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Au parc d’artillerie de Monteleón, le lieutenant Rafael de Arango a vu, à son immense soulagement, les portes s’entrouvrir pour laisser entrer le capitaine Luis Daoiz.
— Comment les choses se présentent-elles, ici ? demande le nouveau venu avec beaucoup de sang-froid.
Arango, qui doit faire un effort pour respecter les formes et ne pas se jeter au cou de son supérieur, le met au courant, y compris de sa décision de mettre les pierres aux fusils et de disposer de cartouches, précautions que Daoiz approuve.
— Bon, vous avez agi un peu en fraude, dit-il avec un bref sourire. Mais comme ça nous pouvons parer à toute éventualité.
La situation, l’informe le lieutenant, est difficile, le capitaine français et ses hommes sont très nerveux et les gens, dehors, de plus en plus nombreux. On entend tirer dans le centre de la ville, et de nouvelles bandes d’agitateurs affluent des rues voisines vers les rues San José et San Pedro, devant le parc. Les habitants, et parmi eux beaucoup de femmes surexcitées, sortent pour les rejoindre, et ils frappent aux portes pour réclamer des armes. D’après le caporal Alonso, qui se tient toujours à l’entrée, et le sergent-major Juan Pardo, qui habite en face et vient régulièrement donner des nouvelles de la rue, les choses semblent s’aggraver. Daoiz lui-même a pu le constater en venant, sur ordre du capitaine Navarro Falcón.
— C’est vrai, dit le capitaine, sans se départir de son flegme. Mais je crois que, pour le moment, nous pouvons contrôler la situation… Comment sont les hommes ?
— Inquiets, mais toujours disciplinés. – Arango baisse la voix. – J’imagine que votre présence les soulagera. Plusieurs sont venus me voir pour me dire qu’on peut compter sur eux s’il faut se battre.
Daoiz a un sourire rassurant.
— Nous n’en viendrons pas là. Les ordres que j’apporte sont tout le contraire. Calme absolu, et pas un seul artilleur à l’extérieur du parc.
— Et pour ce qui est de donner des armes au peuple ?
— Surtout pas. Ce serait une folie, dans l’état où sont les esprits… Et les Français ?
Arango indique le centre de la cour, où le capitaine de l’armée impériale et ses subalternes forment un groupe qui observe, soucieux, les officiers espagnols. Le reste de la troupe, à part quelques-uns qui surveillent à la porte, attend, sous les armes, à vingt pas de là. Certains sont assis par terre.
— Le capitaine s’est montré très arrogant, tout à l’heure. Mais, après, à mesure que, dehors, les gens se faisaient plus nombreux, il s’est renfrogné… Maintenant, il est nerveux, et je crois qu’il a peur.
— Je vais lui parler. Un homme nerveux et apeuré est plus dangereux qu’un homme sûr de lui.
À ce moment, le caporal Alonso arrive de la porte. Trois officiers d’artillerie demandent à entrer. Daoiz, qui ne semble pas surpris, donne son accord ; et, peu après, apparaissent dans la cour, comme s’ils passaient là par hasard, en uniforme et sabre au côté, le capitaine Juan Cónsul et les lieutenants Gabriel de Torres et Felipe Carpegna. Tous trois saluent Daoiz d’un air sérieux et circonspect qui donne à penser à Arango que ce n’est pas la première fois, ce matin, qu’ils se rencontrent. Juan Cónsul est un ami intime de Daoiz ; et son nom, comme celui du capitaine Velarde et d’autres, est cité depuis quelques jours dans les rumeurs de conspiration qui circulent. Il est aussi l’un de ceux qui, la veille, se trouvaient avec Daoiz à l’auberge de Genieys, lors de l’altercation qui a tourné court.
Il se trame quelque chose ici, se dit le jeune lieutenant.
À dix heures et demie, dans les locaux de l’état-major de l’Artillerie, au numéro 68 de la rue San Bernardo, devant le Noviciat, le colonel Navarro Falcón discute avec le capitaine Pedro Velarde qui est assis à son bureau, tout près de celui de son supérieur et chef immédiat. Le colonel a vu le capitaine arriver le regard enflammé et dans un état de grande surexcitation, en demandant à aller au parc de Monteleón. Le colonel qui apprécie sincèrement Velarde lui refuse la permission avec tact, affectueusement mais fermement.
— Daoiz se débrouillera seul, dit-il, et j’ai besoin de vous ici.
— Il faut se battre, mon colonel !… On ne peut plus reculer !… Daoiz devra le faire, et nous aussi !
— Je vous prie de ne pas proférer d’incongruités et de vous calmer.
— Me calmer, dites-vous ?… Vous n’avez pas entendu les tirs ? Ils mitraillent le peuple !
— J’ai mes instructions, et vous avez les vôtres. – Navarro Falcón sent monter son exaspération. – Faites-moi la grâce de ne pas me compliquer les choses davantage. Bornez-vous à faire votre devoir.
— Mon devoir est dehors, dans la rue !
— Votre devoir est d’obéir à mes ordres ! Point final !
Le colonel, qui vient de donner un coup de poing sur la table, se désole d’avoir perdu son sang-froid. C’est un vieux soldat : il s’est battu à Santa Catalina du Brésil, contre les Anglais au Río de la Plata, dans la colonie de Sacramento, au siège de Gibraltar et durant toute la guerre contre la République française. Gêné, il regarde le secrétaire Manuel Almira et ceux qui sont dans la pièce voisine et qui écoutent, puis il observe de nouveau Velarde qui, furieux, trempe sa plume dans l’encrier et gribouille n’importe quoi sur les papiers qui sont devant lui. Finalement, le colonel se lève et pose sur le bureau de Velarde l’ordre que lui a transmis le général Vera y Pantoja, gouverneur de la place, et qui est de maintenir les troupes dans leurs casernes et à l’écart de tout ce qui peut se produire.
— Nous sommes des soldats, Pedro.
Ce n’est pas dans ses habitudes d’appeler ses officiers par leur prénom, et Velarde le sait ; mais il n’a que faire de cette marque d’affection et hoche négativement la tête tout en écartant d’un geste méprisant l’ordre du gouverneur.
— Nous sommes avant tout des Espagnols, mon colonel.
— Écoutez-moi : si la garnison se range aux côtés du peuple révolté, Murat fera marcher sur Madrid le corps du général Dupont qui n’est qu’à une journée de route… Est-ce que vous voulez que cinquante mille Français s’abattent sur cette ville ?
— Même s’ils sont cent mille, qu’importe ? Nous serons un exemple pour toute l’Espagne et pour le monde.
Las de la discussion, Navarro Falcón retourne à sa table.
— Je ne veux pas entendre un mot de plus !… Est-ce clair ?
Le colonel s’assied et fait mine de se plonger dans ses papiers. Feignant de croire que Velarde ne l’entend pas, il murmure, l’air égaré : « Se battre… Se battre… Mourir pour l’Espagne », et, tout en griffonnant à son tour des dessins sans signification, il forme des vœux pour que là-bas, à Monteleón, Daoiz garde la tête froide, et que lui-même, ici, soit capable de conserver Velarde rivé à sa table. Laisser aujourd’hui cet exalté s’approcher du parc de Monteleón, ce serait comme attacher un cordon allumé à un tonneau de poudre.
Malgré ses excès et son patriotisme passionné, le serrurier Molina n’est pas idiot. Il sait que s’il conduit sa troupe vers le parc par des rues trop larges, il attirera l’attention et que, tôt ou tard, les Français lui barreront le passage. Il recommande donc le silence à la vingtaine de volontaires qui le suivent – dont de nouveaux venus viennent grossir les rangs en cours de route – et, après s’être séparé de ceux qui cherchent le chemin le plus court, il les dirige vers le cours San Pablo en passant par le guichet de San Martín et les rues Hita et Tudescos.
— Sans tapage, hein ?… Ça, ce sera pour plus tard. L’important, c’est de nous procurer des fusils.
