d’âge ni de sexe. Suis-je clair ?… À personne.

Sur le plan de Madrid déployé sur la table – un plan espagnol, constate le jeune Marbot, levé il y a vingt-trois ans par Tomás López –, Murat répète ses ordres pour les derniers arrivés. Le dispositif, établi depuis longtemps, consiste à faire entrer dans la ville les vingt mille hommes qui campent autour ; et, avec les dix mille qui sont à l’intérieur, à prendre toutes les grandes artères et contrôler les principales places et les points-clefs, pour empêcher les mouvements et les communications d’un quartier à un autre.

— Six axes de progression, compris ?… Une colonne d’infanterie viendra du Pardo par San Bernardino, une autre de la Casa del Campo par le pont et la rue Segovia en passant par Puerta Cerrada, une autre par la rue Embajadores et une autre par la rue Atocha… Les dragons, les mamelouks, les chasseurs à cheval et les grenadiers à cheval du Buen Retiro avanceront par la rue d’Alcalá et le cours San Jerónimo, tandis que la cavalerie lourde, avec le général Rigaud, montera de Carabanchel par la porte de Tolède et la rue du même nom… Ces forces couperont les avenues en isolant les casernes, et convergeront vers la Plaza Mayor et la Puerta del Sol… Si nécessaire, pour contrôler le nord de la ville, nous mettrons deux colonnes supplémentaires : le reste de l’infanterie, venant de la caserne du Conde-Duque, et celle qui est cantonnée entre Chamartín, Fuencarral et Fuente de la Reina… Suis-je clair ? Eh bien, exécution ! Mais, auparavant, messieurs, regardez cette pendule. D’ici une heure, c’est-à-dire à onze heures et demie, midi au plus tard, tout doit être terminé. Dépêchez-vous. Et vous, Marbot, restez. J’ai quelque chose pour vous.

— Je n’ai pas de cheval, Votre Altesse.

— Qu’est-ce que vous dites ?… Hors de ma vue, misérable ! Belliard, occupez-vous de cet inutile.

Consterné, apeuré à l’idée d’être tombé en disgrâce, Marbot se met au garde-à-vous devant le général Belliard, chef de l’état-major, qui lui donne l’ordre de se procurer immédiatement un cheval, le sien ou celui de n’importe qui, ou sinon de se tirer une balle dans la tête. Il lui enjoint également de distribuer un certain nombre de grenadiers autour du palais Grimaldi afin d’éliminer les tireurs ennemis qui commencent à faire feu depuis les terrasses et les toits voisins.

— Ils tirent mal, mon général, rétorque Marbot qui croit bon de plaisanter.

Belliard le foudroie du regard et indique la vitre brisée d’une fenêtre et, au-dessous, la flaque de sang sur le parquet.

— Ils tirent si mal qu’ils nous ont blessé deux hommes ici même.

Ce n’est décidément pas mon jour, pense Marbot qui se voit déjà dégradé pour incompétence et légèreté. Afin de se réhabiliter, il exécute avec beaucoup de zèle la mission qui lui a été confiée. Profitant de l’occasion, il met un peloton à sa disposition personnelle, fait fuir les maraudeurs par des décharges répétées et nettoie la rue jusqu’à l’hôtel particulier de don Antonio Hernández. Où il finit par arriver, pour le plus grand bien de sa réputation écornée, et par récupérer son cheval.

Tandis que le capitaine Marbot avance avec ses hommes entre la place Doña María de Aragón et celle de Santo Domingo, des Madrilènes armés d’escopettes, de mousquets et de fusils de chasse tentent de revenir au Palais royal ou de descendre vers celui-ci depuis la Puerta del Sol ; mais ils trouvent la voie occupée par les canons et les grenadiers du colonel Friederichs, qui établit des postes avancés dans les rues voisines. De sorte que ces groupes sont mitraillés sans pitié dès qu’ils apparaissent par l’Almudena et la rue San Gil, pris en enfilade par les canons de l’armée impériale. C’est ainsi que meurt Francisco Sánchez Rodríguez, âgé de cinquante-deux ans et employé de maître Alpedrete, marchand de voitures : il est atteint de plein fouet par une salve française au moment où il passe le coin de la rue du Factor en compagnie des soldats des Volontaires d’Aragón Manuel Agrela et Manuel López Esteban – tous deux tombent aussi, gravement blessés, et décéderont au bout de quelques jours – et du facteur José García Somano, qui échappe à la décharge mais trouvera la mort une demi-heure plus tard, frappé par une balle sur la place San Martín. Du haut des fenêtres du Palais, où hallebardiers et gardes se sont approvisionnés en munitions et ont fermé les portes, résolus à en défendre l’enceinte au cas où les Français tenteraient d’y pénétrer, le capitaine des Gardes wallonnes Alejandro Coupigny voit, impuissant, les habitants se faire repousser et courir devant la charge des cavaliers polonais venus du palais Grimaldi, qui les massacrent à coups de sabres.

Ceux qui fuient les balles françaises se fragmentent en petits groupes. Beaucoup parcourent la ville en réclamant des armes à grands cris, et d’autres, cherchant vengeance, demeurent aux abords immédiats, dans l’espoir de prendre leur revanche. Tel est le cas de Manuel Antolín Ferrer, aide du jardinier des Jardins royaux de la Florida, qui s’est joint au fonctionnaire d’ambassade retraité Nicolás Canal et à un autre habitant, Miguel Gómez Morales, pour affronter à coups de navajas, au coin des rues du Viento et du Factor, un piquet de grenadiers de la Garde impériale qu’ils guettaient sous un porche. Ils tuent ainsi deux Français et se réfugient ensuite sur la terrasse de la maison, mais ils ont la malchance de ne pas trouver d’issue. Canal parvient à s’échapper en s’agrippant au toit voisin, mais Antolín et Gómez Morales sont faits prisonniers, assommés à coups de crosses et conduits dans un cachot. Ils seront fusillés tous les deux le lendemain, au petit matin, sur la colline du Príncipe Pío. Parmi les fusillés figureront également José Lonet Riesco, propriétaire d’une mercerie de la place Santo Domingo, qui, après s’être battu près de l’esplanade du Palais, est capturé par un détachement au moment où il s’enfuit par la rue Inquisición, un pistolet déchargé dans une main et un couteau dans l’autre.

Plus chanceux est le notaire ecclésiastique du royaume Antonio Varea, l’un des rares individus de bonne famille qui luttent aujourd’hui dans les rues de Madrid. Après s’être rendu à la Puerta del Sol en compagnie de son oncle Claudio Sanz, secrétaire royal, puis sur l’esplanade du Palais, résolu à se battre, le notaire Varea participe aux affrontements jusqu’à ce que, poursuivi par des Français qui battent en retraite, il reçoive, près des Conseils, une balle des grenadiers de la Garde. Transporté par son oncle et par l’officier inspecteur des Milices don Pedro de la Cámara à son domicile de la rue Toledo, près des arcades de Panos, il parvient à s’y réfugier, peut recevoir des soins et il aura la vie sauve.

D’autres sont moins heureux. Dans tout le quartier, exaspérés par la mort de leurs camarades, les soldats impériaux tirent sur tout ce qui bouge et font la chasse aux fuyards. C’est ainsi que tombent blessés Julián Martín Jiménez, habitant Aranjuez, et le tisserand de Vigo, âgé de vingt-quatre ans, Pedro Cavano Blanco. Meurent aussi de la même manière José Rodríguez, laquais du conseiller de Castille don Antonio Izquierdo : blessé devant la demeure de ses maîtres, dans la rue de l’Almudena, il tambourine désespérément à la porte ; mais, avant qu’on ne lui ouvre, il est rattrapé par deux soldats français. L’un lui assène un coup de sabre à la tête et l’autre l’achève d’une balle de pistolet dans la poitrine. Dans la même rue, à peu de distance de là, un enfant de douze ans, Manuel Núñez Gascón, qui a lancé des pierres et tente d’échapper à la poursuite d’un Français, meurt sous les coups de baïonnettes, devant les yeux épouvantés de sa mère qui assiste à la scène du haut de son balcon.