À la même heure, d’autres groupes, ceux qui ont été alertés par Molina ou des gens qui marchent sur Monteleón de leur propre initiative, montent par Los Caños et la place Santo Domingo vers la large rue San Bernardo, et de la Puerta del Sol par le carreau de San Luis vers la rue Fuencarral. Certains parviendront au but dans l’heure qui vient ; mais d’autres, confirmant les craintes de Molina, seront anéantis ou dispersés en se heurtant à des détachements français. Tel est le cas de la troupe formée par le chocolatier José Lueco qui, avec les garçons d’écurie Juan Velázquez, Silvestre Álvarez et Toribio Rodríguez, décide de marcher pour son compte en coupant par San Bernardo. Mais dans la rue de la Bola, alors qu’ils sont maintenant une trentaine grâce au renfort des valets d’une hôtellerie et d’une auberge voisines, d’un doreur, de deux apprentis charpentiers, d’un ouvrier typographe et de plusieurs domestiques de maisons particulières, la troupe, qui dispose de quelques carabines, escopettes et fusils de chasse, tombe sur un peloton de fusiliers de la Garde impériale. Le choc est brutal, à bout portant, et, après les premiers coups de navajas et de fusils, les Madrilènes se retranchent au coin de la place Santo Domingo et de la rue Puebla. Pendant un bon moment, n’écoutant que leur courage, ils livrent là un combat acharné qui cause des pertes aux Français, avec l’aide des gens du voisinage qui participent à la bataille en lançant des pots de fleurs et toutes sortes de projectiles depuis les balcons. Finalement, se voyant sur le point d’être encerclée par des renforts qui arrivent des rues adjacentes, leur troupe se disperse en laissant plusieurs morts sur le pavé. José Lueco, blessé d’un coup de sabre au visage et d’une balle à l’épaule, parvient à se réfugier dans une maison proche – à la troisième tentative, car les deux premières portes auxquelles il frappe ne s’ouvrent pas – où il restera caché jusqu’à la fin de la journée.
Comme celui du chocolatier Lueco, d’autres groupes sont presque tout de suite défaits, ou durent juste le temps que les troupes françaises mettent à les trouver et à les disperser. C’est ce qui arrive au petit groupe armé de gourdins et de couteaux que les Français obligent à se débander à coups de canon au coin des rues du Pozo et San Bernardo, blessant José Ugarte, chirurgien de la Maison royale, et María Oñate Fernández, âgée de quarante-trois ans et originaire de Santander. Même chose dans la rue Sacramento, pour une troupe conduite par le curé don Cayetano Miguel Manchón qui, armé d’une carabine et à la tête de quelques jeunes gens résolus, tente de gagner le parc d’artillerie. Une patrouille de cavaliers polonais fond sur eux à l’improviste, le prêtre est atteint d’un coup de sabre qui lui met la cervelle à l’air, et ses hommes, affolés, se dispersent en un instant.
Un autre groupe n’arrivera pas non plus à destination : c’est celui que mène don José Albarrán, médecin de la famille royale, qui, après avoir assisté au massacre de l’esplanade du Palais, recrute une bande d’habitants armés de gourdins, de couteaux et de quelques fusils de chasse, et tente de la faire passer par la rue San Bernardo. Arrêtés par la mitraille que crachent deux canons français mis en batterie devant l’hôtel du duc de Montemar, ils doivent se réfugier dans la rue San Benito ; là, ils se voient pris entre deux feux, car une autre force française qui vient de la place Santo Domingo tire sur eux depuis celle du Gato. Le premier à tomber, d’une balle dans le ventre, est le plâtrier Nicolás del Olmo García, âgé de cinquante-quatre ans. Le groupe se débande et le docteur Albarrán, grièvement blessé et laissé pour mort – il sera sauvé plus tard par ses amis et survivra –, est dépouillé par les soldats de l’armée impériale qui lui prennent sa redingote, sa montre et douze onces d’or qu’il portait sur lui. À son côté, après s’être battu avec pour seules armes une petite épée d’apparat et un pistolet de poche, meurt Fausto Zapata y Zapata, douze ans, cadet des Gardes espagnoles.
Dans une maison de la rue de l’Olivo, un garçon de quatre ans et demi, Ramón de Mesonero Romanos – qui sera par la suite l’un des écrivains les plus populaires et les plus typiques de Madrid –, est également la victime accidentelle des événements. En se précipitant au balcon avec sa famille pour voir une troupe de Madrilènes qui crient « Aux armes ! Aux armes ! Vive Ferdinand VII et mort aux Français ! », le petit Ramón trébuche et s’ouvre le crâne sur le fer forgé de la balustrade. Bien des années après, dans ses Mémoires d’un septuagénaire, il racontera cet épisode : sa mère, Doña Teresa, effrayée par l’état de son fils et par ce qui se passe dans la rue, allume des cierges devant une image de l’Enfant Jésus et récite son rosaire, pendant que le père – le négociant Tomás Mesonero – discute, inquiet, avec leurs voisins. À cet instant se présente chez eux un ami de la famille, le capitaine Fernando Butrón, qui vient de se défaire de son épée et de son uniforme afin, dit-il, d’éviter que les gens qui courent les rues ne l’obligent, comme ils l’ont déjà tenté à trois reprises, à se mettre à leur tête.
— Ils vont partout, surexcités et désorientés, en cherchant quelqu’un pour les diriger, explique Butrón, qui reste en gilet et manches de chemise. Mais tous les militaires ont ordre d’aller s’enfermer dans leurs casernes… Nous n’avons pas le choix.
— Et ils obéissent tous ? demande Doña Teresa Romanos qui, sans cesser de dire son rosaire, lui apporte un verre de clairet frais.
Butrón avale le vin d’un trait et essaye la jaquette anglaise que lui offre le maître de maison. Les manches sont un peu courtes, mais c’est mieux que rien.
— Moi, en tout cas, je compte obéir… Mais je ne sais pas ce qui se passera si cette folie continue.
— Jésus, Marie, Joseph !
Doña Teresa se tord les mains et entame le vingtième Ave María de la matinée. Écroulé sur un canapé à côté de l’image de l’Enfant Jésus, le petit Ramón Mesonero Romanos, un emplâtre imbibé de vinaigre sur le front, pleure à chaudes larmes. De temps à autre, au loin, retentissent des coups de feu.
À la Puerta del Sol, dix mille personnes sont rassemblées, et la foule se répand dans les artères voisines, de la rue Montera au carreau de San Luis, de même que dans les rues Arenal et Postas, et la Calle Mayor, tandis que des groupes armés d’escopettes, de gourdins et de couteaux patrouillent aux alentours pour donner l’alerte en cas de présence française. De la fenêtre de sa maison, au numéro 15 de la rue Valleverde, au coin de la rue Desengaño, Francisco Goya y Lucientes, Aragonais, âgé de soixante-deux ans, membre de l’Académie de San Fernando et peintre de la Maison royale avec cinquante mille réaux de rente, regarde tout avec une expression sévère. Deux fois, il a refusé de céder à son épouse, Josefa Bayeu, qui lui demandait de rabattre le volet et de se retirer à l’intérieur. En gilet, le col de la chemise ouvert et les bras croisés sur sa poitrine, sa tête puissante, encore ornée d’une épaisse chevelure frisée et de favoris gris, un peu penchée, le plus célèbre des peintres espagnols vivants s’obstine à rester là pour observer le spectacle de la rue. Des cris de la foule et des tirs isolés au loin, c’est à peine si des échos parviennent à ses oreilles – une maladie, il y a quelques années, l’a laissé sourd –, bruits amortis qui se confondent avec les rumeurs de son cerveau toujours tourmenté, tendu et aux aguets. Goya est à son balcon depuis que, voici un peu plus d’une heure, León Ortega y Villa, un jeune homme de dix-huit ans qui est son élève, est venu de chez lui, rue Cantarranas, pour demander la permission de ne pas se rendre à l’atelier. « Nous allons probablement devoir nous battre avec les Français », a-t-il dit au peintre en parlant comme d’habitude très fort tout contre son oreille invalide, avant de repartir avec le sourire juvénile et héroïque de ses jeunes années, sans prêter attention aux objurgations de Josefa Bayeu qui lui reprochait de prendre des risques sans tenir compte de l’inquiétude de sa famille.
— Tu as une mère, León.
— J’ai mon honneur, Doña Josefa, et une patrie à défendre.
Maintenant Goya demeure immobile, sourcils froncés, contemplant le fourmillement dense de la foule qui descend vers la Puerta del Sol ou remonte la rue Fuencarral en direction du parc d’artillerie. Homme génial, voué à la gloire des musées et de l’histoire de l’Art, il essaye de vivre et de peindre en s’abstrayant de la réalité quotidienne, malgré ses idées avancées, ses amis acteurs, artistes et écrivains – parmi eux, Moratín, dont le sort préoccupe aujourd’hui le peintre –, ses bonnes relations avec la Cour et sa rancœur, secrète, envers l’obscurantisme, les prêtres et l’Inquisition. Lesquels, pense-t-il, ont, des siècles durant, transformé les Espagnols en esclaves incultes, délateurs et couards. Maintenir son œuvre à l’écart de tout cela est de plus en plus difficile. Déjà, dans la série de gravures des Caprices réalisée il y a neuf ans, l’Aragonais a tourné en ridicule, presque ouvertement, les prêtres, les inquisiteurs, les juges injustes, la corruption, l’abrutissement du peuple et autres vices nationaux. De la même manière, aujourd’hui, il lui est impossible de se soustraire aux sombres présages qui planent sur Madrid. Le vague brouhaha qui parvient aux tympans abîmés du vieux peintre s’accroît par moments, montant d’un degré, tandis que dans la foule les têtes s’agitent, formant des vagues comme le blé sous l’effet du vent ou comme la mer quand s’annonce une tempête. L’Aragonais est un homme énergique qui, dans sa jeunesse, a été torero, s’est battu au couteau, a dû fuir la justice ; il n’a rien d’un petit-maître ou d’une poule mouillée. Pourtant cette foule en ébullition, pour lui silencieuse, qui s’agite tout près a quelque chose d’obscur qui l’inquiète davantage que l’émeute immédiate ou les troubles prévisibles. Dans les bouches ouvertes et les bras levés, dans les groupes qui passent en brandissant gourdins et navajas et en criant des paroles inaudibles mais qui résonnent dans la tête de Goya aussi terribles que s’il pouvait les entendre, le peintre voit se dessiner des nuages noirs et des torrents de sang. Derrière lui, entre les crayons, les fusains et les estompes, sur la petite table où il a l’habitude de travailler à ses croquis en profitant de la clarté de la grande fenêtre, est posée l’esquisse de quelque chose qu’il a commencé ce matin, quand la lumière était encore grise : un dessin au crayon qui représente un homme aux vêtements déchirés, agenouillé et les bras en croix, entouré d’ombres qui l’assaillent comme les fantômes d’un cauchemar. Et en marge de la feuille, d’une écriture forte, sans appel, Goya a écrit ces mots : « Tristes pressentiments de ce qui doit arriver. »
Jacinto Ruiz Mendoza souffre d’asthme, et il s’est réveillé aujourd’hui – comme cela lui arrive souvent – avec une forte fièvre et une terrible sensation d’étouffement. Du lit où il gît prostré, il entend des tirs isolés, et il se lève avec difficulté. Son corps est trempé de sueur, il ôte sa chemise de nuit mouillée, se rafraîchit un peu la figure avec l’eau d’une cuvette et revêt lentement, la boutonnant de ses doigts gourds, la nouvelle veste blanche à revers rouges dont vient d’être doté le 36e régiment d’infanterie des Volontaires de l’État, dans lequel il sert avec le grade de lieutenant. Il a du mal à s’habiller, car il se sent faible ; et son ordonnance, un soldat qu’il a envoyé aux nouvelles, n’est pas encore revenue. Il finit par enfiler ses bottes, et, d’un pas hésitant, se dirige vers la porte. Né à Ceuta il y a vingt-neuf ans, Jacinto Ruiz est mince, de complexion délicate, mais énergique et très sourcilleux quand il s’agit de son honneur de militaire. Il est de caractère timide, un peu réservé, du fait de l’infirmité respiratoire qui le tient depuis l’enfance. Pour le reste, c’est un patriote, il accomplit fidèlement ses obligations, il aime l’armée et la gloire de l’Espagne, et, ces derniers temps, comme beaucoup de ses camarades, il a cruellement souffert de l’abaissement de sa nation devant le pouvoir napoléonien. Mais comme il n’a rien d’un exalté, il n’a jamais exprimé d’opinions politiques en dehors du cercle fermé de ses amis intimes.
Dans l’escalier, Ruiz croise un gamin qui monte en courant et lui apprend que les Français tirent sur le peuple, tandis que des groupes de civils marchent sur les casernes pour y chercher des armes. Inquiet, Jacinto Ruiz sort dans la rue et presse le pas sans répondre aux appels que plusieurs voisins, en voyant son uniforme, lui adressent depuis les balcons pour lui demander des nouvelles. Il poursuit sans s’arrêter en direction de la caserne de Mejorada, située au bout de la rue San Bernardo, au numéro 83 qui fait le coin avec la rue San Hermenegildo, un peu plus haut que le bâtiment de l’état-major de l’Artillerie. Ainsi, le plus vite qu’il peut, mais sans modifier son allure pour ne pas faire mauvaise impression, luttant contre la suffocation de ses poumons et malgré la fièvre qui lui brûle le front sous son chapeau, l’humble lieutenant d’infanterie, dont le nom n’est rien de plus qu’une courte ligne sur le tableau d’avancement de l’armée, va rejoindre son régiment sans se douter que, près de la rue dans laquelle il marche en ce moment, bien des années après cette longue journée qui commence, un monument de bronze se dressera à sa mémoire.
Ce qu’on entend au loin, ce sont des tirs isolés, et non des feux nourris. Cela rassure un peu Antonio Alcalá Galiano, qui parcourt le quartier en observant l’agitation des habitants. Ses dix-neuf ans ne l’empêchent pas de constater l’évidence : les bandes sont armées de façon si ridicule que cela semble une folie de défier les soldats français. Et pourtant, ne résistant pas à l’ardeur de la jeunesse – mais plus encore à cause des femmes qui regardent des balcons –, il s’est joint à un groupe qui passe dans un grand tumulte devant l’église San Idelfonso. Il est amoureux d’une Madrilène et c’est peut-être l’occasion d’avoir un exploit héroïque, même minime, à lui raconter. La bande, composée de jeunes garçons, est conduite par un homme qui a l’allure d’un ouvrier artisan et qui crie « Vive le roi Ferdinand ! ». Alcalá Galiano lui emboîte le pas jusqu’à la rue Fuencarral, où éclate une discussion animée à propos du chemin à suivre : les uns veulent aller dans une caserne pour se joindre à la troupe et se battre à ses côtés et en bon ordre, tandis que les autres préfèrent tomber sur les Français partout où ils les trouveront, en leur tendant des embuscades pour s’emparer de leurs armes et continuer ainsi par sauts, en petites bandes qui attaqueront et s’enfuiront aussitôt par les rues voisines et les terrasses. La discussion s’envenime et l’un des plus exaltés, déguenillé et l’air mauvais, se tourne vers Alcalá Galiano.
— Holà, l’ami, qu’est-ce que vous en pensez ?
D’être interpellé ainsi ne plaît guère à l’orphelin bien élevé du héros de Trafalgar, qui, de plus, appartient à l’école de Cavalerie de Séville, bien qu’habillé en civil. Contrarié mais prudent, il répond qu’il n’a pas d’opinion sur la question.
— Mais vous voulez tuer des Français, oui ou non ?
— Bien sûr que oui. Seulement, je n’imagine pas le faire les mains nues… Je n’ai pas d’armes.
— C’est de ça qu’on cause. D’aller les prendre.
Alcalá regarde les visages peu amènes qui l’entourent. Ce sont presque tous des garçons de basse condition, avec, parmi eux, beaucoup de gamins de la rue en haillons. Il n’est pas sans remarquer non plus les regards méfiants posés sur son habit de bonne coupe et son chapeau brodé. « Un fils à papa », entend-il. Inquiet, il pense : Ceux-là sont encore plus dangereux que les Français.
— Ah, je me souviens maintenant, répond-il le plus calmement possible, que j’ai des armes chez moi. J’habite tout près, je vais les chercher et je reviens.
L’autre l’étudie de bas en haut, soupçonneux et méprisant.
— Eh bien, allez-y, nom de Dieu !
Alcalá Galiano hésite, piqué par le ton de l’homme, et, à ce moment, celui qui fait fonction de chef s’approche. C’est un portefaix aux mains épaisses et calleuses, qui pue la sueur et qui lui lance à brûle-pourpoint :
— Vous ne nous servez à rien !
Le jeune homme sent le sang lui monter à la figure. Mais qu’est-ce que je fais en compagnie de ces gens-là ? conclut-il.
— Dans ce cas, je vous souhaite le bonjour.
Blessé dans son amour-propre, mais soulagé de quitter cette bande inquiétante, Alcalá Galiano fait demi-tour et se dirige vers sa maison. Une fois là, il prend son chapeau à galon d’argent et son épée, et, au grand désespoir de sa mère en larmes, il ressort pour partir à la recherche de meilleurs compagnons, prêt à se mêler à la bataille aux côtés de gens convenables et judicieux. Mais il ne rencontre que des bandes de fous furieux, presque tous de basse condition, et quelques militaires qui essayent de les calmer. Au coin des rues de la Luna et Tudescos, il avise un officier dont l’allure lui inspire confiance, lieutenant des Gardes du Corps, auquel il demande conseil. Celui-ci, croyant, au vu du chapeau galonné, qu’il fait partie de ses gardes, lui demande ce qu’il fait dans la rue et s’il ne connaît pas les ordres.