De l’autre côté de l’Almudena, réfugié sous un porche voisin de la place des Conseils avec son serviteur Olmos, Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica, voit passer au galop plusieurs éclaireurs de l’armée impériale qui viennent de la place Doña María de Aragón. Son expérience militaire lui permet de se faire une idée approximative de la situation. La ville a cinq portes principales, et toutes les avenues qui viennent de celles-ci convergent vers la Puerta del Sol à la manière des rayons d’une roue. Madrid n’est pas une place fortifiée, et aucune résistance n’est possible si le moyeu de cette roue et ses rayons sont contrôlés par l’adversaire. Le marquis de Malpica sait où campent les forces ennemies à l’extérieur de la cité – au point où il en est, il doit considérer les Français comme des ennemis –, et il peut prévoir leurs mouvements pour étouffer l’insurrection ; les portes de la ville et les grandes artères seront leur premier objectif. Observant les groupes de civils mal armés qui courent en désordre de tous côtés, sans préparation ni chefs, le marquis de Malpica conclut que la seule manière de s’opposer aux Français est de les harceler aux portes mêmes, avant que leurs colonnes n’envahissent les grandes artères.

— La cavalerie, Olmos ! Elle est la clef de tout… Tu comprends ?

— Non, mais ça ne fait rien. Que Monsieur ordonne, et ça me suffit.

Quittant le porche, Malpica arrête une troupe d’habitants qui bat en retraite : il connaît de vue l’homme qui les mène. C’est un valet d’écurie du Palais, qui le reconnaît à son tour et ôte son bonnet. Il porte une escopette, sa cape pliée sur l’épaule, et il est suivi d’une demi-douzaine d’hommes, d’un jeune garçon et d’une femme en tablier qui tient à la main une hache de boucher.

— Ils nous ont mitraillés, monsieur le marquis. C’est impossible de s’approcher de la place… Les gens se sont égaillés et, maintenant, ils luttent où ils peuvent.

— Vous allez continuer à vous battre ?

— Inutile de nous le demander.

Le marquis de Malpica explique ses intentions. La cavalerie, très utile pour disperser les insurgés, sera le principal danger à affronter pour ceux qui se battent dans les rues. Les deux plus importantes forces sont cantonnées dans le Buen Retiro et à Carabanchel. Le Retiro est loin, trop loin pour qu’on puisse y faire quelque chose ; mais les autres entreront par la porte de Tolède. Il s’agit donc de former une troupe qui soit prête à les attaquer à cet endroit.

— Je peux compter sur vous ?

Tous acquiescent, et la femme à la hache de boucher appelle à grands cris d’autres hommes qui fuient l’esplanade du Palais.

Cela fait une vingtaine d’insurgés, parmi lesquels se détachent l’uniforme jaune d’un dragon de Lusitanie qui allait à sa caserne et quatre soldats des Gardes wallonnes qui ont déserté la porte du Trésor avec leurs fusils en se glissant par les fenêtres et arrivent au pas de course des écuries pour rejoindre ceux qui se battent. Le dragon a vingt-quatre ans et se nomme Manuel Ruiz García. Les Gardes wallonnes, uniforme bleu à revers rouges et guêtres blanches, sont un Alsacien de dix-neuf ans, Franz Weller, un Polonais de vingt-trois ans, Lorenz Leleka, et deux Hongrois : Gregor Franzmann, vingt-six ans, et Paul Monsak, trente-sept. Le reste de la troupe est composé de jardiniers, de valets des écuries voisines, d’un commis de boutique, d’un porteur d’eau de quinze ans, la tête ceinte d’un mouchoir ensanglanté, d’un concierge des Conseils et d’un ouvrier de Lavapiés, charpentier de son métier, dépoitraillé et la mine farouche – cheveux pris dans un filet, courte veste à brandebourgs, navaja de deux empans passée dans sa large ceinture –, qui répond au nom de Miguel Cubas Saldaña. L’ouvrier, qui va de pair avec un autre individu à l’aspect patibulaire vêtu d’une capote brune et d’un chapeau à bord relevé, s’offre avec beaucoup d’assurance à lever dans son quartier une bonne troupe de compagnons. Et donc, après s’être arrêté à l’hôtel de Malpica pour qu’Olmos y prenne le renfort de deux jeunes domestiques, de deux carabines et de trois fusils de chasse, le marquis, choisissant les rues les moins fréquentées pour éviter les Français, dirige ses volontaires vers la porte de Tolède.