— J’appartiens à l’école de Cavalerie de Séville, mon lieutenant.
— Eh bien, rentrez immédiatement chez vous. Je vais de ce pas à ma caserne, et les ordres sont de ne pas bouger. Et, s’il le faut, de tirer pour mettre fin au tumulte.
— Sur le peuple ?
— Tout est possible. Vous voyez comment ils se comportent, ce sont des enragés que rien ne peut arrêter. Il y a beaucoup de morts chez les Français, et il commence à y en avoir chez les civils… Vous me semblez être de bonne famille. Ne vous joignez pas à ces exaltés.
— Mais… Est-ce que, vraiment, nos troupes ne vont pas se battre ?
— Je vous l’ai déjà dit, sacredieu ! Et je vous le répète, allez chez vous et ne vous mêlez pas à cette chienlit.
Convaincu et discipliné, échaudé par l’expérience qu’il vient de vivre, Antonio Alcalá Galiano reprend le chemin de son domicile, où sa mère, qui l’attend dans l’angoisse, l’accueille en le suppliant de ne pas repartir. Et finalement, découragé par tout ce qu’il a vu, il accepte de rester à la maison.
Tandis que le jeune Alcalá Galiano renonce à être un acteur de cette journée, des groupes de Madrilènes continuent d’essayer de parvenir au parc de Monteleón pour y trouver des armes. En faisant un long détour, le serrurier Blas Molina et les siens se voient arrêtés près du cours San Pablo par la présence d’un piquet français, auquel Molina, rendu prudent par son expérience du Palais, décide de ne pas se frotter.
— Chaque chose en son temps, murmure-t-il. Et prudence est mère de sûreté.
D’autres bandes, cependant, arrivent rapidement et sans incidents aux portes du parc, venant grossir le nombre de ceux qui sont attroupés devant. C’est le cas de celle qui est menée par l’étudiant asturien José Gutiérrez, un jeune homme maigre et énergique, à laquelle se sont unis, avec une douzaine d’individus, le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Cosme Martínez del Corral, imprimeur et administrateur d’une fabrique de papier, ancien artilleur, qui habite rue Principe, est venu lui aussi à Monteleón pour proposer à ses anciens camarades de se joindre à eux au cas où ils seraient obligés de se battre – bien que portant sur lui 7250 réaux en billets qu’il vient juste de retirer. De leur côté, le marchand de charbon Cosme de Mora, qui a sa boutique sur le cours San Pablo, et son ami le portier de tribunal Félix Tordesillas, habitant rue Rubio, réussissent à se frayer un chemin à la tête d’un groupe sans être inquiétés par des Français. À ce parti, l’un des plus nombreux, se sont joints en route le terrassier Francisco Mata, le charpentier Pedro Navarro, le barbier de la rue Silva Jerónimo Moraza, le muletier du León Rafael Canedo, et José Rodríguez, marchand de vin sur le cours San Jerónimo, accompagné de son fils Rafael. Dans la rue Hortaleza, ils reçoivent le renfort des frères Antonio et Manuel Amador ; lesquels, en dépit de leur refus et des torgnoles qu’ils lui donnent, ne peuvent empêcher leur petit frère Pepillo, âgé de onze ans, de les suivre.
Une autre bande est sur le point d’arriver à Monteleón, levée par José Fernández Villamil, l’hôtelier de la place Matute, suivi de ses valets, de quelques voisins et du mendiant de la place Antón Martín. Faisant irruption dans le dépôt des Invalides de l’Hôtel de Ville, Fernández Villamil a réussi à s’emparer, sans que les gardes résistent – l’un de ceux-ci a décidé de partir avec eux –, d’une demi-douzaine de fusils, avec baïonnettes et munitions. De tous les habitants de Madrid qui se sont soulevés aujourd’hui, aucun ne traversera autant de péripéties que l’hôtelier et les siens. Une fois pris les fusils, ils se sont dirigés vers l’esplanade du Palais par la rue Atocha et la Calle Mayor, mais ils se sont trouvés, près des Conseils, face à un petit détachement de cavalerie impériale. Dans l’escarmouche, après avoir abattu d’un coup de fusil l’officier ennemi, le groupe s’est vu obligé de battre en retraite vers les arcades de la Plaza Mayor, où il a dû livrer un bref combat auquel a mis fin l’arrivée d’une colonne française venue de l’esplanade du Palais ; l’hôtelier et les siens ont dû alors se replier, en traversant à découvert et sous un feu intense la porte de Guadalajara, vers la place des Descalzas, où sont venus s’ajouter le maître serrurier Bernardo Morales et Juan Antonio Martínez del Álamo, employé aux Rentes royales. Une nouvelle tentative de gagner le Palais a été, il y a peu, coupée net par une décharge de mitraille, au moment où ils passaient à un carrefour. De retour sur la place des Descalzas, tandis que la troupe s’arrêtait pour reprendre son souffle, des voisins leur ont dit, du haut de leurs balcons, que des groupes se dirigeaient vers le parc de Monteleón. De sorte que, après une courte halte pour se rafraîchir à la taverne de San Martín et prendre une outre de vin d’une arrobe pour la route – à la vue des fusils, le tavernier a refusé de se faire payer –, Villamil et ses hommes, mendiant compris, prennent d’un bon pas le chemin du parc, sans que, cette fois, personne crie « À mort les Français ! ». Bien qu’ils croisent des petits groupes qui mènent grand tapage en réclamant des armes ou des habitants qui les acclament depuis leurs portes, balcons et fenêtres, l’hôtelier et ses hommes qui ont compris la leçon avancent avec prudence en se collant aux murs, armes pointées, bouches closes, en essayant de ne pas se faire remarquer.
Par les fenêtres de l’état-major de l’Artillerie, on entend toujours des tirs lointains – maintenant, la fusillade est continue – et des cris de bandes isolées qui passent en direction de Monteleón. À onze heures, le capitaine Pedro Velarde qui, au grand dam de son colonel, n’a pas cessé de murmurer entre ses dents : « Il faut nous battre, il faut nous battre », et de griffonner sur un papier, recule brutalement sa chaise et se lève en posant ses poings sur le bureau :
— Allons mourir ! s’écrie-t-il. Allons venger l’Espagne !
Navarro Falcón se dresse et tente de le contenir, mais Velarde est hors de lui. Chaque coup de feu qui résonne dans la rue, chaque cri des gens qui passent semblent lui dévorer les entrailles. Les traits décomposés, le visage blême, il désobéit à son supérieur et, sous les yeux affolés des officiers, soldats et secrétaires accourus à ses cris, il se précipite vers l’escalier.
— Allons nous battre contre les Français !… Allons défendre la patrie !
Tous se regardent, indécis, tandis que le colonel lève les bras en leur ordonnant de rester à leur poste. Velarde, qui s’est arrêté un instant pour voir si quelqu’un l’accompagne, fait demi-tour et se jette dans la rue après avoir, au passage, arraché le fusil d’une ordonnance.
— Que tout le monde garde son calme ! ordonne Navarro Falcón. Que personne ne le suive !
Sur la cinquantaine d’hommes qui se trouvent en ce moment dans les bureaux, la cour et l’entrée de l’état-major de l’Artillerie, seuls deux désobéissent à cet ordre : le secrétaire comptable Manuel Almira et le surnuméraire Domingo Rojo Martínez. Ils se lèvent de derrière leurs tables, abandonnent plumes et encriers, prennent chacun un fusil et, sans prononcer un mot, suivent Velarde.
Presque à la même heure, pendant que le capitaine Velarde quitte l’état-major de l’Artillerie, de l’autre côté de la ville, près de la fontaine de Neptune, le capitaine Marcellin Marbot regarde la route qui descend du Buen Retiro, prêt à guider la progression de la colonne de cavalerie envoyée par le général Grouchy en direction de la Puerta del Sol, où, selon un courrier qui vient d’arriver – au galop et un bras fracassé par une balle –, tout est toujours aux mains de la populace. Se retournant pour voir au-delà de la croupe de son cheval, Marbot, ferme et droit sur sa selle, admire la machine de guerre immobile derrière lui.
Rien au monde ne peut arrêter ça, pense-t-il avec orgueil.
Et il n’a pas tort. C’est la fine fleur des troupes impériales : la meilleure cavalerie du monde. Le long du mur sud des écuries, alignés par escadrons, les rangs compacts de montures et de cavaliers occupent toute l’esplanade jusqu’à la place du Coliseo de l’ancien palais de la dynastie d’Autriche ; les pointes des lances, les casques et les cordons dorés scintillent sous le soleil du matin. L’avant-garde est formée d’une centaine de mamelouks et d’une cinquantaine de dragons de l’Impératrice. Ils sont suivis de deux cents chasseurs à cheval et d’autant de grenadiers montés, appartenant tous à la Garde impériale, et de près d’un millier de dragons de la brigade Privé. La mission de ce corps de cavalerie est de balayer la Puerta del Sol et la Plaza Mayor pour faire sa jonction avec l’infanterie, qui arrivera par la rue Arenal et la Calle Mayor, et la cavalerie lourde, qui avancera de Carabanchel par la rue Toledo.
— À vous de jouer, Marbot.
Le colonel Daumesnil, un vétéran, chargé de commander la première attaque, vient de rejoindre le capitaine. Il monte un superbe rouan pommelé et porte son brillant uniforme de colonel des chasseurs à cheval de la Garde : pelisse rouge élégamment nouée sur une épaule, dolman vert, colback en poil d’ours, la mentonnière encadrant les yeux vifs et la moustache. « Réprimer un soulèvement de gamins et de vieilles femmes, a-t-il dit d’un air écœuré, n’est pas un travail de soldat. » Mais les ordres sont les ordres. Respectueusement, Marbot lui recommande la rue d’Alcalá, qui est large et dégagée.
— Faites attention aux débouchés des rues sur la gauche, mon colonel. Il y a beaucoup de gens embusqués.
Mais Daumesnil se montre partisan d’envoyer l’avant-garde par le cours San Jerónimo, qui est le chemin le plus court. Le reste des forces suivra ensuite par la rue d’Alcalá, ce qui permettra de nettoyer les deux artères.
— Qu’ils montrent leur groin, s’ils l’osent… Nous précédez-vous pour rejoindre le grand-duc, ou venez-vous avec nous ?
— Vu la situation à la Puerta del Sol, je préfère vous accompagner. Vous avez constaté l’état dans lequel est arrivé le dernier éclaireur, et vous avez entendu ce qu’il a raconté. Avec ma petite escorte, je ne pourrai pas passer.
— Restez avec moi, donc… Mustafa !
Le vaillant chef des mercenaires égyptiens, celui-là même qui, à Austerlitz, a failli s’emparer du grand-duc Constantin de Russie, s’approche sur son cheval en caressant gravement son énorme moustache. C’est un individu grand et fort, vêtu d’un pantalon bouffant rouge, d’un gilet et d’un turban ; à sa ceinture, comme à celle de ses camarades, luisent une dague courbe et un long cimeterre.
— Toi et tes mamelouks, vous partez devant. Et pas de pitié.
Un sourire féroce éclaire le visage sombre de l’Égyptien. « Iallah bismillah ! » répond-il, et, faisant faire volte-face à sa troupe bigarrée, il se met à sa tête. Daumesnil se tourne vers son trompette, celui-ci exécute une sonnerie, tous crient « Vive l’Empereur ! », et l’avant-garde de la colonne s’ébranle.
Vingt minutes avant que la cavalerie de la Garde n’avance depuis le Buen Retiro, l’enseigne de frégate Manuel Esquivel a vu, non sans soulagement, arriver la relève à l’hôtel des Postes de la Puerta del Sol.
— Vous apportez des munitions ?
Le nouveau venu, un lieutenant sorti du rang et déjà âgé, l’air buté et préoccupé, hoche la tête négativement.
— Pas plus pour nous que pour les autres. Pas la moindre cartouche.
En entendant cela, Esquivel ne se perd pas en récriminations. Il s’y attendait. Il va être obligé de faire tout le chemin du retour à sa caserne avec une troupe sans défense, à travers une ville en folie. Qu’ils soient tous maudits, pense-t-il : ses chefs, les Français, la populace et leurs putains de mères.
— Quelles sont les dernières instructions ?
— Pas de changement. Nous enfermer et ne pas mettre le nez dehors.
— Nous en sommes donc toujours au même point ? Avec ce qui se passe dans la ville ?
L’autre fait une grimace dégoûtée.
— Je n’y peux rien. J’exécute les ordres, comme vous.
— Les ordres ? Quels ordres ?… Ici, personne ne commande rien.
Le lieutenant ne répond pas et se contente de le regarder comme pour le presser de s’en aller le plus vite possible. Esquivel observe avec angoisse ses vingt grenadiers de la Marine qui achèvent de se rassembler dans la cour, leurs fusils inutiles à l’épaule. Pour comble, constate-t-il, le brillant uniforme de ce corps d’élite, veste bleue à revers rouges, buffleterie blanche et bonnet à poil, peut être pris de loin pour celui des grenadiers de l’armée impériale.
— Quelles nouvelles des Français ?
Le lieutenant fait mine de cracher entre ses bottes, mais se retient. Puis il hausse les épaules avec indifférence.
— Ils se préparent à marcher sur le centre de la ville. C’est du moins ce qu’on dit.
— Ça sera un massacre. Vous avez vu comme les gens sont déjà déchaînés. J’ai assisté à des choses…
— Ça, c’est le problème des gabachos, non ?… Ce n’est ni le vôtre ni le mien.
Il est clair que le nouveau venu commence à trouver la conversation déplaisante. Et il paraît décidé à ne pas se compliquer la vie. Il jette des regards impatients à droite et à gauche, avec le désir visible de voir Esquivel disparaître afin de pouvoir barricader les portes.
— À votre place, je filerais sans tarder, suggère-t-il.
Esquivel acquiesce comme s’il prenait cette suggestion pour parole d’Évangile.
— Je ne me le ferai pas dire deux fois, conclut-il. Bonne chance.
— Vous aussi.
Décidé à faire contre mauvaise fortune bon cœur, inquiet de ce qu’il va trouver dehors, l’enseigne de frégate se rend auprès de ses grenadiers qui le regardent avec un mélange de confiance et d’anxiété. De l’hôtel des Postes à la promenade du Prado, le trajet est long. Même s’ils seront mieux là-bas, avec le reste de la compagnie – surtout si, finalement, on leur ordonne de sortir dans la rue, que ce soit pour aider le peuple ou pour le réprimer –, cela se présente comme une course d’obstacles : la distance, la foule et les Français. Ces derniers surtout qui, venant du Buen Retiro, vont sûrement suivre, dans le sens inverse, le même chemin que celui qu’il doit emprunter pour se rendre à la caserne. Et il préfère ne pas imaginer ce qui se passera s’ils se rencontrent.
— Baïonnette au canon !
Au moins, se promet-il intérieurement, nous ne nous laisserons pas surprendre les mains dans les poches.
— Préparez-vous à sortir. À mon commandement et sans vous arrêter. Quoi que vous voyiez, quoi qu’il se passe, ne me quittez pas des yeux… Prêts ?
Le sergent du détachement, avec sa face tannée de vétéran et ses cicatrices de Trafalgar, le regarde comme pour lui demander s’il sait ce qu’il fait. Pour rassurer ses hommes, Esquivel se force à sourire.
— Arme à l’épaule ! Pas de gymnastique !
Et après s’être signé mentalement, l’enseigne de frégate prend la tête de ses hommes et quitte l’édifice. À peine dehors, sa première impression est de pénétrer dans une marée humaine. En reconnaissant l’uniforme de la Marine, la foule, respectueuse, cède le passage. Il y a beaucoup de gens du peuple, des femmes venues des quartiers sud, et les balcons et les fenêtres sont surchargés comme s’il s’agissait d’une fête. À la vue de soldats espagnols, certains sourient, poussent des vivats ou applaudissent. D’autres, plus froids, les exhortent à s’unir à eux ou à leur donner leurs fusils. Imperturbable, sans rien écouter, Esquivel poursuit son chemin. Du côté de Santa Ana, il entend des coups de feu. Bien résolu à ne regarder personne, le sabre dans son fourreau qu’il tient dans la main gauche, les yeux rivés sur l’embouchure du cours San Jerónimo, le marin dirige ses grenadiers en priant Dieu de lui permettre d’arriver à temps et sans incidents sur la promenade du Prado.
— Maintenez le pas… Droit devant vous !
La marche, toujours au pas accéléré, conduit le détachement devant le Buen Suceso, puis au bas du cours San Jerónimo, où Esquivel observe que les attroupements se font moins denses, s’éclaircissent, et finissent par ne plus être que des petits groupes rassemblés sous les porches et aux coins des rues, portant escopettes, bâtons et couteaux. En trois occasions, quand il passe aux carrefours des rues qui mènent à Santa Ana, ils essuient quelques coups de feu tirés de loin – impossible de savoir s’ils sont français ou espagnols – sans dommages, émotion mise à part. Tandis qu’il maintient l’allure, dans le fracas des bottes résonnant sur le pavé, et à mesure que le détachement se rapproche du carrefour du cours San Jerónimo et du Prado, Esquivel se rassérène, jusqu’au moment où il aperçoit, en train de descendre la côte et d’avancer dans sa direction, la colonne étincelante et compacte de la cavalerie française dont la queue vient à peine de quitter le Buen Retiro et la tête n’est plus qu’à quelques centaines de mètres.