Le marquis n’est pas le seul qui ait pensé à couper la route aux troupes françaises. Dans le nord-est de la ville, un groupe nombreux et armé de fusils de chasse et de carabines, dans lequel se trouvent Nicolás Rey Canillas, trente-deux ans, valet aux Gardes du Corps et ancien soldat de la cavalerie, Ramón González de la Cruz, domestique du maréchal de camp don José Jenaro Salazar, le cuisinier José Fernández Viñas, le Biscayen Ildefonso Ardoy Chavarri, le cordonnier Juan Mallo, âgé de vingt ans, le marchand d’huile Juan Gómez García, vingt-six ans, et le soldat des dragons de Pavie Antonio Martínez Sánchez, décident d’empêcher la sortie des troupes françaises qui occupent la caserne Conde-Duque, près de San Bernardino, et se postent aux abords. Le premier à mourir est Nicolás Rey, qui porte deux pistolets chargés à la ceinture et qui, se trouvant nez à nez avec une sentinelle sur laquelle il tire à brûle-pourpoint, est touché par une balle. Tout de suite après, prenant position dans les maisons voisines et derrière les murs, les insurgés ouvrent le feu et le combat se généralise, mais il est bref, en raison de la disproportion des forces : cinq cents Français face à une vingtaine de Madrilènes. Les marins de la Garde impériale sortent de la caserne et dirigent sur les attaquants un feu nourri qui les oblige à se replier. Dans leur retraite, qu’ils ralentissent de temps en temps pour tirer, tout en franchissant murs et vergers pour se mettre à l’abri, mourront González de la Cruz, Juan Mallo, Ardoy, Fernández Viñas et le soldat Martínez Sánchez.

Ce ne sont pas seulement des combattants qui meurent. Exaspérés par le harcèlement des Madrilènes, les détachements français se mettent à faire feu sur les habitants qui regardent de leurs fenêtres ou de leurs balcons ou sur des attroupements de curieux. Dans la maison qu’il occupe depuis deux mois au numéro 8 de la rue Silva, le prêtre défroqué José Blanco White, un Sévillan de trente-deux ans, entend le tumulte et sort pour voir ce qui se passe.

— Les Français tirent sur le peuple ! l’avertit un voisin.

En réalité, José Blanco White ne s’appelle pas encore ainsi.

Ce nom – emprunté à sa lointaine ascendance irlandaise –, il l’adoptera plus tard en anglicisant celui de José María Blanco y Crespo, lorsqu’il vivra en exil en Angleterre, où il écrira ses Lettres d’Espagne, indispensables à quiconque veut comprendre son époque. Pour Blanco White, le Pepe Crespo des salons sévillans et des cafés madrilènes, ami du poète Quintana et en même temps admirateur du théâtre de Moratín, homme éclairé, lucide, dont les idées de liberté et de progrès sont plus proches des idées étrangères que de l’ambiance confinée de toiles d’araignées et de sacristies qui le désole tant dans sa patrie – il est un lecteur assidu de Feijoo, Rousseau et Voltaire –, la nouvelle des représailles françaises semble incroyable : c’est une atrocité monstrueuse et un non-sens politique. C’est pourquoi il veut en constater la véracité de ses propres yeux. Il arrive ainsi sur la place Santo Domingo, au confluent de quatre grandes rues, dont l’une vient directement de l’esplanade du Palais. Dans cette dernière résonne le battement d’un tambour, et Blanco White s’arrête à côté d’un rassemblement de paisibles citoyens, badauds bien vêtus et artisans du quartier. Au débouché de la rue, apparaît une troupe française au pas de course, fusils prêts à tirer. Tandis que Blanco White attend pour les voir de près sans soupçonner le moindre danger, il observe que les soldats font halte à vingt pas et épaulent leurs armes.

— Attention !… Ils vont tirer !… Attention !

La salve arrive à l’improviste, brutale, un homme tombe mort au coin de la rue par laquelle tous se sauvent en courant. Le cœur bondissant dans sa poitrine, révulsé par ce qu’il vient de voir, le souffle coupé, Blanco White court vers sa maison, monte l’escalier et ferme la porte. Là, indécis, bouleversé, il ouvre la fenêtre, entend les tirs qui continuent et se hâte de la refermer. Puis, ne sachant que faire, il sort d’un coffre un fusil de chasse, et, le tenant à la main, il marche de long en large dans sa chambre, sursautant à chaque décharge proche. Ce serait suicidaire, se dit-il, de sortir dans la rue n’importe comment et sans savoir pourquoi. Avec qui ou contre qui. Pour se calmer, avant de prendre une décision, il s’empare d’une boîte de poudre et de plombs, et il se met à fabriquer des cartouches pour le fusil. Au bout d’un moment, il se sent ridicule, range l’arme dans le coffre et va s’asseoir devant la fenêtre, tressaillant au crépitement des détonations qui s’étend aux quartiers voisins, ponctué par intervalles de coups de canon.