— Sainte Vierge ! s’exclame le sergent derrière lui.
Esquivel se retourne et rugit :
— Gardez la formation !… Têtes fixes !… Tournez à gauche !
Et ainsi, quelques instants à peine avant que la cavalerie impériale contourne la fontaine de Neptune, ses grenadiers, impassibles, fixant le vide comme s’ils ne voyaient pas la masse menaçante des hommes et des chevaux, défilent au pas de gymnastique devant les cavaliers surpris de l’avant-garde française, et leur petit détachement tourne le coin pour s’éloigner sous les arbres de la promenade du Prado, sain et sauf.
Vers onze heures et demie, au moment où l’avant-garde de la cavalerie avance vers la Puerta del Sol, le reste des troupes impériales cantonnées aux alentours de Madrid a quitté ses quartiers et se dirige vers les portes de la ville, obéissant aux ordres de suivre les grandes artères et de converger vers le centre. En voyant se multiplier la présence des Français et en constatant que, dans leur progression, ils tirent sans sommation sur tous les rassemblements de civils qu’ils rencontrent sur leur passage, ceux des habitants qui sont toujours dans la rue cherchent désespérément des armes. Ils en obtiennent parfois en assaillant des boutiques, des salles d’escrime, des coutelleries, ou en mettant à sac l’Armurerie royale, d’où certains ressortent avec des cuirasses, des hallebardes, des arquebuses et des épées du temps de Charles Quint. À la même heure, par le mur arrière de la caserne des Gardes espagnoles, des soldats passent des fusils et des cartouches à la foule qui les réclame, pendant que les officiers détournent les yeux malgré les ordres reçus. Le colonel don Ramón Marimón, arrivé dès le début des troubles, a juste eu le temps d’empêcher la garnison, qui s’était déjà mise en rangs, de sortir dans la rue. Malgré tout, cinq soldats en uniforme, parmi lesquels le Sévillan de vingt-cinq ans Manuel Alonso Albis et le Madrilène de vingt-quatre ans Eugenio García Rodríguez, sautent le mur et se mêlent aux insurgés. De cette manière se constitue un parti d’une trentaine de soldats et de civils, qui compte José Peña, un cordonnier de dix-huit ans, José Juan Bautista Monténégro, domestique du marquis de Perales, habitant rue de l’Olivar, le Madrilène Juan Eusebio Martín et l’ouvrier ferronnier de quarante ans Julián Duque. Ensemble, ils se dirigent vers la promenade du Prado par les vergers de San Jerónimo et le Jardin botanique, à la recherche de Français. Ils se battront là, avec une âpreté extraordinaire et en causant des pertes à l’ennemi, contre des éléments de la cavalerie qui descendent du Buen Retiro et des unités de l’infanterie impériale qui commencent à monter de la promenade de Las Delicias et de la porte d’Atocha.
Tandis que les heurts entre Madrilènes et avant-gardes des colonnes françaises se généralisent le long du Prado, le valet des Écuries royales Gregorio Martínez de la Torre, âgé de cinquante ans, et José Doctor Cervantes, âgé de trente-deux, qui marchaient vers la caserne de Gardes espagnoles à la recherche d’armes, font demi-tour en voyant le passage coupé par une colonne de cavaliers français. Ils rencontrent peu après une de leurs connaissances, Gaudosio Calvillo, agent à l’octroi des Finances royales, qui se hâte, chargé de quatre fusils, de deux sabres et d’un sac de cartouches. Calvillo leur raconte que, tout près, au guichet de Recoletos, ses camarades des Douanes se préparent à se battre ou sont déjà en train de le faire ; de sorte qu’ils prennent chacun un fusil et décident de le suivre. En chemin, à les voir ainsi marcher, armés et résolus, les jardiniers de la duchesse de Frías et du marquis de Perales, Juan Postigo, Juan Toribio Arjona et Juan Fernández Lopez, ce dernier portant son fusil de chasse personnel et les autres munis seulement de navajas, se joignent à eux. Arjona prend le fusil restant, et ils arrivent ainsi aux abords immédiats du guichet, juste au moment où les douaniers et quelques habitants affrontent les premiers éclaireurs de l’infanterie française qui s’aventurent dans ce quartier. Sautant les murs, courant courbés sous les arbres des vergers, les six finissent par s’intégrer à un parti plus nombreux, formé entre autres des fonctionnaires de l’octroi Anselmo Ramirez de Arellano, Francisco Requena, José Avilés, Antonio Martínez et Juan Serapio Lorenzo, accompagnés des ouvriers de la tuilerie d’Alcalá Antonio Colomo, Manuel Díaz Colmenar, des frères Miguel et Diego Manso Martín et du fils de ce dernier. À eux tous, ils parviennent à acculer une patrouille d’éclaireurs français qui avancent à découvert par le jardin de San Felipe Neri. Après un furieux échange de coups de fusils, ils leur tombent dessus avec des navajas et les égorgent : un effroyable carnage qui finit par les épouvanter eux-mêmes, et, prévoyant les représailles inévitables, ils se dispersent en courant pour se cacher. Les fonctionnaires trouvent refuge dans les dépendances du guichet de Recoletos, et le jardinier Juan Fernández Lopez, toujours muni de son fusil de chasse, décide de les accompagner ; sans se douter que d’ici peu, quand arrivera le gros des troupes ennemies décidées à venger leurs camarades, ce lieu se transformera en un piège mortel.
Dans son bureau de la Prison royale, le directeur n’en croit pas ses oreilles.
— Qu’est-ce que vous dites ? Que demandent les prisonniers ?
Le gardien-chef, Félix Ángel, qui vient de poser un papier sur la table de son supérieur, hausse les épaules.
— Ils le sollicitent respectueusement, monsieur le directeur.
— Et cette demande, c’est quoi ?
— De défendre la patrie.
— Vous vous moquez de moi, Félix.
— Dieu m’en garde.
Le directeur, encore incrédule, chausse ses lunettes et lit la pétition que vient de lui présenter le gardien-chef, transmise par la voie réglementaire.
Ayant appris le désordre qui se manifeste dans le peuple et que par les balcons l’on jette des armes et des munitions pour la défense de la Patrie et du Roi, le soussigné Francisco Xavier Cayón supplie sous serment en son nom et en celui de ses camarades de revenir tous à la prison que nous soyons mis en liberté pour aller exposer notre vie contre les étrangers et pour le bien de la Patrie.
Fait respectueusement à Madrid ce deux mai mil huit cent huit.
Encore interloqué, le directeur regarde le gardien-chef.
— Qui est ce Cayón ?… Le numéro 15 ?
— Oui, monsieur le directeur. Il a fait des études, comme vous pouvez voir. Et il écrit bien.
— On peut lui faire confiance ?
— C’est selon.
Le directeur se gratte les favoris et souffle, dubitatif.
— Ce n’est pas régulier… Euh… Impossible… Même dans ces pénibles circonstances… D’ailleurs, certains sont de dangereux criminels. Nous ne pouvons pas les lâcher comme ça dans la ville.
Le gardien chef s’éclaircit la gorge, regarde ses pieds, puis le directeur.
— Ils disent que si l’on n’accède pas de bon gré à leur pétition, ils nous y forceront en se mutinant.
— Des menaces ! – Le directeur sursaute. – Ces canailles osent menacer ?
— Eh bien… On peut voir les choses comme ça… De toute façon, c’est déjà fait… Ils sont réunis dans la cour, et ils m’ont pris les clefs. – Le gardien-chef indique le papier sur la table. – En réalité, cette pétition est une formalité. Une manière de prouver leur bonne foi.
— Ils se sont armés ?
— Eh bien… oui. Ce qu’ils avaient sous la main : barres de fer aiguisées, broches, bâtons épointés… Bref, le tout-venant. Ils menacent aussi de mettre le feu à la prison.
Le directeur s’essuie le front avec un mouchoir.
— Et vous dites qu’ils sont de bonne foi.
— Moi je ne dis rien, monsieur le directeur. Ce sont eux qui parlent de bonne foi.
— Et vous vous êtes laissé prendre les clefs, comme ça, gentiment ?
— Je n’avais pas le choix… Mais vous les connaissez. Gentiment, c’est façon de parler.