Lorsque le capitaine Marbot revient au palais Grimaldi, il voit le duc de Berg sortir à cheval avec tout son état-major, escorté par un demi-escadron de cavaliers polonais et une compagnie de fusiliers de la Garde impériale. Comme la situation devient tendue et qu’il craint de rester isolé dans le palais, Murat a décidé de transporter son quartier général près des écuries du Palais royal, sur la côte de San Vicente par laquelle est prévue l’arrivée de l’infanterie cantonnée au Pardo, pendant qu’une autre colonne viendra de la Casa del Campo en passant par le pont de Ségovie. L’un des avantages tactiques de l’endroit, bien que personne n’ose le dire à voix haute, est que, de là, Murat pourrait, avec la totalité de son quartier général, contourner la ville par le nord si celle-ci était bloquée et, si les choses tournaient vraiment mal, se replier sur Chamartín.

— La cavalerie devrait déjà être à la Puerta del Sol en train de sabrer cette racaille ! Et Godinot et Aubrée en train de suivre avec leur infanterie !… Où en est-on, au Buen Retiro ?

Le duc de Berg tire furieusement sur les rênes de son cheval. Son humeur a encore empiré, et les motifs ne manquent pas. Il vient d’apprendre que plus de la moitié des courriers expédiés aux troupes ont été interceptés. Telle est du moins l’expression qu’utilise le général Belliard. Le capitaine Marbot, qui arrive sur sa monture au moment où le groupe rutilant de l’état-major prend la rue Nueva vers le Campo de Guardias, ne peut retenir une grimace en entendant cet euphémisme. C’est une manière comme une autre, pense-t-il, de décrire des cavaliers criblés de pierres depuis les maisons et aux carrefours, assaillis par la foule, jetés à bas de leurs chevaux et poignardés dans les rues et sur les places.

— Ah, Marbot ! Voici un pli contenant des ordres. Veuillez le porter au Buen Retiro. À bride abattue.

— À qui dois-je le remettre, Votre Altesse ?

— Au général Grouchy. Et si vous ne le trouvez pas, à n’importe qui, pourvu qu’il soit au commandement… Dépêchez-vous !

Le jeune capitaine reçoit l’enveloppe scellée, porte la main à son colback et pique des éperons en direction de Santa María et de la Calle Mayor, laissant derrière lui l’imposante escorte du duc de Berg. Compte tenu de l’importance de sa mission, le général Belliard a pris la précaution de lui donner quatre dragons. Tout en chevauchant devant ceux-ci dans la rue Encarnación, Marbot se penche sur l’encolure de son cheval et serre les dents, en s’attendant à tout moment à recevoir la tuile, le pot ou le coup de fusil de chasse qui le désarçonnera. C’est un militaire qui connaît son métier, il a de l’expérience, mais cela ne l’empêche pas de déplorer sa malchance. Il n’est pas de tâche plus dangereuse que de porter un message à travers une ville en état d’insurrection. Sa mission consiste à parvenir au Buen Retiro, où sont cantonnées la cavalerie de la Garde impériale et une division de dragons, au total trois mille cavaliers. La distance n’est pas grande, mais l’itinéraire comprend la Calle Mayor, la Puerta del Sol et la rue d’Alcalá ou le cours San Jerónimo qui sont en ce moment, pour un Français, les pires endroits de Madrid. Il n’a pas échappé à Marbot que Murat, conscient du danger de la mission, l’a confiée à lui, jeune officier attaché à son état-major, et non à des aides de camp en titre, qu’il préfère conserver près de lui et à l’abri du danger.

Marbot et ses quatre dragons n’ont pas encore perdu de vue le palais Grimaldi quand, d’un balcon, ils sont la cible d’un coup de fusil, qu’ils évitent facilement. Sur leur passage d’autres détonations retentissent – par chance les tireurs ne sont pas des militaires, mais des civils armés de fusils de chasse et de pistolets – et divers objets pleuvent des balcons et des fenêtres. Accompagnés du fracas des sabots de leurs montures, les cinq cavaliers filent au galop dans les rues, en une formation compacte qui oblige les gens à leur céder le passage. Ils suivent de la sorte la Calle Major et arrivent à la Puerta del Sol, où la foule est si menaçante que Marbot sent son courage fléchir. Si nous hésitons, décide-t-il, tout finit ici.

— Ne vous arrêtez pas, crie-t-il à ses hommes. Ou nous sommes morts !

Et ainsi, avec la crainte, à chaque bond de son cheval, d’être jeté à bas de sa selle et taillé en pièces, le capitaine pique des éperons, ordonne à ses dragons de rester collés les uns aux autres, et tous les cinq galopent vers l’entrée du cours San Jerónimo sans que ceux qui s’écartent sur leur passage – quelques téméraires essayent de s’interposer et de saisir les rênes, et Marbot renverse un ou deux exaltés avec son cheval – puissent faire autre chose que les insulter, leur lancer des pierres et des coups de bâtons, et, impuissants, les voir disparaître. Mais, entre la rue du Lobo et l’hôpital des Italiens, la course doit s’interrompre : un homme drapé dans sa cape décharge à bout portant son pistolet sur le cheval d’un dragon, qui encense et jette son cavalier à terre. Immédiatement, de nombreux habitants se précipitent des maisons voisines pour tuer le dragon tombé ; mais Marbot et les autres tirent sur leurs rênes, font volte-face et accourent au secours de leur camarade, opposent leurs sabres aux navajas et aux poignards des agresseurs, presque tous jeunes et déguenillés, dont trois restent sur le carreau ; les autres s’enfuient, non sans avoir légèrement blessé les dragons, tandis que Marbot a reçu un violent coup de couteau qui n’a pas atteint la chair mais a déchiré une manche de son dolman. Finalement, tendant une main au dragon démonté pour qu’il se cramponne aux selles et coure entre deux chevaux, les cinq hommes poursuivent leur marche aussi vite qu’ils le peuvent, en descendant le cours San Jerónimo, jusqu’aux écuries du Buen Retiro.

Pendant ce temps, le serrurier Blas Molina Soriano court aussi, le long des murs du couvent de Santa Clara, fuyant les décharges françaises. Il a l’intention de descendre vers la Calle Mayor et la Puerta del Sol pour s’unir à ceux qui s’y trouvent déjà ; mais des tirs répétés et des cris de gens en débandade retentissent du côté de la rue de la Platería, aussi s’arrête-t-il sur la place Herradores avec d’autres fuyards qui, comme lui, arrivent de l’esplanade du Palais. Parmi eux se trouve le groupe du chocolatier José Lueco et une autre petite bande formée par un homme âgé à barbe blanche, qui brandit une antique épée couverte de taches de rouille, et trois jeunes gens armés de fers de lance tout aussi oxydés ; des armes vieilles de plus d’un siècle et que, racontent-ils, ils ont prises dans la boutique d’un brocanteur. Deux femmes et un voisin sortent pour leur donner de l’eau et demander des nouvelles, mais la plupart des gens restent aux fenêtres, pour regarder sans se compromettre. Molina qui a atrocement soif boit une longue gorgée et fait passer la cruche.

— Comment trouver des fusils ? se lamente le vieux à barbe blanche.

— À qui le dites-vous, monsieur ! renchérit un des jeunes garçons. Si nous en avions, nous verrions de grandes choses, aujourd’hui !

À ce moment, le serrurier est pris d’une soudaine illumination. Le souvenir de sa visite au parc d’artillerie de Monteleón, quand il escortait le jeune Ferdinand VII, lui revient. Sa mémoire a fidèlement enregistré les canons rangés dans la cour, les fusils alignés sur leurs râteliers. Et il se donne une tape sonore sur le front.

— Que je suis bête ! s’exclame-t-il.

Surpris, les autres le regardent. Alors il leur explique. Dans le parc, il y a des armes, de la poudre et des munitions. S’ils s’en emparaient, les Madrilènes pourraient traiter les Français d’homme à homme, comme il convient, au lieu de se faire mitrailler dans les rues, sans défense.

— Œil pour œil ! lance-t-il, féroce.

À mesure qu’il expose son plan, Molina voit s’animer les visages de ceux qui l’entourent : regards d’espoir et désir de vengeance se substituent à la fatigue. À la fin, il lève le gourdin noueux avec lequel il a assommé le soldat français et se met en marche, résolu, vers la rue des Hileras.

— Que ceux qui veulent se battre me suivent ! Et vous, voisins, faites passer le mot… Il y a des fusils au parc de Monteleón !


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