Le directeur se lève de son bureau et fait quelques pas dans la pièce. Puis il va à la fenêtre et écoute avec inquiétude les tirs au-dehors.
— Vous croyez qu’ils tiendront parole ?
— Je n’en sais rien.
— Vous en prenez la responsabilité ?
— Je suppose que vous plaisantez, monsieur le directeur. Avec tout le respect que je vous dois.
Indécis, le directeur se tamponne de nouveau le front. Puis il revient à sa table, reprend ses lunettes et relit la pétition.
— Combien de détenus avons-nous en ce moment ?
Le gardien-chef sort un carnet de sa poche.
— D’après le compte de ce matin, quatre-vingt-neuf valides et cinq à l’infirmerie : au total quatre-vingt-quatorze. – Il ferme le carnet et marque une pause, d’un air entendu. – C’est du moins ce que nous avions tout à l’heure.
— Et ils veulent tous sortir ?
— Seulement cinquante-six, d’après le dénommé Cayón. Les trente-huit restants, en comptant les malades, préfèrent rester tranquillement ici.
— C’est de la folie, Félix. On n’est plus dans une prison, mais dans un asile d’aliénés.
— Ce n’est pas un jour comme les autres, monsieur le directeur. Il y a la patrie, et tout ça.
— Qu’est-ce qui vous arrive ?… Vous voulez aller avec eux ?
— Moi ?… Il faudrait que j’aie bu, et encore…
Tandis que le directeur et le gardien-chef de la Prison royale s’interrogent sur la pétition des détenus, une lettre d’un autre genre parvient aux mains des membres du Conseil de la Castille. Elle est signée du duc de Berg :
L’heure n’est plus aux tergiversations. Il est impératif que le calme soit immédiatement rétabli, sans quoi les habitants de Madrid devront s’attendre à ce que retombent sur eux toutes les conséquences de leur entêtement. Toutes mes troupes se rassemblent. Des ordres sévères et irrévocables sont donnés. Toute réunion doit se disperser, sous peine d’être exterminée. Tout individu qui sera appréhendé dans une de ces réunions sera passé par les armes sur-le-champ.
En réponse à l’ultimatum de Murat, le Conseil, accablé, se borne à faire circuler, sous la signature du gouverneur don Antonio Arias Mons, un appel à la conciliation dont, personne, dans une ville en armes et en proie à la folie, ne tiendra compte :
Aucun des sujets de Sa Majesté ne doit maltraiter, ni en paroles ni en actes, les soldats français, mais ils doivent au contraire leur dispenser toute la considération et toute l’aide nécessaires.
Indifférent à tout mandement publié ou à publier, Andrés Rovira y Valdesoera, capitaine du régiment des Milices provinciales de Santiago de Cuba, à la tête d’un peloton de civils qui cherchent à se battre contre les Français, rencontre le capitaine Velarde au moment où celui-ci, suivi des secrétaires Rojo et Almira, marche dans la rue San Bernardo en direction de la caserne de Mejorada, siège du régiment des Volontaires de l’État. En voyant l’attitude résolue de Velarde, Rovira, qui le connaît, le suit avec les siens. Ils arrivent ainsi ensemble à la caserne, où ils trouvent le régiment rassemblé dans la cour en position de défense et son colonel, don Esteban Giraldes Sanz y Merino – marquis de Casa Palacio, vétéran des campagnes de France, du Portugal et d’Angleterre –, en train de discuter aigrement en aparté avec ses officiers qui prétendent sortir, fraterniser avec le peuple et intervenir dans la lutte. Giraldes refuse et menace d’arrêter tous les officiers à partir du grade de lieutenant, mais la discussion s’envenime avec la présence des meneurs populaires, voisins et connaissances des hommes de la caserne, qui proposent d’ouvrir le passage aux soldats jusqu’au parc de Monteleón proche, en garantissant que le peuple, qui a besoin de chefs, obéira à tout ordre militaire.
— Ici, l’unique discipline consiste à exécuter les ordres que je donne ! exige le colonel hors de lui.
La position de Giraldes est affaiblie par l’arrivée de Velarde, de Rovira et des hommes qui les suivent. Le lieutenant Jacinto Ruiz, qui, malgré son asthme et sa forte fièvre, a réussi à rejoindre son unité, écoute Velarde argumenter avec chaleur et constate que ses propos exaltés enflamment encore davantage les esprits, y compris le sien.
— Nous ne pouvons pas rester les bras croisés pendant qu’on assassine le peuple ! clame l’artilleur.
Le colonel ne veut pas en démordre, et la situation frôle la mutinerie. Face à ceux qui affirment que si le régiment sort dans la rue son exemple encouragera le reste des troupes espagnoles, Giraldes oppose que cela ne fera qu’accroître le massacre en rendant le conflit irréversible.
— C’est honteux ! insiste Velarde, auquel officiers et civils font chorus. L’honneur exige que nous nous battions, hors de toute autre considération !… Est-ce que vous n’entendez pas les tirs ?
Le colonel commence à hésiter, et cela ne passe pas inaperçu. Le ton de la discussion monte. Les éclats en arrivent aux soldats en rangs dans la cour, et leurs commentaires se font plus violents.
— Permettez-nous au moins, insiste Velarde, d’aller prêter main-forte à nos camarades de Monteleón… Il n’y a là-bas que quelques artilleurs avec le capitaine Daoiz, et les Français ont dans le parc une force très supérieure… Vous serez responsable, mon colonel, s’ils attaquent les nôtres.
— Je ne tolère pas que vous me parliez sur ce ton !
Velarde n’est pas le moins du monde intimidé.
— Que ce soit sur ce ton ou sur un autre, vous serez responsable devant la patrie et devant l’Histoire !
Il a suffisamment haussé la voix pour que les soldats des rangs les plus proches l’entendent. Dans la cour, les murmures deviennent forts. Rouge de colère, les veines du cou sur le point d’éclater dans le col haut et rigide de sa veste, Giraldes fait un geste vers le portail.
— Sortez immédiatement de ma caserne !
La réplique de Velarde résonne dans toute la cour :
— Si je sors, je jure sur ma conscience que je ne le ferai pas seul !
C’est le capitaine Rovira qui propose une solution. Vu que le danger couru par les artilleurs du parc est réel, on pourrait envoyer une petite troupe pour les garantir contre toute tentative française. Une force officielle qui, en même temps, freinera les civils qui se pressent dans la rue.
— Si la foule se déchaîne, ce sera pire. Davantage d’uniformes espagnols maintiendraient la discipline.
Finalement, acculé, de moins en moins assuré de pouvoir garder ses hommes sous son contrôle, le colonel se rallie à cette issue comme à un moindre mal. À contrecœur, il accepte d’envoyer un détachement à Monteleón. Pour cela, il choisit un de ses capitaines les plus pondérés : Rafael Goicoechea, au commandement de la 3e compagnie du 2e bataillon, qui a sous ses ordres trente-trois fusiliers, les lieutenants José Ontoria et Jacinto Ruiz Mendoza, le sous-lieutenant Tomás Bruguera et les cadets Andrés Pacheco, Juan Manuel Vázquez et Juan Rojo. Les instructions orales que reçoit Goicoechea sont de ne se livrer à aucun acte d’hostilité contre une force française. Après quoi, nantis de munitions, fusils à l’épaule, chef et officiers en tête, les Volontaires de l’État quittent la caserne et descendent la rue San Bernardo vers la fontaine de Matalobos, la rue San José et le parc d’artillerie. Ils sont accompagnés de Velarde, de Rovira et de la vingtaine de civils qui manifestent leur joie. Les voisins applaudissent et lancent des vivats, et certains leur emboîtent le pas. Devant, précédant la troupe, toujours malade, brûlant de fièvre et respirant avec difficulté, le lieutenant Jacinto Ruiz se force à se tenir droit. En passant au coin de la rue San Dimas, Ruiz voit le père du cadet Andrés Pacheco, l’exempt des Gardes du Corps José Pacheco, qui, du haut de son balcon, ayant aperçu son fils parmi ceux qui marchent sur Monteleón, descend en grande hâte en ceignant son sabre et, sans dire un mot, s’unit à la troupe.
— Ils sont là !… Les Maures arrivent !
Quand l’avant-garde de cavaliers débouche du cours San Jerónimo sur la Puerta del Sol, entre l’hôpital et l’église du Buen Suceso et le couvent de la Victoria, le premier mouvement de la foule désarmée est de s’égailler dans les rues voisines, esquivant les chevaux lancés au galop et les cimeterres des mamelouks qui font des moulinets au-dessus de leurs têtes enturbannées et taillent en pièces les gens qui courent sans pouvoir se défendre. Pris dans la débandade générale, le prêtre de Fuencarral, don Ignacio Pérez Hernández, essaye de se réfugier sous un porche. Là, au moment où il porte secours à un vieil homme qui est tombé par terre et s’expose à être piétiné, il entend jaillir de toutes parts des cris de colère qui exhortent à ne pas reculer et à faire face.
— Arrêtez-vous, nom de Dieu !… Sus aux gabachos maures ! Ne les laissons pas passer ! Ne les laissons pas passer !
Épouvanté, le prêtre entend autour de lui les clic-clac des innombrables couteaux qui s’ouvrent. Des navajas d’Albacete à manche de corne et cran d’arrêt, avec des lames d’un ou deux empans, que les hommes sortent de leurs larges ceintures, de leurs poches, de sous les capotes et les vestes, pour se lancer en les brandissant, aveugles, ivres de rage, à la rencontre des cavaliers qui avancent.
— Vive l’Espagne et vive le roi !… Sus aux Maures ! Sus aux Maures !
Le choc est brutal, d’une sauvagerie indescriptible. Les Madrilènes, dont certains sont pris d’une telle fureur qu’ils ne se soucient plus du danger, se jettent entre les jambes des chevaux, attrapent les rênes et agrippent les selles, plantent leurs lames dans les jambes, les ventres des mamelouks, étripent les chevaux qui tombent les fers en l’air en se débattant dans leurs propres entrailles.
— Sus aux Maures ! Pas de quartier !
Les mamelouks continuent d’arriver à bride abattue. Les chevaux butent sur les corps à terre et poursuivent leur course en ruant et en se cabrant, secouant les hommes qui s’accrochent à eux en grappes obstinées et féroces pour tenter de désarçonner les cavaliers, sans se protéger des coups de sabres, tandis que de tous les coins de la place accourent des habitants en délire, avec des couteaux, des fusils de chasse et des escopettes qu’ils déchargent à bout portant sur la tête des chevaux et la poitrine des cavaliers. Tout mamelouk qui tombe à terre est frappé de huit ou dix coups de couteaux, et, à mesure qu’affluent les cavaliers et que les uniformes verts et les casques étincelants des dragons français viennent se mêler aux vêtements multicolores des mercenaires égyptiens, la tuerie gagne le centre de la place, tandis que, du haut des balcons, les voisins tirent à la carabine et au fusil de chasse, lancent des tuiles, des bouteilles, des briques et même des meubles. Des femmes attendent sous les porches pour donner des coups de ciseaux ou de couteaux de cuisine, beaucoup d’habitants lancent des armes à ceux qui se battent en bas, et les plus audacieux, les yeux exorbités par la volonté de tuer, hurlant de colère, sautent sur la croupe des chevaux et, cramponnés aux cavaliers, les poignardent et les égorgent, tuent, meurent et s’effondrent, frappés de coups de sabres, tombent à genoux sous les chevaux ou roulent à terre avec leurs ennemis agonisants, mêlant leur sang au leur, plantant leurs navajas au milieu des vociférations des hommes des deux camps, des hennissements des bêtes éventrées qui battent l’air de leurs sabots. Ainsi périssent, poignardés, vingt-neuf des quatre-vingt-six mamelouks qui composent l’escadron ; parmi eux, le légendaire Mustafa, le héros d’Austerlitz, maîtrisé par les Asturiens Francisco Fernández, domestique du comte de la Puebla, et Juan González, domestique du comte de Villaseca, tandis que le maçon Antonio Meléndez Álvarez, un Léonais de trente ans, lui tranche la gorge avec sa navaja à cran d’arrêt. Le colonel Daumesnil, qui commande l’avant-garde française, a deux chevaux tués sous lui à coups de couteaux, et n’est lui-même sauvé que grâce à ses mamelouks et ses dragons qui viennent à son secours.
— Il en vient d’autres, tenez bon !… Vive le roi Ferdinand !… Vive l’Espagne !
Ensanglantées jusqu’aux manches, les navajas n’ont pas de repos. Nombre de cavaliers, épouvantés par le mur humain sur lequel ils se brisent, font volte-face et s’éloignent en contournant le Buen Suceso vers la rue d’Alcalá, où d’autres habitants les assaillent ; mais le cours San Jerónimo continue de vomir des vagues de cavalerie impériale, et la foule des combattants subit des pertes terribles. Près de la fontaine de la Mariblanca, le maçon Meléndez reçoit un coup de sabre qui lui fend le crâne. Un commis boutiquier de la rue Montera nommé Buenaventura López del Carpio, qui accourt pour se battre avec son camarade Pedro Rosal, est atteint d’une balle en pleine figure ; et, à son côté, piétinés par les chevaux dont ils ont saisi les rênes, tombent le Minorquin Luis Monge, le portefaix Ramón Huerto, le Napolitain Blas Falcóne, le journalier Basilio Adrao Sanz et María Teresa de Guevara, qui habite rue Jacometrezo. Beaucoup commencent à fléchir et courent à la recherche d’un refuge, et, en peu de temps, il ne reste plus guère à la Puerta del Sol que quelque trois cents hommes et de rares femmes qui se battent comme ils le peuvent, se réfugiant dans les rues voisines et sous les porches pour reprendre leur souffle ou esquiver les charges des formations plus compactes de cavalerie, puis revenant assaillir les cavaliers isolés qui sillonnent la place pour la nettoyer. Les frères Rejón et leur camarade, le chasseur de Colmenar Mateo González, qui se battent au corps à corps, se voient obligés de reculer jusqu’aux grilles du parvis du Buen Suceso par une nouvelle vague de dragons qui disperse leur groupe à coups de pistolets et de sabres en tuant une femme du peuple, Ezequiela Carrasco, le maréchal-ferrant Antonio Iglesias López et le cordonnier de dix-neuf ans Pedro Sánchez Celemín. Parmi ceux qui, navaja à la main, se réfugient dans le Buen Suceso, Mateo González reconnaît avec stupeur l’acteur Isidoro Máiquez, qui est sorti se battre au côté du peuple.
— Sacredieu ! Ne me dites pas que vous êtes Máiquez…
Le célèbre comédien, qui a quarante ans, est habillé avec recherche : élégante veste courte, pantalon de daim, guêtres de drap et mouchoir retenant ses cheveux. En entendant son nom, il sourit d’un air fatigué tout en essuyant du revers de la main le sang sur son visage – un sang qui, semble-t-il, n’est pas le sien.
— Mais si, mon ami, répond-il aimablement. En personne, et à votre service.
Mateo González, dont les jambes n’ont pas tremblé devant les mamelouks, en a le souffle coupé. Quel dommage, pense-t-il, qu’il ne reste pas une goutte de vin dans l’outre des frères Rejón pour célébrer cette rencontre.
— Je vous ai vu jouer don Pedro dans La Comédie nouvelle… Impressionnant !
— Je vous remercie beaucoup, mais ce n’est pas le moment. Occupons-nous plutôt de notre affaire.
Le répit dure peu. À peine passé le gros de la nouvelle charge française, tous, Máiquez compris, ressortent dans la rue, sur le pavé glissant de sang. José Antonio López Regidor, trente ans, reçoit une balle à bout portant juste au moment où, ayant réussi à se jucher sur la croupe du cheval d’un mamelouk, il lui plantait son poignard dans le cœur. D’autres tombent aussi, et parmi eux Andrés Fernández y Suárez, comptable à la Compagnie royale de La Havane, âgé de soixante-deux ans, Valerio García Lázaro, vingt et un ans, Juan Antonio Pérez Bohorques, vingt ans, palefrenier aux Gardes du Corps royales, et Antonia Fayola Fernández, une habitante de la rue de la Abada. Le noble du Guipúzcoa José Manuel de Barrenechea y Lapaza, de passage à Madrid, qui est sorti ce matin de son auberge en entendant le tumulte avec une canne-épée, deux pistolets de duel à la ceinture et six cigares de La Havane dans une poche de sa redingote, reçoit un coup de sabre qui lui fend la clavicule gauche jusqu’à la poitrine. À quelques pas de là, au coin de l’hôtel des Postes et de la rue Carretas, les petits José de Cerro, dix ans, qui va pieds et jambes nus, et José Cristóbal García, douze ans, résistent à coups de pierres à un dragon de la Garde impériale avant de mourir sous son sabre. Pendant ce temps, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández, épouvanté par tout ce qu’il voit, a ouvert le couteau qu’il portait dans sa poche. Les pans de sa soutane retroussés jusqu’à la taille, il bataille de pied ferme au milieu des chevaux, avec ses paroissiens de Fuencarral.